La sortie annuelle au ranch Villanelle s’annonce d’un ennui mortel. Charlie s’est portée malade toute la matinée pour remettre encore un peu à plus tard l’inévitable mais elle sait qu’elle ne peut pas échapper à une partie de l’après midi au moins. Sa mère le grand tyran universel du monde moderne s'énerve sûrement déjà derrière le combiné et Charlie est une responsable parmi des milliers d’autres de ce carnage en perspective. Elle a pourtant cru entrevoir une porte de sortie lorsque sa génitrice l’a prévenu qu’un entraîneur allait venir pour la journée, la rousse a alors cru bon de dire qu’elle ne voulait pas les déranger et qu’elle repasserait plus tard (sous entendu, dans un an) cependant sa mère a bien compris sa parade et l’a sommé de se présenter quand même. Tant pis, bien tenté, mais c’est un flop total. Charlie a longtemps soufflé devant le dernier message reçu, bien heureuse de ne pas l’avoir directement eu au téléphone. Elle lui a laissé un vu mais les deux femmes savent très bien que cela signifie la capitulation de la plus jeune, parce qu’elle cède toujours devant sa mère comme elle le fait toujours. Seulement quand Cian est là elle se sent pousser des ailes et arrive à la rembarrer avec la force mentale que lui donne son oncle ; tous les autres jours de l’année c’est perdu d’avance. La rousse s’habille sans grande conviction et éloigne un peu plus sa gueule de bois de la veille en buvant un énième verre d’eau. Comme si ça allait passer sous silence tous les shot de vodka (elle a gagné le 1v1, c’est tout ce qui compte). Elle a retrouvé sa joie de vivre perdue et désormais elle est heureuse de sortir de chez elle, sauf aujourd’hui en fait. Sa relation avec sa mère n’a jamais été bien joyeuse et les deux femmes n’étaient pas faites pour s’entendre. Pas tout le monde n’est fait pour être mère et les liens du sang n’excusent pas tout, bien au contraire. Elle a grandi sans présence maternelle rassurante et ce n’est pas pour autant qu’elle est devenue le genre de psychopathes que l’on voit dans Mindhunter. Elle va (presque) bien, promis. Tête baissée au sol elle tire avec son pied dans chaque caillou osant croiser son chemin, ne comprenant pas pourquoi sa mère l’a forcé à venir alors qu’elle va continuer à travailler avec cet inconnu. Ou alors elle lui a dit qu’il partait en début d’après midi ? Elle n’en sait trop rien Charlie, parce qu’elle n’a pas écouté, la stupide fille. Cependant ses yeux bleus se relèvent alors qu’elle discerne la voix de sa mère au milieu du brouhaha ambiant. Sa mère est dos à elle en pleine discussion avec un jeune homme aux cheveux longs. Le soleil fac à elle la rousse peine à distinguer les contours de l’homme pourtant il lui semble étrangement familier. Trop, peut être ? Finalement à mesure qu’elle s’approche un arbre vient cacher l’astre lumineux et tout se fait sans doute plus clair. Bien sûr qu’elle le connaît. « Priam ! » Elle se met soudainement à courir en sa direction pour les quelques pas qu’il lui reste à parcourir et ses bras viennent aussitôt entourer ses épaules. Sa tête se fond dans son cou, et elle le sert comme si elle ne l’avait pas vu depuis des années. C’est le cas Charlie, c’est le cas. Ignorant sa mère elle arrive à lui souffler quelques mots à l’oreille. « Oh tu m’avais tellement manqué Priam si tu savais. » La jeune femme desserre son étreinte au bout de quelques secondes et recule d’un pas, ayant soudain un bon millier de questions à lui poser. « Tu es à Brisbane maintenant ? Je … Depuis quand ? C’est sacrément nul comme ville par rapport à la cité des anges. » Elle rigole, à moitié sincère, à moitié terriblement désolée. Sa mère lui lance quelques mots, elle ne les écoute pas et retient seulement qu’elle s’en va. Tant mieux.
T’es pas à l’écoute des gens Priam, ils te les cassent terriblement. Alors tu n’aurais clairement pas dû choisir un boulot pareil ou tu es en contact avec le peuple. Parce que ça te donne des boutons. Oh bien sûr ça pourrait être pire : les barmen, les caissiers ou ceux qui répondent au téléphone lorsque tu appelles parce que ta télé ne marche pas doivent souffrir terriblement de leur boulot horrible. Pour toi, c’est no way. Tu préférerais encore vivre dans la rue qu’avoir à frayer avec des gens qui ne te plaisent pas forcément – migraines en perspective.
