Voilà une nouvelle qui avait ravi le prêtre. Alors qu’il finissait sa messe dominicale, il avait reçu un message de son vieil ami Malachi, prenant simplement des nouvelles du prêtre et s’étonnant également de ne plus trop le voir ces derniers temps. Il est vrai que Owen avait délégué une belle part de son travail à Heïana pour entourer les familles qui venaient trouver quelqu’un à l’église lors de la perte d’un proche. De ce fait, c’est elle qui se rendait aussi avec les familles qui le désiraient aux pompes funèbres. D’où le fait qu’Owen ne voyait plus tellement Malachi ces quelques dernières semaines. Le prêtre proposa alors à son ami d’aller boire un verre dans un pub. Un soir de match, l’ambiance y était bonne et festive. Owen, qui d’habitude ne loupait aucun match avec sa petite bande s’était excusé pour cette fois, il se rattraperait bien assez vite. D’ailleurs, il devait envoyer un message à Hassan pour le prochain entrainement de rugby. Owen avait choisi un pub à Spring Hill où toutes les télévisions étaient branchées sur ABC qui diffusait un match où Brisbane affrontait Melbourne. Un gros match pour la saison et bon nombre de supporters avait revêtu les couleurs de leur équipe locale. Owen aussi, c’est donc avec son polo jaune qu’il se pointa pour retrouver Malachi, qui semblait être déjà présent sur les lieux à en lire le sms qu’il venait d’envoyer au prêtre. Il s’activa, n’étant plus très loin. Le prêtre entra dans le pub bondé de monde et rejoignait son ami avec un peu de mal en se faufilant à travers les supporters serrés comme des sardines. « Quelle affaire… » s’étonna Owen. C’est vrai que d’habitude, il allait dans l’appartement de l’un ou l’autre de son petit groupe d’ami pour ces matchs là. Ca faisait des années qu’il n’était plus venu dans ce pub d’ailleurs. « tu t’es battu pour réussir à avoir cette place ? » s’amuse Owen en s’étonnant qu’ils puissent s’assoir. « J’avoue que je m’attendais pas à voir autant de monde, j’espère que ca te dérange pas ?! » Il salua son ami d'une accolade et s'installa à la place libre.
Le temps qui passe ne ralentit jamais. De son aveu pourtant, les derniers mois ont été bien trop lents. Les progrès qu'il a pu observer lors de ses séances sont encore si insuffisants pour lui. Il ne peut les forcer cependant. Il le sait. C'était déjà ainsi quand il pratiquait, quand il s'entraînait à ne plus y penser au point d'en oublier la réalité d'un monde extérieur. Noyé dans l'instrument, noyé dans la symphonie des mouvements furtifs de ses doigts. Ces derniers sont si engourdis désormais, si léthargiques, si indolents. Il tente de ne pas trop y penser, de ne pas laisser la pensée l'envahir et le suffoquer. Il sait la folie proche si jamais il vient à fléchir. Il ne peut se le permettre. Il ne le fera pas. Non, il entend bien continuer, en attendant. Vivre. Souffrir peut-être. Mais connaître ça, ce sentiment-là, cette fulgurance de l'existence que l'on ne doit qu'à l'intangibilité du présent. Il en voit tant maintenant. Chaque jour offre son lot de malheurs, de regrets, de désespoirs et de pleurs tragiques inconsolés. Il admire alors son aînée, le stoïcisme chaleureux qu'elle parvient à dégager. Elle est douée comme l'était leur père, porte le masque avec cette aisance non feinte et si mesurée. Les soirs sont lourds, emplis de l'immuabilité du temps. Il comprend sans mal pourquoi Cillian refuse encore de rejoindre leurs rangs. Il l'entend dire certains jours, l'entend lui demander comment il parvient à faire, comment il réussit à ne pas s'effondrer. Il l'ignore. Les ans peut-être, la distance. Le requiem qu'il fait naître dans ses pensées au fil des heures qui passent lui permet de ne pas s'égarer dans la détresse qui l'environne. Du reste, il y a encore le monde, celui qui vit, celui qui respire, celui qui ne pense pas à la fin inopinée, celui qui fait comme si de rien n'était. Il s'y engouffre sans mal le moment venu, laisse derrière lui le dénuement et la douleur des uns qui pourrait l'annihiler s'il les laissait gagner. Mais il le refuse. Encore. Il se concentre sur les autres, sur les siens, sur ses vivants. S'il est bien un regret que son retour à Brisbane n'est pas parvenu à créer, c'est celui-ci. Il peut les revoir tous, rattraper le temps qui manque, redécouvrir les gens. C'est l'inverse qu'il connaît cette fois, ceux de Sydney sont loin à présent et il ne sait quand il aura l'occasion de les revoir. Pas encore, c'est certain, pas maintenant. Pas tant que ses doigts seront incapables de se mouvoir avec décence sur son instrument. Il se contente de conversations à distance, d'éviter de trop penser à ce qu'il manque tant qu'il ne peut jouer. Il s'éloigne plus qu'il ne le voudrait, peut-être même plus qu'il le faudrait. Qu'importe. Il n'est pas seul pour autant.
