| | | (#)Ven 19 Juil 2019 - 0:36 | |
| TRANSFERENCE it should've been him | |
Certains métiers étaient plus respectés que d'autres. L'on salutait régulièrement le courage des pompiers, la bravoure des policiers, l'assiduité des soignants, le dévouement des militaires. Et que l'on s'en prenne à eux faisait toujours réagir la population. Norah n'en était pas à sa première menace de licenciement ou de mort et ses yeux roulaient jusqu'au plafond tout en se faisant crier dessus par une famille insatisfaite des soins prodigués. Apparemment, il est inadmissible qu'elle ait refusé de lui couvrir les jambes alors que le dit patient était parfaitement capable de le faire seul. Quelle bande d'assistés, s'exaspérait intérieurement l'infirmière. Une fois que la famille avait compris qu'hurler sur elle n'allait pas la faire réagir, elle finit par abandonner et par quitter le service sans avoir eu la satisfaction de faire sourciller la soignante. Celle-ci esquissa un sourire et secoua la tête, blasée d'être quelque peu habituée par ce genre d'altercations. Ca n'arrivait pas tous les jours non plus, encore heureux. Il y avait quelques nouveaux arrivés dans l'équipe, qui n'était là que depuis quelques semaines. Norah était la plus ancienne de l'équipe de l'après-midi, même le chef de service n'était pas là. Et une étudiante infirmière plutôt dégourdie. Norah faisait encore la connaissance de ses collègues, il y avait encore beaucoup de choses à expliquer sur les habitudes de service. Elle était suffisamment patiente pour ça. Il était donc tout naturel pour que le médecin anesthésiste-réanimateur qui remplaçait l'habituel se dirige vers elle pour lui transmettre. "Norah, on va avoir un nouveau cas. Il faut préparer le respi et vaut mieux anticiper avec une ampoule d'adré et de quoi le remplir. Il a déjà fait deux arrêts, et il est même pas arrivé encore." dit-il sans prendre le temps de respirer entre ses phrases. Norah préparait donc la chambre de disponible sans poser de questions, avec tout le matériel à prévoir. Elle n'avait pas toutes les informations sur ce qui l'attendait, mais elle pouvait déjà anticiper sur de nombreuses choses. Alors qu'elle finalisait ce qu'elle pouvait anticiper, une voix familière s'éleva au milieu d'un lot de bruits qui annonçait l'arrivée du patient dans le service. "Hey, Leckie." Saït, un médecin des services d'urgences qu'elle voyait dès qu'ils amenaient un cas grave directement dans le service. Il faisait partie de ces personnes qui aimaient encore l'appeler par son nom de jeune fille. C'était purement affectif. "Il faut qu'on l'intube, j'ai pas réussi dans l'ambulance, les conducteurs étaient complètement tarés, impossible de faire un geste précis." dit-il, bien contrarié. Par réflexe, Norah avait enfilé ses gants en voyant le bain de sang qu'il y avait déjà sur le brancard et elle était à transférer le patient sur le lit, salissant sa tenue par la même occasion. "C'est quoi le cas ?" demanda-t-elle à son collègue. "Une arrestation qui a mal tourné apparemment, un policier qui s'est pris trois balles, dont une qui a frôlé la carotide de trop près. Etonnant qu'elle ait pas lâché, d'ailleurs. Les deux autres balles dans chaque poumon, le tireur savait ce qu'il faisait. Mais il est pas stable pour l'emmener au bloc. Les culots de sang devraient arriver, en attendant, on le remplit..." Saït s'arrêtait dans son cours de pensée, réalisant que la situation pouvait devenir bien plus compliquée. Ce n'était qu'après avoir énoncé les explications à haute voix qu'il réalisait les similitudes avec le feu mari de sa collègue. Après que Norah se soit exécutée, elle observait le policier d'un regard perdu, voire choqué. "...Norah, il est où Andy ?" Il s'agissait du chef de service, qui était déjà là avant que Norah n'arrive et celui qui avait eu la lourde tâche de mettre un terme au déni de Norah au début de son deuil. Quelqu'un qui savait que ce n'était pas un patient qu'elle devrait prendre en charge. "En congrès à Toronto. Il revient la semaine prochaine." répondit une collègue infirmière que Saït ne connaissait pas. "Merde." souffla le médecin traitant, sachant pertinemment combien la situation pouvait impacter Norah. "Norah, sors de là." Elle le fusilla du regard et secoua négativement la tête. "Ca va." assura-t-elle, bien qu'elle une absence qui avait duré un millième de seconde, comme s'il lui fallait ce temps là pour être certaine d'avoir bien entendu. C'était ce qu'elle pensait. Qu'elle gérait la situation. C'était un patient comme un autre, après tout, non ? "Il a l'air de tenir le coup. On l'emmène au bloc. Il faut que je prévienne son épouse, elle arrive avec ses gosses." dit Saït en se débarrassant de ses gants souillés de sang. "Norah, toi, tu rentres chez toi." "Ca va." répondit-elle machinalement. Le moniteur connecté au patient bipait au loin, interpellant le médecin qu'il était à nouveau instable. "Rentre chez toi, Leckie." ordonna-t-il une dernière fois avant de suivre le patient jusqu'au bloc. Il n'avait été dans la chambre dans la chambre que quelques minutes, mais tout était déjà à nettoyer pour son retour. Norah demeurait bien silencieuse pendant le nettoyage. Elle avait envoyé un message à Caelan pour lui demander de garder les enfants la nuit. Elle avait besoin de le voir revenir du bloc. Neil Spencer, c'était son nom, elle avait pu consulter son dossier. "Norah, tu devrais aller te changer." dit l'une de ses collègues, une fois que tout était rangé dans la chambre. "Ca va." Une phrase qu'elle répétait un peu trop de fois depuis l'arrivée du patient. Les similitudes avec ce qui était arrivé à Frank était bien trop évidentes et cela empêchait Norah de considérer ce patient comme n'importe quel autre patient. C'était fois, c'était différent. C'était trop ressemblant, c'était pareil, et pourtant, ce n'était pas lui. Ebranlée, Norah restait longuement statique, le regard perdu, tout se connectait après coup. Un policier, comme Frank. Une fusillade, comme Frank. Des balles à bout portant logé dans la poitrine, comme Frank. Marié, comme Frank. Des enfants, comme Frank. Au fur et à mesure que ces flashs éblouissaient son esprit déjà anesthésié depuis quelques années, des larmes coulaient spontanément de ses paupières sans qu'elle ait besoin de les cligner. On lui proposait d'aller prendre une douche, d'aller manger quelque chose, et même quand il était l'heure de rentrer, elle était toujours là, à tourner dans le couloir, jamais bien loin de la chambre assignée pour le patient. Cela faisait plusieurs heures qu'il était sur la table d'opération. Saït avait appelé le service entre temps pour s'assurer que Norah était bien partie et fut agacée d'apprendre que ce n'était pas le cas. Le patient était revenu du bloc opératoire, toujours sous respiration artificielle. L'infirmière ne restait pas bien loin de la chambre. En réanimation, les chambres disposaient de vitre qui donnaient sur le couloir, permettant aux soignants d'avoir un oeil sur les patients constamment, surtout de la salle de soins. Norah restait tout simplement plantée devant celle du patient, les bras croisés. Entre temps, Saït avait croisé un soignant du service et l'avait missionné d'aller voir Yasmine et lui expliquer la situation simplement, et lui dire qu'elle avait juste à décrire ce qui était arrivé au patient. Il la côtoyait de temps en temps quand il gérait des urgences pédiatriques et savait qu'elle était proche de Norah. Elle, elle comprendrait, s'était-il dit. "Yasmine, c'est vous ?" demandait la soignante en arrivant dans le service de pédiatrie. "Saït m'envoie, c'est par rapport à Norah." commença-t-elle, sans trop comprendre l'intérêt d'aller voir une infirmière de pédiatrie pour ça. "On vient d'accueillir un patient, c'est un flic qui s'est pris plusieurs balles, et..." Elle haussait les épaules, ne sachant que trop dire de plus. Mais ces éléments étaient amplement suffisants que la belle brune saisisse la complexité de la situation. "Elle aurait du finir il y a un moment déjà, mais elle reste là, elle veut pas partir. Pas même se changer."
