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 Time to turn off the silence ♦ Soheila

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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyLun 22 Juil 2019 - 0:54

Plusieurs jours qu’il était entré dans une de ses phases de disparition sociale. Le dernier mot qu’il avait prononcé devait être un « merci, au revoir » furtif adressé au caissier. Il sort parfois dans la rue pour se distraire, et puis rentre aussitôt, rappelé par l’impérieuse nécessité de solitude et de travail calme, sans perturbations extérieures. Le fantasme a la vie dure ; il n’est pas passionnément attablé à son instrument, faisant sortir une merveille de composition sous le joug d’une muse miraculeuse. Quand il travaille, de l’extérieur, ça ressemble bien souvent à une vague déprime ponctuée de sursauts brouillons de vie. Il regarde les murs. Le plafond. Les objets. Pas de réponse sur leurs formes qui s’estompent au profit de l’autre monde, le monde vacillant dans lequel il perd la notion des heures. Il gratte mélancoliquement un fragment de quelque chose qui ne lui appartient pas. Il dépoussière de vieilles mélodies qu’il ne se souvenait plus d’avoir écrites avant de retomber dans un mutisme effrayant. Il ne veut pas se résigner. Il visualise comme si elle était devant elle, les mouvements qui doivent le guider. Il a en tête le morceau de base, qui lui sert d’échafaudage pour construire le reste. Sale tour de Pise pour l’instant. C’était un travail colossalement plus délicat que de composer quelque chose qu’il entendait, comme c’était la plupart du temps le cas. Il s’agissait là d’une tâche considérablement psychologique, minutieuse et aléatoire à la fois — trouver, à partir de ce que Soheila lui avait montré de la danse qui lui avait permis de ne pas basculer dans la démence durant sa détention, une traduction musicale à l'évènement. Pas qu’il n’avait jamais composé à partir du mouvement ; mais en plus de souffrir inévitablement de blancs — l’Américaine ne pouvant pas encore lever le voile sur l’entièreté de sa mémoire traumatique —, le processus était rendu particulièrement complexe par la charge émotionnelle qu’il y avait derrière. En quelques mots : transformer le silence de la prison en la musique qui surmonterait, révélerait, exprimerait cette souffrance. Vaincre le silence de la prison. C’était une position qu’il n’avait auparavant pas vraiment envisagée. Il avait tendance à considérer sa musique comme le silence sous une autre forme — plus ou moins supportable. Il ne s’était jamais battu contre le silence. Au contraire, il s’était réfugié à l’intérieur de ce silence — pas le physique, l’autre, celui qui finit par se superposer à toutes les sensations, le silence dont il avait tapissé tout son être pour mieux supporter l’horreur du bruit. Ça, c’était ce qu’il combattait. Le bruit. La cacophonie. La maladie de ses oreilles.
Le moment où l’idée lui vient est semblable à tous les moments de songerie qui ont précédé, et pourtant, il le ramène sur terre comme une douche glacée. Ce n’est pas à proprement parler une fulgurance — il ne croit pas aux cadeaux tombés du ciel — mais l’instinct lui vient de ne pas laisser s’échapper la créature. Il se redresse, sort de l’immobilité, revient au foutu piano, l’agresse de ses mains. Il faut continuer. Visualiser. S’imprégner. A cette échelle le temps n’a plus vraiment d’importance, mais quand il se rend compte qu’il vient de produire quelque chose qui se superpose curieusement bien à ce qu’il essaye d’arracher à l’instrument, il se dit qu’il faut absolument qu’il voie Soheila aujourd’hui. La lumière de la rue lui crame la rétine sans retenue. Elle le revigore comme une plante.

Quand il entre, l’environnement familier paraît l’attendre. Il ne sait pas pourquoi, même si les chances qu’elle soit là sont infinitésimales, il s’attarde quelques secondes après avoir refermé la porte — épiant le bruit d’une respiration, d’un accueil. Seule la tendre indifférence des meubles lui répond. Ils ne protestent pas, il n’est pas un intrus. La villa de Soheila est spacieuse, soigneusement agencée ; lumière étudiée, architecture ciselée. Entre là et l’appartement confiné qu’habite Stephen, c’est le jour et la nuit, l’ordre et le chaos. Il ne savait même pas à quel moment exactement s’était établi cet accord tacite par lequel Soheila l’autorisait à se glisser entre ces murs en son absence ; au fil des années mouvementées de leurs vies respectives, la confiance entre eux n’avait fait que se renforcer malgré les crises qui avaient pu survenir ; le divorce, la grossesse, la Chine. Des événements qui avaient remis en cause certaines choses, brisé d’autres. L’existence de Soheila était comme ça, vive et animée d’une insatiable volonté — et lui était resté à Brisbane tout du long, toujours là pour la retrouver, comme si le temps et la distance n’avaient pas d’emprise sur leur amitié. Bizarrement, il avait cette affection curieuse pour les habitations vides — pas délaissées, juste vides, figées en attendant leur propriétaire, dans l’expectative patiente d’une vie, d’un mouvement. Ce n’est pas l’entropie du temps et sa poussière qui l’attire ; c’est de sentir cette balance fragile entre solitude et vie, alors que tous les objets portent encore la trace d’une main ou l’onde d’une voix. Vides, les lieux prennent l’aspect de vestiges en sursis, dans le vertige du passage éphémère des gens, des familles, des civilisations. Vide, la villa ne l’est plus maintenant qu’il a osé y poser un pied, et pourtant il s’y meut silencieusement — comme s’il y avait quelqu’un ou quelque chose à déranger par sa présence. Stephen laisse ses pas le guider vers le piano qui a déjà l’habitude du toucher de ses doigts ; il s’y installe, songeur, et ressasse méthodiquement son inspiration de tantôt. Pour vérifier si tout cela n’a pas disparu depuis. Ici, elle acquiert une couleur encore plus exacte ; la silhouette de Soheila prend corps sur le rythme, elle est presque là, vibrante au bout des notes qui se détachent dans l’air. Lui qui passe sa vie sur le fil de l’incertitude, il a l’impression rare et ô combien étrangère à ses habitudes de sentir au bout de la mélodie, quelque chose qui vaille la peine d’être écouté. Cette intuition si contraire à son tempérament l’emplit d’une douce euphorie : ça peut lui plaire. Il n’y croit pas lui-même : peut-être que dans quelques heures, à force de s’user les doigts sur ce nouveau fragment, il sera retombé dans ses travers perfectionnistes d’éternelle autodépréciation ; mais en cet instant il savoure à sa manière l’impatience de voir Soheila entendre ça, et confirmer ou infirmer la chose. Combien de temps encore ? Il ne voit pas la durée s’écouler. Il s’est levé plusieurs fois pour se dégourdir les jambes, et ironiquement, comme s’il était vraiment attiré par le vide, il parcourt les pièces inutilisées de la villa avant de revenir au piano. Ça pourrait être quatre heures comme vingt minutes. N’était-ce pas dérisoire ? Il ne l’a rejoué qu’une fois, de peur que la prochaine soit la mauvaise. Des lambeaux de Beethoven avaient traversé parfois l’air, puis de longues bandes de silence. Il sort sur le balcon de l’étage pour fumer un coup, mais il a oublié son paquet, alors il se remet à errer sans but, avant de finalement se rassoir au piano dans un automatisme de programme enfermé dans une boucle sans issue. Tout à coup, dans l’immobilité troublée par la seule musique, il lui semble entendre un bruit près de l’entrée, étouffé par la distance. Il tend l’oreille quelques secondes, rechignant à s’arrêter, cesse finalement de jouer, se lève pour sortir de la pièce vérifier s’il n’a pas rêvé ; à peine ouvre-t-il la porte qu’il se retrouve nez à nez avec Soheila, tout juste rentrée, clés en mains, et visiblement surprise de ne pas trouver son habitation vide. « Je peux vous renseigner ? » qu’il lance avec amusement à la propriétaire des lieux avant de s’écarter pour lui laisser le passage. Drôle de sensation que de se faire accueillir chez soi. « Je n’avais pas prévu de passer, mais j’ai… un peu avancé sur la musique, et j'ai pensé que... » Ces mots si peu familiers dans sa bouche se perdent un peu. Il se dit soudain qu’elle n’a peut-être pas la tête à ça, qu’elle vient de rentrer chez elle et que ce musicien fantôme lui tombe dessus à un moment où elle préfère se reposer. « J'ai pensé que la meilleure option était sans doute de m'inviter à l'improviste pour égayer la maison. Tout va bien pour toi ? Je ne t’ai pas fait trop peur, j’espère, » ajoute-t-il en souriant. Fantôme étrange d'une maison qui n'était pas la sienne, mais qu'il commençait à connaître, à force, si bien que la situation n'avait presque rien d'anormal.

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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyMar 23 Juil 2019 - 15:54

time to turn off the silence





Au fond du ciel d’un bleu profond, la lune se cachait derrière l’unique nuage sombre et vaporeux et y perdait de sa lueur, mais je n’en avais pas besoin. Je pouvais avancer à l’aveugle jusqu’à la plage en bas du chemin et m’en échapper tout aussi facilement, dans une opacité pleine des odeurs de l’océan et des herbes qui s’éveillaient dès que la lumière faisait naufrage. Ce n’était pourtant pas le cas, je demeurais dans la lumière de l’allée menant à mon entrée, attendant je ne sais quoi. Je restais sur les dalles opalines, n’échappant pas à l’éclairage tamisé des lampadaires de la rue mais mon esprit était déjà ailleurs. J’oubliais. J’oubliais lorsque je n’étais pas ici, ce que c'était de ne pas rester les yeux rivés au sol, j’oubliais de regarder le ciel lorsque celui-ci s’étendait au-dessus des toits du centre-ville, je le retrouvais en rentrant, dans cet espace infini qui n’avait de limites que celles que je lui imposais. J’avais pris l’habitude de passer par la plage, le soir, avant de rentrer chez moi. Je revenais y déverser les questions qui m’encombraient, me débarrassant pourtant de la naïveté d’y trouver des réponses. Quelque chose brûlait en moi, me brûlait moi et, si je n’y trouvais pas plus de signification en ce lieu, c’était ici que je cessais d’en chercher. J’attends, et je n’attends pas. Je m’ignorais incomplète, coupée d’une partie de ma vie, coupée d’une partie de ma vie dont je ne subissais encore que les prémisses à ma première venue ici. Mais j’avais pourtant ressenti l’obscure frontière qui isolerait ces instants du reste de mon existence, cette rupture, entre deux pulsions, dont je ne connaissais pas encore l’étendue. L’obscurité ne m’avait pas encore enveloppée et elle seule savait doter les plus infimes et ordinaires mouvements d’un pouvoir poétique funèbre. Je sortis lentement mes mains de mes poches et déroulai mon poignet distraitement, endolori toujours, souvenir d’un saut maladroitement réceptionné à la salle de danse plus tôt, trop concentrée à vivre l’âpreté de l’instant reconstruit. La foulure n’était que superficielle mais les crampes familières s’employant à me rappeler ma nouvelle condition ne l’aidaient pas à guérir. Je tentais de les oublier au gré de mes envies avant de me souvenir, toujours, que cela n’était pas supposé être le cas, alors je les recherchais, les provoquais, les pliais à ma volonté car il n’y avait qu’ainsi qu’elles pouvaient s’avouer vaincues et retournaient dans leurs ombres et leurs replis, attendant le moment opportun pour revenir à la charge. Un avion transperça l’obscurité au-dessus des habitations et je suivis sa trajectoire lointaine d’un air songeur. L’instant était rompu et je me décidai enfin à pénétrer à l’intérieur. La plage attendrait.

Je suspendis ma veste à l’entrée, me déchaussai en un équilibre contenu tout en m’avançant dans la pièce éclairée, étirant mes pieds nus sur le sol lisse pour chasser les crispations et les distensions dont ils étaient assidus. Je laissai glisser mes doigts brûlants dans les mailles du pull oublié sur le canapé mais m’en détournai aussitôt, me laissant choir sur le fauteuil, la tête inclinée sur son rebord. Les yeux fermés, et clés toujours en main, je laissais le silence m’envelopper de nouveau, élément semblant désormais intrinsèque à ma condition. Je me souvenais de cet intérieur autrefois animé d’histoires vibrantes dont je ne faisais plus que me remémorer. À mon retour d’il y a quelques mois, j’avais espéré un lieu neuf, et sans mémoire. J’avais eu besoin d’un lieu en adéquation au sort que j’aurais voulu réserver à mon esprit, de plafonds blancs, de sols clairs, de fenêtres qui laissaient rentrer une lumière de verre. J’avais besoin d’air et il me l’avait offert, cela aussi, mais avec, s’était imposé le silence, ce silence que je m’apprêtais à accueillir tel un vieil ami puisque je me devais de me défaire de mes ennemis. Ce fut, à la place, cette sourde et déchirante mélancolie du jazz d’un pianiste esseulé qui se brisa au profit d’une ligne de basse que je n’avais pas pu imaginer. J’inspirai avec mesure, restant immobile mais fronçant les sourcils, car j’ignorais encore s’il s’agissait d’une ombre de mes souvenirs et que je tentais de les démêler sous mes paupières poussiéreuses. Mais rien ne venait. Je rouvris les yeux avec un amusement surpris mais enviable car désormais identifié. La séquence se dessina dans la fébricité de mes pensées dissolues car elle avait déjà eu lieu, car elle était sans doute infiniment marquée du sceau des habitudes. À cela près qu’il ne me semblait pas reconnaître le morceau. Il l’inventait sûrement, comme ça, instinctivement. Je me relevai, sereine, et me laissai guider par les mélodies reconnaissables de l’autre côté de la maison. Je n’avais pas besoin de le voir pour reconnaître Stephen. Je ne me surprenais plus de le trouver là, ce n’était pas la première fois, dévoilant ses propensions à l’imagination et au rêve et je tentais généralement de ne pas l’interrompre puisqu’il ne me semblait jamais plus présent, plus vivant et plus sincère que lorsqu’il s’exprimait ainsi. Comme si ses contes et ses mirages constituaient autant d’ouvertures larges et ouvertes sur son monde onirique et impénétrable. Je m’arrêtai devant la porte et tendis la main pour l’ouvrir avec une discrétion que j’espérais efficiente mais celle-ci se déroba sans prévenir sous ma poigne et la silhouette de Stephen apparut devant moi plus rapidement qu’une expiration entre mes lèvres. « Jeez … » Ma surprise se perdit en un souffle presque inaudible et je fermai les yeux en un sursaut réprimé, laissant mes doigts désormais démunis de la poignée s’accrocher au pan de porte. « Je peux vous renseigner ? »  Je laissais mes paupières cligner avant de reposer mes pupilles sur le jeune homme, amusées de retrouver la même étincelle dans celles de mon invité qui n’en était plus un, qui n’avait plus besoin de l’être.

Je ne l’avais pas entendu approcher. Je n’aurais pas dû être surprise, les lames du plancher ne gémissaient pas sous ses pieds, il bougeait silencieusement, lestement, comme un chat sur ses pattes de velours. « Je n’avais pas prévu de passer, mais j’ai… un peu avancé sur la musique, et j'ai pensé que... » Je l’observai marquer une pause dont je devinais la cause. « J'ai pensé que la meilleure option était sans doute de m'inviter à l'improviste pour égayer la maison. Tout va bien pour toi ? Je ne t’ai pas fait trop peur, j’espère. » Il était là pour notre travail ensemble, pas seulement l’un des siens. Je laissais l’information parcourir son chemin dans mon esprit soudain embrumé. Je m'en voulais toujours de le déranger, de couper le flot de ses réflexions et de ses idées, sachant ce qu'il était capable d'en tirer, sachant ce qu'il était capable de créer. J'avais toujours l’impression de le surprendre, dans la position désinvolte, uniquement en apparence, de l’artiste, ailleurs, réfléchissant aux dernières notes qui pourraient accompagner la fin de ses vers. Mais je ne pensais pas à lui présenter mes excuses sur l’instant, trop occupée à balayer les siennes d’un geste distrait car elles n’étaient pas nécessaires. « Les clés sont faites pour que tu t’en serves. » Je prononçais cette phrase dans laquelle vinrent volontairement se nicher l’amusement et l’habitude de la récurrence, de l’évidence. Ce n’était pas la première fois qu’il l’entendait, je m’étais mise à la répéter avec complicité, après quelques années, à chaque fois que le réflexe de s’excuser d’être là, même à demi-mots, se dessinait dans ses paroles ou son attitude. « Mais ne fais plus ça à l’avenir, le coup de la porte, ça pourrait être dangereux. Pour toi, j’entends. » L’ébauche de ma plaisanterie résonna avec une intonation faussement menaçante. Je laissai ma main se reposer une seconde sur sa clavicule, au commencement de son épaule, avec douceur pour le saluer avant de le dépasser, m’avançant lentement dans la pièce, le regard désormais dirigé vers le piano, lointain. « Est-ce que … est-ce que tu veux me faire écouter ? » J’hésitais presque. J’attendais de pouvoir me rapprocher de ce que je m’étais mise en tête de retranscrire, il me semblait que c’était tout ce que j’attendais, ressentir de nouveau cette émotion brute, douloureuse et lourde, libératrice. Mais j’hésitais toujours l’instant venu car l’enthousiasme pudique de Stephen me persuadait qu’il était parvenu, en effet, à atteindre ce qu’il recherchait et que cela m’effrayait, autant que cela me fascinait. « Ou je nous amène quelque chose avant. Depuis quand es-tu là sans avoir bu ne serait-ce qu’un verre d’eau ? » Je me détournai du piano pour lui faire face de nouveau, soudainement concentrée sur lui, mon regard parcourant son visage à la recherche de signes de fatigue que je m’attendais à trouver sans peine. Je le connaissais, capable de se laisser entraîner dans son monde où tout ne paraissait plus que signes et indices, nuance indicibles et détails invisibles auxquels il s’abandonnait pour tenter de leur rendre leurs véritables formes et leurs lettres de noblesses. Je connaissais cette propension car je la possédais aussi.
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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyMar 23 Juil 2019 - 18:38

