Ce n'était pas souvent, mais nous étions en pseudo sur-effectif cette nuit au service des urgences. Si bien que ma collègue avait - naïvement - tenté de contacter notre cadre de santé afin de lui demander si elle pouvait quitter le service en raison du manque d'activité. Bien évidemment, notre supérieur avait refusé derechef, les urgences n'appartenant pas au registre des soins programmés et l'activité pouvant grimper en flèche sous l'impulsion d'un seul appel téléphonique. Alors, nous faisions le tour des quelques boxes où se reposaient des patients en attente que des lits soient disponibles dans les services où ils étaient destinés. La cafetière n'avait jamais aussi bien fonctionné de toute l'année et une symphonie de bâillements se répétait régulièrement. J'en étais déçu de ne pas avoir été affecté à l'équipe mobile ce soir. J'étais en effet persuadé que j'aurais eu moins à me tourner les pouces dans l'ambulance qu'à la banque d'accueil de St Vincent's.

Après avoir changé la perfusion d'un homme en état d'ébriété qui avait animé la dernière heure avec ses discours confus et ses vaines tentatives de draguer mes collègues féminines, j'avais sauté sur l'occasion de transférer un enfant qui était arrivé des heures plus tôt pour une sévère crise d'asthme. Le bambin était désormais stabilisé mais son traitement devait être perpétué de manière à effacer toute trace de l'asthme qui avait su le placer sans ménagement en détresse respiratoire. J'embarquais le poupon en prenant soin de ne pas le réveiller et me dirigeais vers les étages supérieurs. Je prenais le soin d'attraper mon bip au passage et indiquais à ma collègue de m'appeler si jamais il y avait besoin aux urgences. J'en profiterais pour faire ma pause avec Justine si elle était disponible.

« Hey Hudson, » je la saluais doucement avec un large sourire. « Tu l'installes où ? » Je la questionnais quant à la chambre libre pour le petit patient. Elle m'indiquait une porte et avec son aide, nous transférâmes délicatement le bébé qui dormait à poings fermés du brancard au lit d'hôpital. Les dernières transmissions et constantes réalisées, je suivais mon amie de longue date hors de la chambre puis vers la salle de pause des infirmiers où nous pourrions discuter sans craindre de troubler le sommeil des malades. « Comment tu vas ? C'est tranquille aussi dans ton service ? »

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Accompagnant le bambin endormi, je stoppais le brancard près de la salle de pause des infirmiers de laquelle j'entendais émaner quelques voix féminines. Je reconnaissais Justine que je saluais, puis l'ensemble de son équipe d'un signe de tête comme d'un large sourire. « Isy ! je ne savais pas que tu étais de garde ce soir ! » Je hochais la tête à l'affirmative. « Ce soir et demain soir, normalement. » Je lui indiquais, le mot clef étant ici l'adverbe utilisé. Avec le métier d'infirmier, il valait mieux savoir se montrer flexible. Plus d'une fois, mon emploi du temps avait changé en l'espace de quelques heures où j'avais été contacté sur mon téléphone personnel afin d'être sollicité pour un remplacement. Je demandais à mon amie où serait installé son nouveau petit patient et elle me désignait du coude la chambre 505 : « La 505, je l’ai préparée, le petit bout sera bien installé ! » « J'en doute pas, » j'assurais sincèrement, sourire tendre aux lippes. La douceur, le dévouement et l'attention de Justine à l'attention des infortunés sur son lieu de travail n'était plus à prouver.

La Hudson s'orientait vers la salle de soins et je commençais le transfert du bambin. La jeune femme vient rapidement m'aider et en quelques temps, le bébé fut allongé confortablement dans son lit sans avoir eu à quitter les bras de Morphée. « Je n’ai pas vu dans le dossier, mais il a des médicaments à prendre dans la nuit ? » J'acquiesçais et expliquais à voix basse pendant que l'infirmière de pédiatrie prenait les constantes du garçonnet. « Il a fait une sévère et longue crise d'asthme qui s'est soldée par une détresse respiratoire. Il doit avoir une autre dose de Salbutamol d'ici deux heures en plus de la réhydratation. » Je jetais un coup d’œil à la perfusion. « Il a eu du Prednisolone, Ipratropium et des corticoïdes. Normalement Dr O'Jay l'a mis dans son dossier informatisé. »

