→ Une légère brise ramène vers le port de plaisance les embruns de l’océan qui viennent caresser mon visage. L’air iodé emplit mes narines et j’inspire à fond, m’imprégnant de l’odeur si particulière du vaste océan. Les bateaux amarrés s’agitent au gré de la forte houle et les vagues frappent en cadence le mur bétonné sur lequel je suis assis, en train de fumer une clope et d’observer le lever du soleil. Encore un jour qui se lève, un de plus dont je ne saurais pas profiter pleinement, car je traîne ma peine et mes problèmes m’écrasent, m’enfonçant un peu plus sous terre à chaque minute qui passe. Et c’est avec un regard las que j’observe les heures défiler sans bouger de mon perchoir, les jambes pendantes dans le vide, l’eau qui heurte la coque des voiliers entreposés là, clapotis rassurant, cadencé et régulier sur lequel je me concentre pour ne pas sombrer. La bouteille de whisky entre mes jambes est vidée aux trois quarts, et mon air hagard en dit long sur mon état actuel. J’ai bu, encore bien trop, pour anesthésier la souffrance, faire taire les voix dans ma tête, éloigner les cauchemars et endormir ma conscience. La possibilité que Gail Hartwell sorte de prison m’anéantit. La promesse que j’ai faite à mon frère me ronge de l’intérieur et la douleur gangrène : elle est partie du cœur et s’est installée partout désormais, si bien que je ne peux plus faire un simple geste sans y penser. Ce soir, je me bats. Je me raccroche à cette réalité obscure qui me maintient en vie, comme un camé qui attend la livraison de sa dope, moi ce soir je vais me faire bousiller la tronche et en un sens, ça va me faire du bien. Triste vie, déplorable même, pourtant c’est la mienne.
J’ai tellement envie de m’évader loin de tout ça, de partir tout comme lui l’a fait… Et c’est avec désolation que je penche la tête brusquement vers le sol en me rappelant de ce moment où l’espoir s’est fracassé sur le seuil de sa porte d’entrée. Trop tard, il était trop tard. ‘Vous cherchez le petit Oliver c’est ça ?’ Le petit Oliver, oui. Celui qui a séquestré mon cœur sans que je n’ai mon mot à dire. ‘Il est parti avec un garçon hier matin. Ils étaient pressés et avaient des valises. Il ne sera sûrement pas de retour de sitôt. Vous devriez l’appeler.’ Ou laisser tomber. Il est parti, et mon cœur s’est serré si fort dans ma poitrine. Tout s’est effondré brutalement. J’ai sombré. Mes yeux sont vides à force de pleurer et je me traîne comme un condamné, ignorant ce que je dois faire ou non, quelle direction prendre dans ma vie. Je ne sais plus vraiment si j’ai la force de lutter, de me battre pour respirer et exister. J’ai la sensation qu’on m’a arraché tout ce qu’il y avait de bon en moi. Je ne suis plus qu’une enveloppe de chair en putréfaction, en train de crever lentement. Et j’alimente ma cirrhose, précipitant l’inévitable en buvant à outrance.
Et alors que je me trouve là, en train de faire ce constat résigné sur ma vie, deux jambes longues et fines se pointent à mes côtés et l’ombre d’une silhouette féminine cache le soleil, levé depuis déjà plusieurs heures. Je relève la tête lentement, la fumée de ma cigarette allumée s’élève jusqu’au visage de la jeune femme que j’ai du mal à reconnaître au départ. Mes yeux se plissent à cause du contre-jour et je pose ma main sur mon front, devant mes yeux pour m’aider à détailler la jeune femme en question. Ses longs cheveux bruns qui tombent en cascade sur ses épaules ne me donnent aucune indication, mais ce visage mutin ne m’est pas inconnu. Je racle ma gorge, un peu gêné et peu sûr de moi. – Adams ? Et c’est en prononçant ce nom de famille que je me rends compte de l’image de moi que je suis en train de renvoyer. Je me mets alors brusquement en mouvement, ours qui se déploie après une période d’hibernation un peu rude, mes pieds se plantent sur le sol bétonné, et je me redresse. – Lene Adams ! Toi ici c’est… tellement pas étrange en vérité. Bien sûr que non ce n’était pas étrange, Lene Adams était toujours à la plage, en train de surfer généralement. Jusqu’à ce qu’elle ne disparaisse de la situation pour des raisons nébuleuses qui m’ont totalement échappées alors. – Enfin, c’est pas la plage mais on reste dans le thème de ce que t’aime. Ça… wow, ça m’fait bizarre d’te voir. J’m’y attendais pas, j’suis… Désolé, un peu… Pété ? Fortement alcoolisé comme en témoigne ma bouteille de sky aux trois quarts vide ? Je me racle la gorge, plisse à nouveau les yeux, un peu aveuglé par le soleil et demande – Tu… Tu fais quoi ici ? Moi je ‘cuve mon vin’ en quelque sorte. Et c’est la honte qui m’accable un peu, mais j’essaie de faire avec. Ai-je le choix en vérité ? – ça doit faire plus de dix ans… c’est… t’as pas tellement changé. Physiquement j’veux dire. Je ne suis pas devenu plus sociable pour ma part, et je suis toujours à côté de mes pompes, voire davantage même avec les années qui passent. Et je ne sais pas comment changer ce trait de personnalité là.
Elle s’était levée aux aurores, prêtes comme à son habitude à prendre la mer. Elle avait pris le soin la veille de préparer son bateau pour qu’il soit prêt à naviguer dès qu’elle arriverait sur place et si en temps normal, elle aurait fait le choix de dormir dans sa cabine pour être certaine de partir dès le petit matin sans anicroche, elle avait dû rentrer chez elle parce que c’était toujours l’hiver et que maintenant, elle ne pouvait plus prendre de risque à tomber malade en passant une nuit dans une cabine relativement chauffée. Ces allers-retours n’étaient pas pour la ravir mais elle devait reconnaitre que le confort de chez elle était bien différent et que pour les mois à venir, il n’était plus possible de composer autrement. Elle n’avait pas tardé à se saisir de tout ce dont elle avait besoin et les chiens, dont Ponyo qui commence tout juste à s’habituer à sa nouvelle routine, l’avait suivi en voiture direction le Port où l’on ne trouvait que très peu de monde. La saison faisait que les bateaux restaient rangés à leur place. Lene, et seulement quelques autres, devait avoir le courage de se sortir pourtant même à cette saison, si le soleil était là, cela n’avait de désagréable que de voguer.
