JOSEPH & ALFIE ⊹⊹⊹ You are a stranger here, why have you come, Why have you come, left me high and let me look at the sun, Look at the sun, and once I hear them clearly say : Who, who are you really ?
Accoudé au comptoir de la cuisine, une feuille de cactus rôtie en main en guise d’en-cas, un stylo dans l’autre qui l’aide à griffonner son carnet de son écriture maladroite et irrégulière, Alfie termine la série de cercles enchâssés qu’il a commencé à dessiner en haut de la page et qui finit par se mourir en bout de celle-ci, avant que ses yeux ne se reportent sur la liste sur la page de droite. Il relève la tête, son regard croise la télévision et la liste qu’il a collée en haut de l’écran pour organiser les prochains jeudi série. En réalité, cette organisation finira probablement à la poubelle d’ici deux jours, parce qu’Alfie n’arrivera certainement pas à s’y tenir, mais sur le moment, cela lui a paru essentiel de trier les séries sur leur liste d’attente par date de sortie, nombre d’épisodes, temps d’écran, réception critique, genre, priorité quant à la date de sorti, priorité quant au risque de spoiler, popularité, risque d’annulation, distribution, chaînes, récompenses, et encore deux ou trois critères qu’il a déjà oublié. Faisant quelques pas pour se saisir de la feuille en songeant au fait qu’il a oublié de prendre en compte la durée des épisodes, l’anthropologue finit par s’arrêter près de l’espace qui lui sert de bureau, son stylo toujours bien en main, pour prendre dix minutes pour corriger les deux dernières pages de cet article qu’il a rédigé il y a déjà bien trois semaines de cela. À l’issue de la première page, Alfie, se relève pour se saisir du marqueur jaune (la couleur est importante) qu’il a oublié sur le comptoir, devant lequel il passe pour trier les chaussures près de l’entrée qui sont mélangées et pas parfaitement alignées avec les manteaux situés quelques centimètres plus haut. Une veste en main, Alfie vient la déposer sur le rebord du canapé alors qu’il réalise ne pas avoir coché le second élément sur sa liste ; il a effectivement rangé le réfrigérateur par compartiment. Quand le trentenaire prend conscience qu’il a délaissé la veste, il rejoint le canapé sur lequel il prend place un bref instant pour répondre au message qu'Hassan lui a envoyé plus tôt dans la journée. À l’issue duquel Alfie s’enfonce plus profondément entre les coussins, tandis qu’il passe une main sur son visage en réalisant le silence qui règne dans l’appartement, et l’ennui qui accompagne celui-ci. Il fait glisser son doigt sur son répertoire, à la recherche de la perle rare qui saura l’occuper quelques heures. Il oublie Ariane qui lui donne l’impression d’avoir fait le ménage parmi ses proches puisqu’il a été mis au courant de son mariage que sur le tard, il songe à supprimer le numéro d’Eva maintenant qu’elle n’a plus besoin de lui, Hassan donne cours à ce moment précis, il n’est pas prêt à supporter l’obsession de Joey quant à Juliana pour l’instant. Il en vient à songer de se fracasser la tête contre un mur pour justifier un détour par le cabinet de Nea ou des points de suture par Norah. En dernier recours, il envisage de quémander à Stephen de lui laisser Anabel pour la fin de journée. Mais aucune option ne lui paraît réellement abordable, ainsi Alfie se retrouve à cogiter – ce qui est foutrement dangereux compte tenu de sa situation actuelle. Alfie s’enfonce toujours plus au milieu des coussins, comme si cela pouvait avoir le don de lui ôter le moindre de ses tracas qui commencent à l’atteindre bien plus qu’il ne veut l’admettre alors qu’il devrait continuer de s’agiter, de trier le contenu de chaque tiroir de cet appartement, de lister chaque objet qu’il aperçoit dans son champ de vision, de gribouiller des aliens à trois têtes entre deux corrections, mais il n’y parvient pas. Son pied tapote le sol, mais sa tête, elle finit par basculer au bout de quelques minutes, le confort l’aidant à se détendre. Sa respiration finit par se vouloir plus calme, tandis qu’il autorise, pour la première fois depuis des jours, ses paupières à se vouloir plus lourdes… Et il sombre, presque, Alfie, dans un sommeil qu’il ne trouve plus depuis des semaines, des mois, sans être brusquement réveillé par un souvenir, par un cri, par une odeur, par une douleur. Pourtant, c’est bien un sursaut et un rythme cardiaque qui prend l’ascenseur qui sont les siens alors qu’une série de coups se font entendre. Il a beau laisser son regard papillonner tout autour de lui, Alfie n’arrive pas à comprendre, et il lui faut une bonne minute et le ballon d’Odie dans son champ de vision pour réaliser qu’il est chez lui. En sécurité. Finissant par se lever, il daigne glisser sa carcasse jusqu’à la porte d’entrée ; et probablement qu’il n’aurait pas dû puisque c’est la silhouette de Joseph qui se dessine lorsqu’il ouvre enfin la porte. Alfie fronce les sourcils, balance un « qu’est-ce que tu fous ici ? » d’une amabilité qui traduit de son humeur. Puis, ses yeux glissent sur la clé tendue par Joseph et c’est un rire fatigué qui s’échappe d’entre ses lèvres alors qu’il s’en saisit. « J’espère vraiment que c’est pour la rendre. » Parce qu’il est hors de question qu’il ne remette les pieds ici pour un séjour à durée indéterminée. Alfie est prêt à l’aider, mais il refuse de le côtoyer à nouveau sous son toit. Joseph a causé trop de dégâts – et pas nécessairement auprès de Jules. Ses yeux las finissent par détailler la silhouette de Joseph, son ami, alors qu’à cette pensée, le brun finit par se décaler légèrement. « Jules rentre bientôt du travail. T’as trois quarts d’heure pour te servir dans le frigo, prendre une douche et emprunter des fringues propres, si tu veux. Mais il est hors de question que tu sois encore là quand elle revient. » Qu’Alfie finit par proposer (ou imposer ?). Même s’il ignore où en est son amitié avec Joseph, celui-ci reste son ami. Et peut-être qu’il devrait mieux justifier cette relation que par ce semblant d’obligation à l’égard de l’autre, toujours est-il que s’il n’a aucun mal à lui tendre (encore) la main, il n’a aucune intention que Joseph lui mange le bras comme ce fut le cas la dernière fois ; parce qu’Alfie paie encore le prix de cette colocation forcée.