Ceci dit, tu t’es un peu forcé ces derniers temps à aller vers les gens. Enfin, on t’y a forcé. Si ta qualité d’entraîneur t’oblige à discuter avec les propriétaires sur quoi faire de leur cheval, les cours que tu donnes occasionnellement à des débutants mettent tes nerfs à rude épreuve. Entre les « j’y arrive pas » et les « j’ai peur » tu es servi.
Aujourd’hui, c’est une autre mission qui t’attend. Tu as rendez-vous dans un ranch avec la propriétaire pour discuter d’un animal qu’elle aimerait te confier pour un check up complet de ses capacités. Pour que tu estimes s’il pourra aller loin. Elle oublie qu’il devrait être également vu par un vétérinaire, mais tu as accepté la mission qui t’a été confiée et après un rapide passage à ton écurie principale pour mettre tes chevaux et celui qu’on t’a confié quelques jours par semaine, tu t’es rendu à son centre équestre. Tu n’as pas eu de mal à la trouver et tu lui as trouvé un air bizarrement familier. Elle aussi d’ailleurs, car elle a semblé surprise en te voyant. Aurais-tu un sosie quelque part dans cette ville qui lui aurait volé son sac à main ? Tu n’en sais trop rien mais les pourparlers ont commencé. Directement, tu l’as trouvée fort désagréable mais es resté courtois – un superbe exploit qui te vaudra une pinte de bière remplie à ras bord – et le rendez-vous définitif a été fixé une semaine plus tard.
C’est là que tu as été agressé. Tu as entendu crier ton nom – ce qui est très étrange étant donné que tu ne connais personne dans cette ville – et on t’a sauté dessus. Tu as frôlé la crise cardiaque – pas pratique pour après t’occuper des chevaux – alors qu’une voix tellement familière a résonné à tes oreilles. Là, ta crise cardiaque, t’as vraiment failli la faire et tu es resté pantois, les yeux écarquillés sous la surprise pendant de longues semaines, tétanisé.
Bordel, quel choc.
« Charlie... »
Quand tu as entré l’adresse sur google map, ça aurait dû te mettre la puce à l’oreille. Tu aurais dû faire le rapprochement, aussi avec la dame qui vient de te parler. Mais ce sont des souvenirs si lointains maintenant ! Si douloureux ! Tu préférais enfouir ça tout au fond de toi et oublier, être aveugle plutôt que de regarder la vérité en face.
Elle te lâche et tu respires. Ton regard hagard ne quitte pas son visage alors que tu perds de ton habituelle verve. Jusqu’à ce qu’elle ouvre la bouche. Tes traits se durcissent un peu.
« Ah ? Je t’ai manqué ? Très bien, je n’en ai pas eu l’impression. »
Tu te rappelles de tout. De l’accident, de ton désir d’aller la voir à l’hôpital. Sauf que tu n’as jamais pu car elle ne t’a jamais dit où elle avait été admise. Et t’es resté sans nouvelles, dans la souffrance d’une amitié perdue pour toujours. Jusqu’à ce jour. Et tu sais pas si tu dois être heureux de la retrouver. Ton cœur fait des yo-yo dans ta poitrine. Tu ne sais sur quel pied danser.
Sa mère finit par s’en aller et toi tu t’en fiches complètement. Elle te pose des questions comme si vous vous étiez quittés normalement, il y a trois jours. Elle ne se rend pas compte du mal qu’elle t’a fait, elle que tu considérais comme une amie – peut-être un poil plus que ça à l’époque. Que lui dire pour ne pas (trop) la froisser ?
« Ouais, mon mec m’a quitté alors j’ai déménagé. J’entraîne des chevaux maintenant, je donne des cours. Je suis arrivé y’a trois mois. »
Tu n’aurais peut-être pas dû tout compte fait. Vivre à Brisbane ravivera-t-il des souvenirs douloureux que tu fuyais justement ?
