Camil était un habitué de la salle de sport. Si son emploi du temps était majoritairement rempli de rendez-vous et d’autres obligations politiques, le directeur du cabinet du maire de la ville s’accordait toujours une heure par jour, au minimum, pour aller faire de l’exercice. Cela se traduisait de différentes façons : un jogging matinal, une partie de football le soir, une séance de musculation le temps de midi. Mais ce que le politicien privilégiait, au-delà de tout, c’était son entraînement de boxe. Il troqua son costard et ses chaussures vernies pour un short et un tee-shirt de sport, et se dépêcha de rejoindre la salle d’entraînement.
Il frappa, frappa, et frappa encore. Il laissait échapper sa fatigue, son ambition, son impatience. Sa frustration, intrinsèquement liée au temps que prenait l’accomplissement de ses envies et de ses projets. Il n’était pas patient, Camil. Sauf en de rares situations, et avec quelques circonstances atténuantes. Il frappa encore, et encore, et encore. Il avait besoin d’évacuer sa fatigue, son stress, sa rage.
Il avait passé quarante-cinq minutes intenses sur le ring, au cours desquelles il avait oublié le moindre de ses soucis. Il récupéra la petite serviette en éponge qu’il avait laissé sur le banc, et s’essuya le visage avec. Son entraîneur, occupé sur un autre ring avec un autre élève lui fit un clin d’œil. Il leva son pouce vers le ciel, en guise de félicitation. Visiblement, celui-ci semblait satisfait du travail de Camil – même si aujourd’hui n’était pas le jour de leur entraînement. Le directeur du cabinet de Brisbane eut un petit sourire victorieux ; encore une fois, il était primordial pour lui de réussir dans ce qu’il avait entrepris. Son esprit de compétiteur reprenait toujours le dessus à un moment ou à un autre ; c’était inévitable. Son regard intercepta celui d’une autre personne, restée en retrait. Il fronça légèrement les sourcils, et constata que ce visage était loin de lui être inconnu. « Salut. » Dit-il d’une voix claire et distincte, alors qu’il venait de croiser le regard de la brune. Son visage lui était familier, et il mit quelques instants avant de comprendre qu’il était face à une amie d’Hassan. Ils s’étaient vus à quelques reprises, toujours par le biais de leur ami commun, et ne s’étaient jamais réellement adressés la parole. Cependant, ces quelques maigres entrevues avaient fait comprendre à Camil que quelque chose ne tournait pas rond. Il voulait bien admettre qu’il pouvait être intimidant, mais de là à faire peur… Il y avait quand même un monde. La presse n’avait pas toujours été élogieuse à son égard – et encore moins lorsqu’il s’agissait de son rapport aux femmes. Camil était un véritable consommateur, et assumait pleinement. Il n’avait donc pas de relation sentimentale stable, changeait régulièrement de petite-amie, et avait des aventures lorsque bon lui semblait. S’il n’y avait pas de fumée sans feu, il n’était pas pour autant le pervers que l’on décrivait parfois. Il avait toujours fait les choses dans les règles de l’art, sans jamais outrepasser les limites. « Tu vas bien ? » Demanda-t-il, un peu surpris par cette rencontre. Yasmine et Camil ne s’étaient croisés qu’à quelques reprises, et toujours par le biais d’Hassan. Se retrouver face à face, seuls, procurait au politicien un étrange sentiment. Pour une fois, il abandonnait son apparente indifférence et son masque narquois. Pour une fois, il avait envie de comprendre pourquoi Yasmine sursautait lorsqu’il haussait la voix, et tremblait lorsque sa main passait dans son champ de vision. Avait-il un jour fait quelque chose de mal ? S’était-il montré désobligeant, ou brusque dans ses gestes ou ses propos ? « Qu’est-ce que tu fais ici ? » Demanda le politicien, alors qu’il laissait reposer la serviette en éponge sur ses larges épaules. Il prit une gorgée d’eau, et arqua un sourcil en constatant que Yasmine avait fait un pas en arrière. L’Australienne était sur le qui-vive, et semblait inquiète. En deux phrases et trois mouvements, l’Américain avait éveillé tous les instincts de son interlocutrice. Il s’attendait presque à ce qu’elle s’enfuit en courant, tant elle semblait terrorisée. « Détends-toi, je ne vais pas te manger. » Fit remarquer Camil, alors que tous deux se faisaient face dans le plus grand des silences.