La main feutrée de Soheila se rattrapa tant bien que mal après avoir tenté d’agripper le vide ; il s’en veut à moitié, mais l’expression sur le visage de la jeune femme est trop mémorable pour qu’il s’en prive. Ressaisie, elle l’est rapidement : la danseuse n’a pas caractère à se laisser déstabiliser aussi facilement par une surprise aussi prévisible. « Les clés sont faites pour que tu t’en serves. » La phrase étire son sourire, il lève les yeux au ciel dans un geste à moitié théâtral, qui veut dire quelque chose comme ‘je sais mais je ne veux pas savoir’. Il la connaît la phrase, mais il sait aussi qu’on pourra la lui répéter autant qu’on voudra, jamais elle ne s’ancrera en lui jusqu’au bout. Comment s’empêcher de se sentir comme un voleur même dans les lieux hospitaliers ? Ça n’est pas une maladie facile, ni même répertoriée. Il est comme ça, à tout prendre avec des pincettes, à frôler les choses de peur de les casser ; qui blâmer ? Même avec les clés, une intrusion restait une intrusion. Surtout avec les clés. Parce que les obtenir avait nécessité une intrusion dans la confiance de quelqu’un. Et puis il est à la conquête d’autres clés, lui, vaporeuses, immatérielles, musicales. Le double-sens, qu’il soit volontaire ou non, lui plait. Il lui plait encore plus s’il est involontaire. « Mais ne fais plus ça à l’avenir, le coup de la porte, ça pourrait être dangereux. Pour toi, j’entends. » Des menaces ? Peu stratégique en face de l’esprit qui hante les lieux… « Je pense qu’à peu de chose près, tu tombais, sauf votre honneur, » rétorqua-t-il, faisant référence au timing serré dans lequel ils avaient tous deux voulu ouvrir la porte qui les séparait. L’équilibre de Soheila avait surtout été une question de chance. « A ta place, je ne serais pas aussi confiante quand je me déplace ici... » C’était le lot d’avoir un fantôme (bienveillant) dans sa maison. Et puis, s’il était un poil plus mesquin et organisé, le sursaut de surprise de Soheila aurait pu se transformer en une sourde exclamation, ponctuée d’un bruit de chute. Il ne l’aurait jamais fait, n’est-ce pas ? N’est-ce pas. « Est-ce que… est-ce que tu veux me faire écouter ? » Il la suit du regard tandis qu’elle s’éloigne, laissant le bref contact avec son épaule s’évanouir dans l’espace aéré de la pièce. La question l’emplit d’un mélange d’appréhension et de malice. Il n’aimait pas répondre par oui ou par non aux questions fermées, parce que c’était précisément ce qu’elles attendaient ; il préférait tourner autour, tester leurs limites candidement, faire comme s’il n’avait pas bien compris. Oui, non, c’était d’un ennui… il aimait sans concession les nuances, jusqu’au moment où il n’aurait plus le choix. « Je ne sais pas. J’hésite. Peut-être que je devrais recommencer à zéro. » Si Soheila était bien placée pour savoir qu’il était parfaitement capable de penser ces mots, le sourire à mi-chemin entre la raillerie gentille et l’innocence indiquait bien qu’il n’en avait nullement l’intention. D’ordinaire il avait le recroquevillement facile dès qu’il décelait une pointe d’intérêt envers ce qu’il faisait ; aujourd’hui il était d’humeur légèrement plus provocante. Provocante n’était pas le mot… disons plus espiègle. « Ou je nous amène quelque chose avant. Depuis quand es-tu là sans avoir bu ne serait-ce qu’un verre d’eau ? » « Boire, c’est vraiment surfait. C’est ce que je me dis à chaque fois que je frôle le malaise de déshydratation. » Il joue encore de cette balance fragile entre l’ironie et l’ingénuité. L’alimentation, chez lui, ça se limite à la survie ; ça lui faisait toujours une dépense en moins. « Laisse, j’y vais. Café pour toi ? » Il ne lui laisse pas le temps de répondre qu’il disparait dans la cuisine avec plus d’assurance qu’il n’en a pour parcourir les quelques mètres de son appartement, en long et en large. Quelle idée de penser à lui ? Au diable la mort, s’il mourrait les mains sur les touches. A d’autres, l’angoisse de la disparition finale. Encore de l’abstrait. Pas sa came.

L’excellente machine a tôt fait de délivrer son expresso, et il s’en revient en un battement de cils sur le chemin connu de sa mémoire. Il ne sait pas quelle étrange assurance lui a fait apporter ce café, mais l’intention est louable — en espérant que Soheila n’aurait pas décidé que ce jour-là devrait être marqué d’un jus de fruits. Avant qu’elle ne lui fasse la réflexion qu’il n’a rien pris pour lui, il lève les mains en guise de défense. « J’ai pris un verre d’eau, ça me suffit. » Stricte vérité. (Ou pas.) Son corps est un véhicule dont il ne prend pas grand-soin, mais ça l’indiffère. Elle pouvait bien creuser son visage pour y trouver l’épuisement, il n’y aurait sûrement pas grand-chose de nouveau ; en soi, il était toujours épuisé, mais c’était un plaisir. La fatigue, chez lui, ce serait la santé, ce serait le spleen de l’incapacité à créer. Tant qu’il était en mouvement, il ne sentait pas la lassitude. Il lui tend le café. Pose une main désinvolte sur le dessus du piano, pensif, comme s’il jaugeait l’instrument. « Est-ce que tu as raison d’être impatiente ? » Il pose la question nonchalamment, la laisse en suspens sans vergogne, sur un air voilé de défi qui ressemble peu à sa timidité habituelle. Il ne sait pas ce qu’il lui prend de jouer avec un feu qui peut très rapidement le brûler, mais la phrase lui est venue d’une traite, naturellement, en un souffle. Peut-être que c’est juste un énième mécanisme de protection contre l’abîme de confiance qui lui ronge les mains — peut-être que ça lui plaît d’étirer le moment. Le calme de l’appartement lui plait. Docile. Collaboratif. Il pourrait l’écouter toute sa vie. Dégagés de toute nuisance sonore, sans voisinage intempestif, les sons paraissent plus purs, de la plus agréable voix au glissement des pas sur le plancher. Il s’installe au piano — mais dos au clavier et donc face à Soheila, faisant exprès d’ignorer l’emprise magnétique qu’avaient les touches sur lui. Engoncé dans ses contradictions, heureux et indistinctement anxieux à la fois, il avait l’envie d’abaisser les attentes de Soheila qui combattait celle d’immédiatement dévoiler la chose — qu’elle soit un échec cuisant ou pas. « Rien de neuf à Sidney ? » Désamorçage du coq à l’âne, sa grande spécialité, comme ces images sans lien qui se succédaient dans son esprit. Il était assez attaché à la petite Emma pour prendre de ses nouvelles à chaque fois qu’il voyait sa mère. Et puis c’était encore un moyen habile de détourner le sujet, de papillonner autour, de battre des ailes en feignant l’innocence. Il savait à quel point le projet était important pour Soheila — et pour lui aussi —, mais il n’y avait que de cette manière-là qu’il mettait ses manies en sourdine. Il ne peut malgré tout pas se refuser une dernière parole, après avoir légèrement froncé les sourcils pour trouver le mot juste. Le mot juste ne vient pas ; alors il fait avec les siens. « C’est le silence, en un peu mieux. » Qu’il lâche naturellement, comme si les mots n’avaient aucune couleur énigmatique. Évidemment, aucune arrière-pensée arrogante n’ourlait la phrase — la seule chose sur laquelle il passait le doigt était le silence, le silence au cœur du projet, le silence qu’il fallait remplacer. Bientôt il faudrait le briser — et avec lui la solitude, l’angoisse, la souffrance, pour les recréer sous une autre forme, « infiniment plus triste et moins cruelle », comme dirait Supervielle qu’il n’avait pas lu, cependant qu’il ressentait, et c’était plus important. Mais, éphémère indécis, il tournait autour de la lumière sans s’y fondre totalement, amusé et inquiet de sa propre audace, épiant les réactions de Soheila pour ne pas avoir à regarder en lui.

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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyMer 24 Juil 2019 - 22:22

time to turn off the silence





Ces manies, ces manières m’arrachèrent un sourire comme à leur habitude. Je l’observais et je trouvais toujours cela rassurant, un peu fou, de retrouver, dans un seul de ses regards, les réminiscences de notre rencontre. Presque une dizaine d’années s’était écoulée pourtant, une dizaine d’années durant lesquelles nous avions évolué, ensemble mais loin, parfois, souvent. Et pourtant. Les souvenirs de ce moment dans cet hôtel continuait de me revenir par morceaux brisés, éclats de lumière dans la tempête de nos existences. Presque une dizaine d’années oui, mais il était parvenu, d’une manière qui m’échappait, à garder en lui des souffles de ce jeune homme un peu perdu, un peu rêveur qui, pour un rien, pour quelques notes, un peu de féérie, m’avait rattachée à la vie australienne qui ne faisait que m’échapper à cette époque. « Je pense qu’à peu de chose près, tu tombais, sauf votre honneur. » Je levai les yeux au ciel en opinant distraitement du chef, comme pour lui accorder une victoire à laquelle je n’accordais qu’une valeur factice. « A ta place, je ne serais pas aussi confiante quand je me déplace ici... » Le métal des clés à l’intérieur de ma main claqua légèrement contre son torse stoïque, assourdi par le tissu de son vêtement alors que je vins plaquer ma main sur sa chemise froissée pour le faire taire. Je fronçai les sourcils, faisant mine de prendre sa menace au sérieux. « Pourquoi, tu me prévois d’autres surprises ? » La confiance était cette notion abstraite que je n’accordais qu’à peu de gens en effet, certainement plus difficilement que mon empathie, cette dernière pouvant ensuite facilement tromper certains sur mon caractère. Elle n’avait pas été immédiate entre nous, non plus, mais je venais à penser que cela rajoutait à sa valeur. Respecter le rythme de l’autre avait posé les bases de notre relation. Donner quand l’autre était prêt à recevoir. Il était difficile de recevoir une amitié que l’on n’avait pas recherchée, que l’on avait espérée aussi m’imaginais-je. Aussi difficile que de la donner, peu de personnes semblaient s’en rendre compte. Nous étions portés par l’idée que chacun d’entre nous réclamerait de l’affection, de l’attention, à cor et à cri. Mais ce n’était pas le cas. Nous y étions parvenus tout de même.

Je le dépassai pour m’approcher du piano, consciente de son regard suivant mon avancée. Je devais avoir l’air hésitante, il en profiterait. Cela ne venait pas de lui, pour une fois, l’occasion était trop belle pour ne pas s’y reposer. « Je ne sais pas. J’hésite. Peut-être que je devrais recommencer à zéro. » Je me retournai vers lui, une lueur défiante au creux de mes pupilles s’échouant contre celles espiègles de Stephen. Nous en plaisantions mais je savais deviner ce que nous taisions ainsi. Nous avions besoin de mots, désormais, d’explications, d’esquives amusées et de dérobades pour ne pas aborder ce que nous étions supposés dépasser. Nous n’avions fait, dans un premier temps, qu’étudier l’affaire, inconsciemment, toujours sur le bord de fêlure, en apparence l’évitant. Mais le travail avançait, tout de même. Cela paraissait certainement lent, complexe, imprévisible, comme deux alpinistes marchant sur de la glace si fine qu’elle crissait au moindre faux pas. Mais nous marchions, au moins, nous avancions. Cela paraissait peut-être naturel pour certains mais là résidait la différence pour moi : je me remettais en mouvement. « Boire, c’est vraiment surfait. C’est ce que je me dis à chaque fois que je frôle le malaise de déshydratation. » Il était sérieux, la malice dans sa voix ne suffisait pas à cacher la sincérité presque désarmante derrière ses propos et je haussai les épaules car il s’agissait là de la seule réaction possible, la seule qu’il entendrait, qu’il accepterait. « Une autre de tes saines habitudes, » ne pus-je cependant m’empêcher de laisser échapper, piquante, toujours. Un pas de ma part vers la sortie suffit à décider Stephen de prendre les choses en main. « Laisse, j’y vais. Café pour toi ? » m’arrêta-t-il en s’éloignant déjà, lançant la supposition à la volée tandis que sa silhouette disparaissait dans le couloir avec agilité. Café pour moi, oui. Mes doigts vinrent effleurer le pupitre du piano, pensive, consciente, déjà, que mes insomnies n’avaient pas besoin de cela pour exalter, mais incapable de trouver la solution, j’avais depuis longtemps décidé de ne plus essayer. « J’ai pris un verre d’eau, ça me suffit. » Il était revenu, sans que je ne l’entende, encore une fois. Un sourire pour le remercier, un sourire pour accepter de le croire et je portai la tasse à mes lèvres. Je n’aurais sans doute pas dû et je savourai le goût du café comme un dernier acte de résistance destiné à s'éteindre. « Est-ce que tu as raison d’être impatiente ? » J’arquai un sourcil, amusée, face à l’impertinence dont il faisait preuve ce soir. J’étais impatiente et il le savait, prononçant ses phrases comme si elles eussent été une friandise savourée avec délice mais prudence. Il s’amusait, certes, mais je soupçonnais également cela comme étant l’une de ses dernières trouvailles, l’une de celles qu’il s’imposait à lui-même. Si je le désirais trop et que cela se voyait, cela constituerait-il une excuse pour lui de se dérober ? « Je ne le suis pas. Et tu frôles l’arrogance, c’est pas flatteur, tu veux bien t’asseoir ? » Je laissai mon reproche se fondre une seconde dans l’air, fermant les yeux sur l’étincelle de malice qui traversait sûrement mes yeux fatigués.

J’en plaisantais mais je ne m’étais toujours pas faite à l’aura artistique dont bénéficiait Stephen. Il ne l’exposait pas, inconscient des raisons capables de le pousser à l’arrogance, justement, mais il en possédait toutes les excuses : créant des émotions, rétablissant la vérité et de l’histoire, dans un monde où celles-ci étouffaient un peu plus chaque jour sous le poids du ciel. « Rien de neuf à Sidney ? » Il s’était installé au piano lorsque je me retournais pour lui faire face. Mais sa tentative de diversion fut couronnée de succès et il ne pouvait l’ignorer. L’évocation de Sydney me perdait, l’espace d’une seconde, en songes, en contemplation d’une vie dont j’ignorais la teneur, volontairement, mais de cette volonté n’échappait en rien la pointe de regret, troublant et douloureux. « Emma va bien. Je l'ai eue la semaine dernière, à sa reprise d'école. Comme d'habitude, toujours aussi curieuse, toujours aussi maligne, peut-être même trop, presque insolente pour son âge. Je me demande d'où elle tient ça ... » Je plaisantais mais j'étais attendrie, je ne savais plus si je savais le montrer, l'assumer. Le sourire était resté intact, lui. Le léger sourire, ce quelque chose qui ne se rectifiait pas tandis qu’il se taisait. Je le laissais faire, sans contrer. L’impression qu’il s’accordait encore, le temps d’une mesure, une seconde de repos non illusoire après des heures certaines de travail, solitaires, me traversa l’esprit. Comme traduire ce qu’il devait faire entendre ? Je m’autorisai un sourire vague car il savait qu’il n’avait pas à le faire, et pourtant. « C’est le silence, en un peu mieux. » laissa-t-il finalement échapper avec une simplicité qui n’avait de vraie que l’apparence. Je marquai une pause comme pour me remémorer ce que je connaissais désormais comme les recoins de mon âme. Il continuait de me paraître insaisissable, pourtant, ce silence. Il fallait sans doute des mots que je ne possédais pas, des expressions qui m’échappaient, des images que j’étais incapable de former ou des adjectifs savants visant juste. Il fallait surtout d'autres silences, oui, des notes comme des aveux sans paroles, ces presque rien qui signifiaient tout et pour lesquels j’avais remis ma confiance entre les songes de Stephen. « Quelque chose que je n’ai pas encore réussi à recréer alors. » Non sans me rendre compte, à chaque fois, de guetter une présence, quelqu’un ou quelque chose qui me serait trop familier, trop réaliste, consciente de leur capacité à me heurter violemment si je l’approchais d’un peu trop près car cela voudrait dire qu’il existait en dehors de moi, enfin, ce silence. Il fallait de la poésie pour le recréer, dénué de désarroi. « Mais je te crois. Le silence est habité de nombreuses choses que tu possèdes déjà. Montre-moi. » Rappelle-moi. La poésie, Stephen la possédait. Ma voix était sobre et douce à la fois, mélange disparate mais étrangement harmonieux, transposant la délicatesse de l’évènement et l’intrication des espoirs insatisfaits.
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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyJeu 25 Juil 2019 - 15:56