Une fois que Justine eut complété le dossier du patient des dernières constantes et informations, nous sortîmes de la chambre en refermant précautionneusement la porte derrière nous. Je suivais la jeune femme vers la salle de repos des infirmiers de pédiatrie, jetant un coup d’œil à mon BIP qui n'annonçait absolument rien. Manifestement, c'était toujours aussi paisible aux urgences. Je demandais à la trentenaire comment elle se portait et comment se passait la garde dans son service. Je la remerciais en prenant le biscuit qu'elle me proposais avec gourmandise. Je ne résistais jamais aux gâteaux. « Ça va, c’est ma première garde depuis mon week-end alors je suis en forme ! Et toi comment ça va ? » « C'est génial ça ! » Je me réjouissais sincèrement. « Ça va aussi. Merci pour le biscuit ! » Je m'installais sur une chaise à ses côtés. « C’est rempli, mais étonnamment que des enfants calmes, qui dorment bien la nuit. Il y a juste les médicaments à donner au final ! Et toi les urgences ? Pas d’accidents à déplorer ? Pas trop de gens alcoolisés ? » Je m'appuyais sur le dossier du siège, répliquant : « C'est bien ça ! J'te souhaite que ça dure. » J'offrais un sourire à mon interlocutrice, ajoutant : « Non, c'est calme aussi. On a toujours notre lot de personnes alcoolisées ou en manque, mais rien de bien méchant. » Je touchais avec amusement le bois de la table, espérant que le calme persiste et que je puisse rester plus longtemps en compagnie de Justine. « Tu veux boire quelque chose ? » L'infirmière s'était levée et mettait déjà de l'eau à chauffer. « Tu as du café ? » Je questionnais, toujours aussi accro à cette boisson que j'avalais en litres depuis des années. « Tu as passé un bon week-end ? » Je demandais, faisant référence au repos qu'elle avait évoqué plus tôt.

Le petit patient installé précautionneusement dans son lit, j'observais Justine inscrire sur papier les prochains soins à prodiguer et informations importantes le concernant. St Vincent's s'était modernisé au cours de ces dernières années et continuait dans cette voie, si bien que tous les dossiers étaient désormais informatisés : les prescriptions, les médicaments, les transmissions, les repas... Tout était enregistré. Cependant, je ne pouvais pas m'empêcher de penser à l'éventualité qu'une panne de courant nous coupe de tous des derniers éléments relatifs aux patients. L'informatique était géniale mais possédait aussi ses limites. Ainsi, je trouvais cela très malin de la part de ma collègue de conserver ses propres notes. De plus, j'avais toujours admiré la rigueur et le dévouement dont Justine était armée en tout temps.

Je lui tenais la porte de manière à la laisser passer devant moi puis la refermais délicatement derrière nos silhouettes, veillant à ne pas réveiller le bambin. Nous nous orientâmes vers la salle de repos où l'infirmière ne tarda pas à me proposer un biscuit qui constituerait un bon remontant pour le reste de la nuit. Je la remerciais et lui assurais que ça allait. « De rien, c’est surtout pour remettre la faute sur toi quand mes collègues verront la boîte vide… » Un rire fila entre mes lèvres et j'assurais, la pointant d'une moitié de sucrerie, plaisantin : « Je porterai le blâme rien que pour toi. » Je lui adressais un clin d’œil complice et lui expliquais que le service des urgences était calme ce soir. « Tant mieux, ça me permet de passer du temps en ta compagnie sans culpabiliser de t’arracher à tes obligations ! » « Oui, j'aime beaucoup cette alternative. Puis si jamais ils ont besoin, j'ai le téléphone sur moi. » Je démontrais l'engin sans fil reposant dans ma poche.