Elle connaissait ce sentiment. Coincé au fond de sa gorge, de la taille d'une bille trop grosse pour être avalée sans qu'elle ne s'étouffe, elle se somma d'essayer pourtant. Le doute. Il était là depuis qu'elle avait rencontré l'homme qu'elle n'osait même pas regarder dans les yeux pendant qu'assise sur un banc en retrait du centre de la vaste pièce, attendant que Sloan termine sa session d'entraînement pour vaquer à leur rituel de révisions plus qu'inutiles désormais, elle se remémorait les souvenirs qui lui restait de cette nuit où elle avait cru que quelque chose de dramatique allait lui arriver. Ce n'était pas tant le physique du jeune homme qui s'approchait dangereusement d'elle qui lui mettait un doute significatif, plutôt le ton avec lequel il s'adressait à elle. Sa voix était particulière – doucereuse, elle n'était en rien menaçante. D'une certaine façon, c'était ça qui l'avait terrifiée quand, près de quatre ans plus tôt, elle avait été confrontée à la folie passagère d'un homme qui l'avait plaqué contre sa propre voiture, en quête de quelque chose qu'elle était bien déterminée à ne pas lui donner, même transie de peur et d'effroi face à l'insistance dont il l'avait allouée. Yasmine n'était pas persuadée qu'il s'agissait de son agresseur, mais il y avait quelque chose dans sa voix qui la tétanisait et la forçait à battre en retraite aussitôt qu'elle le croisait – ce n'était pas souvent, mais c'était déjà arrivé, d'autant qu'il faisait partie du cercle de connaissances d'Hassan. Personne ne savait pourquoi elle s'escrimait à ne pas le saluer lorsqu'il était à proximité d'elle, pourtant c'était ancré en elle comme le traumatisme de la paire de mains d'un inconnu qui parcourait son corps à la lueur d'un réverbère. Un mouvement de recul malvenu accueilli le salut de Camil. Yasmine jeta un coup d'œil inquiet à la salle, s'attardant sur les différents rings occupés par les habitués, et plus précisément sur celui que Sloan avait investi avec son adversaire favori. Elle était en sécurité, se força-t-elle à penser, les yeux fixés sur ce qu'elle s'obstinait à observer. Si elle avait un doute sur la vraie identité de l'homme qui s'adressa à elle avec cette voix trop familière à son goût, elle n'avait cependant aucun doute sur cette idée – s'il tentait quoi que ce soit pour se rappeler à son bon souvenir, erroné ou pas, il y avait fort à parier que les boxeurs qui l'entouraient n'hésiteraient pas à intervenir. Sans le vouloir vraiment, elle lança un regard par-dessus son épaule pour vérifier si Edge faisait partie des occupants de la salle de ce jour, juste comme ça. Mais aussi rapidement, prise d'un second sursaut, intérieur cette fois, elle s'en remit au panorama que lui offrait Sloan qui lui fit signe en frappant ses deux gants l'un contre l'autre. Elle ne craignait vraiment pas grand-chose.
Pour autant, ses mains commencèrent à suer et sa voix tremblota lorsqu'elle répondit un timide "Hey." à l'homme qui la surplombait, la forçant à se lever de son banc pour ne pas donner l'impression d'être en position de faiblesse. Elle glissa une longue mèche de cheveux ondulée derrière son oreille, le contournant pour faire mine de s'approcher en direction du ring occupé par Sloan qui se prit un uppercut légendaire en plein dans sa mâchoire acérée. En même temps qu'elle grimaçait face à ce tableau sanglant, elle leva les mains devant sa propre poitrine comme pour se protéger d'une attaque potentielle, et pointa un doigt vacillant vers le jeune homme qui se releva en grognant de douleur, mais en en réclamant davantage en même temps "Je suis avec un ami." Et elle espérait que cette simple réponse forcerait Camil à tourner les talons pour aller voir ailleurs si elle y était. Raté. D'ailleurs, elle laissa un léger rictus nerveux s'échapper en pensant que cette réplique précise, celle qu'il lui servit pour la tranquilliser ressemblait à s'y méprendre à une entame de prédateur sexuel. Elle ne dit rien, cependant. Son stress était visible sur les traits si fins et harmonieux de son visage. Ses mains étaient moites et sa bouche était sèche… pas assez pour qu'elle ne se répande pas immédiatement en excuses, lui tournant ouvertement le dos pour lui faire comprendre que leur discussion prenait fin ici et maintenant "Pardon, mais je voudrais suivre le combat." Alors qu'elle s'en fichait comme d'une guigne du combat, ayant assistée à des dizaines de confrontations dans le passé, et n'ayant jamais été très fan de la violence pour le plaisir. Seulement là, elle trouvait un intérêt manifeste et plus que décuplé au sang qui s'écoulait du protège-dents de Sloan qu'elle encouragea en frappant exagérément dans ses mains, le cœur douloureux tant il tambourinait fort dans sa poitrine.