Il ne saurait dire s’il est plus agacé par la présence de Joseph ou le fait que celle-ci l’ait privée d’un sommeil qui s’annonçait (enfin) réparateur, toujours est-il que la réceptivité d’Alfie s’est fait la malle avec son repos. Il accueille Joseph comme un étranger car, au fond, n’est-ce pas ce qu’il est désormais pour lui ? Si Alfie vit avec des œillères pour certaines choses, il est parfaitement conscient d’autres ; notamment concernant les chemins qu’ils ont empruntés avec Joseph en grandissant et qui ne rejoignent pas la même destination. Et probablement que ce ne sera jamais le cas, seulement l’un et l’autre ont trop longtemps prétendu qu’ils parviendraient à se retrouver. Alfie ne se voile plus la face : l’individu qu’il a devant lui n’a plus grand-chose à voir avec celui qu’il a tant apprécié de côtoyer à l’adolescence. Ou peut-être est-ce lui, qui a changé ? C’est fort probable, mais s’il considère plutôt les choses sous un autre angle : il n’a pas changé, il a seulement gagné en maturité. Dans le fond, Joseph n’est pas si différent de celui qu’il était il y a quinze ans : c’est toujours l’air hagard et le manque dans les veines qu’il mène sa vie. Alfie a opté pour une autre façon de vivre, lorsqu’il a compris à quel point ce qu’il croyait être épanouissant pour lui ne l’était pas. Joseph n’a pas encore fait cette réalisation, et Alfie n’a jamais vraiment tenté de l’aider sur cette voie-là – principalement parce qu’il considère que son ami est suffisamment grand pour s’occuper de lui et prendre ses propres décisions. Il n’a jamais été moralisateur, n’a jamais tenté de le « sauver » parce qu’il ne l’a jamais considéré en danger, n’a jamais décidé qu’il était trop bien pour Joseph. Vraiment ? Il le sait, au fond, Alfie, et il n’est même pas certain de vouloir le cacher : il se croit meilleur que Joseph. Pas supérieur, non, la distinction est importante ; mais sa vie actuelle ne lui permet pas de considérer Joseph dans celle-ci. Ce n’est pas qu’il veut l’abandonner, Alfie, c’est que Joseph le force à le faire. En ayant implanté la graine du doute dans l’esprit d’une Juliana qui ne peut se satisfaire de si peu ; elle a besoin de maîtriser les choses et Joseph lui a fait prendre conscience que ce n’était pas le cas vis-à-vis de son petit ami. Si, maintenant qu’il a celui qu’il considère toujours comme son meilleur ami et qu’il considérera probablement toujours comme tel – car malgré tout, il sait aussi qu’il ne sortira jamais de sa vie et il n’en a pas envie quoi qu’il puisse laisser penser – en face de lui, l’anthropologue s’interroge quant à savoir s’il va tenter d’offrir des explications à un Alfie qui ne compte pourtant pas en demander. Pour lui, les choses sont claires : si Joseph a franchi une limite, il n’en demeure pas moins qu’il s’agit probablement d’un acte involontaire. Il n’imagine pas son ami le trahir sciemment, seulement pour le simple plaisir de malmener une vie qu’il sait être compliquée à gérer pour le principal intéressé. Joseph est à court de mots et Alfie ne le quitte pas du regard, probablement plus exaspéré qu’il ne l’est réellement – la faute à ses traits fatigués. Mais ce ne sont pas des excuses, ni des explications quant à ses actes qu’il formule ; il est seulement là pour rendre une clé oubliée au fond d’un sac. Le plus jeune fronce légèrement les sourcils ; il n’y croit qu’à moitié. Il ne doute pas de la volonté de Joseph de lui rendre son bien, seulement celui-ci aurait pu lui être restitué par la boîte aux lettres ou toute autre solution ne nécessitant pas une confrontation. Parce que c’est bien de cela qu’il s’agit alors qu’Alfie ne peut s’empêcher de tendre sa main à son ami – mais il ne faut pas pour autant que celui-ci pense que son départ s’est fait sans fracas et il doit prendre conscience des dégâts qu’il a pu causer. Joseph n’est pas réceptif, l’anthropologue ne lui en veut pas car si les rôles étaient inversés, il n’est pas certain qu’il aurait réagi manière bien différente. Cela dit, il n’apprécie pas pour autant ses réflexions. C’est bien ce qui lui semblait ; c’est une histoire de confrontation qui se dessine. « J’y avais pas pensé, mais puisque tu le proposes. » Qu’il rétorque en se calquant sur le sarcasme de son ami. Et ça aurait pu s’en arrêter-là. Ça aurait dû s’en arrêter-là, mais il faut que Joseph revienne sur le sujet de leur dernier échange par sms, sur cette analyse qu’il porte sur la vie de son meilleur ami. Les traits de ce dernier se durcissent, sa mâchoire se crispe et il se mord l’intérieur de la joue. Surtout, rester calme. C’est ce qu’il devrait faire, alors pourquoi il y a cette petite voix dans sa tête, ce petit diable sur son épaule, qui lui supplie de ne surtout pas l’être ? « Va te faire foutre, Joseph. » Qu’il balance d’un ton glacial, se raisonnant quant au fait qu’il n’a pas besoin d’en ajouter plus pour justifier de lui claquer la porte au nez. Mais il n’y parvient pas, et son regard ne se détache pas de celui de l’ex-taulard. Parce qu’il personnifie, à cet instant, toute la rancœur qu’Alfie accumule depuis des semaines. À l’égard du lui, évidemment, pour sa trahison, à l’égard d’Harvey, aussi, à l’égard de Juliana, malheureusement. Tous ces individus qui tentent de dicter sa conduite, de lui l’imposer en lui grillant la priorité de ses comportements, de ses actes, de ses paroles. Ces gens qui l’étouffent autant que ses parents fut un temps ; et Joseph est le mieux placé pour savoir comment les choses se sont terminées à l’époque. Mais il n’en peut plus, Alfie, qu’on lui donne l’impression que le monde entier sait mieux que lui comment il doit agir et tente de maîtriser cette existence sur laquelle il est le premier à ne pas avoir d’emprise. Ils essaient, ils forcent, et Alfie se mue en boule de rancune. Amelia n’aurait jamais fait ça, elle. « Va te faire foutre. » Qu’il grince à nouveau entre ses dents, le ton bien plus froid que précédemment, le regard qui lance des éclairs et le poing serré. La colère monte, menace d’exploser, mais il ne peut pas donner raison à Joseph, ni à Harvey. Il n’est pas comme ils le prétendent, ce n’est pas un bâton de dynamite qui menace d’exploser, ce n’est pas lui qui va exploser. Ça ne peut pas être lui. « Ce que je stocke ne te regarde pas, ne la regarde pas, ne regarde personne à part moi, pourquoi personne est foutu d’aligner deux neurones pour le comprendre ? » Il s’agace en levant brièvement les yeux au ciel. « T’essaies de faire quoi, là ? T’essaies de te justifier, t’essaies de te dédouaner, tu veux que je te baise les pieds pour te remercier d’avoir été un bon prince qui a préparé le terrain ? » Il ne comprend pas, Alfie, mais c’est normal, comme lui répète cette petite voix dans sa boîte crânienne : tu ne comprends jamais rien. Mais ils ne sont pas là pour régler leurs comptes, il n’est pas là non plus pour laisser croire à son ami que son comportement est anodin. « Je-désolé. Désolé, je m’en fous que t’aies fait une gaffe, ça arrive, mais… Sérieusement, Joseph ? Me violer ? « Comment la baise avec Alfie », ses habitudes de fellation, comparer votre conversation à un interrogatoire, te désigner comme un menteur, un violeur ? Qu’est-ce qui t’es passé par la tête ? » Il demande, sans savoir si la réponse l’intéresse réellement ni même s’il veut la connaître. Parce qu’il pense la connaître, justement, et qu’il n’est pas sûre d’assumer celle-ci. Parce qu’il l’a fait pour toi.