Dix ans. Presque dix ans. Même chose — ça n’avait rien de normal pour lui. Les gens ne s’attardaient pas dix ans autour de son existence. Peut-être que c’était l’alternance des périodes de proximité et d’éloignement qui avait permis à cette relation de ne pas se briser prématurément comme il savait si bien le faire — malgré lui. La patience ; là était sûrement l’une des clés. C’était l’empressement de tous ces gens qui entraient dans sa vie pour mieux en claquer la porte qui leur faisait fracasser la chambre de ses états d’âmes. Visites trop prolongées, pas assez prolongées, intérêt seulement pour les meubles ; et ils partaient, partaient toujours, comme des coups de vent qui ne servaient qu’à lui rappeler qu’il était encore dans ce monde (peut-être). Soheila n’avait pas cherché à lui arracher quelque chose qu’il n’avait pas. Elle avait accepté que ce qui devait se construire se fasse naturellement, avec le temps qu’il faudrait pour ne pas froisser les fibres délicates de leurs intériorités respectives ; et elle était encore là. Ça l’intriguait presque de comprendre le pourquoi du comment, mais il n’aimait pas se poser trop de questions sur les liens qui l’unissaient aux autres, préférant se fier à un instinct précaire. Cela ne voulait pas dire que les personnes en elles-mêmes ne l’intéressaient pas ; au contraire, il se passionnait de les décrypter, œuvres d’art uniques, vivantes sous son œil distrait. Pour Malraux, on ne connait jamais un être ; on cesse parfois de sentir qu’on l’ignore. Stephen avait cependant envie de croire, sans jamais chercher à forcer de quelconque barrière de peur de casser quelque chose qu’il n’aurait pas la force de réparer, qu’il commençait à connaître Soheila. Tout ça depuis l’hôtel. Il accomplissait sa part du deal, ne demandant pas ce qu’il était impossible d’obtenir. Ça avait toujours fonctionné, n’est-ce pas ? Qu’est-ce qui pourrait rompre cet équilibre ? « Pourquoi, tu me prévois d’autres surprises ? » Il hausse les épaules. « Sait-on jamais. » La remarque sur son mode de vie assez peu mens sana in corpore sano, lancée avant qu’il ne s’évanouisse dans la cuisine, ne l’affecte pas. Il a conscience d’être toujours en décalage, un pied dans l’immatériel, le vague. « Je ne le suis pas. Et tu frôles l’arrogance, c’est pas flatteur, tu veux bien t’asseoir ? » Sa fossette se creuse encore un peu, comme si c’était précisément la réaction recherchée. « Ça te donnera une raison de plus de ne pas trop me faire confiance. » Le jour où il ne passerait plus les portes, il faudrait sûrement vérifier si on ne l’avait pas remplacé par quelqu’un d’autre. « Emma va bien. Je l'ai eue la semaine dernière, à sa reprise d'école. Comme d'habitude, toujours aussi curieuse, toujours aussi maligne, peut-être même trop, presque insolente pour son âge. Je me demande d'où elle tient ça... » Emma et son sourire d’enfant éveillée et déterminée à arracher leurs secrets aux adultes se dessinent sous ses yeux à mesure que les nouvelles tombent. Espiègle, active, son caractère n’était pas sans annoncer des couleurs semblables à celles de Soheila. Même sans se laisser avoir par son biais affectif, il percevait que la vivacité d’esprit de la petite n’avait rien d’une affabulation destinée à conforter les parents ; et des questions, et un acharnement, de sa voix nasillarde de fillette. Peut-être que le tempérament de sa mère avait littéralement imprégné l’enfant, depuis cette grossesse où Soheila avait mis un certain temps à comprendre qu’elle ne pouvait tout simplement plus mener ses activités habituelles sans nuire au bien-être de l’embryon. Mais les conversations à distance entre Emma et sa mère étaient le symptôme d’un mal que Stephen pressentait, même sans le vouloir, à la manière d’une bille palpée sous une écharpe de satin. Surtout lorsqu’on savait que trois enfants sur quatre d’un couple divorcé vivaient exclusivement sous la garde maternelle ; ce deuxième extrême n’était pas non plus positif, mais permettait de mettre en relief les raisons profondes qui avaient accompagné le choix de Soheila. « Et je crois savoir que ça ne va pas en s’améliorant, » plaisante-t-il, imaginant bien qu’Emma avait les bases d’un caractère bien déterminé où saillaient certains traits caractéristiques de l’américaine. « Elle sait ce qu’elle veut, il n’y a pas plus belle qualité. » Charme de l’enfance qui ne se souviendra pas d’elle-même, mais qui pourtant dans ses rires cristallins et ses émerveillements pose l’incipit d’un roman fabuleusement complexe. A cet âge, on n’avait rien à foutre sous le tapis, pas de poussière à regarder s’amonceler dans sa vie.

« Quelque chose que je n’ai pas encore réussi à recréer alors. » Peut-être qu’il n’a pas bien entendu, mais cette phrase met un certain temps à l’atteindre. La musique est le silence entre les notes, a dit Debussy. Et le silence, c’est un peu la peur du vide que la mélodie devait dompter, que le musicien devait friser, sur le fil ténu qui séparait le son du sens. « Mais je te crois. Le silence est habité de nombreuses choses que tu possèdes déjà. Montre-moi. » Montre-moi. Les mots se répercutent dans la caverne éthérée de son esprit. Il aime leur dimension visuelle. La musique n’est pas moins visuelle qu’autre chose ; elle est simplement un autre canal de communication. Montre-moi. Et il se rend compte avec terreur et délice qu’il est dos au mur — et au piano —, alors il se retourne comme pour confronter le spectateur silencieux de cette conversation, celui qui attend patiemment son heure, harcelé pendant des heures, puis délaissé au profit des notes moins harmoniques que jettent les mots dans l’air. Mais je te crois. Non, il ne faut pas me croire. C’est la dernière chose à faire. Il ne faut même pas croire que tu peux me croire. Croire, c’est de la foi, c’est quelque chose qu’il ne maitrise pas, ça se loge en lui et il ne sait qu’en faire. Il ne dit rien, mais il sait qu’elle peut lire ce silence-là — elle en a la clé depuis longtemps ; ce silence qui dit toute cette dentelle d’incertitudes, qui le fractionne en morceaux d'âme fébriles, enchevêtrement de doutes, de méfiances qui sont autant d’obstacles qu’il s’impose à lui-même, effrayé de la ligne droite, de la facilité, d’apercevoir le bout du chemin ; d’ailleurs ce qu’il a fait n’est pas fini, c’est une ébauche, c’est un fragment, et puis merde, il aurait dû la fermer, ou même pas venir, comme d’habitude, peut-être qu’avec un jour ou deux, une semaine ou vingt encore, il aurait mieux, un truc à montrer, hein ? Il y a ces mots dans le silence, ou bien il n’y a qu’un délire de son imagination et elle attend toujours de voir, de jauger la manière dont il aura arrangé son silence à elle… Il faudra bien commencer, se jeter dans le vide — et quel vide…

Dès le premier contact avec les touches, il cesse totalement de penser à lui-même. La porte se ferme sur toute pollution de son esprit. La seule chose importante est qu’il disparaisse tout à fait, que ses mains se confondent avec l’instrument, que son corps devienne une simple passerelle entre sa pensée et le monde extérieur. Ce n’était pas l’affaire de jouer ; tout le monde peut apprendre à jouer. C’était de faire apparaître la musique qui lui brûlait les doigts comme si elle avait toujours été là, attendant son heure et que quelqu’un ranime les bougies décrépies pour la révéler au monde ; pour qu’on se dise, ‘ça, ça a toujours dû exister’ ; mieux, pour qu’on se dise, ‘ça, ça m’a toujours manqué’, et je ne le savais même pas, pour qu’on se demande où on avait été tout ce temps, sans cette mélodie pour tout éclairer, pour tout embraser les cordes raclées de souvenirs qu’on gardait jalousement en soi faute de savoir s’en servir. C'est cette idée de 'manque' qui l'obsède, qu'il lui faut combler. La vibration des premières notes le fait basculer dans l’autre monde ; il ne quitte plus des yeux sa partition invisible, le souvenir très net des fragments de chorégraphie de Soheila, et toute la charge tacite qu’il ne peut que frôler du doigt ; entre lui et sa musique, il n’y avait que la danse, et il devait deviner derrière, en filigrane, des symboles inconnus ; jamais créer et retrouver n’avaient semblé avoir des sens si semblables. Son seul support est la chorégraphie ; il n'est pas une note qui vibre seule, sans qu'il ne visualise très nettement ce qui va avec. La mélodie s’élance vive, irrépressible comme de l’eau glissant sur des paumes, dans l’ambiguïté étrange entre une voix harmonique qui s’éraille à force de se démener pour vivre et une autre, plus proche du cœur, murmure inlassable, frisson dans l’ombre. Elle y reconnaîtrait des écailles de ce qu’il avait déjà pu lui montrer auparavant, noyées dans le reste ; mais il y avait là une fluidité qu’il n’avait encore jamais trouvée, dans l’indistinction voulue des genres. Même bataille, où le classique amarré dans sa peau s’émancipe en une empreinte cachetée par le désir de ne plus compter sur les codes de la composition mais sur la seule expressivité, libérée de nom ; ce n’est pas la langueur du blues, la pétillance du jazz ou l’esthétique du classique ; il prenait, partout, dans la mémoire des années passées à se goinfrer de toute la musique qui lui passait sous la main, l’envers de chaque style, résolvant les discordances à l’oreille, tension comme maître mot, déranger pour faire vaciller tout équilibre émotionnel. Il se rend compte qu’il avait prévu de ne jouer que certaines parties dont il était sûr, mais il en inclut d’autres, presque malgré lui, dans la continuité des notes, parfois à la limite de ne pas pouvoir rattraper l’autre wagon, mais soutenu par quelque chose qui l’empêche d’abandonner ou de trop réfléchir à ce qu’il fait — disparaître derrière la musique, comme d’habitude, tu sais faire, ça ? Il y est, il n’en sort plus, et il s’applique d’autant plus qu’il veut effacer toute trace de fatigue, d’acharnement. Il lui livre en bloc tout ce qu’il a pu réunir à partir de ses mouvements, quelque chose de largement plus long que l’espace de danse qu’elle lui a fourni, mais il ne sélectionne plus consciemment, laissant ses mains réunir le meilleur de ces jours de réflexion douloureuse.

Il s’arrête. Pause. Est-ce que c’est fini ? Tout ce qu’il y avait de son disparaît. Il suit cette évanescence d’une oreille faussement distraite. Ce silence... toujours là, à les épier... le silence entre les gens, le silence entre l'être et ce qui lui arrivait, le gouffre dans chaque atome, la peur de l'incomplétude... Il la laisse simplement finir son mouvement, pour mieux le rattraper en plein vol ; et après les secondes de vide, ça reprend doucement encore, plus doux que rien, avant que la main gauche ne vienne asséner encore le rythme grondant du doute, échelonné dans les graves, lourd et lent. Mais la mélodie éclate encore, main droite fébrile, mélodie de la solitude craquelée de tensions où plane l’ombre d’un espoir, ménagé, jamais résolu complètement. Elle épouse la faim de la main gauche, se libère d’elle-même et du reste, enveloppée dans ses accords, et il les regarde naitre et renaître, un peu stupéfait qu’ils soient restés les mêmes que dans sa mémoire, comme s’ils auraient pu s’y détériorer, érodés par une mécanique mystérieuse et inconnue qui lui faisait paraitre laid tout ce qu’il jouait. S’il parvenait à éloigner ce sentiment, c’était bien parce qu’il ne jouait pas pour lui mais pour Soheila ; et la pensée qu’elle n’avait jamais entendu ce morceau, qu’il lui fallait voir comme il voyait, mettait dans ses gestes une sensibilité accrue tandis qu’il entamait les vingt dernières secondes de ce qu’il avait pu construire d’audible. Le chaos des deux voix se fond en une seule, aussi légère dans l’escalier des harmonies que dissidente dans cette note sourdement douloureuse qui ne disparaît pas complètement, jusqu’au dernier accord qui s’échappe du piano, seule lumière certaine dans l’incessante dualité entre clair et obscur créée par ses doigts. Et quand il se rend compte qu’il a fini, il ne comprend pas très bien, il n’a même pas l’impression de se souvenir de ce qu’il vient de faire. C’est comme s’il s’arrachait un poumon pour l’exhiber sur l’instrument, tout comme Soheila avait dû arracher une partie de ce qui cachait la cicatrice pour lui permettre de la recréer en musique. Il regarde sa main gauche, hébété, comme si elle ne faisait pas partie de lui. Après ce qui lui a semblé une année complète en dehors du monde réel, les mots lui reviennent aux lèvres. J’espère qu’il y a au moins une partie qui te plaira. Juste un bout. Une note. Je ne sais pas ce qui m’a pris. C’était pas ce que j’avais prévu. Peut-être que j’ai tout oublié. Hein ? Non, ne dis rien, c’est mieux. Si, dis quelque chose. J’en sais rien. C’est sûrement à des années lumières de ce que tu voulais. De toute façon, on a tout le temps, n’est-ce pas ? J’y retravaillerai, avec la chorégraphie, je reprendrai tout. Je sais faire que ça, et au final je ne sais même pas le faire. Mais les mots ne sortent pas. Le silence reprend ses droits. Et il a l’impression, peut-être totalement erronée, que ce n’est plus le même silence — qu'il y a une brèche dans le vide.

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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyVen 26 Juil 2019 - 2:34

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« Et je crois savoir que ça ne va pas en s’améliorant. » J’acquiesçai, lointaine, car c’était tout ce que je pouvais faire. Croire et imaginer avec lui la jeune fille qu’elle deviendrait, me demandant si je serais là pour en être témoin, éloignée contre mon gré par l’enchaînement d’une de mes missions ou simplement par ma confondante capacité à fuir tout ce qui pouvait me retenir. Le père d’Emma avait bien cru, à mon retour, que mon incarcération en Chine, la peur de ne plus revenir, la peur de disparaître, m’aurait fait changer, réaliser ce que j’avais été sur le point de perdre. Mais ce n’était pas la première fois que cette idée s’implantait dans mon esprit, le danger était ailleurs, partout, à chaque fois que je m’envolais pour un autre pays. Je m’étais forcée à constater mon incapacité à accorder à ces expériences la valeur qu’elles étaient supposées porter. Incapable de retenir des évènements tragiques les procédés de reconstruction qu’ils portaient pourtant en leur ombre. Je n’en connaissais que l’autoprotection dont je me parais, je n’étais pas capable de rompre avec les afflictions car celles-ci me maintenaient debout mais que je refusais de saigner du cœur. Cela n’avait aucun sens, aucune logique recevable. Mais c’était peut-être cette insignifiance qui se chargeait de me sauver, quelque peu, ce détachement qui m’affranchissait des précautions et parvenait à me faire continuer. « Elle sait ce qu’elle veut, il n’y a pas plus belle qualité. » Un sourire vint accueillir ses paroles car il avait raison, et c’était tout ce que je souhaitais pour elle, même dans l’ombre, même absente, surtout absente. Elle savait ce qu’elle voulait, oui. Et pour l’instant, j’en faisais partie. Je disais pour l’instant pour ne plus souffrir, pour me persuader que le manque ne serait que passager de son côté. Du mien, j’avais fini par admettre qu’il ne passerait jamais mais que je ne savais le combler. J’avais été prête à réaliser que ce manque devrait définir ma vie, pour toujours, si cela signifiait pour elle qu’elle serait capable de construire du plein sur ce semi-vide, difficilement, peut-être, mais pas impossible. Je me concentrais pour l’instant sur Stephen et ses hésitations, Stephen et son humour soudain mis en suspens comme s’il acceptait enfin de me révéler des bouts de sa création inachevée en un synopsis attractif et effrayant. Le silence, mais en mieux, comment étais-je supposée résister à l’envie d’y assister ? Il se retournait finalement, m’offrant son dos en spectacle et je l’observais élever ses mains au-dessus de l’instrument, comme il me semblait l’avoir fait des dizaines, des centaines de fois, auparavant. Je devrais avoir l’habitude, je devrais anticiper le piano qui bientôt disparaîtrait ou se transfigurerait, ses lignes s’estompant derrière l’aura de Stephen ou emplissant son enveloppe pour ne plus faire qu’un avec cette dernière. Mais je savais déjà que ce ne serait pas le cas, que cela me saisirait comme à chaque fois.

Les gammes de Stephen, sur l’instant, s’émancipèrent des accords de la clé, semblant s’appliquer à rythmer les pulsations de mon cœur comme s’il les devinait désordonnées et emballées, comme si les altérations dont j’étais victime étaient aussi simples à évaluer et à moduler que l’étaient les harmoniques d’un instrument. Comme s’il parvenait à écouter aussi bien les moindres bruissements qu’il n'entendait les échos résonnants. Les premiers mois de mon isolement, j’avais pensé avoir perdu cette capacité-là, je l’avais perdue en même temps que d’autres plus évidentes, plus écrasantes, plus vitales, occultant ainsi le fait que celle-ci demeurait tout aussi estimable. Les jours dans cette cellule possédaient ces bruits dans leur multitude et ces bruits croulaient eux-mêmes sous leurs humeurs. Je n’arrivais plus à les écouter tous en même temps, ils s’opposaient, se contredisaient, me crevaient les tympans pour tenter d’inscrire dans mon esprit rompu l’illusion du mouvement. Mais je demeurais sur place, retenue au sol et, les semaines passant, je m’étais astreinte à les retrouver, à les recréer, à les danser pour les endurer dans leur entièreté, ces bruits de la colère et de l’espoir, ceux de l’attente, aussi. Je m’étais forcée à les mettre en mouvement pour les distinguer, luttant contre le fait qu’ils sonnaient tous désormais comme ceux du temps perdu. Et Stephen les saisissait à son tour, sous mes yeux. J’avais retenu ma respiration dès le début, ou peut-être avais-je oublié de respirer durant quelques secondes, me plongeant dans sa musique comme nous nous immergions dans l’eau. Mais la mélodie mua et avec, c’est mon corps qui se remit en mouvement. Mes mains s’élevèrent devant moi, lentement, très lentement, recréant à elles seules les séquences de chorégraphies de mes bras, de mes jambes, de mon corps, les séquences que j’imaginais correspondre à ce qu’il transcrivait. Les yeux fermés, je comprenais ce qu’il me montrait mais c’était mes mains qui le lui exprimaient car c’était ainsi que la danse était née en premier, dans cette cellule trop étroite pour m’y mouvoir, au bout de mes doigts volant dans le vide. Ils décidaient de se rappeler ce qui m’avait tenue éveillée, dans cette case grisâtre et humide, ce que j’aimais, ceux que j’aimais accolés, toujours, à la colère que je préférais à l’allégresse, cette dernière m’ayant transformée en mauvaise combattante. La colère, oui, qui faisait bouillir le sang, et qui m’avait rendue à la vie car elle était sa forme même, sa première vocifération. Cette colère se déployait dans la majesté des gammes vives sous les doigts de Stephen comme elle l’avait fait dans mes pieds qui écorchaient le plancher avec une légèreté contradictoire. Il y avait des erreurs qui n’en étaient pas entre ses doigts, des accords archaïques qu’il rendait modernistes, conscient ou non de l’esthétique raffinée et marginale qu’il était en train de leur offrir. J’étais perdue dans mes songes mélodieux et rythmés, alors que mes pas me menaient vers la grande fenêtre de la pièce, mais pas suffisamment pour ne pas être capable d’appréhender la force et le travail du tableau qu’il était en train de me présenter, sombre et étincelant, joué avec une vigueur candide et une rigueur de véracité qui me fascinaient, qui m’avaient fasciné dès les premières notes. Il saisissait le tumulte de la solitude, la symétrie parfaite du silence assourdissant, les douleurs physiques de l’immobilité, il me semblait être de nouveau transportée au milieu de la bataille. Et le silence réapparut. Je suspendis mes gestes et demeurai immobile car les respirations de Stephen restaient inaudibles et que rien ne présageait la fin. Une note surgit de nouveau, comme un assaut malgré la douceur, et j’abaissai mes mains. Je me retournai pour lui faire face et surpris son expression alors qu’il reportait son regard déjà sur les symétries noires et blanches du clavier ivoirin.