En saluant Yasmine, il ne s’était certainement pas attendu à un tel retour. Pendant une fraction de seconde, Camil se demanda même si elle l’avait reconnu, tant la distance qu’elle avait immédiatement instauré l’avait laissé perplexe. Alors certes, il savait qu’elle était une femme discrète et réservée, mais jamais il n’aurait cru qu’elle officiait aussi dans la catégorie reine des glaces. Camil, loin de se laisser impressionner, choisit plutôt de faire comme si de rien était. A défaut d’en savoir davantage pour le moment, il optait pour la politique de l’autruche. « Pas de souci. » Répondit simplement le pilote en arquant un sourcil. Il avait rarement l’habitude d’être accueilli de la sorte. Même s’ils ne se connaissaient pas réellement, il n’avait jamais imaginé subir une réaction aussi distante, voire presque glaciale. Dans ses souvenirs, Yasmine était une personne plutôt souriante et enjouée – loin du tableau qu’elle renvoyait aujourd’hui. A moins que ce ne soit dû à la simple présence de leur ami commun, Hassan. Il ne fallait pas être devin pour comprendre et constater que leur lien était fort. L’Australien ne s’en était jamais mêlé, conscient qu’il s’agissait de leur jardin secret. Hassan s’était toutefois montré plus ouvert et plus loquace, évoquant cette femme en des termes très positifs, bien que strictement amicaux et fraternels. « Tu viens souvent ici ? » Demanda-t-il, par simple curiosité. Il y venait souvent, mais n’avait encore jamais croisé l’Australienne.
Il sentait bien qu’il n’était pas désiré. Mais, ce qui le dépassait complètement, c’était la raison pour laquelle elle le rejetait avec tant de hargne. Que lui avait-il fait, pour qu’elle se montre aussi froide ? Pourquoi le repoussait-elle avec une virulence tue, alors qu’il n’avait jamais mal agi la concernant ? Si la présence d’Hassan l’apaisait habituellement et rendait leur relation normale, leur ami commun n’était pas là pour tempérer l’Australienne. Plutôt que de se détourner d’elle et de rester avec ses doutes et incertitudes, l’Australo-Américain décida de s’accrocher. Il avait besoin de comprendre. Il avait besoin de lui poser des questions, de faire la lumière sur ce que Yasmine ne disait pas. « Sans problème. C’est vrai que c’est plutôt prometteur. » Fit remarquer le directeur du cabinet du maire de Brisbane, qui fréquentait depuis suffisamment longtemps ce club pour savoir que quelques pépites s’y entraînaient. Le politicien s’approcha du ring où se battait l’ami de Yasmine, et il observa chacun des coups qui était donné. Un uppercut, deux directs : l’autre combattant, un membre du club que Camil avait déjà croisé à plusieurs reprises, avait une technique particulièrement affûtée. Petit et vif, il rebondissait sur ses jambes et attaquait avec une vivacité impressionnante. « Ton ami n’a aucune chance. » Commenta le politicien en secouant la tête. Même s’il se défendait bien, il n’était pas en mesure de parer tous les coups portés par son adversaire. Le sang qui venait colorer son protège-dents ne laissait pas de place au doute : il prenait une sévère raclée. « Tu fais de la boxe, toi aussi ? » Demanda-t-il en fronçant légèrement les sourcils, ayant du mal à imaginer Yasmine sur un ring. Le crochet que décocha l’ami de l’Australienne fit siffler d’admiration le politicien – comment pouvait-il encore faire preuve d’une telle force, alors qu’il était à moitié K.O quelques instants plus tôt ? Camil poursuivit son observation du combat, examinant les tactiques employées par les deux adversaires. Certaines lui avaient été enseignées par son coach, mais d’autres demeuraient un mystère. L’Australien savait que ses deux entraînements par semaine ne suffisaient plus ; il stagnait, et cela l’agaçait profondément. C’était pour cela qu’il n’était pas rare de le voir s’exercer le temps de midi. Il appliquait les conseils de son entraîneur, inlassablement. C’était là l’une des qualités de Camil : il n’abandonnait pas. Jamais. Têtu et profondément combattif, il n’envisageait pas la défaite – sur aucun plan de sa vie. « Loin de moi de vouloir faire dans le cliché, mais tu n’as pas franchement le profil d’une boxeuse. » Fit-il remarquer. Il épongea son front, qui portait encore les stigmates de son entraînement.