Ma dépendance à la caféine faisant surface, mon amie m'indiquait le thermos où il devait en rester. « Il est encore chaud, c’était le café pour le repas du soir, pour les parents ! » « Super, merci beaucoup. » Je prenais la tasse que la trentenaire me tendait pour la remplir du liquide noire. Je la portais ensuite à mes lèvres sans passer par la case sucre et fronçais doucement les sourcils, n'ayant pas percuté qu'elle m'avait averti que le café était encore chaud. J'avais tellement l'habitude de le boire froid ou tiède que j'étais robotisé à ne plus me l'imaginer à bonne température. « Tu crois que je peux venir squatter plus souvent ? On connaît pas trop le café chaud en bas. Ou alors, c'est du réchauffé à de multiples reprises. » Ce qui ajoutait une nuance gustative particulière.

Je reprenais place sur une des chaises et balayais du regard la salle de repos avant de demander à mon interlocutrice si elle avait passé un bon week-end. « Ça va, j’en ai profité pour essayer un cours de yoga, je me suis dit pourquoi pas ? C’était pas mal, je verrais si je m’inscris officiellement. » Je posais la tasse sur la table boisée. Je savais que Justine était une femme très active et assez téméraire pour tenter de nouvelles disciplines. « C'est cool ça. Si jamais le vélo en montagne te dit, fais-moi signe. » Le football australien avait toujours été ma passion première, si bien que j'avais compté en faire ma carrière avant d'être blessé et de voir cet objectif voler en fumée, mais je m'éprenais de plus en plus du vélo en montagne. J'étais quelqu'un qui appréciait s'adonner à des activités sportives et Brisbane détenait l'avantage de proposer un grand éventail de disciplines. « Et toi ? La dernière fois que tu as eu quelques jours de repos c’était quand ? » Je réfléchis quelques instants, mes paumes contre la tasse chaude. « J'ai eu un jour la semaine dernière. C'est un peu tendu en ce moment avec les arrêts et les congés. » J'avais effectué plus d'un remplacement ce qui amplifiait mon capital d'heures à récupérer. « On pourrait peut-être faire un truc après le boulot, un de ces quatre ? » Je proposais à mon amie. « J'aimerais bien avoir un week-end complet pour partir de Brisbane un peu. » Je lui avouais. Une partie de ma famille, dont mes parents, vivait notamment en campagne à 80km de la grande ville. La dernière fois que j'avais revu ces membres remontait à plusieurs mois.

Je marquais une pause, avant de confier : « Ma sœur a emménagé chez moi il y a quelques jours aussi. Elle n'est plus avec son copain. » Le souci transparaissait dans mon regard quand j'évoquais ma cadette. Oakley ne fréquentait plus David car ce dernier la battait et je mettais tout en oeuvre pour qu'elle puisse se relever après ces années passées sous les coups de l'homme qui se disait l'aimer.

J'accepte sans hésitation de porter le blâme pour la gourmandise de Justine, les sucreries reposant dans un paquet de biscuits n'en menant pas large face aux dents sucrées de l'infirmière. « Parfait, tu m’épargnes bien des représailles ! » Je ris doucement, m'adossant à l'un des murs de la salle de repos du personnel et balayant du regard cette dernière. Je m'y étais déjà rendu, mais j'appréciais comment les agents de pédiatrie avaient su installer cette pièce pour réellement la rendre confortable et propice à du repos. Aux urgences, une cohue religieuse régnait et notre salle de repos faisaient davantage office de lieu de stockage. « A ton service, » j'assure, complice. Tout du moins, je l'étais jusqu'à ce que mon téléphone ne sonne pour me sommer dans mon service. Cette nuit était peu animée - étonnement paisible, même -. Je n'allais pas m'en plaindre, mais je me tenais prêt au cas où ce n'était que le calme avant une grosse tempête.

Sous l'invitation de Justine, je me servais une tasse de café noir puis la rejoignais à table. Je fronçais les sourcils, surpris par la température du breuvage, occasionnant un rire discret chez mon interlocutrice. « Tu crois que je peux venir squatter plus souvent ? On connaît pas trop le café chaud en bas. Ou alors, c'est du réchauffé à de multiples reprises. » C'était toujours mieux que pas de café du tout, mais à choisir, je favorisais quand même celui qui venait de couler dans le service de pédiatrie et était encore bouillant. « Je peux tenter de convertir ton équipe à cette pratique, il va falloir négocier mais je veux bien faire l’effort pour toi… » J'offrais un sourire tendre à mon amie. Je doutais que cette mission soit fructueuse, mais j'étais reconnaissant pour l'offre. « Trop généreuse, » je complimentais, aussi malicieux que sincère. Certes, notre conversation relevait de beaucoup de taquinerie, mais j'avais toujours considéré la Hudson comme l'une des personnes dotée du plus de bonté que je connaisse.