D’autres auraient apprécié le retour d’un vieil ami sur le palier ; voyant cette présence comme une tentative de réconciliation. Certains l’auraient vu pour ce qu’elle est ; une confrontation pour statuer sur cette amitié. De son côté, Alfie opte pour la seconde option, tout simplement parce qu’il n’a, à aucun moment, montré une envie de s’expliquer avec son ami ou de chercher à le faire revenir dans sa vie. Par conséquent, puisqu’il ne l’a pas demandée, la présence de son ami lui semble forcée. Ce n’est pas qu’Alfie se fiche de Joseph ; bien au contraire, qu’il le veuille ou non il sera toujours lié à cet ami et ne pourra jamais tirer une croix sur ce dernier. Le problème réside dans le fait qu’Alfie n’a pas la même conception des relations sociales que tout un chacun ; et que là où certains ne laisseraient pas une amitié se faner de cette manière, cela lui semble être le comportement le plus adéquat à adopter. Ce n’est même pas volontaire ; dans sa tête les associations qui se font sont simples : ami – enfance – distance, trois mots qui suggèrent que cette amitié ne pourra jamais se perdre, qu’ils le veuillent ou non. Dans les faits, c’est plus compliqué, là où Alfie prend trop souvent les choses pour acquises. C’est paradoxal avec la ténacité dont il faut preuve quand il veut quelque chose, mais il n’a jamais prétendu être un exemple à suivre en matière de relations. Non, Alfie est cet ami détestable qui ne répond jamais aux messages parce qu’il n’y pense pas avant de revenir comme une fleur des mois après, sans considérer que son attitude puisse poser problème. Il n’est pas de ceux qui cherchent absolument des explications malgré sa grande curiosité – considérant que chacun agit comme bon lui semble. Il n’a aucune difficulté à cesser le contact avec des individus par besoin de se préserver : c’est très exactement dans cette situation que se trouve son rapport à Joseph. Il ne devrait pas s’en étonner – à l’adolescence Alfie n’a pas hésité un seul instant à faire le ménage dans son entourage, sans donner la moindre explication à quiconque. Au cours de ses études, il a lié de fortes amitiés avant de ne plus jamais donner de nouvelles une fois son diplôme obtenu. Bon nombre de ses « relations » se sont terminées parce qu’il donnait l’impression de ne pas être suffisamment investi – et c’était la réalité. Alfie est social, il aime être entouré et adore les autres ; seulement lorsqu’il l’a décidé. Et présentement, il a décidé que Joseph n’a, pendant une durée indéterminée, plus sa place dans sa vie. Ce n’est pas qu’il en veut foncièrement à son ami même si son comportement le perturbe plus qu’il ne le prétend, c’est surtout qu’Alfie doit faire le point sur certaines choses – et des choses qui impliquent, de près ou de loin, Joseph. Parce que Joseph n’est pas bon pour lui. Pas maintenant, du moins. Il l’a compris lorsqu’un grand soulagement l’a envahi au lieu d’une colère noire après que Jules lui ait annoncé que leur colocataire avait déguerpi. Dans son scénario idéal, il en aurait voulu à sa petite amie, quelques heures, quelques jours tout au plus, parce que cela lui tenait à cœur d’aider un ami et qu’il aurait été soucieux de ce qu’il pourrait lui arriver dans la rue, et son quotidien serait finalement revenu à la normale. Dans la réalité, rien ne s’est passé ainsi. Alfie n’en pouvait plus de côtoyer un Joseph constamment hagard, qui représente tout ce à quoi il aspire et qu’il doit se forcer à fuir. Sa présence quotidienne devenait envahissante ; et non pas par rapport à son intimité avec Jules. Combien de fois s’est-il surpris à perdre son regard sur son sac à dos, à s’enfoncer les ongles dans les paumes de ses mains pour s’empêcher d’enfoncer celles-ci dans les affaires de son ami à la recherche de son bien le plus précieux, de celui qu’il aurait voulu partager avec lui ? Combien de fois s’est-il réveillé au milieu de la nuit, à espérer recevoir un appel de Joseph l’implorant de venir le chercher dans un quartier malfamé de la ville, pour se repérer à son tour et savoir auprès de qui s’adresser en cas de nécessité ? Combien de fois a-t-il dû se retenir de ne pas mener une intervention auprès de Joseph, en prétextant qu’il est suffisamment grand pour faire ce qu’il veut pour cacher la vérité, et son désir de mener celle-ci uniquement pour récupérer les pilules de Joseph ? Alors il avait été soulagé lorsque Jules lui avait annoncé, au bord des larmes, que Joseph ne vivait plus ici. Soulagé, et atrocement déçu de ne pas avoir su tenter sa chance. La colère qu’il formule n’est finalement pas plus adressée à Joseph qu’envers lui-même, seulement il est plus facile de prétendre que c’est le cas, et d’utiliser sa soirée avec Jules pour évacuer une frustration et une rage qui ne viseraient qu’à le blesser s’il daignait les diriger contre la bonne personne. « Fais ce que tu veux. » Qu’il conclut froidement quand Joseph précise ne pas vouloir justifier cette soirée-là. Le contraire l’aurait étonné ; il n’y a rien à justifier. Joseph n’avait pas les idées claires, probablement. Il a fait son Joseph, a été à côté de la plaque comme il l’est dans les pires jours, dans ceux qu’envie Alfie.
Vingt-deux heures, l’heure du coucher. Alfie ôte sa chemise, masse délicatement son cou étouffé tout au long de la journée, croise son reflet dans le miroir. Il a treize ans et des cernes qui lui font paraître le double, un regard qui n’est plus aussi brillant qu’il le fut un temps, et des marques partout sur le corps qu’il s’est auto-infligées lors de ses crises. Lorsque après une longue journée à revêtir cet uniforme, il libère celui que ses parents essaient d’emprisonner. « Cesse de bouger », « arrête de hurler », « tu ne peux pas faire ça », « tu nous rends fous », « je ne sais pas ce que j’ai fait pour mériter ça ». Alors il a appris, Alfie, à prendre sur lui au cours de la journée. À se mordre l’intérieur de la joue jusqu’au sang pour ne pas dire ce qui lui passe par la tête. De serrer si fort son genou qu’il laisse la trace de ses ongles pour empêcher celui-ci de s’activer. De regarder par la fenêtre ses voisins qui rient aux éclats en faisant du vélo, parce qu’il ne peut plus s’y adonner après les deux visites consécutives aux urgences. Mais le soir, lorsqu’il est seul, c’est dans son coussin que sa tête se plonge lorsqu’il hurle car il n’arrive plus à contenir son timbre de voix qu’on l’empêche d’utiliser les heures qui précèdent, et ce sont ses mains qui s’activent à frapper son torse, encore et encore, parce qu’il a besoin de se défouler et de bouger, quand bien même les bleus s’accumulent. Et c’est ce qu’il entreprenait de faire avant qu’un caillou sur la vitre le fasse sursauter, et qu’aussitôt ses yeux se posent sur la porte de sa chambre, paniqué à l’idée d’être une nouvelle fois la cause du malheur de ses parents parce qu’ils n’arrivaient pas à dormir. Il permet à Joseph d’entrer non sans avoir enfilé son pyjama et avoir supplié son ami de se taire au préalable. « Hm, hm. » Qu’il acquiesce alors que Joseph lui parle de son départ. Il n’est pas certain qu’il essayera de venir le voir. Il ne le blâmerait pas, ceci dit. N’importe qui rêverait de se tirer de ce trou paumé. « Tout seul ? Et si ça se passe mal ? » Qu’Alfie demande, et une fraction de seconde, il aimerait lui proposer de l’accompagner. Mais il ne ferait que briser définitivement le cœur de ses parents qu’il malmène déjà suffisamment. « Tu sais ce qu’ils disent sur la ville. » Qu’Alfie soupire en haussant les épaules, traduisant du peu de crédit qu’il accorde à ce type de propos, mais dans une ultime tentative de ne pas voir son seul véritable ami l’abandonner – sans se douter qu’il ne sera que le premier d’une longue série.