- Spoiler:
Dernière édition par Norah Lindley le Mar 23 Juil 2019 - 17:48, édité 1 fois |
| | | | (#)Lun 22 Juil 2019 - 21:49 | |
| "J'aime bien quand tu chantes, c'est doux." Les enfants avaient leur façon propre de définir la beauté, sans jamais la décrire précisément, usant simplement de tous petits mots qui faisaient mouches et qui, à chaque fois, faisaient naître un sourire attendri sur le visage de Yasmine. Peut-être que le gaz euphorisant que la petite Maïa avait inhalé pour supporter les quelques instants de rafistolage imposées par l'entaille profonde qu'elle s'était faite au-dessus de l'œil l'aidait à relativiser l'atmosphère chargé en tension dans laquelle elle se trouvait à cet instant précis ; entre sa maman, paniquée d'avoir manqué de vigilance en la laissant ainsi glisser, tête la première, sur les rails de la baie-vitrée, l'interne qui s'entêtait à paraître stoïque pour ne pas laisser une marque trop prononcée sur le visage juvénile de la petite, et son infirmière qui, en plus de garder un œil attentif sur le travail de l'interne en question, avait jugé bon pousser la chansonnette pour rassurer tout le monde, déposant grâce à sa voix chaude un champ protecteur autour de la salle de soins numéro six, et rendant moins lourdes les conséquences de cet incident parmi tant d'autres. Ce n'était pas exceptionnel, dans ce service encore moins, d'avoir à pratiquer des sutures sur une peau aussi neuve que celle de la petite Maïa. Et parce que chacun craignait en secret la cicatrice disgracieuse, la pression était palpable. Pour réconforter la petite qui avait pleuré tout son saoul, confrontée pour la toute première fois à une douleur aussi fulgurante, mais aussi pour faire appel aux bons soins d'une puissance supérieure qu'elle avait prié un peu plus tôt dans la journée, Yasmine s'était laissée aller à faire ce qu'elle faisait le mieux : panser les plaies, même si celles-ci ne saignaient pas et qu'elles étaient tacites, elle avait tout de même pioché dans son répertoire personnel pour soulager, et d'une certaine façon, ça la réconfortait elle aussi, d'entendre de la bouche de la gamine, même si elle n'était pas tout à fait elle-même, combien elle lui avait fait du bien rien qu'avec sa voix, laissant ses aiguilles au placard, le temps d'un couplet – ou trois. Elle félicita l'interne pour son travail impeccable – et quand les compliments venaient de la bouche de nurse Khadji, chacun savait à quel point c'était sincère. Elle lui tapota gentiment le bras avant qu'il ne la quitte, lui rappelant entre temps de déposer son rapport pour que la maman de Maïa puisse le récupérer avant son départ, puis elle reprit aussitôt le nettoyage de la salle de soins numéro six. Dans des gestes habitués, elle remplit la poubelle médicale des reliefs de champ stériles et de compresses ; elle se retourna de trois-quarts quand quelqu'un fit irruption par-delà la porte ouverte, la mine grave et agacée "C'est bien moi." répondit-elle quand sa collègue s'enquit de son identité "Un problème ?" ajouta-t-elle pour la forme, se demandant dans quel genre de pétrin avait encore bien pu se fourrer la nouvelle fournée d'internes ; parce qu'elle était infirmière, elle se devait de jouer les petites-mamans avec ces crétins qui n'en rataient pas une pour lui rappeler qu'elle n'était rien d'autre qu'une infirmière, justement – ce qui lui donnait l'envie irrésistible, et constante par ailleurs, d'appeler leurs parents pour qu'ils apprennent enfin les bonnes manières à leurs rejetons. Aussi, elle se prépara à rouler des yeux, mais ce que lui révéla la jeune femme qui faisait le pied de grue dans l'entrebâillement de la porte lui fit froncer les sourcils et secouer la tête avec lassitude. Elle s'avança vers la porte dans de grandes enjambées "Elle est toujours en réa' ?" La réponse de sa collègue lui atteignant les oreilles dans un écho étouffé par les bruits de l'extérieur, Yasmine n'attendit pas une seconde de plus, et murmura au passage "C'est vraiment n'importe quoi. Qui l'a laissée sur ce cas ?" Elle s'en fichait dans le fond, de l'identité de l'imbécile heureux qui n'avait pas eu assez de jugeotte pour démonter un tant soi peu de compassion pour la jeune femme. Elle, elle n'avait pas besoin d'être psy pour savoir que les similitudes entre le cas de ce patient et celui de Frank étaient évidents ; c'est ce qui l'a fit déserter les urgences en courant.
Il n'était plus question d'annihiler la douleur d'une petit patient avec une berceuse, ou de conter les aventures d'un charmant voleur officiant dans le désert en se parant des voix les plus amusantes pour provoquer des éclats de rire ; Yasmine, s'élançant dans les étages avec l'endurance d'une sprinteuse occasionnelle, n'eut pas besoin de beaucoup d'efforts pour se l'enfoncer dans le crâne. Comment retrouverait-elle Norah quand elle arriverait dans son service ? Même dans l'état d'urgence dans lequel elle se trouvait maintenant, accoutumée à ce genre d'évènements, elle s'y prépara mentalement, s'attendant déjà à prendre sur elle pour la soulager de tout ce qui devait se bousculer dans sa tête à cet instant précis. Bon sang, tout le monde connaissait le drame qu'elle avait vécu, alors pourquoi l'avait-on laissée errer dans les parages sans s'inquiéter des répercussions que cela aurait sur son état d'esprit ? Nurse Lindley avait beau avoir un sacré tempérament, il n'était pas impossible de faire preuve d'un peu d'autorité pour lui rappeler qu'elle n'était qu'une humaine, et bien que cette idée ne l'enchantait pas beaucoup, alors qu'elle montait la dernière rangée d'escaliers qui la séparait du service de Norah en soufflant bruyamment pour retrouver bonne contenance et réguler ses constantes, Yasmine savait qu'elle n'hésiterait pas à élever la voix s'il le fallait. Elle avait fusillé Saït du regard, profitant de leurs origines communes pour lui faire savoir sa désapprobation en arabe, et ce sans que personne autour ne puisse comprendre – l'avantage avec cette langue en particulier, même si chantante à bien des occasions, c'était qu'elle était aussi suffisamment agressif dans d'autres pour qu'on ne veuille pas savoir ce qu'il se disait vraiment, et ça c'était une leçon qu'elle avait apprise très jeune, confrontée aux regards sévères de ceux qui la jugeaient de ne pas toujours parler anglais lorsqu'elle était en présence de ses parents. Saït, la queue entre les jambes et la nuque raide de soutenir le regard intransigeant de Yasmine avec autant de panache, lui indiqua l'endroit où se trouvait Norah. Endroit que l'infirmière rejoignit sans demander son reste "Norah." murmura-t-elle pour s'annoncer avec autant de douceur que possible. Elle glissa ses doigts fins et frais sur le poignet de la jeune femme, la forçant avec délicatesse à décroiser les bras, tout en poursuivant "Je sais que t'es du genre à courir après les heures supplémentaires, mais ça suffit pour aujourd'hui. Viens avec moi, je vais t'aider à te changer." lui proposa-t-elle, et elle attendit qu'elle tourne son visage dans sa direction pour lui adresser un sourire mi-figue mi-raisin. Partagée entre ce qu'elle lisait sur ses traits transformés par le chagrin et la fatigue, et entre le choc que ça lui procurait intimement d'être confrontée à la réincarnation involontaire du cas de son mari, Yasmine savait que ça serait difficile – mais elle était là. Pour Norah. |
| | | | (#)Mar 23 Juil 2019 - 20:13 | |
| TRANSFERENCE it should've been him | |