La rousse a l’habitude des étreintes en tout genre et en toutes occasion, elle a su apprendre au fil des années ce que signifient des mains croisées derrière son cou, dans son dos, près (trop près) de ses fesses ou encore les bras ballants. Elle a appris à savoir ce que signifiait une étreinte trop forte ou au contraire des doigts la frôlant à peine. Le corps crie tant de choses au reste de l’univers et personne ne l’écoute, tout le monde se focalise sur de fausses paroles dont elle n’arrive que trop peu souvent à en comprendre les tenants et aboutissants, tous les non dits. L’être humain est éminemment complexe, beaucoup trop pour la jeune femme naïve et l’éternelle optimiste que représente Charlie. Elle s’obstine à voir le bon partout et ce même quand il n’y est pas. Surtout quand il n’y est pas. Parfois cependant elle n’arrive pas à autant se voiler la face, surtout quand il s’agit de ses proches. Elle sent bien que l’étreinte de Priam n’est plus celle dont elle avait l’habitude. La surprise entre bien sûr dans l’équation mais pas de cette manière ci, pas autant. Elle voit bien que même quand elle le laisse respirer à nouveau, qu’elle écarte ses cheveux de son visage et son coeur du sien, quelque chose ne va pas. Ce n’était pas comme ça avant, que s’est il passé ? Elle s’imagine mille scénario sur sa vie pendant toutes ces années, lui trouvant mille excuses pour avoir réagi de la sorte alors que le seul problème c’est elle. Ses mots sont durs et résonnent comme un coup de massue en plein sur le thorax de la rousse. Elle s’imaginait lui parler comme s’ils s’étaient quittés la veille au soir, comme si elle n’était pas rentrée au pays quatre ans plus tôt après des semaines d’immobilisation et sans un mot pour son ami. Elle s’imaginait que tout allait recommencer comme avant alors qu’elle avait ignoré tous ses messages, tous ses appels, et qu’elle s’était déconnecté de tout réseaux sociaux. Comme si ce genre de comportement était parfaitement normal dans la société, comme si Priam n’était qu’un vulgaire inconnu qui avait réussi à la retrouver sur le réseaux et qui faisait de sa vie un enfer. Il était à peu près tout sauf ça. A l’époque il était même son seul pilier, sans qu’il ne le sache lui même sûrement. « J’ai souvent pensé à toi tu sais, mais je voulais pas te déranger. Ca fait pas si longtemps que ça ... » La dernière phrase est à peine murmurée, elle prend le temps de former ses mots seulement pour tenter de se rassurer elle même. Bien sûr que cela fait longtemps. L’attente se compte en années, et si le chemin de Priam n’avait pas croisé le sien aujourd’hui d’autres années auraient dû être ajoutées au calcul. « Oh, trois mois. C’est beaucoup, trois mois. » Elle pense à nouveau à voix haute et entre en totale contradiction avec ses paroles précédentes. Trois mois pour Priam c’est beaucoup, mais quatre ans pour elle ce n’est rien. Le fameux esprit logique de Villanelle marche à plein régime. A son tour elle serait tentée d’en vouloir à Priam de ne pas avoir pris de ses nouvelles, de ne pas avoir tenté de la joindre rien qu’en demandant à sa mère par exemple. Elle était son ombre pendant les concours et à vrai dire elle était ce genre d’ombre qui commandait chaque seconde de sa vie, qui décidait où elle allait et à qui elle parlait. Ce genre d’ombre qui a une plus grand importance que l’objet lui même. « Désolée, pour ton ex. » C’est ce qu’on est sensé dire quand les gens se séparent. Elle, elle était bien contente que tout se termine avec John quelques semaines plus tôt. Elle était moins contente de se prendre un coup de poing sur le visage mais sans doute l’avait-elle cherché. « C’est cool, que tu continues à t’occuper de chevaux. T’étais doué avec eux. Tu l’es toujours, certainement. » Les phrases de Charlie sont décousues, l’ordre des mots est chamboulé tout comme son esprit. Ce n’est pas de ça dont elle a envie de parler avec lui mais elle n’a pas assez de force pour entamer les sujets qui fâchent. Elle n’a pas préparé tous les arguments dans sa tête, n’a pas pris de grande inspiration ni trois tasses de café. Son palpitant s’agite trop de lui même pour qu’elle ne lui fasse subir ça. Qu’ils parlent de chevaux encore un peu, c’est pas si terrible que ça. Elle sera heureuse de savoir ce que devient son ami de toujours. « T'es toujours dans les compet ? »
Tu la blesses et tu en as conscience. Cependant, tu t’en fiches. C’est terrible de penser ainsi, mais comment pourrais-tu faire autrement alors que vous vous êtes quittés il y a si longtemps comme si vous ne vous étiez jamais connus ? Comme si ça n’avait été qu’une relation sans importance, comme un flirt en vacances. Ridicule. Si pour elle ça l’a été, ce ne fut pas ton cas. Tu as souvent pensé à elle au cours de ta vie, vous discutiez quelques fois sur les réseaux sociaux et tu étais heureux de la retrouver aux compétitions. Vous passiez toujours un bon moment. Parfois même en dehors de l’univers des chevaux. Vous alliez à une soirée, mangiez un bout, restiez juste tous les deux à rigoler… souvenirs lointains qui ne se reproduiront plus, n’est-ce pas ?
T’as changé, elle aussi sûrement. De l’eau a coulé sous les ponts, vous n’êtes plus les mêmes. Elle doit avoir sa vie, toi la tienne – un peu nulle, certes – et vous n’avez plus rien à faire ensemble. N’est-ce pas ? Qu’elle continue à t’ignorer comme elle l’a si bien fait ces quatre dernières années.