Et si quelques instants auparavant Alfie s’en fichait que Joseph justifie sa soirée avec Jules, il se retrouve à poser des questions qui traduisent de son incompréhension face au comportement de son ami. Il n’ose pas imaginer dans quel état a dû être Jules quand il lui a balancé toutes ces choses sans queue ni tête, et le récit de ce moment n’a fait que confirmer qu’il aurait définitivement dû trouver un moyen de ne jamais les laisser seuls dans la même pièce. Et peut-être qu’il aurait dû se taire, car la vérité c’est qu’il sait très bien pourquoi son ami à fait ça. Pour lui. Mais comme toujours, Alfie ne voit que ses propres intérêts, égoïste qu’il est et qu’il assume, et il persiste à penser que Joseph est plus intelligent que cela et qu’il aurait dû mieux se débrouiller dans cette situation. Encore une fois, les choses telles qu’il les imagine sont que trop peu souvent valables dans la réalité. Et Joseph se rend compte de tout ceci, alors qu’il se veut plus agressif en lui demandant si, réellement, il n’en sait rien. Et alors qu’il devrait s’arrêter, Alfie se complaît dans la provocation. Un sourire satisfait sur les lèvres, les sourcils relevés un bref instant pour défier son (ancien ?) ami, et le regard qui s’amuse de la situation. « Wow, t’es vraiment dans le délire psychanalyse, pas vrai ? » Il souligne avec un sourire amusé entre deux réflexions de son ami. Et celui-ci continue, fait presque raisonner les murs et tente d’asseoir une domination qu’Alfie ne compte pas lui accorder, d’autant plus alors qu’il pénètre dans son intimité, alors que cette fois-ci il n’est pas convié. Sa main vient entourer le doigt de Joseph enfoncé sur son torse pour faire reculer celui-ci, et à son tour il fait un pas en avant pour ne pas laisser l’avantage à Joseph ; pas sous son toit. Et finalement, c’est un franc éclat de rire qui s’échappe d’entre ses lèvres, sincère, maladif, virulent, à s’en faire exploser les tympans et des crampes aux joues. « Trente ans pour en arriver à cette conclusion, t’en as mis du temps. » Il s’amuse encore, ses mains qui applaudissent Joseph, avant de parvenir à se reprendre. Il ne se moque pas, Alfie, seulement c’est son mécanisme de défense ; rire de ce qui dérange. Et plus que jamais, il est dérangé. « J’ai toujours été égoïste à tendance prétentieuse, surprise. » dit-il en exagérant le balancement de ses mains. Mais la plaisanterie ne dure pas longtemps, et très vite Alfie reprend son sérieux tandis que son regard fusille celui de son ami. « Qu’est-ce que t’en sais, hein ? Tu crois que je me fiche de tout ce que j’ai, vraiment ? » Qu’il soupire en secouant la tête. « Tu crois que je me fiche de mon boulot, que je me fiche de Juliana et que ça me gênerait pas de la perdre ? » Un nouvel éclat de rires s’empare de lui tant cela lui semble ridicule ; il s’en fiche de perdre son appart, ou même son travail actuel, mais jamais, jamais, il n’accepterait de perdre Jules. Et c’est bien ce qu’il a risqué à cause de Joseph. Le rire s’arrête très vite à cette pensée, et Alfie s’avance encore d’un pas, pour faire face à Joseph et soutenir son regard. « J’ai un appart de standing, un boulot qui me passionne et une petite amie que j’aime parce que je me suis donné les moyens de parvenir à tout ça, Joseph. » Et il ne compte pas s’en excuser. « Si tu bouffes une fois par jour et que tu peux pas avoir toutes ces choses dont tu rêves, c’est pas à cause de moi, ah ça, non. T’es le seul fautif de ta situation, il serait peut-être temps de t’en rendes compte. » Et Alfie compte bien ouvrir les yeux à son ami, dans la douleur s’il le faut. Et pour cela, il peut compter sur sa patience, fragilisée et désormais passée, qui transforme les dernières bribes de calme qu’il possède en froideur qu’il ne prend plus la peine de cacher. « Merci, seigneur Joseph, de m’aider à mener ma vie, à l’occasion tu me feras signe quand t’auras besoin d’aide pour la tienne, ce qui ne devrait pas trop tarder à arriver, pas vrai ? » Il questionne en ayant un signe de tête en direction du bras de Joseph. « C’était quoi, aujourd’hui, dans ta seringue, hein ? Ou t’as préféré sniffer ? Peut-être que c’était une journée calme alors t’es parti que sur un joint ? » Il provoque, Alfie, et il s’en fiche bien des conséquences ; ce jeu lui plaît beaucoup trop. Tester les limites des autres, les malmener, attendre qu’ils explosent et plus que tout ; être le responsable de cela. « Regarde-toi dans un miroir, Joseph, et peut-être que tu verras enfin d’où vient le problème. » Il conclut, sans aucun rire, mais avec un sourire sur les lèvres, provocateur et qui n’attend qu’une chose : que Joseph explose, et si possible contre lui.
À cet instant, face au dialogue de sourds qui s’entame avec Joseph, face à l’agressivité de celui-ci, face à la sienne qui ne lui ressemble pas, Alfie en vient à se demander comment cette amitié a pu perdurer aussi longtemps. Il s’est raccroché à l’affection qu’il a développée plus jeune pour Joseph, qui s’est construite sur des bases saines ; mais elle repose désormais sur des infrastructures trop vieilles, trop usées, trop détruites pour être réparées, et seule leur destruction permettra de repartir sur des bases solides. Ils étaient proches enfants, parce qu’ils étaient complémentaires dans leurs différences ; mais différents, ils le sont désormais trop pour justifier ce lien qui les unit. Alfie a grandi, a muri, a avancé, a pris conscience de ses erreurs, a cessé de rejeter la faute sur autrui et a accepté certaines choses le concernant ; Joseph n’est pas encore parvenu à cette étape et son comportement est toujours celui de l’adolescent perdu qu’il était il y a près de vingt ans. Alfie n’a jamais apprécié d’être la conscience moralisatrice, que ce soit pour lui ou pour les autres, mais son ami ne peut poursuivre sa vie ainsi ; arrivera un temps où il devra réaliser que se piquer, voler, errer, n’est pas une vie si celle-ci ne le rend pas heureux. Mais qu’est-ce qu’il en sait, dans le fond, Alfie ? Il ne se pique plus, il ne vole pas, il ne erre pas, mais il n’est pas heureux pour autant. Et probablement qu’il le serait enfin s’il pouvait s’adonner à nouveau à la première proposition. Il chasse cette pensée de sa tête en secouant celle-ci pour plonger à nouveau son regard sur son ami qui lui est désormais étranger. À quel moment ont-ils pu croire que leur relation n’avait pas changé malgré les années ? Ce n’est même pas une question de voie différente ; mais d’intérêts différents. Alfie pourrait parler des heures durant de ses études, de son travail, de tous ses projets dans lesquels il s’investit durant son temps libre, mais à quoi bon face à un type qui n’a jamais fait d’études, et qui ne s’y intéresse probablement pas ? Joseph voudrait sûrement lui parler de cette vie de liberté qu’il s’est offert, mais à quoi bon face à un type qui le jalouse, et qui ne saurait cacher cela ? Ils ne se comprennent plus, et le dialogue ne peut se faire que dans cette agressivité qui rappelle les vieux démons d’Alfie ; et toute cette haine et cette violence qu’il contient, qu’il prétend inexistante alors qu’elle menace constamment d’exploser, et que d’ordinaire il extériorise à sa propre encontre. Qu’il a besoin d’extérioriser à cet instant précis ; l’obligeant à se lancer dans un combat contre lui-même pour parvenir toute cette rage qui rêve de se déverser sur Joseph. Ce n’est pas tant à son ami qu’à ce qu’il représente qu’il en veut ; il se cache derrière un masque d’arrogance pour se croire supérieur à Joseph et justifier un éloignement qui serait une excuse adéquate plutôt que d’admettre la vraie raison de sa haine envers son ancien ami ; il l’envie. Il l’envie, il le jalouse, il le hait pour tout ce qu’il représente et qu’Alfie ne peut plus représenter. Ses poings se serrent à mesure que ses pensées divaguent, se raccrochent à un élément, une bribe de souvenirs, une nostalgie bienvenue, qui lui permettrait de se souvenir que Joseph est son ami avant d’être son bourreau involontaire.