Le problème avec les hommes comme Camil, c'était leur incapacité chronique à accepter qu'on leur dise non. Elle avait beau ne pas beaucoup le connaître, en se référant à la stature qu'il essayait de se donner, et au poste si important qu'il occupait, avait-elle entendue dire au cours des quelques fois où il avait échangé avec Hassan tandis qu'elle était à proximité, elle avait établi un archétype mental très précis de celui qu'il devait être. C'est-à-dire le genre à préférer qu'une femme lui fonce dedans plutôt que de se décaler du trottoir pour qu'elle puisse continuer son chemin sans encombre, intimement persuadé d'avoir assez de charisme et de dégager assez de testostérone pour faire plier les plus forts – mais surtout, les plus faibles, parce que c'était toujours plus jouissif de s'en prendre à plus craintif que soi. Une logique que Yasmine ne comprenait pas, et qu'elle n'essaierait jamais de comprendre, faisant indéniablement partie de la catégorie en question ; trop gentille, trop douce, trop portée sur les autres pour saisir qu'on ait besoin d'humilier pour arriver à ses fins. Le physique ne faisait pas tout, et l'idée qu'un homme grand et fort se cale sur le cliché malsain qu'on attribuait à la sacro-sainte virilité, ça la laissait souvent pantoise, voire profondément écœurée. Le comparatif était facile à établir, et elle s'en voulut un instant de se surprendre à penser à lui pour la seconde fois en si peu de temps ; Edgerton était aussi imposant et impressionnant que Camil, et jamais elle ne l'avait vu en profiter pour s'en prendre à quelqu'un sous le prétexte que c'était facile. Lui, il avait une mère aimante qui avaient su lui inculquer des valeurs qui faisaient défaut à Camil. C'était toute la différence entre élever un homme et un prédateur sexuel : lui apprendre que rouler des mécaniques pour obtenir quelque chose qu'il ne lui appartenait pas n'est pas la première option d'une liste par défaut, mais bel et bien un délit passible de beaucoup plus qu'une sévère réprimande et une privation de dessert pendant une semaine. Aussi, elle ne tenait pas à poursuivre sa conversation avec Camil. Il avait beau être un ami d'Hassan, il y avait des cas où la fameuse maxime les amis de mes amis sont mes amis ne s'appliquait pas. Autant elle appréciait Tad que Camil, elle avait du mal à s'imaginer les raisons pour lesquelles Hassan avait de l'affection pour lui. Mais l'amitié, c'est un peu comme l'amour : ça vous tombe dessus sans prévenir. L'odeur de suffisance qu'il dégageait, sa voix qui lui procurait un souffle étrange le long de son épine dorsal et l'impression que ses mains s'étaient aventurées trop près de ce qu'elle considérait comme sa propriété, à elle et à personne d'autre… Yasmine ne se sentait pas à l'aise en sa présence, et elle n'avait pas besoin de l'expliquer à qui que ce soit. Elle n'était pas froide au sens premier du terme, mais elle entendait bien lui faire comprendre qu'elle n'était pas en mesure de faire amie-ami avec lui, et quand bien même sa nervosité l'empêcherait d'être virulente, elle savait se faire comprendre, Yasmine. Il n'était pas le premier à tenter de l'aborder, mais il était le premier qu'elle soupçonnait d'un fait aussi grave qu'une tentative d'agression, aussi datée qu'elle fût. Elle se sentit se recroqueviller en elle-même, et la moiteur s'immiscer dans les plis à peine disgracieux du corps qu'elle cachait sous une épaisse couche de vêtements. Elle espérait qu'il serait assez intelligent pour la laisser vaquer à ses occupations, et retrouver le réconfort des efforts déployés par Sloan pour en venir à bout de son adversaire. Elle avait hâte qu'il termine son combat, qu'ils partent d'ici pour se rendre chez leur glacier préféré, et terminent la soirée devant une pile de bouquins dont eux seuls connaissaient l'importance et la nécessité. Mais elle se berçait d'illusions, cherchant sans doute l'espoir où elle savait qu'il n'y en avait pas, simplement parce qu'elle redoutait d'affronter ce qui la pétrifiait depuis bien trop longtemps maintenant. Retranchée dans ses pensées, elle n'entendit même pas Camil s'enquérir de sa fidélité au club. Elle s'avança vers le ring pour en rester à bonne distance, les lèvres emprisonnées entre ses dents pendant qu'elle se sommait de rester calme, de ne pas céder à la panique qui lui faisait tant défaut depuis son retour d'Afrique. Alors qu'elle se mit à taper des mains pour encourager Sloan, cherchant à se revigorer en forçant ses muscles à s'activer sous l'enthousiasme qu'elle mit à le féliciter pour ses invectives, elle sentit Camil s'arrêter de nouveau à ses côtés, et émettre des commentaires sur les chances de Sloan de s'en sortir.