Ses paroles te révoltent mais tu tentes de ne pas le montrer. Ça te blesse terriblement. Elle a souvent pensé à toi ? Elle ne voulait pas te déranger ? Vaste blague. La vérité est plutôt qu’elle en avait marre de toi, qu’elle fait partie de ceux qui prennent et qui jettent et que tu t’es bien fait rouler. Non ce n’est pas vrai, mais comment peux-tu le savoir ? Impossible de deviner une chose pareille. Tu ne peux juste pas la croire. En quatre ans, tu as eu le temps de réfléchir, de penser à ce qui s’était passé. Tu as eu le temps de conclure avec tes propres pensées, ton propre ressenti.
Non, ça n’est pas fameux. Tu dois passer pour un connard cruel maintenant. Mais tu n’y songes pas. Et tu viens de rater l’occasion de te taire et d’endiguer ta mauvaise humeur.
« Pas si longtemps ? Oh, juste quatre ans. Mais que sont quatre ans à l’échelle d’une vie ? Un vingtième ? »
Ta voix est aussi tranchante que le poignard décoratif qui pend sur le mur de ta chambre. Tu l’aimais cette fille, pour de vrai. Tu étais prêt à toujours la soutenir, à prendre le premier avion en partance de sa destination si elle te demandait de venir. Elle était tellement précieuse ! L’une des seules personnes qui ont réussi à t’adoucir, à te faire sincèrement sourire. Vous avez vraiment passé de super moments. Tout est fini maintenant.
Trahison sur trahison. La vie c’est vraiment de la merde. Pourquoi tu tombes toujours sur des personnes pareilles ? N’es-tu pas digne de recevoir un peu d’affection ? Peu importe. Cela n’arrivera plus. Car tu as fermé ton cœur à toute intrusion mauvaise. Tu ne veux plus être mal à cause d’autres êtres humains, tu ne veux plus qu’ils te pourrissent et te donnent envie de mourir.
Est-ce seulement réciproque ? Ou es-tu le seul à avoir mal ? Tu tentes de rester digne mais ta poitrine est douloureuse.
« C’est beaucoup, sûrement. Un quatre-vingtième à l’échelle d’une vie, mais peut-être que je ne sais pas compter ! » insistes-tu, amer.
Tu ne lui dis pas que ces quatre années précédemment citées auraient pu s’allonger encore un peu, que vous vous êtes tombés dessus par hasard et que cette rencontre avait de grandes chances de ne jamais se produire. Que à tes yeux, elle raconte un peu n’importe quoi.
Il n’y a plus cette chaleur, cette douceur dans sa voix. Tu ne la reconnais pas vraiment, ton amie Charlie que tu aimais tant.
Elle aborde le sujet de l’équitation. Quoi de plus logique, c’est ainsi que vous vous êtes trouvés, longtemps auparavant. Tu ne sais pas si tu as envie de parler avec elle comme si vous vous étiez quittés la veille, cependant tu réponds malgré tout :
« Ouais, je suis entraîneur maintenant, et il m’arrive de donner des leçons à des débutants ; j’aime pas trop ça car j’aime pas les gens. »
Et une petite pique de plus. Comprendra-t-elle qu’elle est l’une des raisons du pourquoi tu n’aimes plus être avec d’autres personnes ? La peur de la trahison. De te plonger encore à cent pour cent dans des relations, quelles qu’elles soient qui au final n’en voudront pas la peine. Elle t’interroge encore. Et toi tu réponds encore :
« Ouais, moins qu’avant. Je suis dégoûté de ne pas avoir participé aux jeux olympiques, j’étais à un cheveu. Ce sera pour une prochaine fois. »
Et parce que tu ne veux, malgré tout, pas passer pour un rustre sans sentiment, tu lui retournes la question :
Elle n’avait jamais eu affaire à un regard de la sorte de la part de Priam. D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, ils ont toujours été amis. Ils se sont toujours soutenus dans n’importe quelle situation, se sont parfois amusés à laisser traîner un baiser de ci de là mais pour Charlie il a toujours été un ami. Un très bon ami vivant à l’autre bout du monde pour qui elle essayait toujours de calculer l’heure qu’il était dans son pays. Le genre d’ami qu’on ne peut pas balayer d’un revers de la main en pensant très fort qu’il n’a finalement jamais existé. Elle a pourtant essayé de tout son coeur parce que plus les jours passaient et plus il devenait difficile de revenir vers lui, de lui envoyer un simple message. Les jours sont devenus des semaines et lorsqu’elle est rentrée sur sa terre natale elles se sont transformées en années. Quatre longues années durant lesquelles elle ne s’est pas approchée des chevaux ni de Priam. Quatre