Il est trop jeune pour partir. Il est trop inexpérimenté pour se débrouiller. Il est trop seul pour s’en sortir. Il est trop naïf pour que ça se passe bien. Il est trop irréfléchi pour prendre une telle décision. Il est trop rêveur pour imaginer que les choses iront dans son sens. Alfie liste mentalement les arguments qu’il pourrait utiliser auprès de son meilleur ami pour le convaincre de revenir sur sa décision, tout en veillant à ne pas faire de ses pensées des affirmations verbales ; Joseph ne reviendra pas en arrière et il en a tout aussi conscience que le principal intéressé. Et puis, il n’y a pas de ça, entre eux. Ils ont grandi dans la frustration permanente imposées par des limites qui leur ont été imposées par autrui sans jamais prendre en compte leur opinion, Alfie ne désire pas se glisser dans ce rôle qu’ils ont l’un et l’autre toujours détesté et que Joseph décide de fuir aujourd’hui ; il n’est pas là pour lui faire une leçon de morale, ni pour tenir un discours digne de leurs parents. Et il a un argument qui se tient : ça ne pourra pas se passer plus mal. Il hoche distraitement la tête. Au mieux, Joseph parviendra à trouver le chemin qu’il désire réellement, au pire, il n’y parviendra pas mais sera malgré tout le maître de ses décisions, ce qui ne sera jamais le cas s’il reste dans ce trou perdu. « Une chambre. » Que le plus jeune finit par prononcer après quelques minutes de mutisme. « Pas une place, une chambre. » Il affirme, amusé. Une manière de confirmer qu’ils se reverront, peu importe les dispositions dans lesquelles se passeront ces retrouvailles. Joseph est son plus proche ami ; le seul pour qui Alfie a un intérêt sincère. Il est toujours entouré, il quémande sans cesse l’attention des autres, mais il n’accorde que rarement de l’intérêt aux autres. Joseph fait figure d’exception à la règle, s’est frayé avec évidence parmi la courte liste des gens qu’Alfie n’oublie pas du jour ou lendemain, et ne le fera probablement jamais. « Toi aussi. » Il confirme avec un fin sourire. Il n’a jamais eu peur de dire ce qu’il pense ; et s’il n’est pas capable de s’épancher sur ses sentiments et sur à quel point Joseph lui est important, il peut affirmer sans crainte qu’il va lui manquer : c’est la vérité. La frêle silhouette d’Alfie disparaît dans les bras de son ami, sans qu’il ne repousse ce contact, cet ultime contact avec eux. Il prétextera qu’il est simplement tactile et qu’il aurait agi de telle manière avec n’importe qui, la réalité est qu’il imprègne ce dernier geste d’affection, n’étant pas aussi certain qu’il le prétend qu’il sera amené à se reproduire dans un futur, même lointain.
Mais il n’y arrive pas, Alfie. Il n’arrive pas à se souvenir des blagues échangées, des rires partagés, du soutien mutuel, de l’affection sans failles. Elle en a, des failles, et elles se sont immiscées au cours des années, justifiées par l’adage que les gens changent, installées, jusqu’à fragilisé cette amitié au point où elle ne pourra être réparée ; car dès le moment où Joseph s’imagine qu’il peut le menacer sous son propre toit, une limite a été franchie. Des rares que l’anthropologue a dressé, parce qu’elle ne le concerne pas lui uniquement, elle touche surtout à Jules. C’est leur espace, c’est l’endroit où ils sont en sécurité, le lieu où Alfie commence à voir des repères qu’il a cherché tant d’années. Joseph ne peut pas déconstruire tout ça. Alors le brun interdit ce contact, et perd le contrôle de lui-même en essayant de reprendre celui de la situation. Ce sont des éclats de rires qui s’échappent d’entre ses lèvres quand Joseph se permet de jouer la menace ; il veut le déconcerter, lui faire comprendre qu’il n’a aucun droit à tenir de tels propos. Il n’est pas dans sa tête, il ne peut pas savoir ce qu’il pense ; et c’est bien ce qui rend fou Alfie : que les autres essaient toujours de parler pour lui, de décider pour lui. Joseph sait à quel point il s’est débattu pour se libérer des chaînes qu’on lui a mises au pied, et voilà qu’il s’en amuse. S’il est vrai qu’il n’a aucune attache, il ne peut prétendre que cela lui serait égal de tout perdre. Il a travaillé dur pour en arriver là où il en est aujourd’hui, pour obtenir ses diplômes et se faire un nom dans le milieu. Il a travaillé tout aussi dur sur sa relation avec Juliana, non pas parce qu’elle lui l’a demandé ou parce que rien n’est naturel entre eux, mais parce qu’Alfie n’a jamais ressenti ce qu’il ressent pour sa petite amie et que cela lui a demandé un énorme travail sur lui-même pour prendre la mesure des choses. Il n’est pas assez stupide pour tout foutre en l’air – principalement parce que cela reviendrait à se foutre en l’air lui-même. Et si c’est un art dans lequel il excelle qu’il le veuille ou non, Jules ne mérite pas d’être le dommage collatéral de sa personnalité borderline. Sauf qu’il a appris à se contrôler – ou du moins, il est passé maître dans l’art de le prétendre. Joseph ne peut pas en dire autant, et ses impulsions dominent fortement sa raison ; raison qu’il a abandonnée depuis longtemps, depuis qu’il persiste à user et abuser de diverses substances. Il sait qu’il ne devrait pas se lancer sur ce terrain, Alfie, qu’il va le regretter, mais la colère qu’il ressent à cet instant surpasse tout le reste. Une colère dirigée contre Joseph, mais aussi contre Harvey, contre Leah, et même Jules. Contre tous ces gens qui font de son quotidien une épreuve alors qu’il était parvenu à trouver la stabilité, après des années d’errance. Une stabilité qu’il croyait acquise, et que chacun vient, l’un après l’autre, bouleverser. Par un mot, par un geste, par une décision, ils tirent chacun sur un fil, fragilisant le socle ; et ils sont si nombreux qu’Alfie n’arrive pas à tout réparer. C’est sans fin, dès lors qu’il colmate une brèche, deux autres s’ouvrent et il n’y arrive pas. Il n’y arrive plus. Ses poings se serrent, sa respiration se saccade, sa mâchoire se crispe, ses dents s’enfoncent dans sa lèvre, ses yeux se ferment, alors qu’il est bousculé en arrière et que ses veines bouillonnent. Tout son être bouillonne, et la façade se craquèle. Ce calme qu’il offre en devanture, qu’il surjoue, n’existe pas, n’a jamais existé. Non, tout ce qu’il désire, c’est que son poing vienne rencontrer la mâchoire de Joseph, que les pulsions permettent de calmer les pensées, que l’acte mette fin à la lutte. Une lutte qu’il continue pourtant de mener, conditionné à croire que ça ne lui ressemblerait pas, sans se douter que c’est exactement ce qu’il est. Un animal mis en cage par les autres, et qui ne s’en est échappé que pour s’enfermer dans une qu’il aurait lui-même choisie, lui donnant l’impression d’avoir le contrôle sur la situation, alors qu’il s’interdit de l’avoir. Parce qu’il sait ce qui résulte du pouvoir qu’il se donne, et que ça le fascine autant que ça le terrorise. Il est hypocrite, il ne peut pas le nier et…
Une montée d’adrénaline. Mais pas de celles qu’il adore. Ou peut-être que si, et c’est bien le problème.
Alfie se fige, les muscles de son corps se contractent et il demeure incapable de se mouvoir, alors même que son corps tout entier tremble comme une feuille bousculée par le vent d’automne. Ses poings sont fermés, sa bouche l’est tout autant, et il mord celle-ci de l’intérieur comme si cela lui permettait de la sceller. Il expire bruyamment par le nez, traduisant de sa panique et de son envie de libérer ses narines poudrées. À moins que. Il ferme les yeux, plisse ceux-ci fortement, son visage se tordant sous une grimace qui traduit de sa détresse. La voix de Joseph frappe l’air, mais ne parvient pas jusqu’à ses oreilles. Il en a même oublié l’existence de son ami. Il a oublié, un instant, celle de Jules. Et de Stephen, d’Anabel, de Rachel, de tous ses justificatifs personnifiés utilisés par sa conscience pour le maintenir dans un rapport de volonté face à cette envie qui coule dans ses veines, dans son esprit, dans son cœur. Parce qu’il ne domine rien du tout, Alfie, et qu’une fraction de secondes vient de lui confirmer qu’il ne sortira jamais de ce cercle vicieux. Il se prétend fort, il ne l’est pas ; en démontre son corps tout entier qui tremble. Parce qu’il ne s’agit pas d’adrénaline, oh ça non, mais de manque.
Non. Il ne peut pas s’agir de ça, puisqu’il est clean et qu’il a besoin de s’en rappeler.