Ce soir n'est pas différent. Il a été surpris la première fois. Le jeune homme n'est pas de ceux avec qui il a conservé le plus de liens. Alors le revoir au sein de l'église dans le cadre de ce changement de carrière impromptue a été une drôle de surprise. Pas nécessairement une mauvaise pourtant. Plutôt une belle occasion. Le temps est revenu peu à peu. Ça n'est pas pour le déplaire. Ces dernières semaines toutefois, les occasions ont manqué. Il a délégué. Se refusant à perdre à nouveau le lien, il l'a contacté pour demander des nouvelles, savoir comment il va. Il a été heureux de le voir répondre, a accepté sa proposition de sortie sans y repenser. Il y a bien longtemps qu'il n'a pas regardé un match dans un pub. Il a bien eu des opportunités sur Sydney mais ils tombaient souvent les soirs de représentation. Cillian est déjà rentré mais il l'abandonne pour la soirée. Ca n'a pas l'air de le troubler. En prenant la direction de Spring Hill, il se rend rapidement compte que la foule a fait le déplacement. Un regard vers l'heure et il se dit qu'il a bien fait de prendre de l'avance. Il s'infiltre sans trop réfléchir dans ce flot des supporters excités. S'il parvient à trouver une place et en réserver une autre, c'est à la chance qu'il le doit comme il a tôt fait de s'en rendre compte. L'ensemble a presque un côté oppressant mais le bruit si dissonant pourtant est bienvenu. Cette journée a été bien trop longue, l'écho de la vie à ses oreilles possède quelque chose de libérateur. Il hésite à se faire servir mais décide finalement d'attendre, d'envoyer plutôt un nouveau message à Owen qui ne doit sans doute plus tarder. Il l'aperçoit enfin vêtu comme la marée humaine et ensoleillée qui les entoure presque trop serrée."Faut croire que t'as pas été le seul à avoir cette idée". Il l'accueille avec un sourire, le tumulte de la masse couvrant presque les voix. "Joli polo, j'aurais dit piquer celui de Lian, je crois pas qu'il sortait ce soir." Il prend la question avec un air plus amusé encore. "Pas besoin de se battre quand on joue la bonne carte." C'est faux bien sûr, il n'en a rien fait. Il n'a pas l'habitude de le faire, déteste se ramener à sa condition nouvelle mais le ton de sa voix n'offre pas tellement de doute sur cette idée. Il en plaisante, c'est tellement plus intéressant. "Non t'inquiète, le bruit fait du bien surtout après cette journée. Je te promets rien quand on commencera à gagner par contre". Il s'amuse toujours, lui rend son accolade d'un bras, du seul qui fonctionne puis se rassoit sans s'en formaliser. "Tu veux commander avant que ça démarre ? Pas sûr qu'on réussisse après." La voix est plus forte qu'à l'habitude mais après tant d'heures à chuchoter dans le silence mortuaire, l'effet est revigorant. Le temps a toujours passé trop vite mais au moins il est encore là, bien présent.