longues années pendant lesquelles elle s’est finalement contentée d’être l’ombre d’elle même. Ils n’étaient pas meilleurs amis, ils n’étaient pas amants, il n’étaient pas partenaires de compétition … mais ils étaient simplement eux. Elle l’aimait en tant qu’ami quand bien même ils ne se parlaient pas tous les jours. Elle se souvient encore de son visage alors qu’elle était au sol et que le temps s’était arrêté. Elle se souvient que de tout le personnel, que de tous les membres de sa famille et de tous les amis du monde équin, il est le premier à être venu à sa rescousse l’aider à enlever sa bombe. Il était là pour elle dans une des épreuves de sa vie et elle n’a pas su lui rendre la pareille parce qu’elle a fuit de l’autre côté du globe. Et elle espérait sincèrement qu’il lui pardonne tout après une étreinte. Elle est si naïve, Charlie. « Pas si longtemps ? Oh, juste quatre ans. Mais que sont quatre ans à l’échelle d’une vie ? Un vingtième ? » Un cinquième plutôt de nos jours qu’elle manque d’ajouter. Non, tais toi Charlie. Il a besoin de lui montrer qu’il n’a pas oublié, qu’il est empli de haine et de reproches envers elle. C’est bien mérité. Elle soutient cependant son regard, bien incapable de s’écraser face à lui. Elle mérite qu’il lui reproche bien des maux, mais elle veut le regarder dans les yeux lorsqu’il le fait. Elle veut qu’il voit l’effet qu’ont ses paroles sur elle, parce qu’elle a beau avoir grandi elle est toujours la jeune femme sensible qu’il connaissait. Et ses mots font mal. Ses mots sont des aiguilles plantées unes à unes dans son coeur. Les aiguilles ne la tuent pas mais lui font si mal. Charlie ne répond rien car il a raison sur toute la ligne. Quatre ans c’est long quand on attend des nouvelles de quelqu’un. Elle ne pourrait pas vivre dans l’attente aussi longtemps s’il s’agissait de Léo, et s’il réapparaissait un jour comme si de rien n’était elle lui aurait sûrement donné une belle gifle. Sauf qu’elle elle aurait ensuite fondue dans ses bras parce qu’elle est une jeune femme trop émotive bien incapable de garder aucune sorte de rancune pour quelqu’un. Elle n’est pas Priam. Priam est fort, bien plus fort. Il a toujours été celui qui osait monter le ton, qui osait dire aux autres qu’ils gênaient alors qu’elle restait cachée derrière lui. « C’est beaucoup, sûrement. Un quatre-vingtième à l’échelle d’une vie, mais peut-être que je ne sais pas compter ! » Il continue, il insiste, il envoie toujours plus d’aiguilles et un couteau avec. Un couteau qui tourne et retourne dans son coeur, qui l’éventre encore et encore. Serait-ce donc le supplice de Prométhée ? Un foie, un coeur, c’est du pareil au même. La plaie se guérit pendant la nuit et le supplice peut recommencer au jour suivant. C’est ce qui se passe avec Charlie. Elle arrive à faire les bons choix, à renouer contact avec d’anciens amis, et puis le supplice recommence. Aujourd’hui il porte le nom de Priam, hier c’était Terrence, demain ce sera Teodora. Encore et encore les mêmes souffrances dont elle est la seule fautive. « Arrête Priam, ne joue pas à ça avec moi. » Bien loin d’être ferme, sa voix est presque suppliante. Une longue plainte pour qu’il arrête de la torturer comme elle l’a fait avec lui parce qu’elle se rend compte désormais que cela fait bien trop de mal. C’est bien trop de mal que ce qu’un seul être humain ne pourrait supporter, surtout la petite chose fragile qu’elle est. « Ouais, je suis entraîneur maintenant, et il m’arrive de donner des leçons à des débutants ; j’aime pas trop ça car j’aime pas les gens. » Il l’aimait elle pourtant. Et elle lui. Elle est certaine de ces souvenirs là, les années ne les ont pas faussé. Elle n’a pas pu rêver de tous ces moments de complicité, elle ne s’est rien inventée pour apaiser les choses. C’était la vérité vraie, la seule. Il a tellement changé. Il s’est forgé une carapace qu’elle n’aurait jamais soupçonné, une carapace qu’elle n’aurait jamais cru qu’il utiliserait contre elle. « Je les aime bien moi les gens. » Elle l’aime lui, c’est ce qu’elle sous entend. Elle l’a éloigné de sa vie mais pas de son coeur. Elle l’a toujours aimé et désormais elle s’en veut terriblement d’avoir à soutenir son regard si dur auquel elle n’avait jamais eu à faire face jusqu’alors. « Même les pigeons, tu