Les bips réguliers indiquant de manière sonore la stabilité du rythme cardiaque du policier étaient plutôt rassurants. Ils venait à peine de revenir du bloc opératoire, la tension artérielle prise toutes les dix minutes. Les balles avaient été extraites. Pour les côtes brisées, les muscles déchirées, les organes lésées, l'on devait laisser faire le corps humain lui-même pour réparer tout ceci. On lui donnait un coup de pouce à l'aide de traitement, de chirurgies et de points de suture, mais il y avait toute une étape que même les meilleurs chirurgiens avaient mis en place. Malgré le succès de l'intervention, personne n'était parfaitement serein devant ce genre de patients. Le moindre pépin pourrait avoir lieu, à tout moment. Un choc septique, un choc hémorragique, un choc anaphylactique... Tout était possible. Les bras croisés, Norah l'observait à travers la vitre, c'était à peine si elle clignait des yeux. Il allait se passer quelque chose, elle en était persuadée. Elle écrivait machinalement les constantes et tous les relevés nécessaires sur l'ordinateur portable, posé sur un support équipé de roulettes, permettant de se promener avec où bon lui semblait. Encore intubé, le patient ne respirait pas encore de lui-même. Sa fréquence respiratoire était régulée par une énième machine, alors qu'il en avait déjà beaucoup d'autres à côté de lui. S'il y n'y avait pas eu la tempête, trois ans plus tôt, peut-être que Frank aurait été à sa place, peut-être que lui aussi, aurait eu droit à sa chance de survie, même si pour Wade Spencer, rien n'était encore gagné. Il fallait qu'il se réveille, que l'on s'assure que neurologiquement, tout allait bien. Si ça ne tenait qu'à elle, elle ne quitterait pas son chevet. Il devait survivre. Plus que n'importe quel autre patient, aux yeux de l'infirmière. Cette envie lui venait des tripes, cette nécessité était viscérale et vital à ses yeux. Elle ne se l'expliquait pas, alors que les raisons étaient évidentes. Sans qu'elle ne s'en rende compte, Yasmine s'était rapprochée d'elle avec une douceur qui lui ressemblait bien. Sans qu'elle ne s''en rende compte, des larmes étaient venues border ses yeux fatigués. La brune lui avait pris délicatement sa main, dans le but qu'elle délaisse la position de ses bras croisés et que Norah la suive pour retirer sa tenue tâchée de sang. Ebranlée, un très léger clignement d'oeil fit couler une larme orpheline sans qu'elle ne puisse en avoir le contrôle. "On ne dirait pas comme ça, mais il n'est pas stable." répondit-elle, son cerveau totalement concentré sur la partie professionnelle de sa vie. "Il est AB- négatif en plus, on galère à trouver des culots de sang adaptés." Même si le O- faisait largement l'affaire en cas d'urgence, mais il fallait toujours privilégier le groupe sanguin du patient. "Ils vont en faire importer de Sydney." En temps normal, ces informations auraient pu être essentielles, ça aurait même pu être une discussion naturelle entre les deux infirmières, tant le cas était particulier. Mais là, il l'était bien plus que de raison. Ce fut pourquoi Yasmine s'évertuait à la faire sortir du service, faire en sorte qu'elle s'en éloigne autant que possible. Ne serait-ce que pour quelques heures. "Andy ne revient que la semaine prochaine. Pas que je sois pas sereine avec le remplaçant. Mais lui saurait comment gérer la situation. Saït avait l'air saoulé qu'il ne soit pas là. Il était déjà contrarié de ne pas avoir réussi à l'intuber sur place ni en chemin." Norah ne soupçonnait que la principale raison de l'agacement du médecin urgentiste était elle, tout simplement. Andrew Thompson, le chef de service, aurait immédiatement su comment gérer la situation, bien que lui aussi, aurait été en confiance si Norah avait ce patient instable en charge. Seulement, entre la qualité de travail attendu et la santé mentale de sa collègue, il aurait très rapidement fait son choix et aurait fait avec. "La paroi externe de la carotide gauche est endommagée. Ils ont suturé les tissus par-dessus, mais ça risque de péter à tout moment." Et l'on savait bien qu'une carotide percée était de trrès mauvais pronostic. Le flux sanguin dans cette artère était si dense, si intense, que l'on mourrait en une poignée de minutes si elle venait à être sectionnée. Les chances de survie étaient misérables dans ces cas-là. "Ils l'ont déjà transfusé de huits culots au bloc. Mais ça ne va pas être assez." Nul doute qu'il allait avoir besoin de sang supplémentaire dans les jours qui venaient. "Caelan s'occupe de Julie et Aidan." assura-t-elle. Bien que Norah soit plus que perturbée par la situation, elle était encore suffisamment saine d'esprit pour se souvenir qu'elle avait des enfants à charge, qui ne pouvaient pas rester seule. Sans qu'elle ne s'en rende compte, sa main était toujours logée dans celle de son amie. "Je peux pas partir, Yas." Une force inconnue l'en empêchait. Et cette totale incapacité à la suivre se lisait dans regard, avec un étrange mélange de chagrin et de désespoir, et surtout –surtout–, d'une extrême vulnérabilité. Il ne s'agissait pas que d'un simple blocage. C'était comme si Norah ne réalisait pas l'évidence de la situation, complètement concentrée sur la prise en charge du patient, sans se rendre compte combien cela allait l'affecter à la longue (même déjà ce moment précis). "Ca va aller, j'assure."
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| | | | (#)Dim 28 Juil 2019 - 19:06 | |
| Faire face, ça faisait partie du rôle d'une infirmière. Garder assez d'empathie pour bien faire son travail et ne pas agir par automatisme, mais ne pas en démontrer de trop pour ne pas se laisser atteindre par la douleur des patients et de la famille. Si certaines histoires se finissaient bien, il y avait de nombreuses fois où les choses tournaient mal, et là il fallait savoir mettre de côté son affect et passer rapidement à autre chose ; se dire qu'on avait fait tout ce que l'on pouvait pour contrer les ordre et les désirs du Destin, même s'ils étaient fatals et cruels – ne pas s'y appesantir, jamais. Des cas marquaient plus que d'autres. On se souvenait alors du prénom du patient, de sa pathologie et de toutes les mauvaises données qui s'étaient enchaînées pour arriver à un résultat désastreux – c'était aussi nette qu'une image projetée sur un écran géant, les couleurs aussi vives que celles choisies pour illustrer un livre d'images et les sons se réverbéraient dans un acoustique si parfait que le moindre bruit raisonnait longtemps à l'intérieur de la boîte crânienne, comme un écho désagréable et mortifiant. Une perte humaine, on avait beau l'apprendre à l'école et se préparer à connaître les répercussions d'un tel évènement, beaucoup l'appréhender en en se disant que ça faisait partie du métier, ce n'était pas quelque chose qu'on pouvait anticiper et encore moins, ce n'était pas quelque chose à prendre à la légère. C'était dur, et ça laissait des traces durables. Certaines fois, c'était plutôt une bonne chose – cela permettait au soignant de se référer à cette fois où il avait fait une erreur qu'il s'interdisait à nouveau de commettre, marqué à vie. Mais d'autres fois, c'était plus grave et profond – les séquelles psychologiques s'installaient sournoisement, prenant la forme d'un traumatisme qu'un rien pouvait réveiller, et préférablement au moment le moins opportun. Yasmine connaissait tout ça, c'était son lot quotidien. Elle avait toujours réussi à compartimenter le tout, élève plutôt bonne et assidue, mais surtout, assez forte pour supporter une telle pression ; sauf que depuis qu'elle était rentrée du Niger, ce n'était plus si évident de faire la part des choses, et de supporter l'idée qu'elle n'était qu'un pion dans les décisions prises par un être supérieur. Elle avait vu tant de choses qui l'avaient choquée, elle avait dû accepter de laisser partir tant de patients, confrontée au manque de moyens et de règle d'hygiène du camp, qu'une fois rentrée dans son petit cocoon douillet, se reposant sur l'assurance que chacun était mieux logé dans un service tel que celui des urgences du St-Vincent, qu'un sentiment de colère intense s'était emparé d'elle lorsqu'elle s'était en fait aperçue que la différence était moindre, finalement. De plus en plus, elle trouvait ça parfaitement injuste de devoir se plier au bon-vouloir d'une entité qui ne se souciait pas vraiment des répercussions sur qui que ce soit, et qui davantage, se fichait plus que tout du lieu, des moyens et du travail abattu pour sauver des vies ; personne n'avait de chance face à la mort. Les soignants avaient leur propre limite, comme tout le monde. Yasmine connaissait la sienne, et pour la première fois, elle prenait connaissance de celle de Norah ; cette femme qu'elle appréciait sincèrement et qu'elle savait forte pour gérer tous les cas de figure, même les plus compliqués, ne se départissant jamais de son calme, et sachant user de son autorité naturelle pour venir à bout des consignes qu'on lui donnait, même si elle n'avait jamais besoin qu'on la guide vraiment, si douée pour son métier qu'elle était devenue une référence, celle qu'on se devait d'impressionner si on voulait se donner le sentiment d'avoir réussi. Elle était aux côtés de Yasmine, le visage mouillé de larmes, la voix désincarnée, lui récitant des faits qu'elle connaissait déjà pour avoir eu ce genre de conversations à maintes reprises au cours de sa carrière, essayant de convaincre sa collègue qu'elle allait bien. Yasmine lui prit la main, la forçant avec douceur à se détourner du moniteur qu'elle avait rejoint pour tenir à jour les constantes du patient auquel la jeune femme lança un regard rapide ; il était mal en point.