« Chut, ne va pas lui parler. Tu ne le connais pas ! » Entend -elle alors qu’elle s’avance vers son voilier. C’est la voix d’une maman qui traine sa fille ailleurs comme si la direction qu’elles allaient prendre les prédestinait à tomber sur un troll. Lene, comme à son habitude, ne fait pas réellement attention à ce qu’elle entend. Elle jette juste un regard avant d’oublier la femme pour se recentrer vers son objectif du jour. Les commérages n’ont que peu d’intérêt et à vrai dire, c’est quand elle aperçoit la raison qui a poussé la mère à dire à sa fille de trouver un autre chemin qu’elle se rappelle de l’avoir entendu. Les chiens, qui la suivaient jusque-là, ne bougent pas. Ils observent avec elle l’énergumène qui semble avoir trouvé refuge sur les pontons du port de plaisance, au beau milieu des voiliers. Elle fronce les sourcils en tentant de distinguer une preuve de sa conscience parce qu’autrement elle serait bien obligée d’intervenir. Pas que ça la dérange qu’un homme visiblement alcoolisé soit venu s’échouer ici, juste que celui-ci peut être en danger. C’est pourquoi elle s’approche et lui semble réagir à sa présence, peut-être même bien qu’elle finalement. « Adams ? » Elle ne sursaute pas mais la surprise s’affichent très clairement sur son visage quand il prononce son nom. Merde, est-ce qu’il a fait exprès d’échouer ? De première vue, elle ne semble pas le reconnaitre mais vu que lui si, et que le fait qu’il le fasse lui assure au moins qu’il a un semblant de tête, elle ne l’interrompt pas. « Lene Adams ! Toi ici c’est… tellement pas étrange en vérité. » Visiblement, c’est quelqu’un qui semble bien la connaitre. Ou pas tant en fait. Elle ne saurait dire si c’est preuve d’intérêt en sa personne le fait que quelqu’un sache qu’elle passe son temps ici, vu qu’il suffit d’être là et d’observer. « Enfin, c’est pas la plage mais on reste dans le thème de ce que t’aime. Ça… wow, ça m’fait bizarre d’te voir. J’m’y attendais pas, j’suis… Désolé, un peu… » Ivre mort ? Elle hausse les épaules avant qu’il ne complète sa phrase. Ça, elle s’en fiche. Il semble conscient. Dans le mal. Mais pas à l’article de la mort et c’est assez pour la rassurer. Quand on se coltine des gars relou trois nuits par semaine parce qu’ils ont trop bu, on arrête d’être en alerte dès qu’on en croise un qui n’a pas oublié d’agir en personne normale. « Tu… Tu fais quoi ici ? » Ce qui l’interpelle, c’est qu’il semble vraiment la reconnaitre et la connaitre surtout. Elle garde le silence, cherchant dans ses souvenirs où aurait-elle pu croiser ce personnage. De l’époque où elle aussi jouait les piliers de bar ? Ce serait probable. Elle en est pas fière mais la possibilité est forte. « ça doit faire plus de dix ans… c’est… t’as pas tellement changé. Physiquement j’veux dire. » dit-il, comme s’il voyait le désarroi dans lequel elle est à ne pas le replacer dans un contexte. Il y’a plus de dix ans… C’était quoi sa vie y’a dix ans déjà ? Lene s’en rappelle à peine tellement c’était lointain, tellement elle était différente. Elle a peur un peu parce qu’elle n’aime pas se replonger dans des souvenirs aussi vieux. Généralement, l’étape d’après, c’est de peindre un portrait de la personne horrible qu’elle incarne. En confiance malgré tout, elle s’avance un peu pour tenter de discerner des traits sous cette barbe et cette montagne de cheveu. Elle s’agenouille, se saisissant de son bras pour prendre un pouls et s’assurer que tout va bien. Elle en profite pour répondre. « J’ai un bateau pas loin. Je me préparais à sortir en mer. » explique t-elle avant de lâcher son bras, il a l’air d’aller puis elle ajoute, pour rire un peu. « Dix ans tu dis, j’ai l’impression que tu viens de les passer sur une île déserte et que t’es revenu à la nage. » Elle se moque un peu, comme toujours dès qu’elle veut détendre les choses. Les souvenirs ressurgissent un peu et c’est à force d’être là à tenter de le remettre que ça revient. « Ne me dis pas que tu as fait l’Irlande à Brisbane à la nage Hartwell ! Ce serait olympique. » commente t-elle avant de se redresser, la position à genou, très peu pour elle. « Si tu me disais comment t’a atterri là pendant que je te chauffe un café ? » Elle a le thermos sur elle. Tout est prêt. « Ce sera un déca par contre. » Parce qu’elle doit limiter sa conso et qu’elle en est incapable.
→ Depuis combien d’années n’avais-je pas revu la silhouette longiligne de la fameuse Lene Adams ? Peste invétérée, son prénom en faisait trembler plus d’un dans les couloirs du lycée et elle avait beau avoir deux ans de moins que moi, j’ai toujours agi précautionneusement auprès d’elle. A l’époque, moins je faisais parler de moi mieux je me portais. Mes mauvaises fréquentations suffisaient amplement à me bâtir une réputation de gros dur qu’on n’emmerde pas et l’adolescence a glissé sur moi, comme une feuille sur le lit d’une rivière calme. Il y a eu quelques remous, mais aucun d’eux ne m’a arrêté dans ma course. La tempête est survenue plus tard, sans que je ne l’attende réellement, sur un autre continent et depuis je me débats en proie à des vents violents qui surviennent de toute part. J’essaie de rester stoïque mais je flanche. Sans espoir, nous ne sommes plus rien. Mon espoir s’est envolé, loin de moi, il a disparu. Et je l’ai poussé vers la sortie, comme un abruti au lieu de le retenir. Peut-être que je n’ai pas envie de m’en sortir finalement ? Peut-être que je dois me laisser sombrer dans le vaste océan de désolation que représente ma vie. Je n’en sais rien.
– J’ai un bateau pas loin. Je me préparais à sortir en mer. La voix fluette de la jeune femme m’extirpe de mes sombres pensées et ce n’est qu’au moment où elle relâche mon bras que je me rends compte de son toucher, principalement car le vent fait frissonner ma peau là où sa paume chaude s’était posée. – Dix ans tu dis, j’ai l’impression que tu viens de les passer sur une île déserte et que t’es revenu à la nage.Je m’époussette un peu le jean, comprenant par l’air que je n’ai pas l’allure d’un type très net – en même temps je ne le suis pas et la bouteille de whisky quasiment vide dans ma main en constitue une large preuve. Toutefois, je rétorque pour souligner l’ironie de sa remarque – Je les ai effectivement passé sur une île à vrai dire. L’Irlande, tu connais ? C’est bien loin de l’Australie, et je suis parti dans l’idée de me trouver et je me suis perdu plus que jamais. – Ne me dis pas que tu as fait l’Irlande – Brisbane à la nage Hartwell ! Ce serait olympique. Je fais une petite moue en m’imaginant parcourir cette distance incroyable à la nage et après un rapide calcul de tête, cela m’arrache un petit rire. – Tu ne m’imagines pas faire 10300 miles à la nage avec le physique que je me tape ? Etonnant, tiens ! Je préfère en rire, car si Lene a toujours eu un humour plutôt mordant, je ne l’ai jamais cru foncièrement méchante. Pourtant, sa réputation de garce la précédait largement ! Mais les réputations se font et se défont très vite parfois, alors je n’y apporte que peu d’importance. Je suis du genre à ne croire que ce que je vois et à juger par moi-même, malgré mon manque de jugeote évident parfois.