« Faut croire que t'as pas été le seul à avoir cette idée » effectivement, mais Owen ne s’en plaignait pas, l’ambiance dans les pubs les soirs de match étaient souvent bonne enfant malgré les quelques énergumènes qui finissent toujours par se taper dessus à un moment de la soirée. Il en fallait bien deux ou trois, qui avaient l’alcool violent ou susceptible. Un coup partait vite mais parmi les supporteurs, peu admettaient vraiment l’agressivité et les plus courageux se permettaient rapidement de séparer les antagonistes près à en découdre et ainsi, chacun pouvait reprendre sa soirée sans être à nouveau dérangé. Owen prend place, ravi d’être si bien installé et conscient de la chance qu’il avait de pouvoir même s’assoir. Rester debout ne le dérangeait pas, mais il devait admettre qu’entre les années qui passaient, le rugby qui parfois lui faisait comprendre qu’il n’avait plus vingt ans non plus, son corps lui disait qu’il ne devait plus trop abuser de ses coudes pour le tenir sur un comptoir. « Joli polo, j'aurais dit piquer celui de Lian, je crois pas qu'il sortait ce soir. » Owen semblait avoir loupé un épisode en étant incapable de savoir de qui il parlait vraiment. Ayant peur d’avoir laissé passé une information capitale à la trappe, il préférait ne pas poser la question en étant certain qu’il finirait par avoir à nouveau la réponse au court d’une conversation. Il se contentait alors de jeter un œil à son polo qu’il arborait fièrement et de sourire. « J’te remercie ! La prochaine fois, au cas où, j’en apporterai deux. » qu’il plaisante. Il pourrait, en réalité, il en avait suffisamment, une belle collection, achetant chaque nouveau maillot fraîchement sortie pour chaque nouvelle saison. Owen constatant l’ambiance et le bruit – qui ne le dérangeait pas et le changeait du calme presque troublant de son église – il s’inquiétait et espérait que cela ne dérange pas son vieil ami. « Non t'inquiète, le bruit fait du bien surtout après cette journée. Je te promets rien quand on commencera à gagner par contre. » Owen serait sans doute le premier à se lever à et hurler sa joie, pris dans l’euphorie et la vague des supporteurs, c’était souvent ça, l’effet de groupe. « Tu veux commander avant que ça démarre ? Pas sûr qu'on réussisse après. » le prêtre hocha la tête et se leva aussitôt. « Je vais y aller, bouge pas. » autrement dit, c’est lui qui invite. « tu prendras une bière ? » pas sûre qu’ils servent autre chose en ce soir de match. En général, ils faisaient au plus simple, installant même une tireuse sur le trottoir pour les passants qui s’intéressaient au match de la rue. C’était festif et il ne fallait pas manquer une occasion de faire un peu plus de chiffre non plus. Owen s’eclipsa un instant pour aller au comptoir qui n’était pas si loin mais qui pourtant, pour y arriver devant jouer des coudes à nouveaux. Deux pintes de bières, le choix entre de la IPA et une bière blonde, classique. Il opta pour la première proposition et tenta de retourner s’assoir en en renversant le moins possible sur les chaussures et les t shirt de ses coéquipier du maillot de rugby. « IPA pour ce soir ! » et il déposa les deux pintes sur la table avant de s’assoir à nouveau. « T’as bien fait de m’envoyer un message. J’t’avoue qu’en ce moment, c’est le rush, partout. J’suis pas mal occupé et j’en oublié de consulter mon téléphone de temps en temps. » pas forcément accro à ce truc là, même s’il doit admettre que c’est bien utile. « Les affaires marchent ? » et il se rend compte que la question est un peu maladroite, peut on vraiment se réjouir que les affaires marchent quand il s’agit d’un business de la mort ? Mais un business avant tout quand même…
Il a perdu l'habitude. De la liesse des uns, de l'effervescence des autres. Ca lui rappelle Sydney. Ca lui rappelle ces soirs interminables. Les après-concerts dans les bars huppés de la ville à écouter du jazz démodé à coup de verre hors de prix. L'ambiance est si différente. Mais il les aime toutes. Il aime la hauteur de l'une. Celle qui l'amuse à mille niveaux. Il n'a jamais pleinement adhéré à cette vision, à ce monde hors sol qui paraît avoir oublié l'existence d'un autre. Il y a toujours trouvé une forme de mépris, d'hautaineté déplacée d'un absurde confondant. Mais c'est un spectacle. Une représentation d'un autre temps après une autre plus formelle. Elle se joue alors sans y penser, avec un sérieux distrayant. Elle s'observe de loin comme un microcosme curieux qui vit sans le réaliser. Il lui semble parfois étrange qu'il soit parvenu à s'y adapter si aisément. Peut-être que les ans au Conservatoire y ont joué pour quelque chose. Sans doute. Il n'y avait pourtant rien de plus réjouissant alors quand l'infiltration était parfaite que de révéler que l'origine n'était pas celle que l'on pouvait attendre. Il est loin de les mépriser pourtant. Il comprend le pourquoi. Il saisit le comment. Il