"Norah, laisse faire les choses. Tu sais que ça sert à rien de faire le pied de grue en attendant que quelque chose se passe." lui rappela-t-elle de son ton le plus pédagogue. Joignant ses doigts à celui de la jeune femme qu'elle continuait à guider avec prudence, elle poursuivit sur le même ton "Ça prend du temps, et je suis persuadée qu'on te tiendra au courant de ses progrès dès ton retour demain. Il faut que tu te reposes, ta journée a été longue et tes enfants t'attendent sans doute." Caelan avait beau avoir été missionné pour s'occuper de ses neveux, Yasmine était persuadée qu'il n'attendait qu'une seule chose, lui aussi : que sa sœur rentre à la maison pour constater que non, elle n'allait pas bien, et ramasser les pots cassés comme seul un jumeau savait le faire ; en se mettant à sa place, en ressentant sa douleur comme si elle faisait partie de son propre être, en tachant de la soulager, et en la rassurant dans leur propre langage. Peut-être qu'elle ferait une halte chez la jeune femme pour le mettre davantage au courant, leur préparer quelque chose à manger, un peu de thé aussi, et le sommer avec toute la discrétion dont elle était détentrice, et avec toute la délicatesse qu'on lui connaissait, de veiller à ce que Norah ne se laisse pas trop atteindre. Même si c'était déjà le cas, elle avait espoir que passé le choc, elle se remettrait rapidement de ce qui venait de lui tomber dessus "On part pas tout de suite, je t'emmène juste te changer." fit-elle sur un ton de promesse, le lui assurant en lui adressant un sourire empli de douceur et en continuant à la maintenir à ses côtés, tandis qu'elles s'enfonçaient un peu plus loin dans le couloir, un petit pas à la fois, leurs doigts entremêlés, et les regards de l'équipe de service les suivant sur leur passage ; ça l'agaçait, mais elle ne démontra pas l'exaspération que leurs petits regards curieux lui inspiraient "J'en suis sûre. Je sais que t'es assez forte pour surmonter ça, mais j'ai pas envie que tu sois seule. J'ai bientôt fini ma garde de toute façon, personne ne s'apercevra que je manque à l'appel. Dans le pire des cas, Molly me couvrira." affirma-t-elle avec une bonne humeur un peu surfaite, ses doigts maintenant une pression suffisante pour lui faire sentir à quel point elle était avec elle, et à quel point elle était prête à faire ce qu'il faut pour lui venir en aide. Elle sentit cependant que du côté de Norah, ça coinçait ; elle résistait, n'avançant pas comme elle l'entendait malgré toutes les précautions qu'elle prenait. Elle faisait un pas en avant pour en faire deux en arrière… Alors Yasmine s'arrêta, et après avoir toupillé sur le talon de ses chaussures, elle se plaça en face d'elle pour affronter son regard sans ciller ; la main tenant toujours la sienne, et la voix se changeant en un murmure qu'elles seules pouvaient percevoir "On repassera après que tu te seras débarbouillée. Je te le promets, Norah." |
| | | | (#)Mar 30 Juil 2019 - 0:43 | |
| TRANSFERENCE it should've been him | |
Sa main essuyant rapidement le sillon de ses larmes, Norah avait la ferme intention de ne pas laisser cet épisode de faiblesse se réitère en public. Elle misait cela sur la fatigue, sur la journée particulièrement chargée. Jamais ne s'était-elle dit que ce cas là l'affecterait plus qu'un autre, alors qu'il était évident que le patient était l'incarnation même du plus grand bouleversement de sa vie. Norah s'en sentait capable. Et la preuve : malgré une évidence qui avait sauté aux yeux de toutes les personnes qui la connaissaient bien, elle avait su faire les soins qui lui étaient demandés de faire sans sourciller, sans que sa main ne tremble de trop. L'on pouvait remercier l'adrénaline d'avoir des effets aussi bénéfiques sur le corps humain, sans quoi Norah aurait été incapable d'exécuter le moindre mouvement. L'après-coup était souvent le plus difficile. La tension chutait, et les émotions reprenaient le dessus, dans le but de décharger l'intensité de l'urgence. Chacun décompressait à sa manière. Du rire nerveux aux pleurs, de l'accès de colère à une fatigue particulièrement intense. La neutralité de Norah pouvait sembler déconcertante à ce stade. Elle canalisait, encore et encore. Elle canalisait depuis presque trois ans. La voix de Yasmine semblait lointaine alors qu'elle était juste à côté d'elle, à tenter de la faire sortir du service le plus délicatement possible, sous le couvert du fait qu'elle doive se changer. Norah mentirait si elle disait qu'elle n'était pas fatiguée – elle l'était depuis un bout de temps. Ce n'était pas sans une certaine résistance qu'elle suivait son amie, jetant de temps en temps un coup d'oeil derrière son épaule afin de voir s'il y avait un quelconque signe d'urgence ou de problème dans le service où elle travaillait. On ne savait jamais. Une paire de mains supplémentaires pouvait toujours être utile en cas d'urgence. Yasmine avait parfaitement conscience qu'elle ne pourrait jamais totalement détacher son amie du service. Mais au moins, elle pouvait tamponner, limiter les dégâts, éviter peut-être que Norah ne s'investisse trop personnellement dans cette prise en charge qui s'annonçait longue et délicate. Yasmine s'était placée en face d'elle, ses yeux clairs plongés dans les siens afin de s'assurer d'avoir totalement son attention quand elle lui assurait qu'elle la laisserait voir le patient avant de partir. Non, elle n'allait pas l'empêcher de le voir. Norah acquiesça d'un signe de tête, montrant qu'elle avait bien entendu ses propos avant qu'elles ne se dirigent vers leur vestiaire. Leckie ne se montrait pas plus loquace qu'elle ne pouvait l'être d'habitude. Machinalement, elle se lavait longuement les mains, se débarrassait de sa tenue souillée de sang en la laissant traîner par terre, à côté de son caiser le temps qu'elle n'enfile ses vêtements civils sous le regard attentif de sa collègue. Elle retirait ensuite l'élastique qui maintenait ses cheveux désormais décoiffés, ayant laissé au fil de la journée quelques mèches sauvages s'en échapper. Elle souffla, avant de s'adosser contre le casier voisin et se laisser glisser jusqu'à ce qu'elle soit assise par terre en tailleur. Et Yasmine tenait parole : elle ne la laissait pas seule. Elle l'observait avec attention, à l'affût du moindre signe qui pourrait s'annoncer alarmant. Au fond, Norah était touchée que son amie soit toujours aussi fidèle à elle-même, d'une extrême loyauté envers ses amis. Elle gardait son élastique entre les doigts, jouant avec silencieusement. "Saït n'aime pas vraiment travailler avec des collègues qu'il ne connaît pas." dit-elle finalement avec un très vague sourire. Il était médecin urgentiste, assez jeune, mais qui était compétent et extrêmement perfectionniste. Quand quelque chose ne fonctionnait pas comme il le disait, il était toujours un brin contrarié – sans pour autant perdre tous ses moyens. "Il a juste l'habitude de voir Andy toujours dans les parages. Il aurait préféré que ce soit lui qui prenne directement le relais." Norah faisait totalement abstraction que si Saït voulait qu'il soit là, c'était aussi pour qu'il ménage l'infirmière, avec qui il travaillait depuis quelques années. "Je sais pas ce que tu lui as dit, mais il faisait pas le fier." Norah était presque triste pour lui. Elle marquait une nouvelle pause. L'expression neutre, quoi que la fatigue se marquait de plus en plus sur son visage, depuis plusieurs mois désormais. "Je devrais normalement prendre des vacances, fin d'année. Sans les enfants." confessa-t-elle ensuite. "Ca doit faire de moi la plus horrible des mères." ironisa-t-elle avec un sourire. Mais Anwar et Caelan se montraient un peu plus insistants, surtout depuis qu'elle avait admis que ça ne lui ferait pas de mal et qu'elle était plus conciliante à ce sujet. "Je sais pas ce que je ferai, ni où j'irai – mais ce sera pas bien loin dans tous les cas." Il faut qu'elle puisse se le permettre, tout de même. "Tout le monde me répète que j'en ai le droit, mais c'est plus facile à dire qu'à faire." dit-elle en plaquant sa tête contre le métal du casier, en levant les yeux au ciel. Bien sûr que Norah clipsait totalement le sujet du patient, bien sûr qu'elle ne réalisait pas combien cette situation allait l'impacter. Alors le sujet des vacances, c'était plutôt bien. Les congés qu'elle avait pris jusqu'ici étaient consacrés à passer du temps avec les petits, à gérer des tâches qu'elle n'avait pas le temps de faire durant son quotidien chargé. Des journées loin d'être de tout repos, en somme. Norah se refusait d'admettre qu'elle approchait un stade dangereux. Silencieux, mais dangereux. "Le truc, c'est que je n'ai aucune idée de ce que je pourrais bien faire, durant ces vacances." dit-elle en levant les yeux vers son amie. Elle haussait les épaules. "C'est idiot, je sais." Et un comble aussi. Tout le monde savait quoi faire de ses vacances, de lézarder à passer ses journées à faire de la randonnée ou une quelconque activité pour bien occuper la journée. Norah n'avait pas eu une journée entière pour elle depuis des années. Alors l'idée de se retrouver seule ne la rassurait pas totalement. "Mais je sais vraiment pas." La brune enfilait sa montre au poignet et constatait l'heure particulièrement tardive. Etait-elle vraiment restée tout ce temps à l'affût de la moindre complication devant la chambre du patient ? Absolument. "Tu es certaine que Molly arrivera à te couvrir ? Je veux pas que t'aies d'ennuis à cause de moi." Même si officiellement Yasmine en avait également fini, il suffisait que la cadre du service passe par là durant ce temps pour constater que la belle brune n'était pas là où elle devrait logiquement être. "Je veux quand même repasser dans le service." Juste pour être sûre que tout aille bien.
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| | | | (#)Sam 3 Aoû 2019 - 18:19 | |
| "Saït est une andouille." rétorqua Yasmine avec déférence, s'installant tout à côté de Norah après qu'elle se soit changée. A l'affût du moindre faits et gestes de sa collègue, elle avouait s'être sentie soulagée qu'elle finisse par la suivre sans rechigner davantage. La perspective de réserver à sa binôme préférée le même traitement qu'elle avait réservé à Saït n'était pas réjouissante. Toutefois, s'il l'avait vraiment fallu, elle l'aurait sans aucun doute contrainte à admettre qu'elle avait besoin de lâcher du lest. Fort heureusement, la jeune femme avait retrouvé suffisamment de bon sens pour comprendre qu'il était temps qu'elle baisse les armes et s'en remette aux bons conseils de celle qu'on avait appelée en renfort pour la prendre en charge. Après avoir émis une petite complainte en étendant ses longues jambes devant elle, Yasmine croisa les chevilla en tournant la tête dans la direction de Norah. Elle détailla son profil avec une attention toute particulière, ne s'inquiétant pas vraiment que le sujet de conversation qu'elle venait d'entamer n'ai aucun rapport avec ce qui la contrariait. Elle aurait pourtant donné cher pour consulter ce qui se cachait derrière l'épaisseur osseuse de sa boîte crânienne afin de démêler les centaines de pensées et de mauvais souvenirs qui devaient s'y bousculer après avoir été confrontée à l'admission du patient qu'elle n'avait pas quitté d'une semelle depuis son arrivée. Une chose était certaine, le choc avait ses stades, et celui dans lequel Norah évoluait à ce moment-là durerait quelques temps encore, Yasmine le savait que trop bien. Aussi, elle était particulièrement attentive à ce qu'elle n'y erre pas trop longtemps "Parfois, il vaut mieux ne pas savoir. Tout ce que je peux te dire, c'est que la sale manie de ma mère à jurer dans le dos de mon père m'a enfin servie à quelque chose." lança-t-elle avec pointe d'espièglerie, et un clin d'œil manqué plus tard, elle laissa un sourire en biais fendre son visage qui retrouva très vite son sérieux.