– Si tu me disais comment t’a atterri là pendant que je te chauffe un café ? Ce sera un déca par contre. Je hoche vivement la tête, un peu abruti et un peu dépassé par cette rencontre fortuite à laquelle je ne m’attendais absolument pas – cela dit parfois la surprise a du bon et si elle peut me sortir de mon état apathique, tant mieux. – Une fascination pour les bateaux et l’air du large. Une curiosité grandissante face à l’immensité de l’océan et à mon ignorance en ce qui le concerne. Une envie inavouée de me jeter à l’eau sans pour autant jamais le faire.Je me suis jeté à l’eau, je t’ai suivi Terrence... J’ai juste tout détruit ensuite. Mes yeux se plissent alors que la migraine frappe fort à mes tempes. Je passe pour un allumé alcoolique là, n’est-ce pas ? C’est ce que je suis en même temps, je ne mens pas sur la marchandise – ce serait difficile dans ma situation. – Tu t’apprêtes à prendre le large là ? Tu m’emmènes ? Je ne précise pas que je n’ai jamais pris un cours de natation de ma vie et que si jamais ils nous arrivent quoi que ce soit en plein océan, elle aura ma mort sur la conscience. Est-ce réellement important après tout ? On s’en fiche non ? Un alcoolique meurt noyé, quelle ironie ! – Par contre, le déca ce n’est pas du café. C’est … un truc inutile tu sais ?
Dernière édition par Harvey Hartwell le Sam 11 Jan 2020 - 22:31, édité 1 fois
Son premier réflex par déformation professionnelle est de contrôler qu’il aille bien. D’un premier regard, à mentionner son prénom comme ça alors qu’il a clairement l’air d’un sans domicile fixe venu s’écraser là, c’est qu’il fait peur à voir et elle ne serait pas surprise s’il lui disait que mal de personne sont passés devant lui sans le calculer. Après tout, n’importe quelle fille avec un peu moins de tripe pourrait prendre peur devant un tel énergumène. Mais Lene avait fréquenté beaucoup de genre différent de personne et il y’a quelques années, elle aurait très bien pu se retrouver dans la même position que lui, à tiser tout en gueulant après les vagues. Elle avait tout de même réussi à le reconnaitre un peu, à se rappeler de son identité à défaut de se rappeler de chose réellement importante. «Je les ai effectivement passé sur une île à vrai dire. L’Irlande, tu connais ? » Elle dessine un léger sourire moqueur à sa réponse. Elle avait dû quitter leur lycée en urgence pour être envoyée en Angleterre, lui avait des années plus tard mis les pieds sur l’île d’en face. Peut-on parler de coïncidence. L’idée quand même d’en rigoler se fait. « Tu ne m’imagines pas faire 10300 miles à la nage avec le physique que je me tape ? Etonnant, tiens ! » C’est vrai qu’il a pas l’air en forme là dans l’immédiat mais il n’est pas non plus gringalet au point que ce soit impossible pour lui d’accomplir cette exploit. « Tu pourrais me surprendre. » se contente de rétorquer en haussant les épaules avant de finalement lui proposer un café, qui ne pourra pas lui faire grand bien en raison de l’absence de caféine mais qui sait, on n’estime jamais à sa juste valeur le pouvoir d’une boisson chaude, peu importe laquelle. « Une fascination pour les bateaux et l’air du large. Une curiosité grandissante face à l’immensité de l’océan et à mon ignorance en ce qui le concerne. Une envie inavouée de me jeter à l’eau sans pour autant jamais le faire. » Hum. Elle ne s’attendait pas à un tel refrain et se contente d’acquiescer gentiment avant de rebondir sur la dernière partie de son explication. « Evite, les noyés font des cadavres vraiment peu ragoûtant. » dit-elle d’une façon détachée sans s’inquiéter qu’il vienne de lui confesser un suicide. Pour sa part, et compte tendu scandale qui l’a entourée au lycée, elle hésite à ne plus rebondir sur le sujet. « Tu t’apprêtes à prendre le large là ? Tu m’emmènes ? » « Si tu veux venir et que tu promets de garder les pieds sur le bateau, oui. J’ai l’impression que ça peut te changer les idées. » Ou au moins, l’aider à décuver parce que pour ça, rien de tel qu’une belle bourrasque de vent marin dans la tronche. « Par contre, le déca ce n’est pas du café. C’est … un truc inutile tu sais ? » Pointe t-il par juste retour des choses, elle avait pointé du doigts ses ambitions de noyade après tout. Elle hausse les épaules avant de plaquer sa main sur son ventre de sorte à ce que son état ne reste pas vraiment un mystère bien longtemps. « Je le sais, mais j’ai pas vraiment le choix vois-tu. » Et ça la désespère parce qu’elle tuerait pour du café mais la vie semble être faite de compromis. « C’est le bateau là bas. » dit-il en pointant du doigts avant de l’inviter à la suivre.
→ - Tu pourrais me surprendre. Je fais une moue dubitative en l’entendant. Peu sûr de moi en ce qui concerne le physique, j’ai lâché le sport il y a trop longtemps pour avoir de l’assurance, alors je rétorque simplement. – ça me semble fort peu probable. Alcoolo échoué sur le port, je suppose que je suis loin de l’idée qu’on peut se faire d’un grand sportif avec ma barbe hirsute et mes cheveux emmêlés que je n’ai pas lavé depuis plusieurs jours. Néanmoins, j’essaie de faire bonne figure et j’en appelle à toute ma concentration pour formuler des réponses dignes de ce nom à celle que j’ai réussi à identifier en dépit de mon fort taux d’alcoolémie. – Evite, les noyés font des cadavres vraiment peu ragoûtant. Il est vrai que je n’avais pas vraiment pensé au côté esthétique de la chose. C’est bien une préoccupation de nana ça, tiens ! Je lève les yeux au ciel et hausse les épaules, préférant éloigner de moi les pensées ou paroles suicidaires pour le moment. De toute façon, t’es trop lâche pour crever boy alors ne te fais pas d’illusions, tu crèveras à bout de souffle quand la vie en aura terminé avec toi. Tu subiras jusqu’à la fin. Voyant qu’elle s’apprête à prendre le large et poussé par une envie soudaine, je lui demande si elle veut bien de moi sur son rafiot. Je n’ai jamais eu le cran pour me lancer dans l’aventure, alors peut-être que ces retrouvailles inattendues peuvent me permettre de dépasser mon appréhension face à l’océan. Je ne sais pas nager, et j’avoue nourrir une fascination ainsi qu’une peur déconcertante pour l’immensité bleue. – Si tu veux venir et que tu promets de garder les pieds sur le bateau, oui. J’ai l’impression que ça peut te changer les idées. J’affiche un large sourire satisfait en l’entendant. J’ai la tête qui tourne, le cœur au bord des lèvres mais je ne suis plus vraiment en capacité de prendre de sages décisions depuis que j’ai vidé ma première bouteille de whisky il y a quelques heures – ou bien était-ce quelques minutes avant ? Je ne sais plus vraiment, j’ai perdu toute notion du temps. Mais si je m’en tiens à l’emplacement du soleil, je dirais que nous sommes le matin, peu avant midi. –J’ai pas l’intention de sauter dans l’eau, crois-moi. Comment ça fonctionne ce truc ? Il est à toi depuis longtemps ce rafiot ? Il va vite ? La mécanique, comment fonctionnent les choses, comprendre les rouages d’une machine, percer les mystères qui l’entourent, découvrir toutes ses potentialités ; autant de réflexes qui sont toujours là, omniprésents, ceux-là même qui m’ont