sais ... Parce qu'un pigeon c'est plus con qu'un dauphin d'accord... mais ça vole. » Et elle s'exprime si mal Charlie quand il s'agit de parler de ses sentiments et non pas de la guerre de Yougoslavie ou de n'importe quelle guerre infiniment complexe. C'est elle le pigeon de l'histoire, c'est ce qu'elle tente de lui faire comprendre. Elle est nulle, elle ne sera jamais un joli dauphin, mais au moins elle tente de battre des ailes comme elle le peut. « Ouais, moins qu’avant. Je suis dégoûté de ne pas avoir participé aux jeux olympiques, j’étais à un cheveu. Ce sera pour une prochaine fois. Et toi ? » Villanelle est fière de lui, parce qu’il est toujours aussi bon. Il a continué sa passion, il a franchi les étapes. Il a bien fait. Les Jeux Olympiques, c’est incroyable. Il a tellement progressé. Il n’a rien abandonné, lui. Ses yeux s’agrandissent légèrement, incapables de cacher son étonnement. Elle ne s’attendait sûrement pas à tant. « Je ne suis plus montée. Depuis. J’ai tourné la page, je me suis posée. » Charlie se fait fureur pour ne pas venir l’enlacer à nouveau. Quatre ans sans pouvoir l’enlacer, c’était beaucoup. Maintenant qu’il est face à elle elle n’en a pas le droit, son regard lançant des éclairs le lui en empêche. « J’avais peur. De te recontacter. Je voulais pas que tu me prennes en pitié. Je voulais pas non plus que tu me forces à remonter. Je voulais juste tout oublier et tu faisais parti du lot. C’était une erreur, je le sais maintenant. Je n’ai jamais réussi à rien oublier. Je ne voulais pas t’oublier, tu comptais … compte énormément pour moi. » Des phrases courtes et simples pour ne pas se perdre dans ses pensées et dans ses mots. Elle doit noter ça quelque part, cela semble plutôt bien fonctionner. « J'aimerais qu'on puisse rattraper le temps perdu Priam. » Elle effectue un nouveau pas vers lui, chancelante, et tend déjà une main délicate pour venir caresser sa mâchoire du bout du pouce.
Tu gardes tes distances. C’est mieux comme ça. Ta posture est droite, ferme. Ton regard froid. Tu espères que la discussion ne s’éternisera pas trop longtemps, car tu es las. Las d’elle, las de te ressasser ces moments difficiles qui ont modelé ton cœur et ton comportement ces dernières années. Las de te trouver pas si bien que ça, pas si attirant, pas si digne de l’amitié des autres. Charlie ne peut pas s’imaginer le mal qu’elle t’a fait, mais tu te refuses de t’expliquer. Tu refuses de lui faire savoir, violemment ou pas, à quel point ne plus avoir de ses nouvelles t’a brisé le cœur. Une relation à sens unique, déjà, ça n’est pas la joie. La souffrance est présente, tous les jours, et tu l’as ressentie à son égard. Mais quand la personne tourne la page pour de bon sans explication, c’est pire. Pourtant, tu aurais dû être content, non ? Ne plus la côtoyer, oublier ce que tu ressentais… pourquoi ta poitrine, elle, a refusé de suivre ce que dictait ton esprit éveillé ?
T’es infâme avec elle, mais peux-tu seulement faire autrement ? Dois-tu te montrer doucereux ? Faire comme si rien ne s’était passé ? Tu n’es pas un idiot, Priam. Tu ne prends pas les revenants dans tes bras comme si vous vous étiez quittés la veille. Elle mérite de ressentir un peu le mal qui a été – et est – toujours le tien. Quand pourras-tu la pardonner ? Le pourras-tu seulement ? Et vas-tu devoir la fréquenter à nouveau maintenant que tu as une tâche au sein du haras de sa mère ? Tu préférerais éviter cet affront. Que vous vous ignoriez. Qu’elle ne te regarde même pas, comme elle a su si bien le faire durant toutes ces années.
« Jouer à quoi, Charlie ? À l’odieux personnage qui te veux du mal ? Parce que tu penses que j’ai encore de tendres sentiments à ton égard, Charlie ? T’as disparu de ma vie, tu n’es plus rien. Qu’une étrangère, qu’une inconnue. On ne s’est jamais connus. Je ne sais pas qui tu es, je... »
Ta voix se brise. Tu es un piètre menteur, Priam, et ce depuis toujours. Dans un moment pareil, tu ne sais pas garder ton sérieux, faire comme si ce qui t’étreint le cœur te passait dessus comme un peu d’eau à la plage. Tu ne peux pas faire comme si rien ne t’affecte. Alors oui, tes yeux sont un peu humides, mais tu ne l’assumes pas. C’est le soleil que tu diras si jamais elle aborde le sujet. Ce n’est certainement pas ta tristesse.