Je remuais machinalement ma boisson bien que je n'y ai jamais rien ajouté, reliques de mes tactiques nerveuses m'aidant à évacuer le stress des éléments passés ou combattre la fatigue. Les jours de congé étaient évoqués, la trentenaire m'informait avoir pratiqué du yoga récemment et que l'expérience lui avait plu. Je lui proposais une séance de vélo en montagne et souris en entendant sa réponse : « Ecoute, je suis plutôt ouverte à toute nouvelle activité ! Tant que cela n’implique pas une sorte de catapulte humaine ou autres objets de torture… » « C'est pas trop mon style. Je fais pas dans le sado-maso. » Et je connaissais peu de sports - sauf celui de chambre pour certaines personnes - qui usaient de tels instruments. Après, chacun avait aussi sa vision des choses. « J'te proposerais des dates, si tu veux, » je suggérais, le numéro de téléphone de Justine enregistré depuis de nombreuses années dans mon téléphone.

Nous bûmes une gorgée en chœur et j'expliquais que la situation dans mon service, hormis cette nuit, était tendue en raison de nombreux arrêts inopinés. Les agents disponibles devaient pallier aux absences et de ce fait, enchaînaient des gardes qui semblaient parfois interminables. Par ailleurs, il arrivait malheureusement que ce soit toujours les mêmes qui trinquaient, d'autres agents se montrant indisponibles dès qu'ils avaient quitté le lieu de travail - ce qui était leur droit. Parfois, j'étais vraiment exténué mentalement de devoir sans cesser remplacer des employés et ne recevoir aucune reconnaissance en retour. Je n'étais pas devenu infirmier pour le mérite, mais ça me chagrinait de temps à autres de m'investir sans obtenir aucun retour ; et parfois voir d'autres agents être choyés quand ils en faisaient peu. « Fais attention à toi quand même… » Un léger rictus rassurant s'afficha sur mon visage, davantage pour la forme que par franchise. « Toi aussi, » je prodiguais le même traitement, attentif à ce que le soleil du service ne s'épuise pas. « J'essaie quand même, tu sais. Mais c'est compliqué parfois. » Je reprenais, honnête. J'aimais beaucoup converser avec Justine car avec elle, je ne me sentais jamais jugé et toujours écouté. Par ailleurs, je n'avais pas l'aplomb de refuser une garde pour dépanner, même si j'étais déjà sur les rotules. J'étais convaincu que j'aurais beaucoup trop mauvaise conscience de laisser mes collègues dans une situation plus complexe qu'elle ne pourrait l'être et des patients moins bien pris en charge, faute de personnel. « Ça va, dans votre service ? L'ambiance est bonne ? » Je questionnais, soucieux que Justine ne souffre pas d'un quelconque mal-être au travail.

Changeant radicalement de sujet, je confiais à mon amie que j'apprécierais pouvoir sortir de Brisbane quelques jours. Changer d'air serait gratifiant à mon sens. « Écoute si tu as besoin d’une partenaire de voyage, je ne suis pas contre. M’éloigner de Brisbane ne me ferait pas de mal non plus ! » « Avec plaisir ! » Je m'enthousiasmais, ravi. « On s'organise ça, alors. » Je promets, tout de suite requinqué. « Tu pensais à un endroit en particulier ? » Je pris le temps de boire une gorgée de mon café, songeur. « J'ai bien quelques idées. Tu préfères ville ou campagne ? Ou tu as déjà un endroit en tête ? » J'étais ouvert à tout.