"Tu le connais pas." fit-elle avec une hargne étouffée par la boule qui s'était formée au fond de sa gorge si sèche qu'elle en attrapa soif. Assez bien placée pour savoir que le jeune homme ne payait peut-être pas de mine, sa carrure étant probablement trop imposante pour s'en sortir face à un petit roquet comme celui devant lequel il sautillai d'un pied à l'autre, elle n'appréciait pas qu'il s'amuse à déprécier son talent dans le seul but de l'alpaguer aussi vulgairement ; à ce propos, elle aurait aimé lui dire d'aller enfiler un t-shirt, mais elle n'en fit rien, le regard fixé sur le ring qui tressautait sous les pas des boxeurs qui saignaient, se plaignaient, frappaient. Ainsi, le sourire qui remonta ses pommettes quand Sloan reprit le pas sur le combat exprimait clairement la satisfaction d'une vengeance qu'elle couvait en secret, et que la pique bien sentie de Camil lui fit reléguer au dernier stade de ses priorités immédiates. Aussi sûrement que Sloan garderait une belle cicatrice de la blessure qu'il récolta en célébrant sa victoire avec un peu trop d'anticipation, Yasmine blêmit "Et quel profil j'ai, exactement ?" lui demanda-t-elle après avoir dégluti discrètement – pas qu'elle en avait quelque chose à faire de son avis, mais si elle poussait plus loin l'avantage qu'il lui tendait comme une offrande inespérée, peut-être réussirait-elle à lui faire avouer que c'était lui, ce soir-là. Elle fit un léger pas de côté pour s'éloigner de nouveau de lui, les cils battant l'air tant elle essayait de garder bonne contenance.
« C’est vrai. » Admit Camil en haussant les épaules. Non, il ne connaissait pas les deux boxeurs qui étaient sur le ring. Il les avait déjà croisés à quelques reprises, avait probablement échangé un mot ou deux avec l’un et l’autre, mais rien de bien sérieux. Avaient-ils besoin d’être les meilleurs amis du monde pour constater quelles étaient les qualités et les faiblesses de l’autre ? Le politicien ne pouvait-il pas faire état de faits, en toute objectivité ? En faisant remarquer à Yasmine que son ami n’avait aucune chance contre son adversaire, il n’émettait aucun jugement de valeur. Il ne le jugeait pas. il ne se le permettrait pas – ce n’était pas des valeurs sportives, bien au contraire. « Ce qui ne m’empêche pas de voir la tournure que prend ce combat. » Ajouta-t-il finalement, alors que l’adversaire de l’ami de Yasmine venait de décrocher un magnifique uppercut. Il fit la grimace en entendant un gémissement s’échapper des lèvres d’un des deux combattants – le coup avait visiblement été plus douloureux que les autres. Il poursuivit pourtant courageusement le combat, mais l’attention de Camil fut pleinement accaparée par sa conversation, qui avait pris une tournure inattendue et intéressante. La bienséance s’était progressivement effacée, laissant place à une animosité à peine voilée. Le ton de la brune se faisait plus tranchant, sa patience s’était étiolée, et ses pommettes rougissaient sous le coup de la colère. Quoiqu’il ait pu lui faire, Camil comprit que son interlocutrice avait une réelle rancœur contre lui – et il comptait bien crever l’abcès, afin de pouvoir mettre au clair une situation qui n’avait fait que s’obscurcir au fur et à mesure que les minutes s’étaient égrainées.
Yasmine n’avait jamais été très loquace. Même lorsqu’elle était en compagnie d’Hassan, elle avait toujours été distante, sur la réserve, comme si elle craignait qu’un mot plus haut qu’un autre ne vienne remettre en cause l’harmonie ambiante. Cependant, contre toute attente, Camil avait l’impression d’avoir mis le doigt sur une faille. Il avait décelé chez l’Australienne un agacement profond, un malaise certain, et il refusait de la laisser s’en tirer aussi facilement, et à si bon compte. « Le profil d’une hypocrite. » Siffla le politicien avec un léger rictus, alors qu’il détournait son regard de l’amie d’Hassan. L’Australien, qui était jusqu’à maintenant resté poli et distingué, changeait désormais radicalement de tactique. Il avait passé quoi ? Une vingtaine de minutes en sa compagnie ? Et pourtant, à aucun moment, elle ne s’était montrée agréable. Elle l’avait pris de haut, avait répondu à demi-mot à ses questions, et semblait avide de mettre fin à leur conversation. Qu’est-ce qu’il lui avait fait, pour qu’elle se montre aussi dure et aussi piquante à son égard ? Pourquoi n’osait-elle pas l’affronter, que ce soit physiquement ou verbalement ? Aussi loin que pouvaient remonter les souvenirs de Camil, ce dernier ne s’était jamais montré désagréable en sa compagnie. Il n’avait jamais cherché à flirter avec elle – de près ou de loin. Il s’était toujours montré poli et respectueux, gardant bien en mémoire qu’elle était une excellente amie d’Hassan. « En tout bien tout honneur, bien sûr. » Déclara le politicien sur un ton monocorde. Il aurait mis autant d’implication dans son discours s’il lui avait dicté sa liste de courses. Il regarda un ultime échange de coups, et se détourna finalement du ring, sans le moindre mot. Il n’eut même pas un regard pour l’amie d’Hassan, qui était restée muette – sans doute n’avait-elle pas anticipé qu’il puisse se montrer aussi franc, aussi laconique. Il balança la serviette éponge qu’il avait autour de ses épaules dans son sac de sport, et vérifia machinalement son téléphone. Il n’aurait pas dû : dix-sept notifications attendaient d’être lues, trois messages vocaux, et cinq emails. Mais un coup d’œil rapide à sa montre lui fit remarquer qu’il lui restait encore un quart d’heure d’entraînement. Et ce court laps de temps dans sa journée de travail, même s’il pouvait sembler ridicule parce que dérisoire, ce n’était pas rien, bien au contraire.