Elle tente de se rattraper, sûrement. Tu ne comprends pas bien ses paroles. Pourquoi elle te dit qu’elle aime bien les gens ? On s’en fiche ! Elle les aime tellement que tu t’es égaré dans les méandres de sa mémoire. Elle aime tout le monde, sauf toi. My mamma don’t like you but she likes everyone… c’est ça, n’est-ce pas ? Tes lèvres restent fermées, pincées. Tu ne les ouvriras plus de sitôt. T’as rien à lui dire. Sauf qu’elle insiste, qu’elle part sur tout autre chose, que tu te sens obligé de lui répondre, de dialoguer avec elle. Mais tu veux pas. Vraiment, tu veux pas. Prendre la fuite, n’est, toutefois, pas une option.
Elle t’annonce qu’elle ne monte plus. Comme c’est étonnant. Tu lui en veux, pourtant. Tu ne comprends pas son choix d’avoir arrêté l’équitation. Des chutes, tout le monde en fait. Toi-même tu as mordu la poussière plus d’une fois, tu aurais même pu te rompre les os. Mais tu prends toujours autant de plaisir à galoper, à sauter, à te mettre en danger. Serait-elle lâche ? Les mots ne sortent pas, mais tu n’en penses pas moins. Où est passée ton amie Charlie ?
Ses explications ne te convainquent pas. Tu n’es pas attendri (ou peut-être juste un tout petit peu), tu te contentes de la fixer. Que peux-tu dire à ça ? Merde, ce n’était qu’une chute ! Ce n’est pas ta faute ! Toi… toi, t’as été là… et si t’avais pu… oh bordel. Tu aurais dû la suivre à l’hôpital. Tu aurais dû abandonner la course, tu aurais dû insister pour la voir, pour lui tenir la main et lui sourire.
« Qu’est une compétition face à une amitié ? » souffles-tu, plus pour toi-même que pour qui que ce soit d’autre.
Maintenant, tes yeux sont perdus dans le vague alors qu’elle tente par tous les moyens de t’expliquer, de s’excuser, d’une certaine façon, non ? Tu hausses les épaules. Ça t’est égal. Tu t’en fiches. Tu vas t’en aller bien loin d’ici, ne plus revenir. Tu passeras un coup de fil à sa mère pour lui dire que tu as changé d’avis, que tu es très occupé. Tu secoues la tête. Tes yeux sont toujours plus mouillés, mais aucune larme ne sort. Plus jamais tu ne pleureras pour une nana. Ou pour qui que se soit. T’es pas un faible.
« Drôle de façon de me prouver que je compte pour toi. Si je n’étais pas arrivé ici par hasard, parce que j’ai oublié que tu vivais dans le coin, tu... »
Ta phrase, tu ne la termines pas. Elle veut tout dire. T’aurait-elle renvoyé un message d’elle-même après toutes ces années ? Non, bien sûr que non. Et si tout cela n’étaient que des mensonges odieux ? Tu es perdu. Tu ne veux pas savoir. Tu étouffes ici.
Elle tend la main vers toi, te touche tout doucement. Tu ne bouges pas. Ton regard happe le sien, détourné de l’horizon infini. Elle veut rattraper le temps perdu, qu’elle dit. Est-ce seulement possible ? Et comment s’y prendre ? T’as pas l’habitude. Tu sais pas quoi faire.
« Et il faut faire quoi pour « rattraper le temps perdu » ? » tu murmures, vaguement troublé par ces doigts qui frôlent ta peau.
T’as envie de pleurer. Et de l’enlacer. Mais tu ne le feras pas.