orienté vers mes études d’ingénieur en mathématiques appliquées. J’ai toujours aimé comprendre comment toutes les pièces d’un engin pouvaient s’emboîter pour fonctionner, et ce durablement. Aussi, c’est naturellement que je pose ces questions, m’intéressant réellement à son voilier. Lorsqu’elle me parle de déca cela dit, je lui fais remarquer l’inutilité de la chose et elle a ce geste étrange qui me laisse cois. – Je le sais, mais j’ai pas vraiment le choix vois-tu. J’observe son ventre, son déca et son air mi embêtée, mi ravie ; et c’est avec une forte suspicion que je demande bêtement –Pourquoi ? T’es enceinte ? J’ignorais que les femmes enceintes ne pouvaient pas boire de café ! A vrai dire, j’ignore à peu près tous des femmes enceintes tiens. Je les fuis. Loin de moi ! Déjà que les femmes en général sont des casse-pieds, alors si elles sont enceintes de surcroît ! Tu veux vraiment monter sur le bateau d’une femme enceinte, boy ? – C’est le bateau là-bas. J’hésite quelques secondes, peu enthousiaste à l’idée de m’engager finalement sur une voie inconnue avec une femme enceinte, puis faisant la moue je décide de foutre en l’air mes préjugés à la con et déclare d’une grosse voix – Parfait ! Allons-y, madame Adams, montrez donc voir ce que vous avez dans l’ventre ! Le jeu de mots est nul, mais je ne peux pas vraiment m’en empêcher. Lorsque je suis embarrassé, un peu gêné, je fais de l’humour de merde. Technique de diversion qui vaut autant qu’une autre, non ? Je la précède du coup sur le chemin et m’arrête devant l’embarcation que je jauge du regard. – Ce truc tient la route hein ? Que je lui demande, peu serein, la peur reprenant ses droits. Une fois installés, je fais le tour du propriétaire rapidement pour mieux maîtriser la bête à laquelle je confie ma vie pour quelques instants. Est-ce qu’on va partir longtemps ? Je ne sais pas… Je m’en fiche à vrai dire. Personne ne m’attend nulle part. Tout le monde se fiche de mon existence. Je suis seul. Et je peux bien crever en mer avec une femme enceinte que tout le monde se ficherait de ma carcasse. – Alors, c’est qui l’heureux futur père hein ? Qui a été assez fou pour faire un enfant avec toi, Lene la terreur ? Je m’accoude au bastingage et sort une cigarette que je cale entre mes dents. Je ne cache même plus mon état lamentable, la bouteille pendouillant dans ma main droite tranquillement.
Dernière édition par Harvey Hartwell le Sam 11 Jan 2020 - 22:50, édité 1 fois
« Ça me semble fort peu probable. » répond -il en laissant totalement passer l’opportunité de plaisanter en se faisant passer pour plus fort qu’il ne l’est vraiment. Les sourcils de Lene se froncent face à cette session d’humour manqué. Visiblement, Harvey est toujours taciturne. Bon, pour avoir connu ce charmant de la vie où l’on se réveille d’après cuite, elle se dit qu’elle ne devait pas être plus souriante et ne se formalise pas d’une réaction qui reste sommes toutes, cohérente avec le garçon qu’elle a connu. Surtout qu’en demandant à l’accompagner, elle semble bien comprendre que la rencontre surprise ne lui déplait pas totalement. Seule condition qu’elle pose à ce qu’il l’accompagne : qu’il ne saute pas en mer. Déclarer une noyade, c’est long, c’est chiant, il faudrait qu’elle passe des heures au poste à expliquer la situation et se connaissant, elle serait assez stupide pour tenter de le sauver et se ferait probablement engueuler par Anwar pour la prise de risque inutile, ce qui déboucherait sur une dispute qui servirait plus de concours de celui-ci qui a la plus grosse que réel débat visant à améliorer leur situation. « J’ai pas l’intention de sauter dans l’eau, crois-moi. Comment ça fonctionne ce truc ? Il est à toi depuis longtemps ce rafiot ? Il va vite ? » Elle lui accorde le bénéfice du doute, sachant que de toute façon, s’il tentait quelque chose, il ne lui dirait pas et que si elle disait non alors qu’il n’a pas le moral, il irait simplement se suicider ailleurs, autant être là pour le coup. Observant sa façon de s’exprimer, elle ne croit pas réellement qu’aujourd’hui, Harvey quittera se monde. Des personnes désespérées, elle en avait croisé et secouru un certain nombre et bien que ce n’était pas quelque chose dont on pouvait se vanter, elle se croit capable de déceler le fantôme de l’étincelle qui s’éteint quand on décide d’en finir. « Je te laisse regarder si tu veux mais pour être honnête, je sais le piloter, pas le construire. » Parce qu’il y’avait « faire marcher » et « faire marcher ». L’un sous-entend le pilotage, l’autre d’avoir réussi à bâtir une machine qui fonctionne. « C’est pas un hors-bord tu sais ? » Des fois que l’adrénaline soit sa recherche, dans ce cas, autant louer un jet-ski. « Mais il avance plutôt bien, puis y’a du vent aujourd’hui. » ajoute t-elle avec un grand sourire. C’est ce qu’il l’avait motivé à sortir parce que depuis quelques semaines, partir en mer n’était plus aussi simple qu’avant. Enfin, tout ça, elle propose d’en parler devant un faux-café. « Pourquoi ? T’es enceinte ? » « Oui, malheureusement, c’est pas le mcdo qui m’a rendu grosse. » dit-elle, un peu sarcastique, à démêler si c’est plus à propos de sa situation ou parce qu’elle avait envie de vanner Harvey. La nouvelle semble le travailler, pourtant lui, il peut avoir la certitude de pas l’avoir engendré ce môme donc elle ne comprend pas. Est-ce que c’est un truc de mec d’être pas à l’aise près des femmes enceintes ? Elle désigne le bateau pour le sortir de ses pensées. Elle ne compte pas attendre cent ans non plus. « Parfait ! Allons-y, madame Adams, montrez donc voir ce que vous avez dans l’ventre ! » Elle esquisse un sourire devant la pourritude de la blague. Compte tenu du fait qu’il avait grogné à sa tentative à elle, elle n’allait pas le rabrouer. Il commence déjà à se détendre. « Ce truc tient la route hein ? » demande t-il, une fois face au bateau. « Ce truc a fait Sydney-Hobart. » souligne t-elle, d’un ton neutre et purement informatif visant à li faire comprendre que oui, derrière son allure, ce bateau en a. Il avait un résultat honorable dans l’une des plus grandes courses du pays et ça, c’est un pedigree. « Alors, c’est qui l’heureux futur père hein ? Qui a été assez fou pour faire un enfant avec toi, Lene la terreur ? » Harvey s’installe à bord, tandis que Lene déballe doucement son attirail de la journée, elle ne met pas encore le bateau en route mais ça ne saurait tarder. Priorité au faux café. « Qui te dit que ça n’est pas une immaculée conception ? » Elle a l’air totalement sérieux ? Peut-être se tient il devant une Sainte ? Bon, on sait tous que non et en prononçant sa connerie, elle se prépare mentalement à faire une heimlich à Harvey s’il s’étouffe devant ses propos. « C’est impressionnant parce qu’à chaque fois que le sujet de cette grossesse tombe sur le tapis, on me demande toujours qui est le père. La priorité n’est jamais à me demander comment je vais et comment ça s’est décidé. » Peut-être bien parce qu’elle était une trainée et que pour justifier l’identité du père, il fallait fatalement qu’elle explique que tout cela part d’une relation d’un soir non protégée.