Je m’approchai, contournai les courbes du piano à queue pour venir me reposer en douceur sur les côtés de l’instrument, en face de lui. Mais son attention ne m’était pas destinée et je devais avouer que la réciproque était vraie. Elles l’étaient sur ses mains qui s’étaient remises en mouvement, semblant presque au-dessus du vide, et je les observais sans y penser. Il y mettait de l’ardeur, de la concentration, de la vivacité et je me demandais s’il était conscient du pouvoir de ses doigts, tels de minuscules papillons aux fragiles battements d’ailes, possédant pourtant cet étrange pouvoir de générer chez moi de lointaines tempêtes nées dans un autre bout du monde. Je m’étais interrompue pour me rapprocher de lui et de l’instrument, délaissant les gestes et la chorégraphie car je n’avais pas peur de ne pas la retrouver, peur d’interrompre le fil de la créativité. Je ne créais rien, je revivais. Et le fil de cette vie s’étendait à l’infini, invisible aux yeux des autres mais pas aux miens, il me suivait toujours, partout, prêt à me rattraper à la moindre occasion. Je craignais de ne jamais réussir à m’en défaire mais, pour le faire, sans doute fallait-il que j’en vienne à bout. Aussi m’en emparais-je de nouveau, tous les jours, dès lors qu’un nouveau souvenir émergeait. Je ne me souvenais plus des débuts de cette envie, ce besoin de recréer ce que j’avais imaginé là-bas, pourtant de retour, pourtant libérée. Aux premiers jours de mon retour, j’avais dû raconter, me souvenir, feindre de tout révéler alors que j’en cachais la majorité. J’avais eu l’impression d’être chassée de ma propre vie tandis que mon histoire s’ébruitait, faisait le tour des médias et de la presse et j’étais retournée, rapidement, à ce qui semblait m’appeler, retournant me faire prisonnière de mon imaginaire tant que je n’étais pas capable de l’extérioriser. Comment Stephen était-il parvenu à se saisir de tout cela ? Comment était-il parvenu à retranscrire avec autant de justesse et durant de longues minutes – combien, je l’ignorais, le temps me semblait être suspendu – le peu que j’avais pu lui montrer, le peu que je m’étais sentie capable de lui révéler sans m’effondrer, sans perdre la face, sans renoncer à mes apparences. Il me fallut un instant pour réaliser. Je clignai des yeux avec lenteur, m’apercevant que ses doigts ne touchaient plus le clavier et qu’il les regardait à présent, lointain, comme des êtres étrangers. Le silence s’était de nouveau instauré et je ne m’en étais pas rendue compte sur l’instant, le percevant comme un simple prolongement familier de ce qu’il venait d’accomplir. Mais il se taisait et moi aussi.

Il me sembla un moment que je ne serais pas capable d’apposer des mots sur ce qu’il venait de se passer, intriguée à l’idée de poser mes pupilles sur son visage, ne pouvant m’empêcher de penser l’entente de ses mélodies comme une présomption obscure non pas capable d’entacher son esprit, ses humeurs, mais se chargeant tout de même de révéler cet autre entassé, étouffé de tout ce qu’il retenait et qui venait de s’échapper, délaissant son appréhension de m’avoir comme public. Mais je n’étais pas un public, pas ce soir, pas pour cette composition. J’étais sa complice. Son regard attrapa finalement le mien dans le reflet du couvercle, surplombant la table d’harmonie de l’instrument, et je lui souris, de loin, de très loin, sur la rive d’un autre songe. Je passai lentement mes doigts sur ma joue, à la recherche de larmes invisibles et sèches, inexistantes. Je ne savais plus pleurer, de tristesse, de rage, ou d’émotion, et cette dernière était pourtant écrasante sur le moment, je ne me souvenais plus de leur dernière manifestation. Peut-être n’étais-je plus capable d’une larme car je restais effrayée que cela ne suffise pas, effrayée de craquer, de sombrer, enfin, et de me rendre compte que cela ne servait finalement à rien, non plus. Peut-être était-ce pour le mieux d’ailleurs, devant Stephen. Je craignais de l’effrayer, de lui faire faire marche arrière, accablé sous le poids d’une responsabilité que je ne voulais pas lui infliger. Je me demandais s’il l’était déjà, accablé. Si cela expliquait son silence. Je m’étais attendue à le voir se mettre en mouvement, aussitôt la dernière mesure envolée, je l’avais déjà vu faire. Désireux de ne pas faire face à une vague de compliments ou de remerciements, agir, s’agiter, faire du bruit, s’épancher sur un autre sujet, tout cela dans le but d’écarter tout échange de sentiments, d’épargner l’autre d’une parole ou d’une gratitude qu’il aurait jugée déplacée, s’épargner en retour d’une réponse qu’il ne trouvait pas adéquate, d’un fardeau qu’il jugeait trop lourd. Mais il ne faisait rien de tout cela, ses automatismes demeuraient étouffés. Il se jouait autre chose, aujourd’hui.

J’inspirais finalement avec mesure en posant ma main sur le cadre laqué du piano. « C’était … » Mon timbre fêla le silence et s’interrompit, cherchant à discerner la note la plus évidente pour poursuivre. Beau ? Que venait faire la beauté dans ce qu’il venait d’exprimer. Rien. Un jugement de goût commun, me semblant presque simpliste. La notion de beauté n’avait pas sa place dans ce que nous nous acharnions à créer depuis quelques mois. Rien n’était beau dans mes souvenirs embrumés. Sublime peut-être. La sublimation tragique des pulsions et des mouvements correspondait mieux qu’une émotion esthétique, oui. « Authentique. » Le mot était finalement sorti de lui-même, perdu dans les tréfonds des vibrations de ma voix que je n’arrivais pas à maitriser. « Indéniablement juste et authentique, oui. » repris-je finalement à voix basse, confirmant mon instinct premier. « Je crois que tu l’as. » Quoi donc ? Les notes condamnant le silence, les accords qui l’emportaient sur le vide. « Attends que je te montre le reste, maintenant. Mais on va peut-être attendre un peu. Un mois. Ou six. » Le reste, la crasse et la peur, les cicatrices et les larmes devant l’absence d’horizon et les murs de pierre. Le reste englobait ce tout qui ne disparaissait pas. Mais il était trop plein pour que je ne l’exprime avec solennité en plus, alors la fin de ma voix s’enchevêtra d’un sourire presque rieur, détaché et délicat, pour contrer ce reste et Stephen qui me regardait d’une telle façon, toujours, avec une telle gravité innocente, que je me revêtais aussitôt d’une douce ironie pour m’en défaire.
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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyVen 26 Juil 2019 - 14:48

Il n’a levé les yeux qu’une fois, durant le silence maitrisé qu’il avait laissé durer pendant quelques secondes ; saisissant, une fraction de seconde avant de les reporter, le mouvement gracile de la jeune femme. Il n’était pas obligé de regarder les touches, à vrai dire, ça n’était absolument pas nécessaire. Il s’y forçait. Peut-être qu’il avait peur de surprendre quelque chose qu’il n’avait été explicitement autorisé à voir. C’était plus simple de plonger. Fermer les yeux, pour mieux voir… et quand elle parle finalement, prenant autorité sur le silence, il perçoit quelque chose de presque troublé dans sa voix, sans s’autoriser à l’interpréter comme une validation qu’il désire et redoute en même temps. Authentique. Il ne se pose pas beaucoup de questions sur le mot. A vrai dire, il porte plus d’attention sur la voix elle-même, ses modulations, comme si la musique n’avait jamais cessé et qu’elle la prolongeait sans le savoir. « Je crois que tu l’as. » Il ne sait même plus à quoi elle fait référence, il entend juste le verbe croire, écho de quelque chose sur lequel il ne peut mettre de nom. Il n’a rien, rien d’autre que la prétention que rendre justice à ce qu’elle lui donne. « Attends que je te montre le reste, maintenant. Mais on va peut-être attendre un peu. Un mois. Ou six. » Un mois, douze, deux ans, plus ; descendre l’escalier qui mène vers le foutu placard des angoisses, des oublis, des malédictions, ça pouvait prendre des années, ça pouvait prendre tout une vie. Ils avaient le temps, n’est-ce pas ? Et cette simple phrase, l’obtempération qu’elle lui accordait pour continuer lui fait prendre conscience de l’importance qu’a pris cette musique pour lui. Il avait l’impression d’avoir fait irruption dans un lieu inconnu qu’il ne se rappelait pas avoir cherché ; était-ce la prison dans laquelle Soheila avait passé onze mois de souffrance, ou bien quelque chose à lui qu’il ne soupçonnait pas, enfoui sous la neige, un peu des deux peut-être ? Il émerge de son aphonie, et sa voix, comme tout ce qui l’entoure, lui paraît étrangère. « On peut attendre autant que tu voudras. Ça tient à toi, c’est ton histoire. » Il ne sait pas si ce qu’il vient de dire fait sens. Ça tenait aussi à lui, quelque part, à ses hésitations, à sa capacité à ressentir des choses qu’il ne connaissait pas. Était-ce seulement possible d’y arriver vraiment ? Y aurait-il une fin à cette traversée du désert en quête de cicatrisation ? A vrai dire, ça l’angoissait moins si ça n’avait pas de fin. Les chemins à perte d’horizon, ça c’est son élément. Destination est un mot terrible. Elle recherchait la libération, bien sûr, ou tout du moins une voie pour vivre avec le trauma ; et lui, que faisait-il, interprète de douleurs qu’il ne peut pas comprendre, n’est-ce pas ? Il l’aidait. Toujours à vivre par procuration, à travers les autres, à travers la musique. Peut-être qu’il avait mis un peu plus de lui-même dans ces notes que ce qu’il voulait bien admettre, et cet égoïsme involontaire le culpabilisait. L’humeur curieusement séditieuse dont il avait fait preuve auparavant n’animait plus ses traits, balayée par la concentration et le sentiment de flottement qui l’envahissait après avoir donné tout ce qu’il avait à son instrument. Il se détourne du piano. Traître. « Je ne veux pas que ce soit douloureux pour toi. » Et la douleur, c’était ambigu ; la douleur de revivre les évènements, mais aussi la douleur de s’attacher au morceau, à la danse, à ce monde parallèle, la douleur de se laisser tomber dedans et de devoir en ressortir, cette douleur qui le perforait un peu à chaque fois que la réalité reprenait le pas sur l’art — la seule chose qui ne le lâcherait jamais, ou du moins qu’il ne lâcherait jamais, c’était une certitude, l’unique. Ça faisait peu.

Il lève le visage vers elle, pivote tout à fait pour croiser son regard, en face, comme s’il y cherchait les signes évidents de la sincérité. Pas au-delà, pas dans le mur, pas dans l’espace : elle. « Je suis… content que ça te plaise. Vraiment content, » qu’il souligne comme s’il savait qu’il était incapable de prononcer le mot ‘heureux’ — il a du mal avec tout ce qui est trop fort. Et puis, est-ce que ces paroles ont vraiment l’assurance qu’elles prétendent dégager ? Tu ne sais pas mentir, Steph, et ce que tu racontes est dans une zone floue entre le mensonge et la vérité. Tu ne trompes personne. En plein mouvement, il la rattraperait toujours au bout du phrasé mélodique ; mais les mots, c’était infiniment plus difficile. « Je vais retravailler tout ça. Il faut que ce soit… j’ai quelques variantes à certains passages, ce sera mieux. Il faut que ce soit toi. Pour l’instant, je laisse ça déborder, ça a besoin de… » Il ne finit pas la phrase, mais en pensée le discours continue. Il est rarement aussi rapidement à sec pour parler de musique, ou pour critiquer la sienne. Peut-être que Soheila a réussi à ralentir l’épanchement de ses insatisfactions. Une voix dans sa tête lui dit de se détendre, et pourquoi tu es dans cet état, c’est quand même pas la première fois que tu mets du cœur à l’ouvrage… un écolier devant son premier concert, un vieillard effrayé de se voir dans ses notes… c’est pas ton truc de parler aux gens, et puis malgré ce qu’elle t’a dit, tu n’es pas plus serein qu’avant de jouer. « Si ça t’aide, au moins un peu… » Et cette manie de remplacer le je par l’impersonnel, par sa musique, par cette distance, alors qu’il vient de jouer de la manière la plus personnelle qui soit ; il ne s’en défait pas. Il fait des efforts. C’est compliqué. Il ne sait pas quoi faire de lui-même, quoi dire ou quoi penser. Pourtant il n’aurait pas espéré meilleure réaction ; mais au lieu d’arriver à s’en réjouir, il a l’impression que le morceau l’a enveloppé dans une nouvelle nappe de solitude. « Tu le dirais, si ça ne te disait rien ? » Question posée calmement, presque pour lui-même. Quelle preuve lui faut-il encore ? Et quelle cruauté d’en demander ? Ses craintes sont irrationnelles, fondées sur du vent. Il ne veut même pas qu’on le rassure. Il ne sait pas ce qu’il veut. Peut-être qu’il ne veut rien, qu’il devrait arrêter d’attendre des réponses, parce qu’il ne sait pas celle qui le comblerait. A laisser des points d’interrogation en suspens, égrenés, sans arriver à se contenter d’un point final. « J’ai l’impression de ne plus pouvoir bouger les mains, » confie-t-il avec un rire entre la nervosité et l’étonnement qui brise le vague éloignement de son regard. Il en fallait plus que ça pour lui filer des crampes, musicien aguerri qui passait quotidiennement des heures à s’écorcher les doigts ; pourtant il a la sensation étrange qu’on vient de lui greffer des mains qui ne savent jouer de rien du tout, qui ne savent même pas lui obéir, gelées. La confession semble anodine. Pour lui elle ne l’est pas.

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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptySam 27 Juil 2019 - 15:09

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Personne ne sortait jamais vraiment des sentiers tracés, même si nous les croyions marginaux, au premier coup d’œil, même s’ils nous semblaient à l’écart, à l’abri. Il suffisait toujours de remonter à la source de l’âme, pour en comprendre les enjeux, pour en saisir l’évolution, si nous étions à ce point doué, pour saisir l’étincelle tout du moins qui guidait l’individu. Et je me tenais face à celle de Stephen. Je pouvais la toucher du bout des doigts, je pouvais voir son reflet et les ondulations de sa surface opaque dans le brillant du dessus du piano. Sa créativité. Sa musique. La mienne sans doute, inexorablement, il ne cesserait de le dire, mais qui comportait bien plus de lui qu’il ne pourrait le nier ouvertement. « On peut attendre autant que tu voudras. Ça tient à toi, c’est ton histoire. » Il avait toujours ce même regard lointain, depuis la dernière note. Ça l’était, mon histoire, mais il n’y avait pas que ça. Cette chorégraphie était devenue un asile de salut, un lieu de perdition et sa musique était devenue un support, plus qu’un accompagnement, un partenaire. Je m’interrogeais sur la nature réelle de ce qu’elle représentait au fond de lui, ayant décidé dès le début cependant de ne jamais le lui demander sans qu’il n’ait fait le premier pas. Stephen gardait les choses en lui, n’ayant vraisemblablement rarement l’envie de partager de peur de rendre ce tout réel, concret, palpable. Je lui laissais ce refuge pour ne pas l’altérer, jamais. Je possédais les miens également. Ils s’improvisaient de nulle part, surgissaient comme une offrande ou un obstacle, me permettant de me perdre autant que de me retrouver. J’en inventais un chaque matin, aux premières heures de la journée, en me laissant résorber ce café qui m’avait tant manqué dans le silence de mes retraites, un autre en me lavant du parfum des symptômes sous l’eau coulant trop longtemps, lorsque je m’imaginais si loin du reste dans la vapeur, ou en m’habillant du sceptre de la concentration et de l’éloquence nécessaire à ce qui allait suivre. J’en devinais un autre finalement, sans doute le plus nécessaire, en me menant vers les bureaux vitrés et les responsabilités croulantes de la fondation, comme si j’y dénichais chaque jour de nouveau une fenêtre par où me suspendre un peu plus encore. « Je ne veux pas que ce soit douloureux pour toi. » Je l’observai silencieusement se détourner du piano et ne répondis rien, car je ne possédais pas les réponses même si je l’avais voulu, mais également car ses mots me semblaient adressés autant qu’ils lui étaient réservés. « Je suis… content que ça te plaise. Vraiment content. » Je percevais sa sincérité puisqu’il ne parlait pas de lui, de sa satisfaction personnelle, qu’il ne le faisait jamais. Il n’était pas content de lui, il l’était pour moi.