Je suis clean. Et il déteste Joseph, plus que jamais, pour lui mettre le nez dans ce merdier qu’il avait maintenu à distance. Espérer maintenir à distance. Qu’il pourrait maintenir à distance, s’il suivait son instinct qui le supplie de courir jusqu’à la douche et de frotter chaque parcelle de son corps jusqu’à s’en brûler la peau pour se débarrasser de toute trace de tentation poudrée. Je suis clean. Mais il en est incapable, ses muscles refusant d’obtempérer à ses ordres ; ou du moins à ceux qui lui permettraient de garder la face et ne pas accorder la victoire à Joseph, de ne pas prétendre être fragilisé par son acte, ou être touché par ses propos. Je suis clean. Mais touché, il l’est, terriblement, parce que son ancien ami a raison : c’était un cadeau empoisonné, et il le savait. Bien-sûr qu’il le savait, et ça ne l’a pas arrêté, au contraire. Focalisé sur son égoïsme, Alfie n’avait pas hésité pour insister : ce soir-là, il ne voulait pas connaître l’abandon seul. Et dès lors qu’il a compris ce qu’il avait imposé à Joseph, il ne s’est jamais passé un jour sans qu’il ne le regrette. Alors c’est un juste retour des choses, dans le fond, que là où il lui avait tendu une seringue (ou était une pilule ? Les souvenirs d’Alfie demeurent flous), ce soit à Joseph de lui mettre le nez dans la poudre – littéralement. Je. Suis. Clean. Alors pourquoi ses pensées sont incapables de se tourner vers tout ce que cette affirmation enveloppe, vers la liste des arguments favorables à cet état de santé optimal ? Parce qu’il n’a d’optimal que ce que les autres en pensent, une opinion qu’il ne partage pas, et qu’il ne partagera probablement jamais ?
Et s’il dressait le contour du méfait de Joseph avec son doigt, il arriverait peut-être à goûter à ce pêché sans que c’en soit considéré comme un, parce que tester un échantillon n’implique pas d’engagement, pas vrai ? Et peut-être que s’il passait sa langue sur ses lèvres, qu’il justifierait ceci par le fait de se débarrasser de la substance fournie par Joseph, l’excuse serait acceptée. Peut-être qu’il pourrait se débarrasser des preuves avant le retour de Jules, qu’il songe en jetant un œil à l’horloge. Jules. Il songe à elle et ferme les yeux un court instant, prend enfin la mesure de la situation. La drogue, partout sur son visage, sur son t-shirt, près de sa bouche, près de ses narines, et la tentation qui grandit toujours plus forte, et l’envie de passer une main sur son visage, de récolter chaque poussière de bonheur pour éviter que celui-ci ne soit totalement perdu. Mais la seule chose qu’il perdra, c’est sa compagne, et contrairement à ce que pense Joseph, ce n’est pas un risque qu’il veut prendre. Il doit se nettoyer. Maintenant, tout de suite, il doit courir à la douche, ne pas prendre le temps de se déshabiller avant d’enclencher le jet d’eau, laisser celle-ci nettoyer chaque résidu sur ses vêtements, chaque pore de sa peau. Il doit le faire, maintenant. Maintenant. Et la panique le gagne, car chaque seconde qui le sépare de son objectif est une seconde qui le rapproche de sa perte. Il en oublie cette conversation, la présence de Joseph alors que ses muscles se réactivent et qu’il se précipite jusqu’au lavabo de la cuisine, tournant avec empressement la manette du robinet, mais l’eau est brûlante, trop brûlante pour qu’il puisse se purifier et ce sont des jurons qui s’échappent d’entre ses lèvres tandis qu’il doit encore composer avec la poudre sur lui. Laissant couler l’eau, il se retourne vers Joseph qu’il fusille du regard. « Va te faire foutre, VA TE FAIRE FOUTRE, espèce de malade ! » Qu’il hurle alors qu’il se tourne en direction de son ancien ami. « Je cesserai jamais d’être désolé, mais je t’ai jamais mis la pilule dans la bouche, tu l’as fait tout seul, et t’as continué à le faire tout seul, tu pourras pas toujours blâmer les autres pour tes erreurs. » Qu’il poursuit en s’approchant d’un regard menaçant et d’une voix qui ne crie plus, mais qui ne s’est pas calmée pour autant. « Et tu sais que dalle, Jo, tes neurones sont cramés alors vient pas m’analyser. Si je m’en suis sorti, c’est pas parce que je pense mériter plus que toi d’être heureux, c’est parce que j’ai cessé de me comporter comme un putain de gamin immature qui passe son temps à se victimiser plutôt que d’ouvrir les yeux sur la merde dans laquelle il est. T’as trente-cinq ans, apprends à porter tes couilles et arrête de te nourrir de l’énergie que les autres te donnent. Chiale autant que tu veux sur ta vie, crois ce que tu veux sur moi, mais c’est quand la dernière fois que tu t’es donné les moyens de changer ? Tu l’as jamais fait, alors viens pas te plaindre que les autres l’ont pas fait pour toi. » Qu’Alfie débite à vivre allure, mâchant ses mots et oubliant de prendre son souffle, avant de plonger son regard dans celui de Joseph. « Maintenant t’as trente secondes pour te casser d’ici et ne jamais plus revenir dans ma vie. » Qu’il achève d’un ton sec, avant de faire dos à Joseph, pour enfin asperger son visage d’une eau cette fois glaciale, répétant ce geste encore et encore, sans jamais avoir l’impression d’ôter les résidus sur sa peau ; c’est normal, ils sont incrustés si profondément qu’il n’arrivera jamais à s’en débarrasser.
Trois mois. C’est le temps qu’il a mis avant de succomber au premier cachet proposé par Amelia. C’est surtout le temps qu’il lui a fallu pour lui faire confiance. Car les choses n’ont pas été aussi faciles qu’elles le semblent, et il n’est pas tombé entre ses griffes seulement parce qu’elle avait un joli sourire. Amelia était le genre de fille que tout le monde désirait auprès de soi ; elle imposait un certain respect autant qu’elle inspirait la sympathie, elle était admirée autant qu’elle était crainte, elle était reconnue autant qu’elle était mystérieuse. Mais pas pour Alfie, qui avait effectivement aperçu cette fille à l’aspect presque cadavérique et s’était interrogé sur son histoire – parce qu’il est ainsi, et qu’il s’interroge constamment quant à ce qui l’entoure. Il n’avait pas formulé d’intérêt pour elle, tout se passait dans sa tête. Parce qu’il avait bien appris la leçon que ses parents ont tenté de lui mettre dans le crâne depuis sa naissance : tu dois te calmer. Pendant de longues années, il ne les a pas écoutés. Et puis, il a grandi, et il a compris. Que ce n’était pas eux qui étaient agaçants à le tempérer de la sorte, mais que c’était lui le problème. Que sa mère pleurait presque tous les soirs, qu’il n’était pas normal que la babysitter ne soit jamais la même, que son père ne lui proposait aucune activité avec lui parce qu’il était impossible à gérer, qu’on évitait de l’emmener avec soi au supermarché, au restaurant, aux fêtes de quartier. Il s’était imposé une impassibilité, il avait forcé celle-ci, et il en souffrait constamment. Il ne comptait plus le nombre de soirs où il hurlait dans son oreiller, où il se frappait, où il attendait avec impatience que ses parents sortent pour détruire sa chambre. Il finissait puni, obligé de vivre alors dans la chambre annexe qui ne contenait qu’un matelas, une maigre couverture et la bible pour qu’il prenne le temps de réfléchir aux conséquences de ses crises. Des crises qui s’espaçaient à mesure qu’il se fragilisait en tentant de les contenir, et qui explosait parfois sans prévenir, comme ce jour-là, en cours de mathématiques. Il n’arrivait pas à boucler son exercice, il avait recommencé des dizaines de fois, mais le résultat n’était jamais le bon alors que ses camarades semblaient parvenir à trouver la solution avec une aisance déconcertante – et foutrement agaçante. C’était qu’une histoire de chiffres, mais c’était aussi et surtout beaucoup de frustration accumulée, d’énergie dépensée et d’efforts impayés. Alors il avait fallu un seul commentaire de la professeure, prétextant que ce n’était pas si dur, pour qu’il ne parvienne plus à se maîtriser. Il s’était levé, il avait hurlé au milieu de cette salle, balancé son matériel à l’autre bout de la pièce, frappé ses tempes avec ses mains jusqu’à s’en marquer la peau, et finit chez le proviseur après de longues minutes d’égarement pendant lesquelles il n’avait pas compris comment il avait rejoint cette salle d’atteinte. Il était exténué, mais heureux. Amelia l’avait rejoint, s’était étonnée qu’un garçon d’apparence aussi calme et détendu ait pu réagir de la sorte. Il l’avait envoyée balader, expliquant qu’elle pouvait garder sa pitié pour elle et qu’il était inutile de le suivre pour se donner bonne conscience. Elle avait alors sorti sa convocation, et il avait compris qu’elle avait répété le même spectacle parce qu’on ne la laissait pas sortir. Et elle lui avait tendu la main, se présentant comme étant « ta piètre imitatrice, et un peu admiratrice aussi » qui l’avait fait sourire. Elle avait compris immédiatement. Dès qu’il s’était levé, elle avait su : il n’arrivait pas à se contenir, et elle allait l’aider. Il avait refusé sa première proposition, puis la seconde, et celles qui avaient suivies. Malgré ses sourires, malgré ses lèvres qui se plaisaient à effleurer son oreille pour répéter son offre, lui provoquant toutes sortes de frissons. Il n’avait pas plus cédé quand elle avait collé ses lèvres sur les siennes pour la première fois. Il s’était longtemps persuadé que les discours de ses parents, prétextant que « tout ce qui a été créé par Dieu n’a pas pour vocation d’être utilisé n’importe comment » ou encore « s’intoxiquer implique de baisser ses défenses, et perdre le contrôle de ses sens donne accès au diable qui peut exercer librement son influence », étaient encore suffisamment ancrés en lui pour ne pas qu’il déroge aux principes avec lesquels il avait été éduqué. Dans les faits, il suscitait une attention positive pour la première fois, auprès de quelqu’un qui le laissait librement s’exprimer. Il n’était pas acquis ; et savoir qu’elle ne lâchait pas l’affaire lui plaisait. Il avait longtemps cru qu’elle était inaccessible et elle l’était, mais il n’était pas mieux qu’elle et avant même d’avoir compris, il s’était porté participant de ce jeu dont elle tirait les ficelles sans même qu’il ne se rende compte. Il croyait que le principe était de lui résister ; elle savait très bien qu’il n’y arriverait pas.