J'apprenais à Justine que ma sœur avait rompu avec son compagnon et vivait désormais à mon domicile. La jeune femme compatit et un air inquiet s'installa contre mes traits lorsqu'elle me demanda comment elle se portait. « Mince… Elle va comment ? » « Mieux, j'imagine. » J'espérais. « Elle l'aimait vraiment beaucoup, mais il était franchement pas top. » Pour en dire le moins. « J'espère juste qu'elle ne retournera pas avec lui. » Je pensais sérieusement que je risquais de vouloir démolir David si jamais il s'approchait de nouveau de ma cadette, vu la violence avec laquelle il l'avait traitée. « Ça faisait combien de temps ? » « Un peu plus d'un an. » Je commençais, jouant de nouveau nerveusement avec ma tasse. « Elle a coupé les ponts avec le reste de la famille quand elle s'est installée avec lui. Il ne voulait pas qu'elle nous fréquente, manifestement. » Il devait redouter qu'on lui ouvre les yeux sur tous les sévices qu'elle endurait par sa faute et n'avait certainement pas à supporter. « Du coup on renoue un peu les liens familiaux en même temps, » j'indiquais. Si j'avais repris naturellement sous mon aile Oakley, les autres membres de la famille ne se montraient pas obligatoirement aussi conciliants, compte tenu des antécédents et de cette longue période durant laquelle la jeune femme avait rejeté ses proches.

Je marquais une pause, mon regard posé sur la poche de Justine de laquelle sortait quelques stylos et autre matériel pratique à avoir sous la main. « Ça me fait penser - Désolé, changement radical de sujet. » Je commençais, riant doucement sous une intonation d'excuse, mon regard émeraude passant de la poche aux yeux de la soignante. « J'ai un truc pour toi. Mais je l'ai laissé dans les vestiaires, j'ai pas pensé à le prendre quand j'ai fait le transfert du petit. »

Dès l'instant où je l'avais rencontrée, alors que nous n'étions encore que de jeunes infirmiers, il m'était apparu telle une évidence que Jutsine composerait un réel pilier au sein de mon existence. Je n'avais jamais osé le lui avouer, mais la blonde avait constitué l'une des raisons majeures pour laquelle je n'avais pas baissé les bras dans mes études lorsque mon père rejetait la vocation que j'avais choisie et qu'il m'arrivait moi-même de douter de la route que j'empruntais au terme des journées les plus difficiles. Justine, naturellement, avait toujours su me conforter dans mes décisions et éclairer mes jours : elle représentait ce véritable soleil qui adoucissait mes tourments, chassait mes doutes, soutenait mes ambitions. Elle était celle qui m'offrait du courage et m'avait appris à être aussi vaillant, celle auprès de qui je m'étais développé en tant que personnel de la santé et à qui je devais toute ma force puisqu'elle avait été présente dès mes débuts pour m'épauler et me soutenir.
J'étais convaincu de devoir beaucoup à la Hudson, même si nous avions aussi évolué ensemble, que nous avions essuyé d'innombrables larmes, que nous avions subi d'intolérables peurs, que nous avions su rire à en avoir mal aux côtes et être fiers à arborer un sourire figé aux lèvres pendant des heures et des heures. Nous avions été témoins du pire comme du meilleur, nous nous avions vu réagir dans les drames comme dans les euphories, nous nous connaissions comme certains ne nous connaîtrons jamais car nous travaillons dans l'urgence et les sensations fortes qui nous dévoilent comme jamais le ferait un quotidien lambda. Nous savions de quoi nous étions faits, connaissions la couleur de nos tripes et la composition de nos âmes. Nous reconnaissions nos défauts comme nos qualités, et le pire, c'est que malgré toutes ces informations-là et les moments partagés dans un infini camaïeux de circonstances, il n'en demeurait que j'espérais toujours passer du temps avec Justine au centre hospitalier et que j'animais perpétuellement une pensée pour elle.
Justine était mon pilier à l'hôpital, cette collègue sans laquelle je ne m'imaginais pas venir enfiler ma blouse blanche.

C'est ainsi dans l'authenticité et dans la complicité que nous nous retrouvions et partagions un café - et quelques biscuits pour la trentenaire -. J'acceptais de porter le chapeau pour ses torts sucrés, tout comme son offre d'inculquer au service des urgences la présence de café chaud. Des plans pour une virée sportive étaient actés avec autant de taquinerie que de sérieux et je hochais la tête à l'affirmative lorsqu'elle m'indiqua savoir où la trouver pour lui proposer un futur rendez-vous en montagne. « Absolument, » Je confirmais oralement avec un sourire enthousiaste.