l'embrasse presque à sa manière. Le mal n'est nullement fait alors il ne voit nulle raison de l'y trouver. C'est un art comme un autre. Une vie autrement. Mais il aime aussi la simplicité de l'autre. Celle qu'il observe à présent. Les joies sans anicroche autour d'un événement ordinaire. Les appartenances n'ont aucune importance. Seule la cause est commune. L'envie, l'euphorie. Il a perdu l'habitude mais retrouver cette ambiance ne lui déplaît pas. Ici, les mots n'ont pas tant d'amplitude. Ils peuvent être modestes, jetés dans le vent. Les conversations sont naturelles, presque sincères. C'est le monde qu'il se plaisait à retrouver quand il ne fréquentait pas l'entourage du Conservatoire. Il a toujours refusé de s'y limiter. Qu'importe à quel point, il peut aimer la musique. Qu'importe à quel point, il peut aimer en parler. La vie est loin de s'y résumer. Combien de fois a-t-il entendu ces mots ? Il revoit encore les expressions désapprobatrices de la mère. Il paiera ses excès. Il paiera même cet hubris s'il continue de s'y noyer. Aujourd'hui, elle semble croire qu'elle est dans le vrai. Il se refuse à trop y penser. Il n'en a pas besoin. Pourquoi se laisser submerger ? La frustration le fait déjà pour lui. Il n'a pas à en rajouter. Alors oui, il a perdu l'habitude. Mais quelle importance finalement ? Cette fois, il est juste heureux de le vivre, de le voir, de l'écouter. Il y a peu, il a autorisé son cadet à le ramener dans le monde, à sortir de ses quatre murs séquestrants, à lâcher ce foutu clavier qui ne résonne qu'à moitié. Les lendemains sont rarement plaisants mais le sentiment qui reste n'a pas de prix. Ce soir, il est seul. Du moins sans le cadet. Il l'a laissé entre ces fameuses cloisons. A faire quoi ? Il n'en a aucune idée. Ce soir, il s'est laissé tenter par ailleurs. Il y a quelque temps qu'il ne l'a revu. Il est content de le voir à nouveau. Les circonstances en ce lieu sont bien plus joyeuses, bien plus plaisantes qu'au sein d'une église. Il est étrange de voir à quel point les choses ont pu évoluer. Il observe encore la foule incandescente autour de lui quand il le voit arriver. Il est presque miraculeux qu'il soit parvenu à leur trouver des places assises mais il ne va pas s'en plaindre. Son ami non plus visiblement. Il l'accueille, amusé tandis que le jeune homme prend place à ses côtés. Les mots s'échangent sans accroc. Il finit par lui suggérer de commander. L'idée paraît le séduire. Il le voit se lever avant qu'il n'ait pu ajouter quelque chose d'autre. Il ne va pas mentir. Vu le monde, il préfère n'avoir rien à porter sur un seul bras au risque de tout renverser. Ça ne serait pas la première fois. Il le laisse faire, se contente de hocher la tête sur l'affirmative quand il lui propose une bière. Son ami s'éclipse vers le bar tandis qu'il ramène son attention autour de lui. La marée humaine continue de s'amasser. La soirée est définitivement entamée. Il en sourit toujours alors que le brouhaha menace l'harmonie de ses oreilles. Le jeune homme revient finalement, deux pintes à la main. "Parfait !" Il ramène la sienne devant lui tandis que l'autre se rassoit. Le volume est déjà important mais pas assez pour masquer encore le son de sa voix. "Je m'en suis douté. Je me suis dit que je pouvais toujours tenter ma chance. J'ai vu que t'avais délégué une partie déjà ?" C'est une jeune femme qu'il voit un peu plus désormais. Quand il travaille du moins. Il n'en est pas encore tous les jours et il n'est pas certain de le vouloir. Les morts ont tendance à peser sans commune mesure. Il accueille sa question avec un demi-sourire. Les affaires marchent-elles ? Au fond connaît-on jamais la crise dans ce milieu-là ? La vie est certes plus longue mais elle cesse toujours. "On a pas à se plaindre. D'un côté, on préférerait que ça marche moins et de l'autre c'est inévitable. Tu connais ça." Il prend une gorgée de son verre. "Jack, mon beau-frère voudrait que Bianca étende encore le business. Comme si c'était une entreprise ordinaire. Elle veut pas en entendre parler bien sûr. Je vais pas l'en blâmer. Ça a beau faire plusieurs années, je peux toujours pas voir ce type en peinture. Ça passait mieux quand j'étais encore à Sydney." C'est le moins qu'il puisse dire. Si ça ne tenait qu'à lui, il y a longtemps qu'il lui aurait montré la porte de sortie. Mais il n'est pas son aînée et il se gardera bien de l'être. La pensée le fait sourire quand même. Combien de fois s'est-il plaint de ce substitut de parasite qu'elle a choisi de fréquenter ? "J'espère pour toi que t'auras jamais à les marier." Il retourne à son verre, toujours amusé. L'idée est horrifiante à sa manière. Il vaut mieux ne pas trop y penser. "Mais dis-moi. Comment ça se passe pour toi ? C'était pas trop compliqué ces derniers temps ?" Le match n'a pas encore commencé alors il en profite. Il demande, se renseigne tant que le volume sonore le permet.