Yasmine n'était pas du genre à prendre des risques inconsidérés. Elle était d'une prudence que certains jugeaient sans doute trop exagérée, mais jusqu'à présent, ça lui avait plutôt bien réussi. Le nombre d'erreur à son compteur était moindre, elle pouvait se targuer d'être suffisamment mature pour régler une situation sans tendre du côté du mauvais choix, se lançant souvent dans d'intenses réflexions pour venir à bout d'un évènement qui la taraudait et s'en tirer à bon compte, ne se laissant guider par rien d'autre que par son bon sens qui était avéré. Ça avait ses avantages et ses inconvénients d'être aussi cérébrale qu'elle l'était. Dans son travail, ses supérieurs avaient souvent noté à quel point il était facile pour elle de se concentrer dans la cohue, et nul doute que la façon toute particulière qu'elle avait de lister mentalement les pour et les contre lors d'une situation donnée faisait d'elle l'un des meilleurs éléments du service des urgences. Là-bas, il fallait travailler vite et Yasmine savait y faire, habituée à gérer l'ingérable, à faire tout ce qui était en son pouvoir pour que chacun s'en sorte. Dans sa vie privée, c'était une autre paire de manches. Elle s'encombrait trop la tête, au point que depuis son retour du Niger, ses angoisses avaient pris le dessus sur son bon instinct et sa rationalité. Elle faisait des erreurs de jugements, se laissant berner par ses sentiments qui prenaient de plus en plus de place, remplissant les vides laissés par les quelques instants qu'elle s'autorisait pour se reposer ; ses insomnies ne s'étaient pas espacées, et les nuits où son planning de garde le lui permettait, elle faisait en sorte de s'occuper pour supporter l'idée qu'elle ne se reposerait pas autant qu'elle le méritait, contrariée par tant de choses qu'elle ne savait plus laquelle était la plus angoissante au final. Sa fâcheuse manie à ne pas vouloir inquiéter les autres lui faisaient aussi défaut, alors elle prenait sur elle pour qu'on ne s'aperçoive pas qu'elle couvait quelque chose, quelque chose qu'elle pensait pouvoir gérer seule comme tout le reste. Simplement, ce n'était pas tout à fait le cas et elle s'embourbait, toutes les qualités qui lui avaient valu tant de succès au cours de sa vie et de sa carrière lui filant entre les doigts comme de l'eau impossible à retenir, et lui faisant perdre de vue qu'elle n'était pas tout à fait seule, qu'elle pouvait se faire aider. Des risques inconsidérés, elle commençait à en prendre ; la preuve en était.