Il enchaîne les paroles assassines et la douceur de Charlie est mise à mal. Elle ne sait pas quoi dire, hésite entre fondre dans ses bras ou s’enfuir à toutes jambes pourtant elle finit par rester sur place, incapable de bouger le moindre muscle. Une partie d’elle sait qu’il joue ce jeu de la défense, ce jeu qui a toujours été le sien face au reste du monde. Elle s’est toujours amusée de ses paroles tranchantes et de ses remarques acerbes lorsqu’elles étaient tournées vers les autres. Quand il s’agissait d’attaquer leurs concurrents ensemble ils étaient imbattables à ce jeu là, rivalisaient de sournoiserie et de taquinerie. Ils étaient d’un sérieux sans pareil mais lorsque leur regard se croisait les rires venaient avec aussitôt. Ils avaient ces yeux rieurs, ces gestes doux et attentionnés. Ils s’aimaient réellement, ces deux amis avec une passion commune si grande. Ils avaient fait de leur passion une vie ou de leur vie une passion. Ils se comprenaient sur tout pourtant ce n’est plus le cas aujourd’hui. Le temps est assassin lui aussi et a parfaitement réussit à son entreprise pour les séparer l’un de l’autre. « Jouer à quoi, Charlie ? À l’odieux personnage qui te veux du mal ? Parce que tu penses que j’ai encore de tendres sentiments à ton égard, Charlie ? T’as disparu de ma vie, tu n’es plus rien. Qu’une étrangère, qu’une inconnue. On ne s’est jamais connus. Je ne sais pas qui tu es, je... » Et elle essaye vraiment de se souvenir que c’est son moyen de se protéger, d’attaquer l’autre avant de ne l’être soi même. Elle essaye vraiment de ce souvenir qu’il fonctionne comme ça Priam, qu’ils se sont déjà engueulés par le passé et que ce n’est rien de plus qu’une chamaillerie enfantine. Elle minimise grandement son absence aussi, la larme à l’oeil alors qu’elle ne prend pas même gare à sa voix qui se brise. Charlie prend toutes ses paroles au mot, trop faible pour en décrypter les sens cachées. Elle se dit qu’elle l’a réellement perdu alors qu’il eût tant compté à ses yeux. Elle est devenue une plus personne, une étrangère, une inconnue à qui il ne trendrait même pas un souvenir dans la rue. Elle est un fantôme du passé qui ne prendrait pas même la peine de le hanter. Elle est un de ces visages que l’on retrouve dans nos rêves sans être capable de se souvenir du moment où on l’a rencontré. Pourtant ce n’est pas ça qui fait le plus mal. Ce qui la brise de l’intérieur, ce qui laisse son coeur s’arrêter quelques instances c’est plutôt la sentence finale ; celle qui stipule qu’ils ne se sont jamais connus. Elle pourrait accepter qu’il ne supporte pas le présent, mais il n’a pas le droit d’oublier tous leurs moments passés … Pas ceux là, non, Priam … Il souffle quelques mots dont elle n’entend pas tout, relève ses yeux bleus vers lui, tente un ultime pas en sa direction avec une main tendue. Tremblante. La peur qu’il la rejette à nouveau est immense et ses paroles ne font rien pour la rassurer dans cette entreprise. « Drôle de façon de me prouver que je compte pour toi. Si je n’étais pas arrivé ici par hasard, parce que j’ai oublié que tu vivais dans le coin, tu... » Elle serre la mâchoire, au bord de l’implosion, rassurée qu’il n’aille pas au bout de ses pensées. Villanelle vit déjà dans un monde fait de “si” et elle n’aime pas celui que Priam est en train de créer. Toutes ses suppositions sont dénouées d’espoir et d’amour et cela ne ressemble en rien à la blonde, elle a besoin de ces deux termes pour vivre et se sentir vivre. Elle a besoin de lui aussi, par dessus tout. Ce n’est pas parce qu’elle s’est fait de nouveaux amis qu’elle a pu en oublier les anciens, surtout pas lui. Il avait une place à part dans son coeur, oui, assurément. Il était à part de manière générale et l’est encore aujourd’hui alors qu’elle ravale toute sa fierté pour revenir vers lui. Une part d’elle souhaiterait qu’il flanche, qu’il se laisse aller, qu’il fasse tomber d’un coup de pied ce mur invisible qu’il a érigé entre eux. Elle peut le faire pour elle mais n’a pas assez de force pour eux deux. Charlie a toujours eu besoin de lui, même quand il était loin et qu’ils n’échangeaient aucun mot. Il n’a jamais quitté ses pensées et elle n’a pas la force de le lui avouer en face. Ses mots sont trop faibles pour quitter sa bouche alors elle doit se contenter de parler avec ses yeux brillants, au bord des larmes. Pourtant il ne la rejette pas. Les doigts de la blonde arrivent jusqu’à sa peau et il la laisse l’effleurer avec délicatesse. Son pouce en premier, le reste de ses doigts ensuite alors qu’elle les laisse glisser derrière son oreille et se poser dans son cou. « Et il faut faire quoi pour « rattraper le temps perdu » ? » L’hypothèse d’une rédemption est évoquée, elle y entrevoit un peu de lumière au bout du tunnel. La distance se réduit avec l’ultime pas qu’elle fait en sa direction, lorsqu’elle laisse leur front se retrouver, se coller, s’apprécier. Leur nez s’effleure, leur souffle se mêle. Elle n’a toujours aucun mot à lui donner, aucune excuse à lui faire. Elle recommence pourtant à se sentir en sécurité si près de lui, au point que sa tête finit par glisser sur le côté et que sa second main se placer autour de ses épaules. Les larmes restent dans ses yeux tant qu’elle ne les ferme pas et un maigre sourire fait son apparition sur ses lippes alors qu’elle serre son cou bien plus fort que de raison. « Laisse moi revenir auprès de toi et je te promets qu’on rattrapera tout Priam. Absolument tout. »