Elle posa l'arrière de son crâne sur le métal pas très épais des casiers contre lesquels elles s'étaient appuyées, observant d'un œil absorbé les différentes expressions qui passaient sur le visage de Norah dont les larmes avaient formé des sillons par-dessus la subtile couche de maquillage qu'elle portait. C'était curieux comme parfois les autres peuvent vous aider à mettre le doigt sur une problématique qui vous concerne. C'est comme avoir le nez plusieurs heures durant sur un problème de mathématiques particulièrement difficile à résoudre ; il suffit de le laisser de côté quelques temps pour se dire que ça coule de source et que la solution est en fait aussi évidente que tout le reste. En fixant Norah par-delà la rangée épaisse de ses cils noir carbone, Yasmine eut l'impression de voir en double : à elle aussi on avait souvent fait remarquer qu'elle devrait lever le pied. Mais parce que, depuis qu'elle était rentrée du Niger, elle avait l'impression de ne pas être utile, et donc de ne pas en faire autant qu'on la soupçonnait de faire, lui accordant plus de crédit qu'elle pensait mériter, elle s'était jetée à corps perdue dans son travail, oubliant finalement qu'elle était humaine, et que vouloir trop en faire lui portait plus préjudice qu'autre chose. Ses insomnies ne l'aidant pas à ce sujet, ses angoisses ne faisant que creuser l'impression constante qu'elle ressentait de ne jamais donner assez, elle avait tendance à franchir masses de limites : celles du temps, celles de son propre corps, celles de son propre esprit. Les regards qu'elle réservait au cadran de sa montre n'était devenue qu'un tic auquel elle n'accordait plus grande importance, trop concentrée à optimiser ses journées pour en faire le maximum, prise entre deux feux ; entre son travail et la préparation de son examen d'entrée à l'école de médecine. Alors, cela la frappa en plein dans l'estomac de ne pas être capable d'appuyer les propos des proches de Norah qui lui conseillaient de prendre des vacances, de penser à elle, de souffler : pourquoi faire, finalement ? Tourner en rond, et ressasser ce qu'elles essayaient tant de dissimuler aux autres ? Dans un murmure étouffé par le fait qu'elle baissa légèrement la tête, elle finit toutefois par lui dire : "C'est pas idiot, Norah." Mais elle n'explicita pas son avis sur le sujet, remisant bien loin du cocon qu'elles s'étaient créés toutes les deux, loin des bip des machines et du rythme cardiaque incertain du patient qui occupait les pensées de Norah, toutes ces fois où elle s'était aperçue que quelque chose n'allait pas chez elle. Encore une fois, elle préféra ne pas s'y attarder, reprenant avec une bonne humeur un peu éteinte que le sourire qu'elle laissa poindre rendit plus convainquant sur la fin "Tu pourrais huuuum… faire une liste des choses qui te donneraient envie de prendre un peu de temps pour toi. Je sais pas moi ; participer à des ateliers pour perfectionner tes talents de pâtissière, tenter le prochain marathon de Brisbane avec ce type qui t'accompagne pour courir. C'est quoi son nom, déjà ?" demanda-t-elle sur le ton enjoué de l'interrogation, se lançant dans un processus qui permettrait à Norah de se raccrocher à l'éventualité d'un futur plus fun et prospère que les quelques heures qu'elle avait passée à fixer le moniteur d'un homme qui reflétait le fantôme du cher et tendre qu'on lui avait enlevé. Satisfaite par ses propositions, Yasmine ajouta "Ça te fixerait un objectif sympa." Après l'avoir bousculée tout doucement pour la forcer à la regarder, elle vint déposer un baiser furtif au centre de l'espace qui séparait ses sourcils bien dessinés. Quand elle détourna la tête, Yasmine lui répondit "Nan, j'aurai pas d'ennuis. Molly pourrait couvrir un braquage si on lui demandait… et entre toi et moi, je crois que l'occasion s'est déjà présentée. Mais shhh, top secret." Elle fit mine de verrouiller ses lèvres avec une clef invisible qu'elle jeta par-dessus son épaule, puis replaçant convenablement l'arrière de sa tête contre les casiers, elle marqua une pause significative face à la demande de Norah "On va y retourner tout à l'heure. Tu dois prendre le temps de décompresser un peu avant, la journée n'a pas été évidente." Elle hésita, mais après avoir battu des paupières pour améliorer sa vision, elle murmura avec toute la douceur qu'elle avait en sa possession "Je sais que c'est compliqué. T'aurais jamais dû être en charge de ce patient, Norah." Une nouvelle fois, elle laissa le silence s'étendre avant de s'apercevoir qu'il avait assez duré, et qu'elle vint glisser un bras sous celui de la jeune femme. Elle se pencha, puis posant sa tête sur son épaule, elle lui demanda, toujours tout bas "Tu veux que je demande à ton frère de passer te récupérer ? Je pourrais filer jusqu'à chez toi pour m'occuper de Julie et Aidan en attendant que vous rentriez." |
| | | | (#)Dim 4 Aoû 2019 - 22:51 | |
| TRANSFERENCE it should've been him | |
Le médecin urgentiste ne semblait trouver aucune grâce aux yeux de la belle Marocaine, qu'importe ce que Norah pouvait dire pour sa défense. C'était pourtant une personne qu'elle appréciait. Il était particulièrement discret, mais répondait toujours présent quand on avait besoin de lui, même quand il n'était pas d'astreinte. Il habitait d'ailleurs à même pas deux rues près de l'hôpital. Il faisait partie des rares médecins étant capables de s'y rendre au moment de la tempête. Si toute la ville n'avait pas été immobilisée par les routes barrées par des troncs d'arbre ou par les pluies diluviennes, il aurait pu sauver Frank. Norah y songeait régulièrement, aux miracles qu'auraient pu réaliser Saït si Brisbane n'était pas paralysée. C'était peut-être pour ça qu'elle était particulièrement indulgente à son égard. Elle le savait compétent, capable de prendre les bonnes décisions quand il arrivait sur les lieux des urgences, à savoir quand est-ce qu'il