J’entrouvris les lèvres, à la recherche des mots adéquats pour le rassurer davantage, sachant qu’ils ne seraient jamais suffisants, mais je l’entendis s’agiter aussitôt, repartir dans ses pensées, à la recherche d’un fil qu’il pensait rompu et qu’il voulait reconstruire aussitôt. « Je vais retravailler tout ça. Il faut que ce soit… j’ai quelques variantes à certains passages, ce sera mieux. Il faut que ce soit toi. Pour l’instant, je laisse ça déborder, ça a besoin de… » Je joignis mes mains sur le piano, relevai le menton avec lenteur, désireuse de ne pas l’interrompre, de ne pas le brusquer. Je voulais lever le voile sur son indécision, sa peur de ne pas être à la hauteur, son masque d’humilité. Mais ce masque était son identité et, lorsque je parvenais à en retirer un, c’était un autre que je trouvais de nouveau derrière. Il me semblait impossible de venir à bout de son inassouvissement, je ne cherchais pas à le faire, j’en aurais été bien trop hypocrite. « Steph … » commençai-je avec malice et tendresse, mais son regard cherchait de nouveau le mien, prudent, presque suspicieux. « Si ça t’aide, au moins un peu… Tu le dirais, si ça ne te disait rien ? » Une pointe de culpabilité vint serrer mon cœur. Bien entendu que j’aurais dû dire plus, dire mieux. J’aurais voulu laisser éclater mes émotions, sans pudeur, sans retenue. Mais elles étaient telles, et mes barrières si bien érigées, que je ne savais plus de quelle manière. Elles étaient telles que je les avais espérées perceptibles dans mon regard mais Stephen luttait contre les siennes, déjà, et je m’en voulus. « Je ne pourrais pas ne pas le dire, Stephen. » Je le rassurais d’une voix basse en me redressant quelque peu tandis qu’une sérénité étonnamment douce venait se peindre sur mon visage car cette vérité ne pouvait être remise en question. « Ce n’est pas une chose avec laquelle je saurais faire de compromis. » Il y avait-il quelque chose avec laquelle je savais faire cela, d’ailleurs ? Des compromis. Ces grands ennemis de la vie que j’avais décidé de me construire, ces compromis qui, pour moi, rimaient avec reniements, trahison, stagnation. Ils m’avaient joué des tours, ceux-là, m’avaient fait perdre bien trop, presque tout, ma famille même mais ces preuves d’amour, pour certains, n’avaient jamais réussi à s’immiscer en moi comme tels. « J’ai l’impression de ne plus pouvoir bouger les mains. » Je n’eus aucune réaction, cette fois. J’ignorais s’il était capable de penser que je m’en moquais, que je ne l’entendais pas. Mais je l’écoutais. J’avais écouté suffisamment de ses silences, après tout. Et je les avais compris, tout comme il comprenait les miens. Bien trop, bien trop pour être surprise de ne pas en être effrayée. J’avais écouté suffisamment de ses silences, pour me concentrer lorsqu’il décidait d’y mettre un terme.

Mais l’interrogation qui suivit n’attendit pas ma permission pour s’échapper dans l’air, entre nous. « Et si ça ne changeait rien ? Tout ça. » Tout objectif sans plan n'est qu'un souhait. Cette réflexion de Saint Exupéry résonnait dans mon esprit depuis mon plus jeune âge. C’était pour cela que je pouvais les révéler, que je les réalisais, car mes souhaits étaient des plans, toujours, n’étaient pas destinés à rester chimères. « Si on arrive au bout et que tout est toujours aussi difficile. Qu’est-ce qu’il me restera ? » continuai-je de nouveau dans un souffle. C’était un plan, un plan dans lequel je ne fondais aucun réel espoir, mais un plan tout de même. C’était toujours mieux qu’un rêve, je ne croyais pas en eux. Et j’avais soudain peur de sa stérilité. Je laissais mon regard se poser sur les doigts fébriles de Stephen comme si je venais de l’entendre, comme si je n’avais rien dit. Je passai une main fébrile dans mes cheveux et inspirai avec retenue avant de me redresser finalement sur mes jambes et de lui faire face. Je me mordis l’intérieur de la joue en plissant les yeux, une seconde hésitante. « Laisse-moi la place. » Je n’attendis pas réellement qu’il me réponde ou qu’il assimile ma demande, je le rejoignais déjà sur le rebord de la banquette rembourrée avant de me tourner aux trois-quarts pour lui faire face. Je cherchai à rencontrer son regard, désireuse d’y trouver l’éclat que ne me révélaient que trop bien ses appréhensions. Ses yeux étaient d’argent, je me l’étais toujours dit, le vertige et la confusion parvenaient à percer au travers de ses prunelles mais j’attendais patiemment un seul rayon m’indiquant qu’il m’écoutait, qu’il était là. Ses doigts tremblaient toujours, incapables de se mettre en mouvement pour retrouver ce qu’il avait égaré selon lui et je m’en emparai finalement, les saisissant entre les miens. « Tu le peux. » Je coupais ses hésitations et ses saccades muettes. Je capturai de nouveau son regard en haussant les épaules. « Tu le pourras toujours. » insistai-je d’une voix douce et ferme, comme si je ne faisais qu’énoncer une évidence et il s’agissait bien de cela. Il pouvait bien penser avoir peur du définitif, être incapable se concentrer, je ne le percevais pas ainsi. Je ne l’avais jamais perçu dépourvu ou volatile, s’il ne trouvait pas quelque chose, il en inventait une autre. Voilà tout.
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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyDim 28 Juil 2019 - 11:58

« Ce n’est pas une chose avec laquelle je saurais faire de compromis. » Bien sûr. Stupide question. Soheila, elle était cohérente avec ses idées, n’est-ce pas ? Elle ne disait pas oui pour dire non, comme lui, elle était entière. Compromis. Il avait un rapport ambigu avec eux. Il ne saurait dire si sa vie était un vaste enchainement de concessions ou une marche à l’aveugle au bord d’une falaise. Qu’est-ce qu’il est con de réclamer confirmation alors qu’il sait très bien que si elle lui mentait maintenant, c’étaient toutes ces années qu’elle remettait en cause. « Et si ça ne changeait rien ? Tout ça. » Pour une fois que c’est elle qui exprime le doute, elle semble beaucoup plus proche de lui, comme si l’incertitude était une manière plus sûre de l’atteindre que la confiance. Elle met les mots. « Si on arrive au bout et que tout est toujours aussi difficile. Qu’est-ce qu’il me restera ? » Si on arrive au bout. Ces mots le font frissonner. Elle a lu dans ses pensées. Et ça devient rapidement une obsession, ça foudroie son crâne, ça lui couperait le souffle : qu’est-ce qu’il restera, si c’est inutile et que leurs efforts s’évaporent, buée passagère sur la vitre qu’ils étaient censés briser ? Il lui restera sa souffrance, et pour lui la honte d’avoir cru qu’il tenait en lui un remède qui n’existait pas. Il avait déjà cette expérience. La honte d’avoir été, une fois de plus, une déception. Le sentiment que ses notes pouvaient arranger les choses, il l’avait connu, il ne savait pas s’il était prêt à s’y replonger, même si c’était en partie fait, parce la dernière fois s’était soldée de la pire des manières. Il avait longtemps joué le thérapeute sans qualifications. Paradoxe vivant, peur de s’impliquer alors qu’il met tout ce qu’il a dans cette question. Il y a des mots qui lui brûlent la gorge — je resterai. Mais ils ne sortent pas. Même si ça fait déjà dix ans qu’il est là, qu’il ne bouge pas. « Il restera… » Il ne sait même pas s’il l’a dit tant ses lèvres ont refusé le passage des quelques syllabes, récalcitrantes, rebelles à sa volonté. Et le dernier mot s’évanouit. La fêlure, la fêlure ne partirait jamais, à moins de refondre le destin. Mais ils pouvaient l’empêcher de briser tout l’édifice. Ils pouvaient la combler au mieux. Ils pouvaient repasser par-dessus. La vaincre en la regardant en face. Si on arrive au bout… qu’est-ce qu’il me restera ? Il n’y a pas de fatalité extérieure. Mais il y a peut-être une fatalité intérieure. Ça aussi, c’est Saint-Exupéry. « Et si on n’arrive pas au bout, mais que tout change ? » C’est du jeu de mots ça Stephen, de la rhétorique, du vent. Pas du tout. Tu ne comprendrais pas. C’est la seule manière de dire la peur dans la dire. Il n’y a peut-être pas d’arrivée, mais il y a quelque chose à trouver sur le chemin. On n’arrive jamais vraiment ; on accoste tout au plus. Et la mer, avec ses bras froids et son haleine éternelle, il faudrait la reprendre, s’en faire une amie peut-être, malgré la tempête… vers cette ligne d’horizon suspendue aux lèvres de l’infini… « Si on arrive au bout… » S’ils achevaient l’autopsie du trauma sans jamais réussir à l’exprimer… « …il n’y peut-être pas de bout. Juste des clés à trouver, qui rendront ça plus supportable, même juste un instant… c’est comme ça que j’ai toujours vu les choses. Pas de dénouement, mais un peu plus de lumière à mesure qu’on avance. Un silence différent de l'autre. » Il a du mal à s’imaginer de résolution finale, bouclée, nette. La sérénité pérenne est un mythe pour lui, au moins autant que le bonheur — le bonheur de fantaisie, béat, durable, incassable. Mais dans l’enchevêtrement des souffrances et des meurtrissures, il y avait toujours une respiration, un trou d’air vers l’extérieur, une bouffée de vie à agripper pour continuer. C’était comme ça qu’il existait, sur le fil d’infimes joies qui lui permettaient de ne pas rester totalement statique malgré le vide en lui qui l’enjoignait à l’absence. L’avantage de ne pas croire en une lumière éternelle qui balayerait tous les problèmes, c’était qu’il se refusait de la même manière à croire en une obscurité totale. Le changement, il se faisait en permanence. Le monde est un quadrillage mouvant. Pendant qu’ils parlaient, ça changeait déjà — pas d’appréciation à avoir, en bien, en mal : ça changeait. Ils avançaient, irrémédiablement, et leur seul pouvoir était d’illuminer le présent afin de ne pas voir, en regardant derrière, un brouillard d’évènements et de choix incompréhensibles. C’est pas facile non plus la lumière. Pour un rien ça brûle — ceux qui sont sortis de la caverne le savent. La lumière n’était pas la solution, mais la conscience, la capacité à se reconnecter avec le moment, en dépit du poids du passé et de celui du futur, avec ce poids, surtout avec ce poids, sans déni, sans mensonges, sans illusions. ‘Reconnaître la liberté d’un autre, c’est lui donner raison contre sa propre souffrance.’ Où était cette liberté, si elle s’enchaînait malgré elle à un espoir dont il dépendait, lui l’hésitation, lui le laisser tomber, lui l’inachevé ?

« Laisse-moi la place. » Il ne réagit presque pas sur le moment, mais finit par se décaler pour lui accorder de quoi s’installer à ses côtés. Il n’est plus seul face à la créature. Ils sont en supériorité numérique. Armes égales. « Tu le peux. » Cette assurance calme et sereine qu’elle sait si bien travailler dans sa voix, elle le transperce malgré lui, comme une lumière sur le doute, ténue pour ses yeux aveugles, mais une lumière quand même à laquelle il lui faut se raccrocher s’il ne veut pas perdre tout à fait la conscience de ce qu’il est, de ce qu’il fait. Il est là, il est toujours là, il l’entend, il l’écoute, et son esprit s’imprègne de la teneur de chaque mot, chaque nuance. « Tu le pourras toujours. » Il respire. Détache chaque syllabe. Tu ne peux pas dire que tu crois en moi, aussi facilement. Je ne crois pas en moi. A partir de là, c’est comme si j’existais à moitié, tout le temps. L’ancien conflit, logé au creux de lui, entre la peur de décevoir et l’envie de faire au mieux, dont résultait ce choix de ne rien faire plutôt que de risquer de mal faire. L’impulsion première de vouloir aider les autres, quitte à se sacrifier, quitte à prendre sur soi toute la douleur, contre l’angoisse de tout foutre en l’air en prenant cette responsabilité. Bien sûr qu’il désirait aller jusqu’au bout, les clés, la lumière, l’échec peut-être, contre la solitude du voyage : mais elle savait bien que ces choses-là ne se touchent pas avec des mains hésitantes. Ses doigts se raniment, serrent ceux de Soheila comme si ses mots pouvaient s’en échapper — pour retenir ce futur qu’elle a osé utiliser, rendre enfin palpable l’avenir alors que ce mot lui est étranger. Cette étreinte le prive du piano, le rend malgré lui à la réalité immédiate. « Tu peux me confier ce que tu veux, mais je ne peux pas te dire si c’est le bon choix. Je veux bien traverser tout ça, mais je n'ai aucune garantie. Je n’ai jamais été une solution à quoi que ce soit. J’ai gâché beaucoup de choses en voulant les améliorer. » Et quand il disait ‘je’, c’était aussi la musique, comme d’habitude. Elle ne sait pas ce que ça veut dire pour lui, ce toujours qu’elle a utilisé deux fois. Toujours, c’est deux syllabes, huit lettres et l’éternité pour échouer à tenir une promesse. Et ce qu’elle dit, avec douceur et conviction, ça l’enchaine à quelque chose qu’il ne peut pas regarder dans les yeux. « Jusqu’où tu me fais confiance ? » La question est lâchée du bout des lèvres. Après tout, il pouvait lui briser les doigts. Pas intentionnellement, bien sûr, mais de toute façon il n’était pas un être d’intentions. J’ai à peine confiance dans la seconde qui va suivre celle-là. Dès que j’y pense trop, j’ai peur que ça m’échappe, que ça devienne hors de contrôle. Ce n’est pas une question piège — il n’a jamais cherché à attiser la pitié, la compassion. C’est démesurément sérieux. Il a besoin de savoir, même si la réponse lui fait peur. De se rendre compte afin d’éprouver cette foutue barrière. Pour empêcher son autre main de le trahir, il la pose sur celle de Soheila comme s’il lui faisait prêter serment — comme s’il l’empêchait de se dérober, alors que ça, c’est son rôle à lui. Peut-être qu’il ne fallait plus le laisser décider. Ou qu’il apprenne à mentir, à feindre l’assurance, à fermer les yeux pour continuer d’avancer — et voir ce qui se passera. Une partie de lui hurlait sa foutue liberté d'être un déserteur et un incapable ; l'autre demandait à demi-mot qu'on ne lui laisse plus le choix, puisque quelque part, il s'était déjà mis en route.

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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyLun 29 Juil 2019 - 15:22

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J’avais gardé ces mots au fond de mon cœur, depuis trop longtemps sans doute, trop fragiles pour les exposer au regard acéré de la réalité, aux regards de pitié et aux réponses préconçues pour ne pas s’embarrasser. Je les avais prononcés dans mon esprit, trop de fois, au cœur de nuits trop longues, trop blanches, à leur tombée comme à l’aube, dans ces moments où la vie se faisait soudain incertaine, ces moments où je me mettais à douter m’en être sortie même, où je me mettais à douter qu’à la nuit succédera le jour. Mais ils s’étaient échappés et je n’avais pas su les retenir. Ils s’étaient échappés comme s’ils avaient reconnu en face un réceptacle à la hauteur, l’un de ceux qui ne saurait mentir, les minimiser, les effacer d’une de ces paroles compatissantes et désespérément optimistes comme si ces dernières avaient la force de tout annihiler. « Il restera… » Et la suite disparut, s’éteignit d’elle-même, confirmant à mes doutes qu’ils avaient eu raison d’être exprimés, de lui être adressés, à lui, pas un autre. L’incertitude et la solitude étaient cette prison, ce cloître, nous retenant entre ces quatre murs pour mieux y retenir nos désirs et espérances. Je demeurais persuadée que nous pouvions reconnaitre au premier coup d’œil nos compagnons d’infortune. Après tout, les visages de ses captifs finissaient tous par se ressembler. Et si je continuais de penser que celui de Stephen était différent, que celui de Stephen avait su me retenir dès le premier jour, mes mots eux s’étaient affranchis de mes impressions, empressés de se confronter à ce nouvel ami. « Et si on n’arrive pas au bout, mais que tout change ? » J’inclinai la tête avec mesure, déposant mon menton sur ma clavicule saillante, réfugiant le bas de mon visage dans le tissu de mon vêtement. Les sourcils légèrement froncés, consciente d’avoir besoin de plus pour accepter, de plus pour consentir. « Si on arrive au bout… » Cela me faisait tressaillir, moi aussi. Cette idée d’achevé, cette idée d’aboutissement, de point final à la souffrance, car cela sous-entendait l’apaisement en ce bout et que je n’avais aucune idée du visage qu'il allait revêtir. « …il n’y peut-être pas de bout. Juste des clés à trouver, qui rendront ça plus supportable, même juste un instant… c’est comme ça que j’ai toujours vu les choses. Pas de dénouement, mais un peu plus de lumière à mesure qu’on avance. Un silence différent de l'autre. » Il avait modifié le cap, changé de trajectoire et je respirais mieux, déjà. Plus de finalité, cela se rapprochait de la réalité et si celle-ci n’était pas plus rassurante, je pouvais m’accommoder de son authenticité car elle me maintenait présente, ancrée, accrochée. Il avait sans doute raison, dans le fond. L’erreur résidait dans la tentative de sortir du présent pour aller plus vite, se démener, se précipiter vers une destination dont nous ignorions tout. Mais rares étaient les personnes capables d’y parvenir sans y abandonner des parties d’elles-mêmes, rares étaient celles capables de s’arracher au présent car c’était au sein de celui-ci que résidait le passé, au sein de celui-ci que nous pouvions y déceler les indices de notre avenir. Laisser ces indices naître sans tenter de les modeler, de les anticiper, de les ajuster pour les faire convenir. Convenir à quoi ? Je venais de le laisser échapper, je n’en avais aucune idée.