Deux ans. C’était le temps qu’il avait mis pour se libérer de ce jeu dont il était le perdant tout désigné. Il se souvient encore des hésitations qui étaient devenues les siennes au cours des dernières semaines de leur relation, de la manière dont il commençait à s’éloigner et de la façon dont Amelia le gardait auprès d’elle. Un regard, une supplication, une dispute, un baiser, elle utilisait tous les moyens à sa disposition ; et il revenait la tête baissée et la queue entre les jambes. Elle avait tissé une toile tout autour de lui, lui donnant l’impression qu’il pouvait s’échapper, mais il finissait irrémédiablement par revenir au point de départ. Les crises qu’elle était parvenue à effacer s’était rappelées à lui, plus douloureuses encore, car il n’était plus seulement question des sentiments des autres ; mais aussi des siens et de ceux qu’il ressentait pour la blonde et qu’il ne voulait pas réduire à néant. C’était pourtant le seul moyen de lui échapper. Et c’est parce qu’il n’a jamais su les effacer qu’il n’y était pas parvenu, et que seul le décès de la jeune femme avait coupé ce fil qui le retenait à elle. Il en avait souffert, mais il avait aussi eu l’impression de renaître. Cela faisait de lui un monstre d’en être soulagé, mais c’était la vérité : elle lui manquait, toujours plus de jour en jour, mais il parvenait enfin à faire ce qu’il aurait toujours dû faire : se découvrir lui-même, plutôt que de faire confiance à la vision des autres.
Huit ans. C’était le temps qu’il était parvenu à rester sobre. Huit longues années, qui avaient pourtant filées à une vitesse folle. Les deux premières années furent les plus difficiles, pas parce qu’il n’avait aucune volonté, mais parce qu’il s’était persuadé qu’il n’en aurait pas. Qu’il suffisait d’une proposition bien amenée, bien formulée, pour qu’il cède à cette tentation inscrite dans son code génétique ; mais il avait compris qu’il était plus fort que ça, et qu’il craquerait seulement parce qu’il se serait persuadé qu’il le ferait. Il s’était délibérément libéré de l’emprise de ses parents, tout cela pour quémander celle d’Amelia et réaliser qu’il s’en imposait une lui-même. C’est lorsqu’il avait compris que le vrai problème ne résidait pas dans sa dépendance à un produit mais à cette notion de contrôle qu’il était parvenu à véritablement s’en sortir : il avait eu l’impression de renaître, de s’épanouir, de vivre pour lui. Enfin. Il y avait ces études qui le fascinaient, ces plaisirs de la chair qu’il consommait, ces passions pour la musique et le sport qui l’animaient. Il était heureux. Il était inatteignable.
Quatre mois. C’était le temps qu’avait duré sa rechute, et qui avait réussi à réduire à néant des années entières d’efforts. Il avait beau tenter de se persuader que quatre mois sur l’échelle de sa sobriété retrouvée n’était qu’un accident de parcours ; tout ce qu’il y voyait était l’échec. Pourtant, il avait été prévenu, au cours de sa cure et des nombreuses thérapies diverses et variées qu’il avait suivi en complément que ce serait un long chemin à parcourir, et que jamais il ne pourrait baisser sa garde. Mais comme toujours, Alfie s’était cru plus fort qu’il ne l’était vraiment, l’assurance flirtant avec son habituelle arrogance, et il avait baissé sa garde. Une fois, rien qu’une minuscule fois. Dans un cadre qu’il pensait sécurisé, sur son lieu de travail. C’était nécessaire, pas vrai ? C’était son travail, et il ne pouvait pas refuser. Ce n’était pas grave, il est immunisé après autant d’années, non ? Il avait découvert que cela n’était pas le cas, et le pire dans tout cela, c’est qu’il s’en était rendu compte, alors même qu’il cherchait à satisfaire ses besoins une fois de retour sur le sol australien. Il s’était persuadé que c’était mal, qu’il devait prendre les devants, mais ses besoins dictaient les actions de sa conscience.
Neuf ans. C’est le temps de sa seconde sobriété, qui devient de plus en plus difficile à maintenir. Et comme la première fois, le problème réside dans le fait qu’il doute sans cesse de sa capacité à rester clean et qu’il y a toujours cette petite voix dans sa tête qui l’informe qu’il aurait dû craquer depuis longtemps, et que d’avoir battu son record personnel n’est pas signe de victoire. T’avais déjà craqué, la dernière fois, qu’il se surprend souvent à songer, et qu’il essaie de contrer en intensifiant ses activités ou les heures passées au travail. Dans un monde idéal, il serait passé à autre chose depuis longtemps, il serait parvenu à se convaincre que plus rien autour de lui ne représente une tentation. Et peut-être même qu’il s’en était convaincu avant que Joseph ne revienne dans sa vie. Et peut-être même que c’était vrai, parce que s’il s’est tenu aussi loin de la drogue et de l’alcool, c’est qu’il doit être guérit, pas vrai ?
Deux secondes. C’est le temps qu’il a fallu pour qu’il comprenne qu’il ne le serait jamais.