fallait insister et quand il fallait laisser la vie suivre son cours. Norah ne savait pas trop comment Yasmine et lui s'entendaient, mais quoi qu'il en soit, cela était suffisant pour que la belle brune lui balance quelques mots arabes peu plaisants à entendre, si bien que Yasmine ne préfèrait même pas lui traduire ce qui avait été dit. Pauvre Saït, se disait encore une fois Norah. Une fois arrivées dans les vesitaires, Yasmine ne quittait pas des yeux son amie, qui se changeait afin de se défaire de sa tenue tâchée de sang. En même temps, la belle brune lui confiait qu'elle songeait à prendre un peu de repos. Loin de Brisbane, loin des enfants, loin du boulot. Loin de Frank, ou de son fantôme. Ses appréhensions ne semblaient pas choquer ou surprendre sa collègue. Celle-ci lui établit toute une liste d'idées d'activités qui pourrait remplir toutes ces heures libres qui s'annonçaient pour elle. Chacune d'entre elle lui plaisait (sinon Yasmine ne lui aurait pas fait ces propositions), mais seulement... Elle ne savait pas. Et décidément, Norah restait surprise dès quelqu'un mentionnait de près ou de loin. "Alfie." souffla-t-elle afin de répondre à sa question. Norah ne voulait pas qu'elle se fasse des idées. A vrai dire elle ignorait son avis sur lui. Elle connaissait leur relation, leur amitié. "C'est toujours assez étrange quand on se voit en dehors d'ici." Sans l'uniforme. sans la barrière établie par le cadre professionnel. Ca leur faisait plaisir, mais il demeurait toujours. "Le marathon, c'est une bonne idée, oui." reconnut-elle, se doutant bien que la belle brune serait largement satisfaite et fière de sa propre idée. "Mais je ne me vois pas le lui demander." Norah ignorait pourquoi. Elle en avait déjà passé, des heures avec lui, alors en quoi une course poserait problème ? Collant à nouveau son crâne contre le casier, elle levait les yeux au ciel, et prit une profonde inspiration, difficile pour elle de dire à voix haute ces quelques mots. "Je n'ai pas d'objectifs, Yas." Si Anwar venait et lui demandait quels étaient ses projets à moyen et court terme, aucune réponse ne sortirait de sa bouche. Le vide total. Des projets, elle en avait plein, quand Frank était encore là. "Enfin si, pour les petits. Faire en sorte qu'ils grandissent dans les meilleures conditions possibles. On a déjà amputer leur vie de leur père, alors j'essaie de faire au mieux pour compenser ce manque là." Mais Anwar ne lui souhaitait qu'elle ne vive que pour ses enfants, à en oublier la sienne. Cette façon de fonctionner, elle l'utilisait depuis la disparition de Frank. Un refuge idéal pour ne pas être confrontée à la pire des solitudes. Et c'était ce à quoi elle allait être confronter le jour où elle confiera Julie et Aidan à leurs parrains. Affectueuse, Yasmine déposait un baiser sur le front de son amie. Pendant leur discussion, l'infirmière s'inquiétait que sa collègue ne se fasse prendre. Elle pouvait compter sur Molly et ses excuses béton pour éviter le moindre ennui. Norah lui lançait un regard amusé en la voyant faire le pitre – certainement pour détendre un petit peu une atmosphère qu'elle devait juger bien trop pesante. Après lui avoir assurée qu'elle tiendrait la promesse d'aller revoir le patient avant de partir de l'hôpital, la belle brune tentait d'autres approches, voulant être certaine que Norah ne soit pas seule pour les prochaines heures. "Non." lui répondit-elle malgré tout, le regard fixant droit devant elle, laissant Yasmine déposer sa tête sur son épaule. "Ca va." Et ça, c'est une chose dont elle pouvait se persuader. Bien sûr qu'elle allait bien. Elle se portait très bien depuis trois ans, n'est-ce pas ? "Mais je serai pas contre un chocolat chaud, avec..." Norah lâcha un long soupir durant sa réflexion. "... des pancakes." Plat plus communément servi au petit-déjeuner, mais pour l'infirmière il n'y avait pas d'heure pour les pâtisseries. Et Yasmine étant évidemment invitée, l'idée ne pouvait que lui convenir. Suite à quoi elle restait longuement silencieuse, se sentant vidée par cette journée particulièrement éreintante. "Il a une famlle, tu sais." Il y avait une épouse, des enfants, ou peut-être qu'un. "Il a une alliance." L'infirmière l'avait vu, malgré le bain de sang. Il était même parti au bloc opératoire avec. "Il faut qu'il vive, Yas." Depuis qu'il avait été temporairement dans le service de réanimation, que Norah en savait plus, c'était devenu quelque chose d'indispensable. Et même s'il était revenu du bloc, rien ne disait qu'il allait survivre. Sur le fil du rasoir. "C'est ça, l'objectif." Malgré la neutralité de sa voix perdue et brouillée par ses pensées, cette idée était devenue comme une évidence, soudainement. "Tu peux pas le dire à Caelan. De toute façon, il n'a jamais trop aimé que je lui parle des cas que je rencontre au boulot." Trop difficile, trop glauque, trop morbide, trop de trop. A ce moment-là, Norah pensait véritablement ce qu'elle disait. Jamais ne s'était-elle dit qu'elle demandait cette faveur pour que Caelan ne soit pas informée par la complexité de la situation. Ensuite, pendant de longues minutes, on aurait pu entendre les mouches voler. Yasmine gardait son tête posée sur son épaule, Norah la sienne plaquée contre la porte de son vestiaire, toujours à regarder droit devant elle. Parfois, il n'y avait pas de mots. Pas besoin d'échanges. Juste des collègues, qui restaient ensemble, soudés, qu'importent les situations.C'était dans ces moments-là qu'on pouvait reconnaître les collègues sur qui l'on pouvait compter ou non. "Ces pancakes ne vont pas se faire touts seuls." finit-elle par souffler, rompant ainsi le silence avec une grande douceur. Les deux jeunes femmes se redressaient, Norah enfilait son gilet et récupérait son sac à main dans le casier. Elle avait assez attendu, la tension était redescendue. Elles pouvaient donc faire enfin ce détour par la réa, n'est-ce pas ?