A une certaine époque, jamais elle n'aurait été assez inconsciente pour se mesurer à un homme qu'elle pensait responsable d'une partie de ses angoisses. Pourtant, quand il lui donna la réponse à la question qu'elle venait de lui poser, elle n'hésita pas à un seul instant à lui cracher, les sourcils froncés si fort qu'ils se rejoignirent entre ses deux yeux "Être ami avec Hassan te donne pas le droit de t'adresser à moi comme t'es en train de le faire. Je te rappelle qu'on se connait pas." Elle aurait aimé lui dire qu'au-delà de leur amitié respective avec le jeune homme, ils ne partageaient rien d'autre… mais ce n'était pas entièrement la vérité ; il y avait cette nuit dans cette ruelle qu'ils avaient en commun. N'en démordant pas, les intonations que le jeune homme utilisait lui rappelant trop celles qui avaient frôlées son oreille à cette époque-là, elle poursuivit en croisant les bras sur sa poitrine, se détournant du ring en même temps que lui et le suivant d'un regard peu amène "Et soit dit en passant, je te retourne le compliment." fit-elle, la gorge serrée et les mâchoires saillant sous le dessin anguleux de son visage qui revêtit une expression dure, mais pas sans émotion. L'hypocrisie, c'était un masque qu'il semblait porter aussi bien qu'il le lui reprochait, alors elle ajouta "En tout bien tout honneur, bien sûr." Et elle resta plantée devant lui, à se poser tout un tas de questions auxquelles elle avait beaucoup songé depuis cet instant où elle avait compris qu'elle ne serait plus jamais tout à fait l'unique détentrice de son propre corps, celui qu'elle s'évertuait à cacher sous plusieurs couches de vêtements par pudeur certes, mais pas que : est-ce qu'il l'avait sciemment choisi, est-ce que ce n'était qu'un pur hasard, est-ce que ça l'amusait de prétendre ne pas savoir pourquoi elle était si froide avec lui, est-ce qu'il savait à quel point il avait altéré sa vision des contacts physiques et combien elle en pâtissait aujourd'hui ? Yasmine échangea un long regard avec lui ; puis après un sourire nerveux, sans joie, elle secoua la tête pour tourner les talons, elle aussi, son expression de défi s'étant lentement craquelée à mesure qu'il soutenait son regard.
Il s’était montré odieux avec Yasmine. Il l’avait fait volontairement, et en ayant pleinement conscience que ses propos incendiaires seraient mal pris par son interlocutrice. Si jamais Hassan avait eu connaissance de cet interlude, il l’aurait vivement réprouvé. Plus encore : il aurait probablement jeté un regard noir à Camil, et se serait fendu d’un mot assassin – que le politicien aurait mérité, cela étant dit. Hassan était toujours très protecteur et sincèrement vigilant lorsqu’il s’agissait de Yasmine. L’Australo-Américain s’était toujours posé la question du lien qui les unissait ; selon lui, son ami se voilait la face. Leur relation était bien plus ambiguë, bien moins limpide que les deux protagonistes ne voulaient bien le croire. Le temps finirait forcément par éclairer les soupçons de Camil, mais en attendant, il restait un fin observateur. « Non. Mais ça ne t’empêche pas d’être désagréable au possible. » Fit remarquer le politicien en haussant les épaules. Après une remarque acerbe et bien placée, il se détourna d’elle sans lui offrir un dernier regard. Il se dirigea d’un pas décidé vers le ring qu’il avait précédemment occupé, et s’empara de son téléphone portable pour constater l’étendue du travail qui l’attendait cet après-midi. Bon sang, il crevait d’envie de prendre quelques jours de vacances, loin de tout. Il couperait son téléphone portable, s’exilerait sur une île où personne ne le connaissait, et se ferait dorer la pilule en regardant un bon film. Malheureusement pour lui, ses envies de vacances devraient être remises à plus tard – son agenda était particulièrement chargé, pour les prochaines semaines.
Contrairement à ce qu’il avait imaginé, l’Australienne s’approcha de lui pour en découdre. Yasmine avait visiblement été piquée au vif – tant mieux, c’était l’effet recherché par le politicien. Camil avait l’habitude de susciter des réactions, qu’elles soient positives ou négatives. Mais un simple regard en direction de son interlocutrice lui fit comprendre que les sentiments qu’elle éprouvait à son égard étaient bien plus noirs qu’il n’avait pu le présager. Elle l’incendiait du regard. Elle le prenait pour un moins que rien. Elle le détestait, sincèrement. Pendant une fraction de seconde, l’Australo-Américain se demanda même si elle ne le haïssait pas – mais pourquoi aurait-ce été le cas ? Qu’avait-il bien pu lui faire, pour être ainsi rejeté ? Il n’avait aucun souvenir d’un élément, d’une chose qu’il aurait pu dire ou faire, et qui aurait déclenché son courroux. « Tu sais que pour un politicien, ça sonne comme un beau compliment ? » Fit remarquer Camil en souriant légèrement, amusé par le retour de Yasmine. Même si, pour sa part, il préférait plutôt tabler sur l’honnêteté et la franchise. Même si ce n’était pas toujours facile, ça lui évitait au moins de devoir se justifier et se répandre en excuses ultérieurement. « Tu veux venir en découdre ? » Suggéra le politicien en souriant, persuadé que son interlocutrice ne serait pas suffisamment audacieuse pour se mettre à sa hauteur sur le ring. Elle, la jeune femme frêle et craintive, osera-t-elle s’opposer à lui, une montagne de muscles et d’égocentrisme ? Allait-elle franchir les derniers pas qui les séparaient encore ? La salle de sport avait beau être occupée par d’autres personnes en plein entraînement, Camil pouvait deviner qu’elle ne soit pas rassurée à l’idée de se confronter à lui. En même temps, il pouvait comprendre : son message, même s’il était dénué de méchanceté, pouvait facilement s’apparenter à une menace. Non, la seule chose qu’il recherchait, c’était de la faire sortir de ses gonds. De la pousser hors de ses retranchements, pour enfin saisir ce qui nourrissait son animosité à son égard. « Je t’attends. » Asséna-t-il, alors qu’il croisait ses bras sur les cordages du ring. Positionné face à elle, il attendait qu’elle réagisse – peu importe la façon dont cela se manifestait. Ils se défiaient silencieusement du regard, et la tension qui émanait de la situation était devenue palpable. Nul doute que, tôt ou tard, les autres sportifs finiraient par constater que quelque chose entre eux ne tournait pas rond.