Ses doigts reprirent vie, doucement, contre les miens, je les sentis leur répondre, acceptant le dialogue, acceptant de revenir et avec, ce fut son regard que je retrouvais également, ses cils qui s’abaissent et se relèvent, cette tangibilité que je perçois de nouveau comme une assurance de sa présence, de son retour. Je le vois chercher ses mots maintenant que le piano n’est plus son retranchement, que le clavier ne peut plus le faire à sa place. « Tu peux me confier ce que tu veux, mais je ne peux pas te dire si c’est le bon choix. Je veux bien traverser tout ça, mais je n'ai aucune garantie. Je n’ai jamais été une solution à quoi que ce soit. J’ai gâché beaucoup de choses en voulant les améliorer. » Et ces phrases s’échappèrent comme une nouvelle barricade qu’il érigeait pour se protéger, pour nous protéger peut-être. Lui, d’une responsabilité qu’il craignait de voir transformée en incrimination si tout ça finissait par nous dire qu’il ne pouvait pas être traversé, encore moins surmonté. Moi, d’espoirs inassouvis et d’ambitions brûlées si tout ça se révélait terre stérile et prédatrice. Tout ça. L’expression inventa un sourire dont je n’aurais su expliquer la cause sur mes lèvres brunies. Car les mots étaient cette entité que je pensais savoir manier mais que je n’aurais su comment les remplacer, il avait raison. Je ne lui avais jamais demandé de réparer quoique ce soit, cela n’avait jamais été le point de départ de notre arrangement. La musique de Stephen s’était inscrite dans mes cellules à mon retour car la matière première de ses compositions semblait venir de là, de ces trous de l’âme, de ces béances et de ces absences dont s’écoulaient ses élancements, ses tourments, sa substance. Et cette dernière, je pensais la connaître, même s’il la cachait, au cours de dix années partagées. Rien ne me bouleversait plus que l’ombre et ceux qui s’y débattaient, sans force ou avec hardiesse. Je revenais sans cesse vers ces êtres troubles et complexes, forcément faillibles, forcément contradictoires. Je m’interrogeais sur ces êtres qui doutaient, qui faisaient pour sans cesse défaire ensuite, ces êtres préférant les longs détours aux lignes les plus droites, ces êtres qui ne se sentaient jamais arrivés nulle part car on leur enlevait leur point d’arrivée. J’y revenais car eux, ne trichaient pas. Car le monde n’était pas en ordre et ne le serait sans doute jamais, et que ma vie ne l’était pas non plus, ne l’avait jamais été. Je ne cherchais pas à faire de lui une solution, je ne cherchais pas à faire de lui quoique ce soit qu’il n’était déjà.

« Jusqu’où tu me fais confiance ? » Sa main vint se poser sur la mienne, gardienne toujours de ses doigts, l’étreignant comme une envie de se rattacher ou d’y soupeser une substance éthérée sur laquelle je n’avais pourtant pas de prise. Je laissai quelques mèches brunes tomber devant mes yeux alors que j’abaissai mon regard sur nos mains entremêlées, me dérobant au sien l’espace de quelques secondes, fronçant les sourcils presque sans réellement y penser, consciente du danger que cachait cette question en son ombre. Il ne s’agissait pas d’une embuscade, ce n’était pas du genre de Stephen, mais ces dernières se manifestaient chez moi sous des formes imprévisibles. « Et si tu n’aimes pas la réponse ? » finis-je par m’enquérir d'une voix basse, les mots étouffés dans un haussement d’épaules presque agacé sans qu’il n’y puisse rien. La confiance que je te porte ne connait aucune déficience. Il n’aimait pas les entendre ces mots. Je n’aimais pas les prononcer. Les démonstrations me tenaient toujours à l’écart, me dévoilaient plus que je n’avais l’habitude de le faire. Non, moi, j’atténuais pour mieux mettre en relief. Je refusais et donnais peu pour me remettre de ce que je voyais déjà venir, les déceptions, les engagements que l’on ne tiendrait pas. Je pouvais me remettre de ce que je voyais venir, je pouvais accepter les coups de boutoir d’une nouvelle déconvenue si j’avais eu l’impression de l’avoir anticipée, d’avoir su la contrôler. Et je connaissais la propension de Stephen à s’éloigner si l’on insistait, si l’engagement devenait obligation. « Qu’est-ce que tu feras ? Tu partiras ? » Je relevai finalement mes pupilles, droit dans les siennes, sans échappatoire possible, des deux côtés. Je demandais avec assurance comme si je disposais déjà de la réponse mais j’étais consciente de la réalité des termes employés, il était évident que cette réponse était la mienne. Je partais, moi aussi. Je partais à chaque fois, puis je revenais, certains n’étaient plus là, un peu par surprise. « Je te fais confiance plus que je ne me fais confiance aujourd’hui. J'imagine que je te fais confiance, même si tu pars. » Car lui était resté et que je l’avais retrouvé à chacun de mes retours, alors pourquoi cette question ? Je m’étais demandé s’il désirait une réponse, réellement, mais le regard qu’il m’avait lancé avant que je ne l’abaisse m’avait semblé me dire que oui, comme s’il cherchait à m’arracher une promesse, le forcer à s’engager. Comme si j’étais capable de forcer qui que ce soit à quoi que ce soit. Alors, luttant contre mes penchants, je lui donnais la vérité, plus délicatement que je ne l’aurais pensé, décidant qu’il s’agissait là encore du mieux pour ne pas trahir.
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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyMar 30 Juil 2019 - 0:21

Pourquoi tu fais ça, Stephen ? Pourquoi tu te sens obligé d’essayer de gâcher les choses pour éprouver leur solidité, et pouvoir dire ensuite : je le savais, que ça tiendrait pas ? Sabotage de chaque seconde de ta foutue existence, sabotage heureux, d’une lâcheté abominable. Fais ça pour eux, fais ça pour nous, fais ça pour lui — c’est pareil que de le faire pour toi. Et il vivait à la troisième personne. Cette distance, cette distance, cette distance ! Entre lui et ce qu’il a laissé chez les autres… Il n’existait que dans la dispersion des actes qu’on attendait de lui. Un morceau de Stephen par-ci, un morceau de Stephen par-là, c’est pas prêté, pensez-vous, c’est donné, pour la vie, et la suite aussi, jusqu’à ce qu’il passe dans le négatif et qu’il doive louer des fractions d’existence à la sauvette, dans chaque regard, chaque note, chaque espoir. Les gens voyaient-ils, quand il semblait simplement distrait, observant le vide d’un stylo posé sur une table, avec quelle détresse il essayait d’y trouver son reflet ? Et il avait même peur de cet égoïsme, peur de se chercher dans d’autres prunelles, peur de ne pas s’effacer assez alors qu’il n’existait que par intermittence, étoile frottée de chaux, rangée dans un tiroir, et puis couverte de poussière comme d’une couverture qui le blottissait dans la seule paix — celle d’être invisible.
Il n’a pas de plan. Il ne sait pas préméditer les choses. Il agit instantanément, il est juste programmé pour le doute. Alors que la balle est maintenant dans son camp, il ne la lâche pas du regard, même quand elle cède. Il veut savoir pourquoi elle a cédé. Ou plutôt, pourquoi lui n’a pas cédé. « Et si tu n’aimes pas la réponse ? » Elle savait. Elle avait cette lucidité incisive même dans les questions rhétoriques qu’elle laissait en suspens. Elle connaissait les signes de cette angoisse mieux que lui-même, parce que lui était incapable de les percevoir nettement comme on est incapable de se voir vieillir en se regardant tous les jours. Il avait été créé avec ça. Les comportements, une seconde peau, épousant absolument la première, s’adaptant à la forme changée par le temps et les expériences. Il n’aimait aucune réponse. Le principe même d’une réponse l’emplissait d’horreur. Oui et non, le binaire, ça le terrifie, parce que ces mots qui sont censés contenir l’essence de la logique pure, de la raison, de l’objectivité — ces mots-là sont remplis de mensonge. Toute sa vie il l’avait vu. Les non veulent dire oui, les oui veulent dire non. La première situation est source de frustration, la seconde de destruction. Il avait trop consenti à des choses qu’il sentait vouées à l’échec pour peser correctement la valeur d’un oui, d’un non, d’une maigre syllabe jetée comme un S.O.S. dans la tourmente. Il ne pourrait jamais lui répondre oui ou non ; il ne pourrait jamais lui mentir de la sorte. Il ne savait pas que ces mots pouvaient retrouver leur sens. Où ? Et elle ne le laisse pas répondre. Parce qu’elle a sur le bout des lèvres des mots qui peuvent le faire flancher. « Qu’est-ce que tu feras ? Tu partiras ? » Des mots qui peuvent le faire flancher parce que la vérité est tellement pire. Non, Soheila. Quand tu te rendras compte, tu partiras. Si tu me donnes tout ça… Un jour tu comprendras… Que la défaite est inscrite en moi plus sûrement que mon code génétique… que l’aube se lève en même temps que ma volonté s’effondre… que mes mains s’agitent pour combler quelque chose qui finira par te lasser, t’ennuyer, t’épuiser. Un jour tu comprendras que je ne cesserai jamais d’être une espèce de débris, de dérive.
Tu vois, une pièce qui tombe à la mer ?

Un jour tu comprendras… Qu’il y a une chambre à air dans ma poitrine, une chambre à air où il n’y a pas d’air, où il n’y a que des éclats de verre et des objets qui tremblent alors qu’il ne se passe rien (même pas un peu de vent, tu entends, la tempête s’est calmée, mais je ne saurais pas dire pour combien de temps). Que tu ne seras jamais sûre que je ne lâcherai pas tout du jour au lendemain. Qu’il y a quelque chose en moi qui me force à tout abandonner, tout le temps, à me décourager, sauf que je ne me décourage même pas puisque je n’ai pas de courage. Je trouve le moyen d’aller en deçà du vide. Il n’y a que la musique qui est restée depuis. Je ne sais pas si des êtres peuvent passer derrière ces mailles.

Un jour tu comprendras, que je ne bouge pas, que je n’ai jamais bougé, que je suis planté là depuis toujours à agiter les bras pour rien, brasser des âmes et du néant comme un pauvre dieu seul dans son monde, que j’ai peur des panneaux, des directions, que je ne ferai que t’entraver, que la terreur des mots va de pair avec la terreur de choses, que tu n’as pas envie de faire ce chemin aux côtés d’un traître à sa propre vie.
Si tu savais que tous les gens chez qui j’ai pris un tant soit peu d’importance m’ont claqué la porte — à raison, finalement, parce que je suis incapable de comprendre ce que je veux, incapable de contrôler ce foutu caractère, incapable de m’enlever tout ce fatras de la tête. Je vis dans une sorte de déchéance contrôlée. Soheila, si tu savais comme tu seras heureuse quand tu partiras. Après que je t’aie prouvé qu’il n’y a rien d’incassable dans une vie, et certainement pas la confiance. Tu comprendrais que je vis en double, en triple, à force de me questionner, et qu’au final je ne fais rien du tout, je ne regarde nulle part, je ne suis nulle part ?

« Je te fais confiance plus que je ne me fais confiance aujourd’hui. J'imagine que je te fais confiance, même si tu pars. » Même si tu pars. Derrière ces mots, il y a l’ombre de l’illimité, du sans concession, de l’acceptation pleine et entière des conséquences qu’engendrerait ce choix. Même si tu pars. Même. Si. Tu. Pars. Il n’y avait aucun moyen que ce soit vrai. Pourquoi risquerait-elle de broyer sa confiance pour lui, alors qu’il y avait certainement des milliers de personnes qui pouvaient la lui rendre intacte ? Cette réponse, la pire et la meilleure, trace une fissure sur l’écran dont il s’entoure. Et le plus stupéfiant est qu’il n’a plus du tout de mots. Rien qui puisse transmettre ce qui se passe en lui. Aucun des mots qu’il ne connaît ne lui dira à quel point la douleur et la reconnaissance s’enchevêtrent dans son esprit. Atterré et élevé. Dévasté mais suspendu. Une voix cogne en lui. Il lui faut la faire taire. Avec urgence. Parce que tout pourrait disparaitre. « Je reste. » Pas de futur, mais un présent prodigieusement puissant, l’immanence du moment, le consentement, peut-être, au moins un peu, voilé, mais perçant à travers. Je reste. Je peux partir, mais je reste. Je suis là, tu entends ? C’est tellement contradictoire, faire courir une flamme sur une main gelée. Son corps lui hurle que non, il n’est pas là, que le trou est toujours là, qu’il y a encore cette fraction de lui totalement ailleurs qui l’empêche de s’emplir de la vraie vie, la vie à pleins poumons, sans retenue, le grand saut ; mais il se répète, pour conjurer les signes, vaincre l’histoire, vaincre le temps, je suis là, présent au monde. Je suis là, même si je pars. Rien n’a plus d’importance. Il a envie d’y croire. Malgré l’agonie de la chambre aux objets cassés qui lui hurle de fuir. Malgré les cheveux qui sont tombés sur le visage de Soheila comme pour faire barrière, pour donner un dernier avertissement.
Il est temps d’éteindre le silence. Il est peut-être aussi temps de lui rendre la pareille, en deux mots qui avaient déjà résonné plus tôt, deux mots qui avaient tout déclenché, deux mots qui le déchirent parce qu’il ne sait pas utiliser l’impératif, qu’il adoucit de la voix, qu’il ne sait pas pourquoi il prononce, qui veulent tout et rien dire à la fois ; mais il les donne, il les donne comme il lui a donné la musique, il les donne parce qu’il a confiance en elle et parce qu’elle sait qu’elle a le choix entre toutes les réponses tant qu'elle dépasse les mots. « Montre-moi. » Et ça veut déjà dire toute la réciproque de cette confiance dangereuse et irrationnelle ; l’important n’a jamais été ce qu’il dit. L’important est qu’il a répondu à travers la douleur. Pour combien de temps ? A cet instant précis, il n'a jamais autant accepté d'être là.
Un jour tu comprendras, que je ne sais pas si cette chambre à air sans air peut encore accueillir de l’oxygène.

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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyMar 30 Juil 2019 - 23:19

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Je l’avais découvert en musicien avant de deviner la personne qui se cachait derrière cet habillement. J’avais ensuite compris que les deux étaient analogiques, complémentaires, inséparables, plus tard, au fil des années puisque celles-ci s’étaient mises à défiler sans changer pourtant ce qui nous avait unis, l’espace de longues minutes, au milieu du hall d’un hôtel où nous n’avions, ni l’un ni l’autre, notre place, où nous ne faisions que passer, comme partout ailleurs. Déracinée, déjà, à l’époque, quittant New-York pour Brisbane, créant la fondation pour pouvoir mieux repartir. Car je me faisais à peine à la vie d’humanitaire, harassante mais salutaire, et que, malgré les tragédies du monde, rien ne me semblait pire que de rester là où il me paraissait de plus en plus difficile de trouver quelque chose pour me sentir complète. J’en avais assez de m’étouffer, l’ennui allait finir par me dévorer. Et c’était tout ce que j’avais toujours refusé de subir : cette inutilité dont on ne se rendait pas compte immédiatement, que l’on ne saisissait pas sur l’instant, comme la poussière. On ne la voyait pas toujours, on la respirait, on l’avalait, si fine, si ténue. Mais il suffisait de s’arrêter, quelques heures, plusieurs jours, et elle finirait par recouvrir notre être tout entier. Je devais sans cette m’agiter pour secouer cette pluie de cendres. Qui pouvait comprendre cela, dans le meilleur des cas, le respecter, dans les pires ? À qui pouvais-je demander de continuer d’être là, avec mon égoïsme pour le proche, mon altruisme pour l’inconnu, mon inconséquence pour ceux qui restaient et mon détachement lorsque l’on me forçait à y faire face ? Stephen ne m’avait jamais forcée, lui. Il ne faisait pas partie de ceux-là puisqu’il semblait lui-même captif d’un monde que nous n’étions capables de toucher que du bout des songes et dans lequel il ne semblait même pas désireux de nous emmener mais voilà pourtant ce qui se produisait, pour nous tous, dès que ses doigts effleuraient les gammes qui se dessinaient sous sa peau. Ce n’était pas de la bonté innocente ou séraphique, seulement l’une de celle désabusée et clairvoyante. Je savais, dans le fond, qu’il en était possédé car il connaissait la nuit des hommes et leur manière de la surmonter, il savait ce qui écorchait autant que ce qui faisait oublier puisque ces deux injustices avaient frappé au seuil de son esprit, de son histoire, de sa famille. Il ne le disait pas. Stephen disait rarement. Il s’exprimait pourtant dans ses mesures au fur et à mesure qu’il les inventait mais il parvenait à s’épancher ainsi en accord avec ceux qui l’entouraient et lui parlaient. Il communiquait, tout de même, pour ceux qui voulaient entendre.

Il aurait pu ne rien répondre à cela, d’ailleurs, cela ne m’aurait pas étonnée, ne m’aurait pas brusquée car j’aurais cherché les réponses ailleurs mais je perçus ses lèvres s’entrouvrir avant même qu’elles ne puissent prononcer la sentence. « Je reste. » Puis sa voix s’éteignit et je restai ainsi, calmement, ne sachant acquiescer à ce qui méritait pourtant une reconnaissance, même imprononçable. Je pouvais sentir son cœur battre à l’amorce de sa paume, ce qui me rassura finalement, car ce serait mentir que de dire que je n’avais pas eu peur, un instant, de le sentir s’éloigner. Et que par ailleurs, je savais mentir, avec bien trop de facilité, pour qu’il ne le sût jamais. Je reste. Il en était sûrement le premier surpris mais cela ne s’entendait pas dans sa voix et je devinais les efforts qu’il déployait pour formuler ces mots avant tant d’assurance, tant de conviction car le présent ne laissait pas de place à la fuite. « Montre-moi. » Je soutenais son regard en cillant lentement avant de serrer mes doigts dans sa paume pour réprimer leurs crispations, tenter de les atténuer par la force puisque c’était tout ce dont je savais faire preuve. Sa demande n’avait rien de directive mais me fit froncer les sourcils, une nouvelle fois. Je ne monnayais pas mes actions mais il était de toute évidence inutile de le lui exprimer car j’aimais à penser qu’il l’avait déjà compris. Qu’il se souciait, réellement, qu’il s’obligeait peut-être à inverser les paroles à présent mais qu’il disposait déjà de l’essentiel, qu’il voulait voir à présent. Voir quoi, Stephen ? semblait l’interroger mon regard sombre. Mais les secondes passèrent et, au terme de celles-ci, j’inspirais doucement et me levais en silence, l’obligeant également car sa main était liée à la mienne et que je craignais de faire marche arrière si je décidais de la lâcher. Je ne le fis qu’une fois sortis de la pièce dans laquelle nous nous trouvions, laissant le piano dans notre sillage, ne sachant trop peu s’il allait vivre cela comme un dénouement ou une délivrance. Je lui laissais le choix de me suivre puisque nous nous l’étions toujours laissé, le choix.