Dernière édition par Norah Lindley le Dim 11 Aoû 2019 - 18:51, édité 1 fois |
| | | | (#)Ven 9 Aoû 2019 - 13:19 | |
| "Il vivra, Norah." Yasmine l'affirma avec un peu trop de certitudes tandis qu'elle était bien placée pour savoir que chaque cas avait une évolution différente. Avec un léger temps de retard, elle se rendit compte que ses douces paroles pouvaient passer pour une promesse qu'elle ne serait pas capable de tenir ; elle s'en voulut quasi-immédiatement. En tant que soignants, on leur apprenait à discourir avec le plus de neutralité que possible pour ne pas faire miroiter des choses invraisemblables aux familles, et c'était parfois fichtrement difficile. Yasmine était souvent tentée de promettre, d'user de sa bonne parole et de sa loyauté pour faire savoir aux épouses, aux parents et aux enfants que leurs proches s'en sortiraient vivants. Seulement, elle n'en avait pas le droit, car même s'ils avaient beau prétendre le contraire, la médecine étant une science suffisamment exacte pour insuffler un peu d'espoir dans le brouillard épais qu'était l'accablement dans ces moments-ci : un rien pouvait faire basculer une progression. De fait, la prudence restait la politique de chaque infirmiers, de chaque médecins qui travaillaient dans les hôpitaux. Aussi, le bras glissé sous celui de la jeune femme, elle tourna la tête dans sa direction, et murmura tout doucement, tachant de réparer son erreur avec magnanimité "Tout le monde est sur le qui-vive pour qu'il s'en sorte. Ça te semble sans espoir pour le moment, mais…" Et pour cause, le dernier patient qui avait failli se retrouver dans le service avec des blessures aussi importantes et aussi critiques, c'était Frank. Comment dire à Norah qu'il fallait qu'elle rationalise le tout et considère les progrès du patient d'un point de vu tout professionnel ? Qu'elle mette de côté les souvenirs qui la taraudaient, la douleur qui lancinait dans chaque micro-parcelles de son corps tendu par le choc et la nervosité, qu'elle comprenne que rien ne dépendait véritablement des efforts que tous abattaient pour garder cet homme en vie ? Yasmine soupira par le nez, haussant très légèrement les sourcils en vrillant la trajectoire de ses yeux pour mieux les poser juste devant elle, sur un mur tapissés de pamphlets médicaux et de messages de préventions qu'elle connaissait par cœur, et d'ajouter sur un ton incertain, presque distrait "A un certain stade, on n'est plus les seuls à pouvoir faire quelque chose pour que les patients s'en sortent, Norah. Tu sais, j'ai jamais été très assidue à la mosquée, mais je suis persuadée que nos vies sont entre les mains de quelqu'un de plus ou moins bienveillant. Tout dépend des décisions qu'Il prend, et je veux pas savoir sur quoi Il se base pour décréter qu'on mérite de garder la vie sauve ou non… d'où l'idée qu'Il est plus ou moins bienveillant, parce que de toute façon, il y a toujours une part d'injustice dans ce qu'Il nous impose, je t'apprends rien." Elle laissa un sourire filer sur ses lèvres qui s'étirèrent à peine, et pendant qu'elle alternait la position de ses jambes allongées devant elle, faisant passer l'une d'elle par-dessus l'autre, elle resserra l'étreinte de son bras autour de celui de Norah "J'ai pas envie de me lancer dans un débat métaphysique, religieux encore moins, mais je crois qu'il faut se faire à l'idée qu'on fait ce qu'on peut à notre niveau… et là, tous ceux qui sont impliqués ont fait ce qu'ils pouvaient. Il suffit d'attendre, et de croiser les doigts." Ou de prier, mais elle s'en abstiendrait.