De réputation, elle n’a jamais été très loquace, Lene Adams et pour lui arracher un sourire, il fallait généralement rentrer dans son jeu et se moquer des autres, ce qui n’a jamais été mon fort. Je préfère jouer l’indifférence, et ignorer les différences dérangeantes – généralement la différence ne me dérange pas d’ailleurs. Enfin, en ce qui concerne Lene Adams, le souvenir que j’ai de la jeune femme ne colle pas vraiment avec celle que je retrouve au petit matin. Mais j’ai l’esprit embrouillé, je me suis saoulé plus que je n’aurai dû et le violent rejet ressenti la veille m’assaille encore le cœur et l’esprit. Je ne suis pas des plus frais, tout simplement. Aussi, lorsqu’elle me parle de regarder la façon dont fonctionne son rafiot, ma bouche se tord en une moue dubitative. Je ne suis pas sûr de réussir à comprendre les mécanismes de la navigation en mer tout de suite – pour être tout à fait honnête, je ne pense pas que ce soit une excellente idée de prendre la mer vu le taux d’alcool que j’ai dans le sang, je risque fort de passer mon temps à vomir par-dessus bord, mais bon ! – C’est pas un hors-bord tu sais ? Donc, pas de moteur pour propulser le bateau sur l’eau. – Dommage. Que je dis simplement, car les moteurs ont toujours été ma came. Toutefois, sur les petits bateaux, ils ne sont pas très puissants en général. – Mais il avance plutôt bien, puis y’a du vent aujourd’hui. Alors, laissons-nous voguer au gré du vent. Hilare, l’envie d’entonner un petit chant marin me prends, mais je calme mes ardeurs, évitant de me rendre plus ridicule que je ne le suis déjà. Car faut avouer, ce n’est pas « il était un petit navire… » qui va me donner l’air moins soul. – Oui, malheureusement, c’est pas l’mac do qui m’a rendu grosse. Nous ne devons pas avoir la même définition de ‘grosse’, mais soit. Je l’observe, mes yeux se posent inévitablement sur son ventre légèrement arrondi et je demande, un peu brusquement – Pourquoi « malheureusement » ? T’es pas contente ? J’évite de demander si elle pense à avorter, parce que ce ne serait sûrement pas très malin. – Ce truc a fait Sydney-Hobart. Ah ouais. Classe. J’hoche la tête, convaincu de ne pas faire de connerie et grimpe sur le pont du bateau sans hésiter davantage. Puisqu’il faut bien se jeter à l’eau à un moment ou un autre hein ! Je lui demande qui est assez fou pour faire un enfant avec elle, ce qui signifie clairement devoir se la coltiner toute sa vie hein – parce qu’un enfant c’est une sacré charge mine de rien. Moi j’en veux pas. J’en veux pas et je suis bien heureux d’être homo car putain, avant que ça ne m’arrive à moi. J’suis quand même bien tranquille à ce niveau-là. – Qui te dit que ça n’est pas une immaculée conception ? C’est impressionnant parce qu’à chaque fois que le sujet de cette grossesse tombe sur le tapis, on me demande toujours qui est le père. La priorité n’est jamais à me demander comment je vais et comment ça s’est décidé. Je fronce les sourcils, observe Lene et me rends compte qu’elle a sûrement été touchée – voire vexée par mes propos de grand idiot sauvage. Petit sourire en biais je réponds – Arf, c’est parce que tu as une mine radieuse. On oublie de te demander comment tu vas, vu que t’as l’air d’être dans une forme olympique ! Et puis, je t’avoue que j’y connais rien moi à ces trucs de nanas. Les bébés ne m’intéressent pas vraiment. Je sais même pas si c’est éprouvant, comment ça grandit, ce qui se passe durant les neuf mois… Ouais, j’suis genre ignorant de A à Z sur les femmes enceintes. Mais t’as l’air en forme en tout cas ! Tu l’es ? Mon monologue est décousu. Il n’y a aucun sens profond à ce que je raconte, aucun intérêt d’ailleurs à me confier sur mon désintérêt, je justifie juste mon attitude qui a sans doute paru rustre. Et ce n’est pas fini cela dit, car la seconde partie de sa phrase m’a tiqué. – Et ça s’est décidé comment du coup ? Tu t’es réveillé un matin et tu t’es dit que t’avais plus envie de dormir ou de vivre pour toi ?