Comme à l'accoutumée, je m'enquérais du planning de mon amie. Par la suite, je lui confiais enchaîner beaucoup de gardes, ce qui avait tendance à taper dans mes réserves et sur mon moral par ricochet. J'éprouvais beaucoup de difficulté à ne pas dépanner le service de ma personne. « Je comprends Isy, c’est pas toujours facile de dire non quand on te demande d’assurer des gardes pour des autres… Mais oublie pas que t’es pas le seul à pouvoir le faire, et t’inquiète pas que si tu refuses, ils trouveront forcément moyen de faire sans toi ! » Un fin sourire en coin apparut sur mes lèvres, frisant l'air désolé. « Je sais, tu as raison... » Mes pupilles plongèrent dans le liquide obscur reposant dans la tasse vissée entre mes doigts. Bien sûr, Justine avait raison, cependant, je lui avais également voilé quelques détails expliquant mon comportement, motifs que j'osais ce soir lui confier : « Mais il y a une partie de moi qui... J'ai un peu l'impression de devoir prouver que j'suis là et que j'suis capable de gérer depuis... Mon arrêt. » Je levais timidement le regard vers mon interlocutrice. Il était extrêmement rare que j'évoque cette funeste période durant laquelle j'avais attenté à mes jours, toutefois, il n'en demeurait que j'y songeais constamment et que la reprise avait été extrêmement rude. Si beaucoup de mes collègues m'avaient accueilli avec une riche bienveillance, je redoutais que des personnels me considèrent comme un agent instable et fragile qui pouvait craquer à tout moment - et certaines s'étaient fait entendre de la sorte. J'étais conscient que je n'étais pas aussi costaud que je l'espérais - et que je l'avais cru -, mais je disposais de la hargne nécessaire à exercer mon métier aussi bien que j'en avais les aptitudes.

Pudique, je retournais l'attention sur le service de pédiatrie dans lequel Justine était affectée. « Ecoute oui, tout le monde s’entend bien, le seul truc qui me gêne un peu, c’est que les infirmières comme moi : célibataire et sans enfants, soient vraiment celles à qui ont fait faire TOUTES les gardes de nuit, les jours fériés, les fêtes… Bien sûr je comprends qu’elles aient leurs enfants, mais le souci c’est que si moi je vais négocier un congé avec la boss, ça va être compliqué, même si j’ai une raison, alors qu’une maman ça va être amen à tout… » Je grimaçais, compatissant. Je pouvais aisément rencontrer la même problématique et il m'arrivait souvent d'échanger des gardes pour arranger les parents ou d'avoir des congés refusés en raison de "nécessité de service" parce que d'autres collègues avec des enfants étaient prioritaires aux yeux des cadres. « Oui, je te comprends... Je me suis toujours dit qu'on devrait faire un roulement entre les titulaires dans ces cas-là ; comme ça c'est équitable pour tout le monde. Et si un agent est vraiment volontaire pour faire les fêtes ou les périodes les plus complexes ou chargées, il le dit et s'arrange avec ses collègues. Ce serait bien mieux que d'imposer les jours où il n'y a pas de preneur à des agents selon leur vie de famille... Ça va pour les cas exceptionnels, mais toutes les fêtes, je trouve ça un peu exagéré à la longue... »

Pour trancher avec les contrariétés professionnelles, je proposais à Justine que l'on passe un week-end en dehors de Brisbane, loin de l'établissement de santé. « Je n’ai pas d’endroit spécifique, mais je pense que la campagne serait plus dépaysant que d’aller dans une autre ville, non ? » J'acquiesçais avant de répliquer, songeur : « Oui, je suis d'accord avec toi. Et j'ai peut-être une idée. On voit avec nos week-ends de congé en commun quand on peut se faire ça ? » J'avais réellement envie de passer plus de temps avec Justine hors hôpital.

J'expliquais, sélectionnant soigneusement mes mots par respect pour la vie privée d'Oakley bien que je voue une entière confiance en l'infirmière de pédiatrie, les circonstances récentes suivant sa rupture amoureuse. C'était bienfaiteur d'être capable d'en parler à l'infirmière dans cette mesure, permettant de prendre un peu plus de recul sur la situation tout en obtenant un avis posé et impartial.