Au lieu de quoi, elle posa sa tête sur l'épaule de Norah, revenant mentalement sur ce qu'elle venait d'avancer. Sa joue se rabougrie sous l'intention qu'elle mettait à lui insuffler tout le réconfort qu'elle méritait, quand elle se demanda si la jeune femme ne trouverait pas davantage de chaleur auprès de quelqu'un qui saurait mieux gérer la peine qu'elle sentait émaner de chaque pores de sa peau, et qui se répandant par-delà le contact établi contre son épaule, commença à vicieusement s'insinuer dans son propre corps. Pourtant, Norah refusa qu'elle prévienne son frère, et étrangement, elle comprit pourquoi elle préférait qu'elle s'en abstienne. De nouveau, elle s'aperçut d'à quel point elles étaient similaires dans leur façon d'envisager la préservation de leurs proches. Perdue dans ses pensées, Yasmine reconsidéra la situation de son point de vue ; si les rôles étaient inversés, comment Norah réussirait-elle à la convaincre de rentrer à la maison ? Elle n'y parviendrait sans doute pas, parce qu'elles partageaient aussi la même méthode lorsqu'il s'agissait de prendre soin d'elles-mêmes : elles ne le faisaient pas comme il le fallait, préférant se cacher derrière des boutades ou des banalités pour dissimuler leur vrai état d'esprit et avancer seule, à pas trop grands et trop déterminés pour que l'épuisement ne les achèvent pas sur la ligne d'arrivée. C'était d'une logique implacable : leurs émotions finissaient toujours par prendre du terrain, refoulées si loin, si longtemps, que les retenir revenait à la même chose que nager à contre-courant. La noyade était imminente, et elles étaient peut-être bonnes nageuses, plutôt sportives et endurantes, elles n'en sortaient jamais indemnes, donnant le change en prétendant le contraire… et inlassablement, elles s'enfonçaient dans la marée de leurs sentiments sous le prétexte qu'elles ne voulaient pas inquiéter les autres. Une boule se forma dans la forge de Yasmine, une boule qu'elle eut tôt fait d'avaler tant le mouvement que Norah opéra pour se lever la surprit, et la força à l'imiter, non sans un froncement de sourcils. "T'es sûre que tu veux y retourner tout de suite ?" lui demanda-t-elle en dénouant ses cheveux, se plantant au centre de la pièce, toujours à l'affût des mouvements de Norah sur qui elle posa le regard. Du bout des doigts, Yasmine se frictionna le crâne un instant, délogeant les petits picotements désagréables qui s'y étaient nichés durant son service, et finit par les laisser retomber sur ses épaules en un pêle-mêle sombre et soyeux. La pression était peut-être descendue, elle sentait toutefois qu'il n'en faudrait pas beaucoup à Norah pour replonger. Alors, après s'être mordillée brièvement la lèvre, passant son élastique à son poignet, elle ajouta avec beaucoup de prudence "Si t'as vraiment envie d'un petit-déj, rentre tout de suite chez toi, Norah." Elle lui adressa un sourire encourageant "Profites-en pour dormir un peu. Je peux rester pour le surveiller." proposa-t-elle sans se forcer, tentant le tout pour le tout pour que la jeune femme prenne le temps de vraiment décompresser ; elle reviendrait dans la journée avec la tête froide, et peut-être que d'ici là, il y aurait du nouveau. Yasmine poursuivit tout en faisant en pas dans sa direction "Personne ne m'attend à la maison, je peux bien faire ça pour toi." Et puisqu'elle était intimement convaincue que Norah ferait la même chose pour elle dans ces cas-là, ça ne lui demandait aucun sacrifice d'endosser le rôle de surveillante le temps de quelques heures, vraiment aucun. |
| | | | (#)Dim 11 Aoû 2019 - 21:29 | |
| TRANSFERENCE it should've been him | |
Il était inutile que les deux jeunes femmes s'échangent un regard pour savoir que les paroles que Yasmine avaient prononcé avec assurance étaient un peu trop présomptueuses. A ce stade, il n'y avait rien qui laissait croire qu'il allait s'en sortir. Les yeux bleus de Norah se rivèrent sur son amie, qui regrettait aussitôt ces quelques mots. Les certitudes, les promesses peinaient à trouver leur place dans le milieu hospitalier. Yasmine faisait partie de ces ferventes optimistes qui adorait se persuader et convaincre les autres que tout allait se passer pour le mieux. Norah était un tantinet plus pragmatique avec les personnes qu'elle soignait. Certains mettaient sa patience à rude épreuve et cela finissait régulièrement pas des recadrages particulièrement épicés, où l'infirmière ne mâchait pas ses mots. Quand le patient ne faisait pas le moindre effort pour aller mieux, à se croire à l'hôtel plutôt qu'à l'hôpital, elle ne se gênait pas pour leur dire que s'ils leur arrivaient quoi que ce soit, ils ne pourraient plus que s'en prendre à eux-mêmes, et non au corps médical. C'était parfois une méthode efficace pour que les premiers concernés se réveillent et prennent un peu sur eux en vue d'aller mieux. "J'ai hâte qu'Andy revienne de son congrès. Il saura quoi faire de mieux, pour la prise en charge." Ce qu'il fallait prioriser, les scénarios auxquels il fallait s'attendre, ce qu'il fallait surveiller avant tout. Grâce à son expérience, Norah connaissait les risques, et était même capable de dire quel type de traitements son collègue allait mettre en place dès son retour. Dans l'espoir d'apaiser l'esprit déjà bien tourmenté de l'infirmière, Yasmine misait sur sa foi pour l'en convaincre. Norah savait que les parents Khadji étaient plutôt croyants. Une partie d'elle était surprise que Yasmine le soit, l'autre non. "Je me demande ce qu'Il avait en tête quand Il a décidé de me prendre Frank." lui répondit-elle avec un douceur, un sourire triste étirant ses lèvres. Ce n'était qu'une supposition. Norah n'avait jamais été grande croyante, loin de là. Et quand elle se permettait de douter de l'existance d'un être supérieur, elle ne pouvait que le détester d'avoir détruit sa vie. "Je crois qu'il y a des forces qui gouvernent tout ça. Qu'il y a quelque chose. Et je respecte ceux qui pensent qu'il y a un quelqu'un." Elle croisait les bras, le regard dans le vide. "Il y a cette force qui maintient des patients en vie parce qu'ils attendent quelque chose, ou quelqu'un. Il y a ceux qui n'attendent qu'à être seuls pour partir. Dans les deux cas, je suis admirative. J'ai envie de croire qu'ils vont dans un monde meilleur, ou du moins, un endroit où ils ne souffrent plus." Pas de paradis, pas d'enfer. Et ceux, qui, pour une raison connue ou non, restaient coincés ici. Yasmine le savait, Norah se fascinait des histoires de fantômes, de tous ces récits inexpliqués, bien qu'elle avait suffisamment les pieds sur terre pour faire la part des choses. Reconnaître la supercherie des preuves qui peuvent laisser le bénéfice du doute. "Je pense avoir assez de recul pour savoir, pour sentir quand un patient approche de la fin ou non." Yasmine devait comprendre ce dont elle parlait. Cette sorte de sixième dont étaient dotés certains soignants. Ils sentaient quand quelque chose clochait. "Et lui, j'ai juste... un mauvais pressentiment. Mais il peut pas mourir." Il y avait suffisamment d'injustice dans ce monde pour qu'on retire à nouveau l'époux de sa femme, le père de sa famille. Une fois changée, Norah se sentait prête pour aller revoir son patient. A vrai dire, elle n'attendait que ça. Elle l'avait observé défaire ses cheveux toujours parfaits avec une certaine admiration. La persévérance de la jeune femme était à saluer, avec une nouvelle tentative pour éviter le passage par le service de réanimation. "Non, il faut que j'y retourne." répondit-elle sans attendre. "Tu en as fait la promesse." Ce n'était pas tomber dans l'oreille d'une sourde. "Mais si toi tu préfères rentrer, je ne veux pas t'en empêcher." Non pas qu'elle la mettait à la porte, loin de là. L'attachement pour ce patient, c'était Norah qui l'avait, pas elle. "Et si tu préfères rester pour garder un oeil sur lui, eh bien..." Elle haussait les épaules. Elle n'allait certainement pas l'en empêcher. A vrai dire, l'idée n'était pas si mauvaise que ça, en y réfléchissant. "Si tu restes, tu m'écriras s'il y a quoi que ce soit ?" lui demanda-t-elle. L'administration d'un médicament, une décision médicale, un signe de conscience, ou même l'accalmie la plus totale. Norah voulait savoir, à tout prix. Yasmine semblait on ne peut plus sérieuse par ce qu'elle proposait. Elle sentait son coeur se serrer, d'une reconnaissance qui la dépassait largement. L'idée qu'elle avait eu semblait alors vitale, essentielle, indispensable. Du moins, pour Norah, ça l'était. Sans dire mot, elle passait ses bras par dessus ses épaules pour l'enlacer chaleureusement. "Merci." souffla-t-elle la voix tremblante. Elle continuait à la serrer longuement contre elle, émue aux larmes, la remerciant encore deux ou trois fois au passage. Bien Norah n'était pas au meilleur de sa forme depuis trois ans, c'était certainement la première fois que Yasmine devait la voir à ce stade de fragilité. Il y en avait encore de nombreuses avant qu'elle ne se brise en mille morceaux, il fallait être prudent. Norah passait ses doigts dans les cheveux et prit une profonde inspiration avant de quitter les vestiaires pour se rendre en réanimation, suivie de près par la Khadji. Le pas était hâtif, impatient, soucieux. Pourtant le patient n'avait pas bougé. Toujours intubé, toujours inconscient, toujours les même bips constants du monitoring. Norah restait statique à l'observer pendant un longtemps, oubliant parfois même d'en cligner les yeux. Parfois, elle tournait la tête en direction de Yasmine, qui ne bougeait pas non plus, mais qui semblaient être plus concentrée sur elle que sur le patient en question. "Ca va." lui assura Norah après plusieurs minutes de silence. Oui, tout allait bien. Du moins, c'était l'illusion qu'elle donnait et qu'elle se donnait, mais qui ne présageait rien de bon.
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