Deux misérables secondes, un geste impulsif de son ancien ami et l’effondrement de toutes les certitudes construites en tant d’années. Il y croyait, Alfie. Il y croyait vraiment. Qu’il était passé à autre chose, qu’il était plus fort que cela. Qu’il arriverait à rire au nez de Joseph, à soupirer d’exaspération, puis de naturellement se dépoussiérer du revers de la main sans même avoir besoin d’enfiler un autre t-shirt, avant que toute son attention soit captée par un replay de MasterChef Australia et que le lendemain, il se réveille en ayant oublié jusqu’à l’existence de cette confrontation. Mais ce n’est pas un désintérêt total qui a pris le pas ; c’est une tétanie qui a pris possession de l’ensemble de son corps alors qu’il a l’impression de s’être dissocié de celui-ci. Il est réveillé, pourtant, il respire, il a les yeux ouverts, il voit Joseph, mais il ne bouge plus, muscles contractés, incapable d’avoir la volonté d’émettre le moindre mouvement, incapable de le faire, incapable même de sentir que son corps est bien relié à son esprit. C’est une sensation horrible que d’avoir l’impression d’avoir disparu, de ne plus rien ressentir ; et ça le fait paniquer, sans pour autant lui permettre d’esquisser le moindre geste. Bouge, que ses pensées lui demandent. Une main, qu’elles lui implorent. La jambe, qu’elles lui hurlent. Mais rien. Alfie est détaché du reste de son corps ; et il pourrait presque grimacer de douleur tant il essaie de s’opposer à cette catalepsie. Et lorsqu’il y parvient enfin, après de trop longues minutes d’angoisse, c’est pour mieux se précipiter vers le lavabo, ouvrant celui-ci à la hâte, mais l’eau précédemment quémandée se voulant bouillante, et il doit encore composer avec ce péché sur lui. Alors il essaie de trouver une alternative, n’importe quoi, qui pourrait l’aider à se purifier, s’emparer du linge à côté de l’évier, jette celui-ci par terre parce qu’il est mouillé, tente de s’affairer à dérouler le papier ménage, mais les gestes sont si imprécis qu’il ne parvient pas à le faire et que le dérouleur se bouche. Il ne voit aucune autre solution pour passer le temps qui le sépare de l’arrivée d’eau froide qu’en s’en prenant à Joseph, et crachant sa colère à défaut de renifler son cadeau. Et comme lorsqu’il était plus jeune ; c’est une explosion qui se produit, et toute la frustration accumulée depuis des semaines s’abat sur une seule et même victime : Joseph. En temps normal, il serait parvenu à prendre la mesure de ses propos, à estimer que son ami ne mérite pas autant de haine, qu’il n’est pas acceptable de s’acharner ainsi sur une seule personne. À cet instant précis ; ça lui paraît pourtant être la solution la plus adéquate, et la plus justifiée. Se délester de cette rage qui coule constamment dans ses veines en provoquant celle de Joseph, en le mettant hors de lui, en se vengeant ; sans se douter qu’il chercherait aussi à se venger.
Ou peut-être qu’il le savait très bien en lui offrant son dos, en épousant volontairement cette position de faiblesse, en donnant à Joseph l’avantage, comme il l’avait eu de son côté des années auparavant. Peut-être qu’il se donnait à lui-même l’avantage, dans un sens. Parce qu’il est fait du même bois que Joseph, et que s’ils ont si longtemps été amis, c’est en partie parce qu’ils étaient capables d’anticiper les réactions de l’autre. Et qu’il anticipe très bien celle de Joseph alors qu’il le quitte du regard et qu’il s’en éloigne pour enfin se débarrasser de son cadeau empoisonné à grand coups d’eau glaciale sur le visage.
Rectification. Il croyait être en mesure d’anticiper la réaction de Joseph.
Il se serait attendu à une insulte, à une bousculade. Il était quasiment certain qu’il l’empoignerait avant qu’il n’atteigne le lavabo pour l’obliger à lui faire face et à lui coller son poing dans la figure. Ça aurait été mérité, et ça aurait été foutrement nécessaire, et ô combien agréable, aussi paradoxal que cela puisse être. Il se serait attendu à ce qu’il claque la porte après avoir confirmé que sa fierté l’empêchera de venir ramper auprès de lui pour reconstruire leur amitié – ça tombe bien, celle d’Alfie l’aurait empêché d’en faire tout autant. Il s’attendait à tout ; mais pas à la réalité. Pas au fait que son ami contient tout autant de violence que lui, qu’il en fasse sa cible privilégiée. Il n’a jamais connu Joseph sanguinaire, il est même persuadé que ça ne lui ressemble pas. Mais sanguinaire, c’est ce qu’il est désormais, alors que de tout son poids il se lance contre l’anthropologue, forçant son crâne à rencontrer le rebord de l’évier. Un choc bruyant, qui résonne dans le silence de l’appartement. Une douleur vive, qui s’accompagne d’un bourdonnement dans son crâne, et un léger cri de surprise qui se mêle à un gémissement de souffrance. Un équilibre qui devient précaire, et une conscience qui s’égare alors que les mains d’Alfie tentent de s’accrocher au bord de l’évier pour l’aider à se redresser alors qu’il est bien incapable de comprendre ce qui lui arrive. Mais l’eau a fait son travail ; et il glisse, s’en abime les mains à persister et essayer de se redresser, encore et encore, de la même manière que Joseph essaie, et réussit en vue de son profil qui s’abime, s’écrase et perd de son relief, de le fusionner avec l’évier. Et c’est la panique qui l’envahit lorsqu’il comprend qu’il a élaboré tous les scénarios possibles sauf celui-ci ; sauf celui où son meilleur ami tenterait de le tuer, parce que c’est bien ce qu’il essaie de faire alors qu’il resserre sa prise dans ses cheveux, et qu’il pousse une nouvelle fois l’arrière de son crâne vers le rebord. Cette fois la douleur est si vive que des larmes s’échappent naturellement des yeux d’Alfie et que des soupirs de supplice s’échappent de ses lèvres ; il comprend aux fourmillements insupportables dans son nez que celui-ci est probablement fracturé. Alfie tente de se défendre, essaie de réagir, gigote dans tous les sens, mettant de l’eau partout autour de lui, tente vainement d’atteindre la main de Joseph avec les siennes, essaie de verbaliser ses demandes pour qu’il cesse, mais sa gorge se bouche de sang dès lors qu’il entrouvre les lèvres et de nouvelles larmes perlent alors qu’il a l’impression de s’étouffer avec son propre sang. Les yeux fermés par le liquide chaud qui coule de son arcade et qui vient alourdir ses paupières, Alfie passe sa langue contre ses dents pour constater des trous, et tente, dans une dernière volonté qui se nourrit de toute l’énergie dont Joseph ne l’a pas encore dépossédé, de protester. Mais son ami met un terme à ses tentatives de défense en abattant une nouvelle fois son faciès contre l’évier, mettant finalement un terme à toute réaction alors que le corps d’Alfie n’est plus qu’une marionnette désarticulée entre les mains de son bourreau et que son visage n’est plus qu’un amas de sang où se confondent os mis à découvert et plaies ouvertes. Si l’adrénaline le maintenait conscient, c’est désormais la douleur qui le fait plonger dans les abîmes, rendant supportable le choc de son dos nu contre le carrelage, et de sa tête qui est anesthésiée autant qu’elle est douloureuse. Il ne pense plus à rien, Alfie, et peut-être est-ce la raison pour laquelle un fin sourire se dessine sur ses lèvres avant qu’il ne ferme les yeux, peut-être est-ce la raison pour laquelle il tente de lutter pour ne pas céder à un sommeil qui lui serait tellement réparateur. Tout son corps réclame de s’effondrer ; privé d’énergie, privé de sensations, alors même que son visage lui donne l’impression de brûler, de s’être éparpillé en mille morceaux autour de lui. Alfie est dans un entre deux où une seconde il a envie de hurler, et la suivante, de sourire. Il n’y a plus rien qui fonctionne, ni ses pensées, ni son nez qui ne parvient plus à faire entrer l’air dans ses poumons, ni ce crâne probablement brisé à quelques endroits. Il ne ressent plus rien, alors que d’ordinaire il ressent toujours tout, exagérément. Il ne sent plus son corps, il ne s’entend plus, il n’entend pas plus la voix de Joseph qui a remplacé le bruit du métal qui vibre, il ne sent pas les mains de son ancien ami qui s’affaire à contrôler son pouls. Parce qu’il a déjà sombré, Alfie, suffisamment tard pour qu’il n’oublie pas le visage de celui responsable de cette douleur qui le renvoie à celle qu’il a connu un an plus tôt, suffisamment tôt pour ne pas réaliser que, dans un dernier geste d’amitié, Joseph a appelé les secours.