Par la suite, je me rappelais le petit présent que je lui avais dégoté pour la simple raison qu'il m'avait fait penser à elle. Au même moment, l'annonce d'un appel provenant d'une chambre se fit entendre et Justine et moi nous levions simultanément. Je terminais ma boisson d'un trait, la Hudson proposait malicieusement que j'aille récupérer le cadeau aux vestiaires pendant qu'elle prenne soin de la petite, plan que je validais : « Bon allez je reviens, la pauvre doit crever de mal ! »  « Oui, vas-y, on se retrouve ici ! » Je nettoyais les deux tasses avant de quitter la salle de repos pour me rendre aux vestiaires, quelques étages plus bas. J'attrapais le cadeau dans mon casier puis refaisais le chemin jusqu'au service de pédiatrie. A mon retour, Justine sortait tout juste de la chambre de l'enfant hospitalisée. « Ça va mieux ? » Je questionnais, empathique. Je faufilais ensuite ma main dans la poche de mon uniforme pour tendre le petit paquet à Justine, une fois assuré qu'elle avait terminé la prise en charge de la malade. « C'est pas grand chose, mais ça m'a fait penser à toi. Et je trouvais ça sympa. » Je hochais les épaules, banalisant le geste. Dans le petit paquet reposait un porte-clef (ici) avec deux breloques, dont une où il était inscrit "Je suis infirmière. C'est quoi ton super-pouvoir ?".

Très régulièrement, la sensation de manquer de temps m'étreignait ardemment. Vingt-quatre heures dans une journée semblaient cruellement insuffisant pour accomplir la totalité de mes objectifs quotidiens. Concilier travail, amis, famille et amour composait un gigantesque casse-tête et une partie de mon être était persuadée que mon incapacité à créer du temps pour les éléments de mon histoire qui m'étaient importants résultait fatalement de la perte de ces derniers. J'étais ambitieux et je me heurtais à l'incompréhension de certains de mes proches qui me reprochaient de favoriser les inconnus que je soignais à eux. Ça me crevait toujours le cœur d'entendre de tels propos, comme de passer à côté de moments importants de la vie de ceux qui m'étaient chers parce que j'étais réquisitionné ailleurs. Il m'arrivait d'en vouloir à mon métier puisqu'il m'incitait à perdre des opportunités, à subir l'éloignement de ces êtres à qui je tenais parce que je ne parvenais pas à associer tous les morceaux de ma vie correctement et équitablement. Heureusement, j'étais également entouré de personnes qui comprenaient, pour vivre la même situation ou pour me connaître assez bien pour déceler que ce n'était pas de gaieté de cœur que j'étais absent.

Même si porter cet uniforme d'infirmier était toujours compliqué sur plusieurs volets de ma vie, il était assuré à mon âme que cette profession représentait ma vocation. S'il m'arrivait lors des pires jours de vouloir jeter ma blouse, jamais je ne saurais me résoudre commettre un tel geste. J'avais affronté la désapprobation de mon père face à un tel métier, j'avais essuyé la rupture avec Chloe qui en avait résulté en partie, j'avais subi nombreux traumatismes, risqué multiples blessures et guéri un certain nombre ; mais tous ces maux, toutes ces peines, ne pourraient jamais me dissuader de prendre la route vers les infortunés.

Et malgré le dilemme que cela pouvait représenter de jongler entre plusieurs plannings, je tenais à ce que nous nous retrouvions davantage hors de l'établissement de santé avec Justine, tout comme éventuellement l'initier au vélo de montagne. Timidement, je lui confiais que je mettais les bouchées doubles à mon poste parce que je ressentais le besoin de prouver à mes collègues et à mon cadre que j'étais capable d'assumer mes fonctions bien que j'avais sombré drastiquement l'année dernière. « Je comprends Isaac, vraiment je comprends… Mais fais juste attention à toi s’il te plaît, » la voix de Justine vint m'apaiser, sa main pressant doucement la mienne en toute compassion. Un fin sourire étira mes lèvres, fortement reconnaissant, réconforté d'être compris mais aussi épaulé, comme il avait toujours été le cas entre nous deux. Justine et moi nous nous respections et même si parfois nous ne partagions pas la même vision des choses, on se soutenait indéniablement. Cette stabilité, cette promesse de présence, m'était inestimable.