Les pièces défilèrent, certaines étaient en vie, les miennes, d’autres en attente que quelque chose se produise ou revienne, comme la chambre d’Emma, et j’entrais enfin dans l’une des salles de bain, l’une pour les invités, l’une que j’avais fait mienne, il ne tarderait pas à le comprendre. Je ne pouvais m’empêcher de me dire que, ce soir, nous nous risquions à aborder ce que nous nous étions pourtant condamnés à ne plus évoquer qu’à mots couverts. Parler de tout, excepté de ce qui nous brûlait, puisque ces mots avaient déjà été prononcés et qu’ils n’allaient peut-être pas être toujours sincères, avec les autres, tous lucides, tous réfléchis, mais que les brûlures étaient réelles, elles, et qu’il fallait être téméraires pour les embraser de nouveau. Je m’approchais de la douche à l’italienne, sans aucune autre source de lumière que celle du couloir nous parvenant de la porte entrouverte, pour y rentrer finalement, attendant que Stephen me rejoigne pour refermer les portes vitrées. Une cage de verre. Elle ne m’était jamais parue ainsi avant que je ne revienne de Chine. Mais rien ne me semblait plus adéquat que cela, depuis. À l’intérieur, le monde extérieur semblait disparaître et rien n’existait plus que cet espace de béton ciré, bien trop délicat pour me rappeler ma cellule, mais ce n’était pas grave. L’espace s’en chargeait. Les dimensions étaient les mêmes. Je m’en étais rendue compte un soir où je n’arrivais pas à dormir, un soir où je cherchais un refuge, un autre, et que mes bras tendus avaient failli toucher les deux parois aux extrémités de cette douche, si l’on en retirait quelques centimètres. Comme là-bas.

Je levais mes yeux sur Stephen qui me dépassait à présent, proche, forcés à la proximité par cet espace clos et son étroitesse, la mienne durant onze mois. Pouvait-il le deviner juste ainsi ? S’agissait-il de quelque chose de devinable ? « Certains jours, je ne veux plus me souvenir. » Car j’avais cru y rester, et que si j’avais survécu en un sens, je demeurais persuadée qu’une partie était toujours là-bas, en effet. Comment était-il possible d’oublier lorsque les séquelles de ma chute se rappelaient à ma mémoire ainsi, sans relâche ? Le passé renaissait de ses cendres sans jamais faiblir et il nous restait à réparer les tords qui avaient été commis. « D’autres, j’ai peur d’oublier. » Car des plus noires de mes pensées, du plus obscur de ma solitude, j’avais pu y extraire ma danse telle une perle blanche, pure, nacrée qui s’était mise à briller et à atténuer la pénombre. Elle y était née, j’avais peur de la perdre, oui, entre autres. Je parlais à voix basse, également, pour ne rien briser mais finis par poursuivre, comme une précision : « Onze mois passés dans une pièce de cette taille, presque exactement, c’en est déroutant … si on remplace le verre par la pierre. » Les parois de verre par des murs de pierre. Les ombres par des rats. Déroutant, c’était le mot qui m’était venu, lointaine. Déroutée, je l’avais été, comme si tout avait été prévu, pensée irrationnelle. J’apposais la pulpe de mes doigts sur les vitres autour de nous, l’enclos de verre que je m’étais inventée, comme je l’avais fait des dizaines, des centaines de fois là-bas. Mais je n’avais plus ce là-bas dont on avait fini par me libérer. Il me restait cet endroit, celui-là même qui semblait n’exister parfois que dans mon esprit, comme si je l’avais imaginé, mouvement de conquête d’une liberté inaccessible. « Est-ce que je suis cinglée si j’y reviens parfois ? » Complètement détraquée si mes rares heures de sommeil, je les obtenais ici ? La crispation, de nouveau, l’impatience d’une question à laquelle je ne faisais que me répéter que, oui. Oui, cinglée, détraquée, foutue en l’air. Et personne ne semblait s’en rendre compte ou tout le monde le cachait bien puisque je le dissimulais moi aussi et que ce n’était que politesse. Même avec moi, je m’efforçais d’être polie, cet endroit était le seul à qui j’avais permis d’être le théâtre de mes faiblesses et il m’accueillait désormais, certaines nuits, à même son sol, pour me laisser dormir. Peut-être que c’était cela que je lui montrais, ce passé qui n’arrivait pas à le devenir, passé, le laissant décider de lui-même si j’étais peine perdue ou digne de m’en sortir. Peut-être n’était-ce pas une bonne idée de l’y avoir emmené, peut-être n’avait-il pas à répondre à ma colère qui n’était dirigée qu’envers moi-même et non contre lui mais que je n’étais pas sûre d’avoir réussi à lui faire comprendre au sein de cette dernière interrogation, impétueuse. Peut-être que cet endroit se révélerait incapable, de surcroit, de supporter nos deux souffrances réunies plus longtemps, saturé de lassitude et de revendications impossibles à contenter.
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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyMer 31 Juil 2019 - 7:41

La main qui le lâche, le temps qui s'étire. L’angoisse de la pièce étroite, ça évoque pour lui cette sensation d’enfermement dans son propre crâne qui le fait se sentir détaché du monde extérieur. Même en mettant toute sa volonté à essayer de se projeter dans quelque chose de quasi-inaccessible — ce que voit Soheila —, il ne peut pas s’empêcher de faire des rapprochements étranges entre cette cage et celle qu’il porte en lui, celle-là même dont elle a fait trembler les barreaux en lui confiant ce qui allait au-delà des mots. D’une certaine manière, il n’arrive pas à se sentir coupable, même s’il a conscience d’arriver en terre hostile, de frôler des éléments dont il a peur chez lui et encore plus chez les autres. L’importance démesurée de la moindre parole et du geste le plus infime, dans ce contexte où une syllabe peut retourner un océan, l’empêche d’avoir conscience de sa propre peur. Il la confine, la fait taire pour épurer ces secondes fragiles. Se rend compte que cette épreuve n’a rien à voir avec toutes celles qui avaient ponctué les dix dernières années. Il se rappelle que c’est précisément ça, la raison pour laquelle il ne tient pas son engagement de se détacher tout à fait — cette sensibilité exacerbée au moindre signe de détresse. Son âme, un fil de soie d'araignée, excessivement réceptif à toutes les ondes, qu'elles lui soient destinées ou pas.
Alors qu’il la croyait étranglée dans les tréfonds d’un corps qui lui appartenait à peine, sa voix trouve un chemin vers l’extérieur ; mais elle est réduite à l’absolu minimum, moins qu’un murmure, moins qu’un souffle, et beaucoup, beaucoup moins qu’un silence. « On revient toujours… à ce qui nous a fait le plus mal. » Son regard est levé, comme si dans son imagination les parois se poursuivaient jusqu’à un ciel inatteignable et que la douche devenait un puits au fond duquel personne ne viendrait chercher les traces de l’humanité perdue, livrée à elle-même. « On y prend goût. » Même si ça semble impossible. Les images se superposent, entre celles d’une prison qu’il ne peut qu’inventer à la force de son imaginaire et de son empathie et d’autres, toutes aussi troubles, mais arrachées à son propre subconscient. « On le devient un peu. » Mais pas totalement. Il y a quelque chose de claustrophobe dans tout passé marquant. Une succession labyrinthique de pièces, certaines vides, d’autres pleines à craquer, si bien que la moitié d’un inconscient refoulé vous tomberait dessus rien que d’en toucher la poignée. Et on se tâte, avec errance, à essayer de retrouver l’extérieur et autre chose que la lumière artificielle des lampes et des bougies qu’il faut rallumer à tout bout de champ. Il faut marcher toujours dans ces couloirs sinueux, ouvrir les portes sans risque, tenter de ne pas se perdre. Mais ça fait quelques minutes déjà qu’ils sont trop loin — à mesure qu’il suit la jeune femme, il se sent traverser des lieux interdits où aucun souffle d’air n’est passé depuis bien trop longtemps. Ils ne peuvent pas prendre le risque d’allumer. Ça suffit déjà d’y être, de sentir, pesant sur les épaules, la masse des souvenirs et des émotions jamais assimilés, et dont la sourde bataille continuait dans l’estomac, dans la tête, dans les mains, à chaque instant où le superflu du quotidien n’était plus suffisant pour l’omettre.

« Je ne sais pas si on oublie, Soheila. » Fermer la porte, jeter la clé ? Condamner le chemin qui menait à ces évènements ? Oublier, mais l’architecture des êtres n’oublie pas, la pièce ne pourrait jamais être supprimée, eût-on construit quatre étages par-dessus, et elle continuerait à avoir son poids, à influencer l’agencement des choses autour, à accaparer une partie de la mémoire — le débarras — jusqu’à ce qu’elle finisse par saturer. Et la saturation, c’étaient les murs qui s’effritaient progressivement, tombant en poussière pour révéler la chose ; mais vous continuerez de contourner la pièce, même si elle n’en était plus une, même si tout ce qu’elle contenait était maintenant à même le sol de la vie visible. Irrémédiablement, l’expérience changeait les comportements, adaptait les réflexes, creusait des peurs et créait des protocoles de secours lorsqu’il n’était plus temps de confronter les évènements. Ça lui faisait une belle jambe, à Soheila, d’avoir une villa de lumière et de baies vitrées, si l’expérience la faisait revenir à cette douche de quelques mètres carrés pour y retrouver un environnement douloureusement familier. La souffrance a quelque chose d’addictif, au cœur de tous ses paradoxes. Lorsqu’elle finit par intégrer l’existence et s’imbriquer dans le cercle du quotidien, elle n’est plus moins nécessaire que de s’alimenter ; elle devient une référence, un repère, une identité. Peur de ne plus savoir exister sans elle, peur de n’avoir jamais existé sans elle — autofiction, désinformation orchestrée par les fibres de la survie. Il y a des pièces indispensables qui se trouvaient au-delà de celle-là, des pièces qui nécessitaient de longer celle qu'on niait, ou pire, de la traverser pour y accéder. En un autre temps, ça n’était qu’une chambre vide et il ne fallait que quelques pas pour en éprouver la longueur ; mais maintenant on l’évitait, presque sans s’en rendre compte, oubliant petit à petit que ce qui se trouvait au-delà avait été vital un jour. On finit ultimement par se convaincre qu’il n’y avait rien au-delà. Et puis on perd même l’envie et la force de rebrousser chemin, de s’aménager d’autres espaces mentaux ; d’autres pièces s’empoussièrent, le cercle se réduit, un jour on fait tout au même endroit, dans les décombres du laisser-aller. La rationalité — faire face au problème dans l’immédiat pour éviter un désastre bien plus conséquent par la suite — ne faisait pas partie des réflexes primaires, parce que l’homme ne sait intérioriser que le présent ; et il est prêt à tout pour éviter la souffrance dans le présent.

Il passe sa main sur le mur dans le geste instinctif de s’approprier l’espace et ses limites. Mais il refuse de laisser le mot ‘cinglée’ pétrir les parois carrelées de sa résonance abjecte. Jamais il ne lui viendrait à l’idée d'invalider une souffrance en brandissant le spectre de la démence. Et tout ce que ce simple mot dit de tout ça l’ébranle complètement. Etre seul avec la douleur, ça n’était pas être fou. Ou alors ils étaient tous complètement malades. « La prochaine fois que tu auras envie de revenir ici… » Il ne savait pas à quelle fréquence ça la reprenait, ni combien de temps elle pouvait passer à s’y abimer en repassant dans sa tête le film de onze mois de souffrance ; onze mois, presqu’un an dans une boite d’allumettes, à attendre une issue — l’incendie, la libération, peu importe. Et il refuse de laisser le silence gagner cette bataille-ci, parce qu’il pouvait renforcer l’écho des bruits infimes de la prison, bien réel chez Soheila. La seule chose totalement étrangère à l’environnement de la détention qu’elle se recréait avec l’aide fatale de ces murs, de ce silence et de cette solitude, c’était une voix alliée autre que la sienne. « …est-ce que tu peux faire en sorte de ne pas être seule ? » Il formule la question avec précaution, craignant que les vibrations de sa voix ne troublent l’équilibre précaire qu’il sentait chez Soheila. Chacune de ses phrases ténues sont séparées d’une longue pause ; elles sont continues, c’est simplement l’échelle du temps qui change, et il veut la laisser comprendre qu’elle est la seule chose qui importe en cet instant — qu’il veut essayer, dans la maigre mesure de ses moyens, de ne pas laisser le schéma se répéter. Il met tout ce qu’il a accumulé de doutes et d’appréhensions de côté dans le seul objectif de lui faire sentir qu’il mesure l’ampleur de l’aveu. « Peu importe l’heure. » Il pouvait lâcher n'importe quoi, à n'importe quelle heure, pour lui éviter cela. C'est bien ce qui lui fait peur. Il ne sait pas pourquoi, ayant fait tout l’effort qu’il peut pour s’imprégner de ce que voit Soheila dans cette pièce, ça lui paraît presque sacrilège de parler. L’obscurité pénètre parfois plus profondément les choses que la lumière, le silence peut harceler les oreilles, mais la présence d’autrui est une sensation plus subtile, plus psychologique, plus fragile — mais peut-être aussi puissante. On ne vainc pas l’absence par l’absence, le vide par le vide. C’est une leçon qu’il appliquait mal, mais qu’il connaissait. « On peut rester. » Il ne sait pas pourquoi il n’a pas dit l’inverse. Sortir. C’était bien ce que n’importe qui dans sa situation voudrait, non ? Mais si elle avait accepté de le mener jusqu’ici, peut-être bien que ce n’était pas pour fuir aussitôt. Quelques secondes formaient déjà un progrès immense. Et s’il ne lui proposait pas son aide ici, maintenant, au cœur des choses, alors c’était sûrement dérisoire. Sortir, et après ? Elle reviendrait. Seule. Rien n’aurait changé. Ils auraient perdu. Même s’il ne voulait pas d’une victoire à la Pyrrhus. L’adversaire, c’était eux-mêmes. Ça l’avait toujours été. Il ne veut pas la voir s’éloigner, disparaître, alors il s’approche et pose sa main sur son épaule, pour s’assurer qu’elle ne s’évapore pas. Montre-moi. C’était moins la pièce qu’elle lui montrait qu’une portion d’elle-même, crue, jamais destinée au regard d’autrui qui pourrait la brûler. Tout ça c’est déjà trop, et pourtant elle devait le sentir, qu’elle était plus, qu’elle l’avait seulement oublié. Son propre cœur bat beaucoup plus vite que tout à l’heure, peut-être parce qu’il réalise qu’ils sont en train d’aller au fond, et que rien n’est plus terrifiant, là où ils atteignent les extrêmes frontières du sens. « Ne dis plus ça, s’il-te-plait… jamais pour moi, jamais. » Cinglée. Ça lui brûlait la gorge, la tête aussi, les yeux surtout. Ça lui faisait mal. Plus mal qu’il n’en avait eu pour lui-même ou pour les autres depuis longtemps.
Et puis il ne dit plus rien, parce qu’il ne sait pas si elle l’entend, si elle est là, s’il a réussi d’une manière ou d’une autre à la persuader qu’ils peuvent vaincre la pièce — celle-là et l’autre, intérieure. Retrouver les pièces à l'abandon, emplies de poussière et de souvenirs. Mais que ça fera mal. Que ça prenait du temps. Et que ça pouvait échouer.


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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyMer 31 Juil 2019 - 23:54

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Sors de là, n’y retourne pas. Occupe-toi, continue d’avancer. Je connaissais ces injonctions car je me les faisais à moi-même à chaque fois que mes pas me surprenaient à m’entraîner de nouveau ici. J’avais compris, dès la première fois, que s’attarder dans cet espace, m’autoriser à retourner dans cette surface qui me rappelait bien trop l’ancienne, dure et stérilisante de mes souvenirs éteints, ne me ferait que rester ainsi, en suspend, immobile, incapable de m’étendre ou de rebondir, incapable de continuer à vivre ou même de survivre. Peut-être allais-je retrouver les mêmes mots d’entre les lèvres de Stephen et que ceux-ci, je les entendrais, les assimilerais car ce ne serait pas ma voix qui les prononcerait. Peut-être souhaitais-je également savoir s’il était possible pour lui de ressentir ce que je ressentais en ce lieu, ou si ce n’était que moi car si ça ne l’était, que moi, alors il m’incombait de faire avec, de prendre sur moi. Peut-être cherchais-je également une amélioration, forcer quelque chose qui changerait cet endroit et ce qu’il signifiait, ce qu’il représentait. Comme si chaque atome de sa présence créerait la possibilité d’une transformation subtile, d’un réajustement à peine perceptible qui étreindrait, étranglerait les émotions brutes et les relents qui n’étaient pas capables de sévir aussi brutalement ailleurs. Même ce réajustement était voué à s’inverser sitôt l’endroit quitté, ce n’était pas grave. C’était une victoire que je n’espérais plus. « On revient toujours… à ce qui nous a fait le plus mal. » Il parlait bas, comme l’aurait fait quelqu’un conscient qu’il ne fallait pas réveiller la personne à ses côtés, mais la reconduire vers le sommeil, conscient qu’il s’agissait d’aborder un sujet avec ces mots capables de faire naître dans la pensée l’étincelle d’une nouvelle braise, réchauffante et non dévorante. Des mots qui permettraient peut-être de panser une blessure dont il pensait ignorer la profondeur mais ce n’était pas grave, toujours pas, car je pensais l’ignorer également. Ce n’était pas la peine d’imaginer l’ampleur des dégâts, pas la peine d’appréhender l’envergure des tourments, il en avait lu des lignes dans les bribes de chorégraphie qu’il avait pu apercevoir. Il en avait également, des tourments, et je n’en avais pas exploré toutes leurs origines mais je les avais vus s’écouler, aussi, au fil de sa musique. « On y prend goût. » Il savait. J’aurais aimé, dans le fond et pour lui, qu’il ne sache pas, qu’il ne comprenne pas, qu’il fût exempt de la sagesse dont il faisait preuve car cela aurait indiqué qu’il n’avait jamais eu la chercher pour s'en sortir. Mais ce n’était pas le cas et ses mots résonnaient dans mon esprit car il avait raison.