Dernière édition par Harvey Hartwell le Sam 11 Jan 2020 - 22:52, édité 1 fois
Fidèle à son caractère, elle ne peut s’empêcher de répondre à Harvey avec une pointe de sarcasme à ses questions sur son voilier. A-t-il un moteur ? Oui. A-t-il des propulsions ? Non. C’est aussi simple que cela. Elle pourrait se perdre à lui faire toute une schématisation expliquant en détail les différences entre apparence mais, à quoi bon ? Elle n’a rien pour coucher ses explications sur du papier pour qu’elles ne filent pas comme des paroles au vent et clairement, il n’a pas l’air en état de suivre le moindre cours sur quelques sujets que ce soit. Elle n’a pas peur cependant de lui proposer la balade. Pour être honnête, c’est toujours pas trop mal que d’être accompagnée en mer et avec Harvey, elle a la certitude de ne pas être obligée à s’embarrasser d’une conversation inutile sur le beau temps et ça, ça lui plait. Les gens n’aiment en général que trop peur les longs silences mais Lene, elle sait apprécier de ne rien dire quand elle n’a rien à dire. « Pourquoi « malheureusement » ? T’es pas contente ? » dit-il pour rebondir sur un de ses énièmes sarcasmes. La question est bonne. Pourquoi malheureusement ? Elle a après tout choisi de le garder ce bébé, transformant une mauvaise surprise en un heureux évènement. L’utilisation d’adjectif péjoratif ne devrait donc plus être à faire. « Bonne question. » réplique t-elle, reconnaissant dans son ton la vivacité d’esprit dont il a réussi à faire preuve. « Je pense que j’essayais de minimiser la chose et dans les faits, la grossesse, c’est chiant. Mais, je suis contente. Je l’avais pas prévu, mais voilà. » A comprendre venant d’une australienne du Queensland habituée à ce que l’avortement soit un tabou que si elle ne l’avait pas voulu, elle ne l’aurait plus dans le ventre quand même. Ils finissent par arriver tous deux au niveau du bateau et elle le laisse un instant découvrir la sensation de flotter sur l’eau avant de poursuivre cette conversation qui va dans un sens auquel elle commence à être habituée parce que comme à chaque fois, l’identité du père tombe sur la table, comme à chaque fois, cette question la blesse. « Arf, c’est parce que tu as une mine radieuse. On oublie de te demander comment tu vas, vu que t’as l’air d’être dans une forme olympique ! Et puis, je t’avoue que j’y connais rien moi à ces trucs de nanas. Les bébés ne m’intéressent pas vraiment. Je sais même pas si c’est éprouvant, comment ça grandit, ce qui se passe durant les neuf mois… Ouais, j’suis genre ignorant de A à Z sur les femmes enceintes. Mais t’as l’air en forme en tout cas ! Tu l’es ? » Il tente de se rattraper. Ce qu’il y’a avec Harvey, c’est qu’il parait tellement peu sociable qu’elle a aucun mal à se dire qu’elle doit prendre sa question comme une tentative de prétendre qu’il s’intéresse à son cas que comme de la véritable curiosité malsaine. Cette pensée l’amène à lui sourire avant de lui répondre « Oui, je vais très bien, merci de ta sollicitude. » Elle plaisante un peu, vu que le second degré ne semble pas être son fort. « Et ça s’est décidé comment du coup ? Tu t’es réveillé un matin et tu t’es dit que t’avais plus envie de dormir ou de vivre pour toi ? » « Je me suis réveillée un matin, j’ai vomi comme jamais et ça m’a plu, je me suis dit que si ça pouvait durer neuf mois, ce serait cool ! » Son sourire ne la quitte pas, elle s’agite au moins à déballer ses affaires pour préparer au départ. Maintenant, expliquer les raisons qui l’ont poussé à accepter qu’elle pourrait être maman, c’est bien compliqué qu’il n’y parait et à Harvey, elle ne sait pas comment le formuler même si dans les faits, elle apprécie qu’on lui pose la question. « C’est égoïste en vrai. » finit t-elle par dire sérieusement. « Je voulais juste pouvoir saisir l’opportunité d’avoir une personne à aimer et de me défoncer pour elle. ça parait stupide hein ? »
→ Comment je me retrouve sur le voilier de Lene Adams un lendemain de cuite ? Aucune idée, mais c’est ce qui est en train de se passer. Le soleil tape sur ma tronche et me file une migraine infernale, mon gosier est tout sec malgré les longues rasades de whisky que je me suis enfilé, j'ai la bouche pâteuse et le ventre ballonné si bien qu’une virée en mer n’est sûrement pas recommandée. J’prends le risque malgré tout ! Faut croire que j’aime vivre dangereusement et m’attirer les foudres d’une femme enceinte qui s’avère être la terrible Lene Adams en dégueulant sur son joli bateau ne m’effraie pas. – Bonne question. Je pense que j’essayais de minimiser la chose et dans les faits, la grossesse, c’est chiant. Mais, je suis contente. Je l’avais pas prévu, mais voilà. On embarque sur le bateau au même moment et je me pose mollement contre le bastingage, en cherchant une cigarette dans mon paquet complètement défoncé qui a vécu des heures pénibles. Mon esprit sournois est totalement capable de se rappeler les événements qui m’ont conduit à cet état de désolation, et c’est d’une main tremblante que je porte la cigarette à mes lèvres. Je l’ai perdu… Il est parti avec un autre. Quelle ironie alors qu’hier je faisais la morale à mon ancien amant concernant la nana qu’il aime, le morigénant sur son silence et son absence de prise de risque. Je ne suis qu’un con, d’avoir pu croire que Terrence m’attendrait, qu’il n’y avait pas d’autre mec dans sa vie, que ce qu’il s’est passé entre lui et moi était unique… Je ne suis qu’un sale con égoïste et foutu. Et je n’avais pas non plus prévu ça, de ressentir toutes ces choses qui me font du mal aujourd’hui, alors qu’elles m’ont fait tellement de bien il y a dix jours. Le regard absent et posé sur les vagues, je me perds dans les méandres de mes pensées lorsque Lene me rappelle à l’ordre et évoque sa propre douleur. C’est sans réfléchir une seule seconde que je lui ai demandé qui était le père de l’enfant, sans penser que je pouvais ainsi la heurter, la repousser à une place de mère porteuse, de simple four ou de marmite qui cuit savamment le meilleur plat de sa vie (ou le pire, ça dépend des points de vue) avant de l’offrir à la société qui n’en fera qu’une seule bouchée, évidemment. – Oui, je vais très bien, merci de ta sollicitude. Je me suis réveillée un matin, j’ai vomi comme jamais et ça m’a plu, je me suis dit que si ça pouvait durer neuf mois, ce serait cool ! J’hausse les épaules et réponds, laconique – Si t’as envie de vomir, y’a d’autres moyens que de tomber enceinte tu sais. Faut pas être aussi radicale, y’a des nuances avant l’engagement à vie. Y’a ma méthode aussi : tu bois, tu bois, tu bois jusqu’à ce que ton corps rejette tout et n’en puisse plus. Je souffle la fumée de cigarette vers le large, m’imprégnant de l’odeur de l’océan au fur et à mesure qu’on s’éloigne du port. Les embruns fouettent mon visage, et le vent de la liberté secoue mes cheveux sales et détachés, la douleur au fond des prunelles océaniques je m’accroche à l’étendue bleue autour de moi comme si elle pouvait me soutenir dans cette ultime épreuve de la vie. – C’est égoïste en vrai. Je voulais juste pouvoir saisir l’opportunité d’avoir une personne à aimer et de me défoncer pour elle. Ça parait stupide hein ? Mon visage se tourne vers elle, et l’expression de surprise peut s’y lire facilement. Il me semble que c’est la chose la plus belle qu’elle ait dite depuis qu’on s’parle. Je l’observe, la belle Lene tant redoutée, celle qui faisait flipper toutes les nanas au collège, celle qui se montrait exécrable et détestable, celle qu’il ne fallait pas avoir comme ennemie au risque d’en