Justine soulevait l'éternelle problématique des congés en temps de fêtes consacrés aux collègues parents. Nous nous retrouvions tous les deux dans le cas où nous n'avions pas d'enfant et donc il nous était tacitement imposé qu'il nous revenait de libérer les agents ayant bâti un foyer. C'était injuste de devoir perpétuellement trinquer sous prétexte que nous n'étions pas parent et je proposais qu'un roulement soit instauré pour au moins créer un peu d'équité dans le système, tout en laissant libre choix à ceux qui voulaient travailler durant ces jours fériés d'être de service. Cependant, comme l'indiquait justement Justine, il n'était pas certain que cette option soit mise en place. « Oui ce serait pas mal de faire un truc comme ça… Mais pas sûre que ça bouge malheureusement… » J'offrais un rictus compatissant. Je n'avais pas dit mon dernier mot sur la question mais il était vrai que face à ce processus, j'avais souvent l'impression que nos voix n'étaient pas entendues. Comme si nous nous devions de remplacer les parents et que nous nous transformions en énergumènes dénués de cœur si nous voulions aussi pouvoir passer du temps avec notre famille en ces temps-là.

Le vélo de montagne m'enthousiasmait et le projet de passer un week-end loin de toutes ces problématiques hospitalières - et personnelles - me paraissait excellent. « Attends je t’envoie mon planning à la limite, comme ça c’est fait et je n’oublie pas ! » « Super ! » Je répliquais avec entrain tandis que la jeune femme tapotait sur son téléphone. « Je suis curieuse de savoir quelle est ton idée… » Un air malicieux vint étirer mes traits, tandis que j'annonçais, mystérieux : « Ça, ce sera une surprise ! »

Le devoir sonnant, j'invitais Justine à se diriger vers sa petite patiente tandis que je me rendrais aux vestiaires afin de récupérer le petit présent que j'avais acheté à son attention. Ce n'était pas grand-chose, une douce bricole, mais lorsque je l'avais aperçue, j'avais de suite songé à la Hudson et n'avait pas su résister à la tentation de lui en faire cadeau. Lorsque je remontais au service de pédiatrie, mon amie notait les derniers soins prodigués dans le dossier de la patiente. « Ça va mieux ? » Je questionnais avec attention. « Ça ira mieux quand le médicament aura fait effet en tout cas ! » Je rendais son sourire à l'infirmière avant de lui tendre le petit paquet. A la fois nerveux et impatient quant à sa réaction, je l'observais déballer le présent avant de l'analyser méticuleusement. « Merci Isy, ça me fait plaisir ! » Je resserrais affectueusement l'étreinte de ma collègue, sincèrement réjoui que Justine apprécie ce geste. « J'suis content qu'il te plaise, » j'avouais avec franchise. « Tu auras droit à la pâtisserie de ton choix la semaine prochaine pour te remercier ! » « Ha ça, c'est pas tombé dans l'oreille d'un sourd ! » J'assurais, clin d’œil complice et joueur, Justine accrochant la breloque à son porte-clefs, que j'interprétais telle une preuve qu'il lui plaisait à un certain niveau. « Je l’adore ! » Assura-t-elle en me montrant son porte-clefs, un large sourire ornant mes lippes. « J'adore que tu l'adores, » Je répliquais avec allégresse, mon attention quittant toutefois les mains de la blonde pour la poche de ma blouse dans laquelle se mit à sonner le téléphone de mon service. J'offrais un sourire désolé à Justine avant de décrocher, puis prendre connaissance succinctement de la situation à laquelle j'étais requis immédiatement. « Je dois filer, on se retrouvera peut-être plus tard. Bonne nuit si c'est pas le cas ! » J'étreignais la blonde en guise de salut et m'orientais vers une des sorties du service pour descendre aux urgences. « A plus ! Merci pour la pause et la conversation ! » Même si on ne se voyait pas de nouveau au cours de cette garde, il restait assuré que nous nous retrouverions, que ce soit via une conversation par SMS, au sein du centre hospitalier, puis aussi lors de ces activités que nous pouvions réaliser à deux hors horaires de travail.