Yasmine le ressentit soudain, l'attention de Sloan se redirigea droit dans sa direction. Même s'il était toujours occupé à mettre sa râclée à son adversaire du jour, sautillant d'un pied sur l'autre en frappant ses poings pour se donner de l'énergie, quelque chose avait dû l'intriguer assez pour qu'il demande expressément à l'arbitre de mettre fin au combat. Désormais, il suivait du regard la scène qui était en train de se jouer tout à côté ; une autre sorte de combat, moins violent en apparence, mais tout aussi intense que celui auquel il venait de prendre part. Il connaissait Yasmine depuis un moment maintenant, et même si elle s'évertuait à rester secrète sur certains aspects de sa vie, elle était le genre de personne si ridiculement facile à lire qu'elle en devenait automatiquement attachante. Dépourvue d'animosité, elle était probablement la jeune femme la plus douce qu'il avait eu l'occasion de rencontrer au cours de sa vie et pourtant, il en avait rencontré des tas, en charmeur invétéré qu'il était. Aussi, la voir ainsi agitée lui fit froncer les sourcils et se demander ce que cet homme à qui elle parlait avait bien pu lui faire pour qu'elle s'obstine à lui lancer des regards aussi courroucés ; au point d'altérer très singulièrement l'éclat si vif de ses yeux vert pour les rendre d'un gris qu'il espérait ne plus jamais avoir à affronter. Définitivement alarmé par ce qu'il présageait, il mit fin au combat. Retirant ses gants pour descendre du ring, il recracha son protège-dents ensanglanté, s'essuya la bouche avec une serviette qu'il harponna sur un banc en passant, et alla rejoindre la brunette qui s'était détournée de Camil avec la ferme attention de s'en aller. Yasmine sentait la rage bouillir en elle, sauf qu'elle n'était pas armée pour la gérer. Être en colère n’était pas un état dans lequel elle aimait être, et si peu habituée à s'y mesurer, elle avait brusquement l'impression d'être propulsée à en endroit où elle ne devait pas être, et où il faisait si froid qu'elle frissonna ; elle s'aperçut que sa gorge se serrait sous l'effort incommensurable qu'elle fit pour ne pas craquer. Sloan s'approcha d'elle tandis qu'elle se penchait pour récupérer sa veste qu'elle noua autour de sa taille. Il n'attendit pas qu'elle lui accorde de l'attention, ou même qu'elle lève la tête : il lui prit le visage entre les mains, le lui leva suffisamment pour qu'elle ne se dérobe pas. Il plaqua ses paumes moites sur ses joues, crocheta son regard, devenu gris il en eut la confirmation, qu'il retrouva baigné de larmes.
Il n'eut pas le temps de lui dire quoi que ce soit que la voix de Camil se fit entendre tout à côté. Sloan et Yasmine tournèrent la tête en même temps, et bien que cette dernière souffrait de l'étau formé par les mains de Sloan qui lui tenait toujours le visage, elle resta un instant à regarder le jeune homme qui la défiait. Elle le soupçonnait de connaître déjà l'issue du challenge qui lui proposait, et en plus de la colère, la honte de ne pas être capable de venir à bout de tout ce qu'il avait fait naître en elle la poussa à lui répondre aussi férocement qu'elle le put, les larmes dans ses yeux ne l'empêchant pas de se montrer plus belliqueuse qu'elle ne l'avait jamais été "Va te faire voir, Camil." fit-elle, et elle ne lui laissa pas le temps de la tourner en ridicule pour avoir baissé les armes aussi facilement. Elle repoussa les mains de Sloan qui resta interdit face à ce qu'il ne comprenait toujours pas. Il la laissa s'en aller, conscient que c'était d'air dont elle avait besoin ; et elle en manqua d'air, Yasmine, même après être sortie de l'Hibiscus Sport pour s'engouffrer dans sa Jeep dans l'idée de se raccrocher au sentiment de sécurité qu'elle avait toujours ressenti au volant de son véhicule.