crever – c’est ce qui s’est passé pour une jeune fille à l’époque d’ailleurs, qu’elle a poussé au suicide. Et cette histoire nous a tous marqué, d’une façon ou d’une autre, certainement elle plus que n’importe qui d’autre. Avoir une personne à aimer et se défoncer pour elle. – C’est le truc le plus beau que j’ai entendu depuis des lustres. Que je lâche, avant de cracher par-dessus bord l’excès de salive dans ma bouche, puis de tirer sur ma clope comme un forcené. – Personne ne mérite ton amour à tes yeux alors ? Il a fallu que tu crées la vie pour aimer quelqu’un, Lene ? C’est triste ça, tu sais. Eperdument triste en vérité. – T’es consciente que ce gosse, il ne te le rendra pas cet amour ? Que c’est une histoire d’abnégation totale, d’oubli de soi et de responsabilité à vie, hum ? La seule personne à qui je peux faire référence c’est ma mère, mais c’est un putain de mauvais exemple. – Et le père, tu l’as lâché en cours de route ou il compte jouer son rôle dans tout ça ? T’as choisi un lâche ou un mec qui en vaut la peine, Lene ? Tu voulais un enfant juste pour toi toute seule ou comment ça se passe ? – Parce que c’est une putain de charge un gosse hein. J’avoue ne pas être le mec le plus positif de la terre quand on cause couche-culotte. Pour moi, les petits êtres sont fatigants bien que touchants et adorables. – Mais bon, je suppose que ça vaut le coup, sinon les gens ne continueraient pas d’en faire hein ! Pas une vie pour moi, non… J’ai eu une personne à aimer moi, et j’aurai dû me défoncer pour elle au lieu de m’éloigner, de m’enfoncer dans mes problèmes, ma noirceur et ma connerie. J’aurai dû me défoncer pour elle et maintenant, je n’ai plus que mes yeux pour pleurer le manque de lui…
Et fatalement, les raisons l’ayant amené elle à se décider à porter la vie tombent sur le tapis. La surprise d’Harvey ne déroge pas des autres personnes qui apprennent son état. De toutes les personnes qu’elle avait vues, personne ne s’était dit que cela pouvait être une des choses de la vie qu’elle déciderait un jour. Certes, elle avait toujours assez catégorique sur la question des enfants et avait toujours témoigné d’un avis tranché mais personne ne s’était posé la question de savoir si cette attitude ne provenait pas du fait que qui dit enfant dit famille et la famille, Lene n’en a plus depuis des années et préfèrerait mourir que d’admettre que ça lui manque. Non, personne n’avait jamais tenté la psychologie de comptoir avec elle. Peut-être est-elle trop bonne actrice à montrer que tout va bien ? Peut-être que personne n’a juste jamais cherché à gratter plus loin aussi. « Si t’as envie de vomir, y’a d’autres moyens que de tomber enceinte tu sais. Faut pas être aussi radicale, y’a des nuances avant l’engagement à vie. » Elle l’observe en train de garder difficilement contenance après sa nuit arrosée. Si ce dont il parle, c’est sa manière à lui de se retrouver dans cet état alors elle ne manque pas de donner une information important à son sujet afin d’éviter les blagues douteuses. « Je suis sobre depuis deux ans. » Ou presque, mais ça, il n’a pas à le savoir non plus. Juste que l’alcool, elle en était revenue et qu’il l’avait trainé au fond du trou, trou dont elle aimerait se sortir. Trou dans lequel elle s’est mis pour les mêmes raisons d’ailleurs qui l’ont amené à accepter cette grossesse : la solitude. Elle aurait voulu donner des raisons qui feraient consensus auprès de n’importe qui. Mais as-tu seulement une bonne raison que de faire des enfants ? Que de prendre le risque de bousiller la vie de quelqu’un par incapacité à ne pas reproduire le schéma des parents ? Est-ce que la décision n’est pas par essence égoïste ? Peu de personne peuvent se vanter d’avoir rendu la planète meilleure en se reproduisant et Lene n’a pas la prétention d’en faire partie donc pourquoi alors qu’elle ferait mieux – et cet avis doit être partagé par foule de monde – d’éviter à cette planète une seconde version d’elle-même. « C’est le truc le plus beau que j’ai entendu depuis des lustres. » dit-il, visiblement surpris qu’elle s’abaisse à donner des explications aussi niaiseuse alors qu’elle a toujours joué à la fille forte. Lene avait été élevée à penser qu’aimer, c’est de la faiblesse et c’est pourquoi elle n’en avait jamais été capable et que chacune de ses tentatives s’est soldée par un échec. Pour le moment, elle essaie de reprendre de la contenance parce qu’elle n’assume pas forcément d’avoir autant baissé sa garde face à une simple question venant d’Harvey. « Personne ne mérite ton amour à tes yeux alors ? » Elle n’est même pas surprise de la façon dont il interprète son propos. Le masque qu’elle porte depuis des années rend difficile à croire que le problème ne réside pas dans le fait qu’elle n’arrive pas à aimer les autres mais plutôt dans le fait qu’ils ne veulent pas être aimé d’elle. C’est ça, la monnaie de la pièce quand on a été aussi cruel qu’elle. « T’es consciente que ce gosse, il ne te le rendra pas cet amour ? Que c’est une histoire d’abnégation totale, d’oubli de soi et de responsabilité à vie, hum ? » Et elle regrette maintenant d’avoir parlé alors qu’il entre dans le discours qui fait qu’elle n’aime pas annoncer cette grossesse et qu’elle en avait peur : ils partant tous du principe qu’elle ne saura pas s’améliorer. « Tu ne m’en crois pas capable ? » réplique t-elle en tentant de garder contenance alors qu’elle se prend une vague de jugement que sa récente émotivité exacerbée a du mal à contenir. Et le pire dans tout ça, c’est qu’elle ne sait même pas ce qui vaut la peine d’être répondu. Pourquoi détromperait-elle Harvey qui de toute façon se fait la même idée que les autres à son sujet. « Et le père, tu l’as lâché en cours de route ou il compte jouer son rôle dans tout ça ? » « Il compte jouer son rôle. » Bon, ce qu’elle ne dit pas c’est qu’il semble le faire à contrecoeur vu que l’annonce de garder ce bébé n’était pas à son goût. Pourquoi donnerait-elle le bâton pour se faire battre ? Cela n’a jamais été son genre de toute façon. « Parce que c’est une putain de charge un gosse hein. » « Merci, je sais. » Parce que quoi encore ? Elle sait tout ce qu’elle abandonne : les sorties avec ses quelques amis qui poursuivent dans leurs activités toxiques, les coups d’un soirs avec des hommes – et des femmes – qui n’ont jamais trop de considération pour elle, des futilités et qu’est ce qu’il y’a de si incompréhensible à apprendre que tout ça, tout ce temps libre, elle veut le donner plutôt que l’avoir pour elle. « Mais bon, je suppose que ça vaut le coup, sinon les gens ne continueraient pas d’en faire hein ! » dit-il en balançant son dernier jugement à son visage lui faisant amèrement regretté que de lui avoir proposé de venir passer cette journée avec elle. L’ancienne Lene aurait sûrement trouvé quoi répondre. Elle ne se serait pas gêné pour souligner l’état pitoyable dans lequel il est, là, face à elle à lui faire une leçon comme si elle était toujours une gosse. L’ancienne Lene lui aurait rendu la monnaie de sa pièce en trouvant comment lui infliger le même dégât émotionnel que celui qu’il vient de provoquer en elle. L’ancienne Lene lui aurait donné raison en agissant ainsi. La nouvelle préfère mettre de côté cette fierté qui lui a tant posé problème par le passé et décider que le silence peut être une réponse suffisante. « Je vais démarrer les moteurs. Il y’a ma cabine en bas avec un coin d’eau si tu veux te débarbouiller. Je reste sur le pont. » dit-elle avant de s’éloigner pour commencer à démarrer son bateau et reprendre contenance.