J’avais peut-être besoin de retrouver les limites de cette pièce dans laquelle je pénétrais de nouveau lorsque je m’étais promis de ne plus la fouler, attirée tout de même car le sublime pouvait y côtoyer le tragique et que je connaissais les deux, j’avais besoin des deux même s’ils pouvaient m’entraîner vers le fond comme une sirène enchaînée à son marin. « On le devient un peu. » Je plissai les yeux légèrement, comme un consentement, l’assentiment de reconnaître qu’il touchait du doigt la vérité. Stephen semblait quelque fois persuadé d’être incapable d’enraciner son attention, comme si celle-ci n’était que cette entité aussi volatile que la fumée de ses cigarettes sur laquelle il n’avait aucun pouvoir mais il se trompait et me le prouvait. « C’est un combat, pas vrai ? De ne pas le laisser faire. » Percevait-il mon attention, sur l’instant ? Était-il capable de l’appréhender et de se rendre compte qu’elle était réponse à la sienne qu’il semblait déterminé à figer, pour peser ses mots et leur accorder toute leur importance ? Car il le pouvait, à des instants précis même si ceux-là semblaient parfois en-dehors de la réalité, se pressant à la porte d’autres mondes, cela ne la rendait pas moins juste, ni subtile. Un combat. Mes combats, j'aimais à les mener pour les remporter, quitte à m'épuiser. Mais celui-ci n'avait pas la même saveur car je ne me voyais pas gagner, jamais, j'ignorais même à quoi ressemblerait la victoire si elle existait.  « Je ne sais pas si on oublie, Soheila. » Je pensais l’ignorer également mais le temps passait et semblait porter en son sein une réponse que je ne pensais bientôt plus avoir d’autre choix que d’admettre. On n’oublie rien. Les souvenirs demeuraient et se cachaient sous des formes bien plus insidieuses que de simples réminiscences, justement. Quelque fois, leur présence demeurait vague, en sourdine, maline, à la manière d’un message inaudible qui aurait effectué des détours insondables sur de vastes distances. Mais rien n’y faisait et ils finissaient par revenir, tout de même, toujours, à leur destinataire, même si faible signal, éloigné et stridulé. D’autres fois, la présence était plus ostensible, plus évidente, intime et si proche que l’on pouvait en avoir le souffle coupé et que je m’enjoignais alors à le réinventer, quitte à l’exagérer. Cependant, je ne désespérais pas de me souvenir, un jour, que s’il n’était pas possible d’oublier le destructeur, le fondateur lui aussi pouvait être retrouvé. « La prochaine fois que tu auras envie de revenir ici… » Je forçais mon regard, qui s’était éloigné par-dessus son épaule, à lui revenir alors qu’il semblait chercher une fin acceptable à sa phrase. « …est-ce que tu peux faire en sorte de ne pas être seule ? » Un sourire vague, très vague, s’échappa pour lui répondre. « Peu importe l’heure. » Tu ne mérites pas ça. Mais je ne pouvais pas le lui dire, refuser sa qualité d’être, si intense, si présente sur l’instant qu’il me semblait capable de donner à chacun le sentiment qu’il pouvait commencer à espérer, s’il ne l’avait pas osé avant. Même si je l’aurais fait pour lui, même si cela était voué à lui ôter ce poids qu’il était prêt à accepter. « On peut rester. » La distance entre nos deux corps s’amenuisa un peu plus, comme si cela était possible, sans que je ne le voie s’approcher. Je cillai en sentant sa main sur mon épaule, me ramenant, comme une reconnexion et j’acquiesçai en un silence. Incapable de saisir sur l’instant l’ébauche d’un geste.

Nous pouvions rester, oui, c’était à lui de décider s’il en avait assez, s’il avait besoin d’air, d’espace. Je lui laissais le choix puisque je n'avais pas attendu qu'il me le donne avant de l’amener ici et que la culpabilité ne tarderait pas à se frayer un chemin en moi.  « Ne dis plus ça, s’il-te-plait… jamais pour moi, jamais. » Cinglée. Il n’avait pas besoin de le dire pour que je le comprenne. Ma main, distante, vint emmêler mes cheveux en leur dessus, pour me remettre en mouvement, enfin, m’obligeant une seconde pour maitriser les fluctuations de ma voix, m’assurant qu’elle ne s’échapperait pas sans contrôle. « Oui, bien sûr … » Un accord dans ce sourire vague, toujours, comme une excuse car il s'agissait d'une promesse que je n'étais pas certaine de pouvoir honorer. Un accord dont j’ignorais la portée profonde, à vrai dire, mais que je m’obligeais à lui donner en haussant à peine les épaules. J’avais peur de le devenir pourtant mais j’étais là, présente, et cela me suffisait pour constater, avec amertume, que j’étais parfaitement capable de vivre avec la conscience de mes défauts, même les pires, la conscience de mon déclin. Mais je disais oui car bien trop avait déjà échappé à mon désir de contrôle et que, si je me sentais familière des mots, je n’avais jamais été assez talentueuse pour contrer les sentiments ou les embrasser. Plusieurs secondes passèrent sans que je ne prononce le moindre mot, sans que nous n’esquissions le moindre geste. J’aurais voulu m’excuser, presque, réellement, trouver les mots car j’avais l’impression de le confronter à bien plus qu’il ne l’aurait voulu. Mais il était impossible et dérisoire d’espérer le formuler, avec justesse, impossible et dérisoire de me justifier, sachant qu’il balaierait tout cela d’un revers de main. L’extrémité de la lune rougeoyait sur le côté, au travers de la fenêtre, et je comblais l’espace entre nous, finalement, inclinant mon visage vers le sien, à peine, suffisamment pour laisser mes lèvres trouver le chemin des siennes, délicatement, comme si la mémoire revenait à travers cet élan inconscient, un ancrage rassurant, un infime moment d’apaisement. J’aurais pu sortir, finalement, mais je ne l’avais pas fait. J’aurais pu laisser mes cheveux retomber sur mes épaules comme je l’avais fait plus tôt au lieu de les relever, les laisser me dissimuler, me protéger de mes propres jugements. J’aurais pu parler, tout simplement, dire autre chose peut-être que ces quelques mots qui m’avaient échappé et dans lesquels il avait eu la force de trouver du sens. Mais rien ne m’était venu, ce début de baiser semblait être les seuls mots que j’étais finalement parvenue à accrocher entre eux pour trouver un sens à des maux qui n’en avaient aucun. Je suspendis l’instant finalement, éloignant mon visage, mes doigts sur l’ébauche de sa mâchoire. C’était la mémoire qui était retrouvée, en effet, car mes lèvres avaient déjà goûté aux siennes et, qu’à la lumière de ce que nous avions déjà traversé, je pouvais imaginer que rien ne saurait dérégler ce lien.
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Message(#)Time to turn off the silence ♦ Soheila EmptyVen 2 Aoû 2019 - 20:37

La nuit qui les enveloppe fait écho à l’autre — celle dont les limites ne sont pas dans la voute étoilée, mais au plus profond de l’âme torturée de l’homme. Pourtant, au lieu de confronter la sienne pour briser la malédiction intrinsèque et trouver la lumière, ils préféraient errer dans des directions lointaines à la recherche d’une intersection — d’un point où toutes ces nuits convergeraient. Comme si noirceur fois noirceur donnait lueur. Tout pour cette croisée des chemins. Pas d'autres prophètes que leurs mains devant eux. « C’est un combat, pas vrai ? De ne pas le laisser faire. » Un combat peut-être déjà perdu pour moi, qu’il se dit sans même y penser, instinctivement, réponse naturelle de son esprit à une question qui se posait à chaque instant. Il pensait qu’il avait pris sur son caractère beaucoup de ce qui lui avait fait mal. Plus qu’elle ne l’imaginait. Sinon, d’où viendrait ce réflexe d’abandon si profondément enraciné dans sa vie ? La pulsion de la lâcheté, il lui fallait bien une cause. Et lui, il se laissait faire par cette pulsion. Il n’a pas l’esprit de la lutte. Il ne sait que suivre le ballottement du vent — l’effort qu’il fait en ce moment même pour ne pas fuir, là est sa guerre, pernicieuse, cruelle, qui essaye de lui apprendre à se faire sauter plutôt qu'à déserter. Il reste silencieux, parce qu’il ne voudrait pas la décevoir encore en lui montrant que les combats pour lui-même, il ne les gagne pas souvent, et quand il les gagne, il perd beaucoup des autres. Le mot combat l’emplit bizarrement d’une sourde tristesse.
Et puis, dans l’obscurité, il y a un mouvement presque imperceptible, comme la pointe d'un stylo qui achève sa gracieuse ligne.
Le contact de ses lèvres contre les siennes, douceur ineffable qu’il ne pensait pas retrouver dans la tourmente, fige ses pensées en même temps qu’il se sent redevenir vivant, heureux possesseur d’un corps qu’il avait laissé loin derrière lui depuis qu’ils avaient choisi de traverser le chaos — il était sûrement resté au piano, et il ne le récupérait que maintenant. Elle le récupérait, et elle l’emmenait autre part. Etait-il le même ? Sûrement, parce qu’il se laisse patiemment reconnecter à la mémoire de ces instants qu’ils avaient déjà partagés — sauf qu’ils semblaient, aujourd’hui, doublés d’une nouvelle épaisseur qui n’était pas faite que d’une immuable affection ; elle avait une teneur subtilement différente, étrangère à ce que les mots connaissaient des choses humaines, quelque chose qui leur permettait de se vaincre l’un et l’autre durant quelques secondes qui n’appartenaient à personne, et sûrement pas à la douleur. Mais c’est court. C’est toujours trop court. L'eau file entre leurs doigts. Et quand ça prend fin ? Quand ça prend fin, c’était à lui de proposer la suite, n’est-ce pas — parler ? Parler pour dire… quoi ? Dire ? Les mots qu’ils avaient distillés au compte-goutte avaient été si douloureux, si vrais, dénués de ce qui n’était pas la volonté d’offrir à l’autre ce qui se rapprochait le plus de la vérité. Des organes sur une toile blanche gonflée de larmes. L’encre primordiale, celle dont on écrivait nos vrais noms, nos noms cachés.
Alors il passe ses bras autour des épaules de Soheila pour l’enlacer, provoquer à nouveau une étreinte, certes différente, l’empêcher tout à fait de ne pas réaliser qu’elle n’est pas seule dans la pièce, que tant qu’il sentirait ses cheveux quelques centimètres sous son nez, ce qui ferait du mal à l’un en ferait aussi à l’autre. Ça le fait respirer. Ça lui fait croire qu’à cet instant précis, il est en train de faire barrière à tout ce qui pourrait la heurter, et même s’il veut savourer la pureté de cet instant, il ne peut pas s’empêcher de penser, penser encore — merde, est-ce qu’il pouvait pas se débarrasser de cette maladie ? Penser, quand il avait seulement besoin de ressentir ? Le contact, tout n’était qu’affaire de contact, de sensibilités, de récepteurs, de tâtonnage à l’aveugle ; le contact différait tout le reste. Penser, c'était le foutu chemin que retrouvait toujours le passé pour lui barrer la route ; mais il l'empêchera. Et il a l’impression d’avoir trouvé une réponse convenable à ce qu’elle acceptait de lui donner, dans cette accolade qui retenait le monde de les submerger de sa froideur — se regardant ainsi mieux que s’ils se regardaient dans les yeux, cœur contre cœur, passage ouvert sur les couloirs du silence ; pas libre, mais ouvert. « J’aimerais tellement pouvoir faire plus… » Il ne sait pas s’il a réellement prononcé ces mots ou bien s’ils n’ont fait que se dessiner dans l’air devant sa bouche. Les natures profondes ne changent pas facilement. Réalisait-elle que tant qu'il ne prendrait pas une putain d'initiative une fois dans sa vie, il resterait une vitre là où elle avait accepté de tendre son visage ? Il voudrait avoir la science qui lui permettrait d’écoper la souffrance qu’elle lui confiait. Mais il ne pouvait qu’y plonger ses mains, et prendre sur lui ce que la maigre contenance de ses paumes lui permettait, une vasque pour un fleuve.  

Il se rend compte que l’angoisse de la douche est en train de reprendre le dessus, malgré lui, que l’immobilité permet au flux incessant de ses peurs de gagner du terrain sur l’échafaudage tremblant qu’il s’est construit, structure de cristal, prête à s’écraser ; il sent que quelque chose lui manque déjà, mais quoi qu’il n’avait pas ressenti jusqu’à ces quelques minutes ? Juste encore un peu… juste encore un peu de lumière qui ne soit pas factice et baignée de doutes. Ça fait si longtemps. Ça fait peut-être toujours. C’était égoïste, ça, non ? Pour vérifier… vérifier qu’il était bien là… c’était pas si évident… c’était pas facile de ne pas partir… il ne voulait pas d’une solitude à deux… et ses sens le trompent, il y a un vertige... Mais il y a des accords, des accords de principe, des accords tacites qui, s’ils avaient toujours été clairs, paraissaient à cet instant brumeux et vagues. Des accords qui lui disaient de se limiter au nécessaire et de ne pas faire quoi que ce soit qui puisse d’une manière ou d’une autre éprouver cette liberté qui les caractérisait, âmes en déplacement constant. C’est-à-dire de ne pas prendre de risques. Quitte à s’effacer. Quitte à garder une certaine distance même dans l’impensable proximité qui liait leurs âmes à un fil par-delà du langage commun. Et la soif que la poésie ne pouvait que masquer, on la mettait où ? On l'enterrait. Il savait creuser. Cette terre-là est sans fond.
Doucement, sans savoir combien de temps ils avaient pu rester comme cela, à n’échanger d’autre information que la certitude qu’ils étaient là et le rythme de leur respiration, il s’éloigne, brisant momentanément cette symbiose pour la regarder — et il la voit d’autant mieux qu’ils sont presque plongés dans le noir, parce qu’alors la moindre lueur prend l’aspect d’un brasier. A burnt child loves the fire, disait Wilde. On revient toujours à ce qui nous fait mal. Pourtant il revient vers elle. Donc il revient vers elle ? Il la regarde. Il ne sait pas si elle voit l’espèce de sourire un peu triste qui s’est formé sur ses traits. A burnt child loves the fire. « Soheila... » C'est tout, non ? Besoin de plus ? Son nom seul contenait ce qu'il voulait signifier. Est-ce qu'elle voit la larme qui coule sur sa joue ? Il ne sait pas lui-même que la minuscule goutte est là. D’où vient-elle ? Que veut-elle ? Y a-t-il d’écrit, dedans, la formule des maux, de leur origine et de leur remède ? Son sel portait-il la réponse à l’absence qui hurlait à travers tous les pores de sa peau ? Pouvait-elle dire à sa place les mots qui brûlaient son palais et menaçaient de le consumer totalement, parce qu’il était trop tard pour reculer ? Il voit à l’horizon, un pont de cristal et de rêves et d’aurores. Mais ce n’est pas celui-là qu’ils traversaient. J’ai trop besoin de toi, maintenant, pour que ça ne te fasse pas mal. De l'aide. De l'aide. Ou je vais partir. « C'est... » Trop. C'est trop. Je te l'ai dit. Répété. C'est trop à casser, trop à gâcher, trop à souffrir. La confiance dans mes mains devient une arme. C'est trop, parce que déjà la solitude de mon appartement me parait insupportable. C'est trop, j'en crèverai, je vais me figer, je vais tout arrêter. T'es rien de plus qu'un putain d'emmerdement, pour tout le monde. Faut te rafraichir la mémoire ? Le 'Moi' est un mythe. Cesse d'exister. C'est tout ce que tu sais faire. Ça n'est pas assez. Ça n'est pas assez. Empêche-moi, parce que la liberté ne me réussit pas, j’en ai marre de la nuit, j’en ai marre de tenter tous les chemins noirs et de n’être qu’une feuille dans le vent. Une feuille dans le vent. Et il se sent, comme on se voit vaciller en perdant l'équilibre, au ralenti, se pétrifier totalement, prêt à lui redire tout ce qu'il lui a déjà dit et tout ce qu'elle a déjà essayé d'effacer. Il lui dira. Il faut qu'il le redise. Il faut qu'elle le déteste. Allez, Stephen. Montre-lui quel genre d'imbécile tu es. Brise tout. Brise tout pour ne pas avoir à briser plus tard, ta foutue logique, ta foutue peur, celle qui te contrôle, qui t'empêche de faire quoi que ce soit correctement. Tu sais qu'on crève comme on a vécu ? Vas-y donc. Mais il faut bien qu'un verrou saute. Ça fait ça, de se laisser mourir ? Et avant de porter son visage au sien pour l’embrasser avec un peu la même sensation que de sauter d’une fenêtre, d'une manière absolument différente que ce qu'il se savait faire, il murmure trois syllabes qui tombent de lui comme des dégâts collatéraux, pour elle ou pour lui, peut-être était-ce la même chose. Je ne veux pas partir. Mais je m'en sais capable. Retiens-moi. La revoilà qui reprend, pompée partout dans ton corps. L’innommable. J'ai plus peur. Tu mens. Oui, mais ça me permet de rester. « Désolé… » Désolé avec le sourire, désolé de ne pas pouvoir rendre les choses aussi belles, aussi poétiques dans la souffrance et dans la lutte que toi, désolé d’avoir besoin de redemander, désolé de t’embrasser plus fort, trop fort, désolé de briser l’harmonie, l’équilibre qui semblait s’être créé, de prendre plus que ma part, de chercher de la vie au milieu des sources qui nous tuent, désolé de ne pas avoir d’explications à ce que je fais, parce qu’il y a d’autres pièces closes à ouvrir, désolé de ne pas savoir ce qui peut t’aider, désolé de chercher à m’oublier alors que je t’assure de ma présence, désolé de ne plus avoir assez d’oxygène en moi pour ne pas le puiser chez toi, désolé de plus ressembler à une improvisation fébrile qu’à une belle partition. Désolé d’être désolé, Soheila.
Désolé d’être moi.
Enfin une connerie qu'il assume complètement.

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