→ - Je suis sobre depuis deux ans. Si je m’attendais à ce genre de remarque ! Absolument pas, et la surprise me fait tousser bruyamment alors que mes yeux s’écarquillent en la dévisageant. Le temps que je me reprenne, la conversation se distille dans l’air… Je pourrais me sentir coupable et affreusement honteux de me montrer aussi ivre face à une femme enceinte qui a eu des problèmes d’alcool avant ça, mais la vérité c’est que je m’en tape éperdument. Elle n’a pas l’air d’être en mauvaise forme, Lene Adams, et cela m’étonnerais que j’arrive à l’offusquer avec mon comportement de rustre – elle m’aurait déjà dégagé de son rafiot sinon non ? C’est bien de Lene Adams dont on parle non ? Et elle est connue pour ne pas se faire marcher dessus, n’est-ce pas ? Et puis après tout, ça me regarde si j’ai envie de me mettre minable, je n’ai pas à me justifier sur le sujet, et elle ne m’a d’ailleurs pas demandé de le faire. Alors pourquoi est-ce que sa remarque fait remonter une sourde colère en moi ? Peut-être parce qu’elle fait remonter mon incapacité à l’être (sobre) aussi souvent que j’aimerai, et qu’elle m’oblige sans le savoir à faire face à mon problème d’alcool alors que je n’en ai absolument aucune envie. Je souffre, ok ? Et je ne connais que deux moyens d’annihiler la douleur : m’envoyer de longues et grandes rasades de whisky dans la gorge jusqu’à perdre l’esprit et me battre jusqu’à l’épuisement. Ça ne règle absolument pas mes problèmes, mais ça me permet de survivre et d’encaisser la douleur plus sauvagement. Parce que j’ai réellement mal au cœur et à l’âme aujourd’hui, et j’ai un besoin cruel d’oublier toutes les raisons qui m’ont amenés à me foutre dans cet état pitoyable – principalement ma rupture avec Terrence et mon incapacité à gérer le bordel émotionnel dans lequel ça m’fous. Il est parti… Avec un autre mec, putain ! Fallait être trop con pour le laisser s’échapper celui-là, et j’ai été cet imbécile-là… Ne me reste plus que mes yeux pour chialer, ce que j’ai déjà trop fait. Je crois que je n’ai plus aucune larme disponible en réalité, pourtant l’envie est toujours là, pesante au fond de ma poitrine et j’ai beau boire, boire jusqu’à sans-soif pour oublier ce truc qui m’écrase et m’alourdit, ça ne marche pas. Non, ça ne marche pas. Car dès que je ferme les yeux, je le revois au-dessus de moi, ses yeux émeraudes profondément ancré dans les miens, son bassin qui ondule lentement et toutes ses sensations merveilleuses qui me transcendent jusqu’à l’âme… Comment je pourrais oublier l’unique fois où j’ai eu la sensation d’exister dans le regard d’un autre ? J’ai bien peur que tout l’alcool du monde ne me suffise pas à le chasser de ma mémoire. Et aujourd’hui, il représente le bonheur que j’ai perdu, le bonheur que j’ai abandonné par anticipation et peur de l’être à mon tour, le bonheur que j’ai foutu en l’air à cause de mes propres inhibitions. T’es qu’un con, Harvey, juste un con c’est tout. Je me concentre pour répondre à mon interlocutrice, mais le peu de conviction que je mets dans mes propos se ressent à travers toute la négativité de mon discours. Faut dire que la maternité, je ne peux pas vraiment en tenir un discours merveilleux. Ma mère est derrière les barreaux pour avoir buté mon père alors, je ne sais pas si c’est une merveilleuse idée de faire des gosses si c’est pour les faire souffrir. – Tu ne m’en crois pas capable ? Surpris par la question, j’hausse les épaules, peu apte à exprimer un jugement à ce sujet car je ne la connais pas assez pour me permettre de dire quoi que ce soit là-dessus. – J’crois que c’est pas à moi de dire ça, j’crois qu’il n’y a que toi pour l’savoir en vérité… Et le choix, tu l’as déjà fait n’est-ce pas Lene ? T’as décidé que tu serais suffisamment forte pour élever un chérubin tout mignon qui va te ruiner ton sommeil, te vomir et te pisser dessus et te demander des trésors de patience et de maîtrise de toi. Je suis qui pour dire que t’en es capable ou pas ? Moi je n’en serais pas capable, mais il n’est aucunement question que j’ai un gosse un jour alors… - Il compte jouer son rôle. Merci, je sais. Oh, un homme responsable, une bonne pioche donc ! Allez, ce n’est pas si rare après tout, je ne devrais pas insister sur le négatif. Sauf que les marques que mon père a laissées derrière lui sont encore lisibles sur ma peau et si on se concentre suffisamment, on voit toutes ces fines cicatrices qui recouvrent mes bras et mes épaules, témoins d’une enfance tourmentée. – Je vais démarrer les moteurs. Il y a ma cabine en bas avec un coin d’eau si tu veux te débarbouiller. Je reste sur le pont. Et c’est à ce moment précis que je réalise qu’il est possible, voire fort probable, que j’ai réussi avec une classe qui m’est totalement propre, à vexer et peut-être même blesser la grande Lene Adams. T’as fait fort sur ce coup-là, Harvey ! Elle ne t’a absolument rien fait, et toi au lieu de l’encourager dans cette décision qui est tout de même lourde de sens, tu l’as enfoncé en pointant tout ce qui était négatif dans sa situation. Bravo, le prix du pire camarade te revient ! Je suis peut-être un mec totalement désabusé qui ne croit plus en rien et je suis surement trop alcoolisé pour filtrer mes mots et mes paroles blessantes, mais je ne suis pas un enculé et lorsque je réalise qu’elle est sensiblement mal par ma faute, Lene et bien je me sens con. Alors je m’avance vers l’endroit où elle se trouve et me cale contre le bois de son petit navire tandis qu’elle démarre les moteurs. J’élève la voix pour qu’elle porte jusqu’à elle, après m’être raclé bruyamment la gorge – J’suis désolé, j’voulais pas être blessant. Raté. – C’est juste que j’ai une histoire familiale pourrie et que du coup je suis pas du tout objectif sur la question. Puis, j’suis un peu bourré aussi. Je hausse les épaules, fait une petite moue de chien battu et reprends – Mais t’sais Lene, si y’a bien une meuf qu’est capable d’élever un gosse et de lui filer les meilleurs conseils pour ne pas se faire niquer par cette chienne de vie, bah c’est toi. J’veux dire, t’as un sacré caractère alors, ça s’transmets ces choses-là tu sais. C’est peut-être pas une si grosse connerie que ça… C’est sûrement pas une connerie d’ailleurs ! C’est ton choix et tu l’as fait en connaissance de cause je suppose alors le tout c’est d’en être heureuse et fière. Fin, j’imagine… Pour c’que j’y connais… Et ça, ce sont surement les meilleures excuses que j’peux fournir sur le moment… J’suis au maximum de mes capacités là, ouais.