Les doigts d’Owen ne suffisaient plus pour compter le nombre d’années où il n’était pas venu dans un bar pour voir un match de rugby, préférant le calme des soirées dans des appartements, préférant pouvoir s’entendre à souhait avec ses amis. Il avait oublié les sensations que procuraient une vague humaine prise dans un même sentiment : la joie de voir un essai transformé, la joie d’une victoire ou la tristesse d’une blessure grave ou d’une défaite. L’ambiance dans le bar le ramenait à sa jeunesse, ses années étudiantes, lorsqu’il n’avait pas un appartement suffisamment grand pour accueillir qui voulait bien y venir, lorsqu’aucun de ses amis ne voulait s’attirer la foudre de ses voisins pour une soirée trop arrosée, lorsqu’une trentaine de dollars suffisait à picoler et ne plus savoir comment rentrer chez soi. Et quoi de mieux qu’un vieil ami, vieille connaissance avec qui il avait déjà partagé ces moments-là ? Un bon en arrière, qui ses derniers temps, arrivait souvent dans la vie d’Owen. A chaque fois qu’il croisait Evie, il faisait ce bon de quinze ans. Owen qui joue les serveurs, se portant volontaire pour aller chercher cette première tournée, tant qu’il pouvait encore se frayer un chemin jusqu’au comptoir. Il ne donnait plus long feu avant qu’ils ne se retrouvent bloquer à leurs places, prisonnier mais bien installés. « Je m'en suis douté. Je me suis dit que je pouvais toujours tenter ma chance. J'ai vu que t'avais délégué une partie déjà ? » Le prêtre hocha la tête, il est vrai qu’il n’avait pas pris la peine d’expliquer à son associé qu’il ne serait plus son interlocuteur privilégié dans la manœuvre, qu’il avait sollicité la bonté d’Heïana pour assurer ses arrières concernant les funérailles et l’accompagnement des familles dans leur deuil. Elle avait toujours les mots justes et sans doute bien plus qu’Owen, qui même s’il avait perdu son père et pouvait témoigner de son empathie, il se trouvait souvent en difficultés face à ces familles attristées. « Heïana ! Elle est géniale. J’ai pas pris le temps de t’en informé… » qu’il souffle sur un ton désolé. « Mais, je serai plus vigilent, la prochaine fois ! On m’a toujours appris qu’il fallait savoir prendre soin de ses amis, et ça passe par savoir prendre des nouvelles et maintenir le lien ! » il leva alors son verre en guise de symbole pour resserrer les liens, justement. Le prêtre ne profite justement pour rebondir sur le travail de Malachi.«On a pas à se plaindre. D'un côté, on préférerait que ça marche moins et de l'autre c'est inévitable. Tu connais ça. » En effet, le prêtre se rendit finalement compte un peu tard de sa question maladroite. « Jack, mon beau-frère voudrait que Bianca étende encore le business. Comme si c'était une entreprise ordinaire. Elle veut pas en entendre parler bien sûr. Je vais pas l'en blâmer. Ça a beau faire plusieurs années, je peux toujours pas voir ce type en peinture. Ça passait mieux quand j'étais encore à Sydney. J'espère pour toi que t'auras jamais à les marier. » cette dernière remarque faisait sourire Owen. « Je sais pas bien ce qu’il t’a fait, mais ça à l’air sérieux ! Je manquerait pas de tout faire pour éviter le mariage, si jamais. J’ai une bonne dose de question qui fache en réserve, si jamais. » il plaisante le prêtre, même s’il s’était rendu compte au fur et à mesure qu’il y avait effectivement des questions fâcheuses qu’il valait mieux éviter d’aborder lors des réunions de préparations au mariage. « Mais dis-moi. Comment ça se passe pour toi ? C'était pas trop compliqué ces derniers temps ? » le prêtre haussa les épaules et porta son verre à sa bouche, buvant une gorgée de sa IPA avant de répondre. « C’était un peu le rush. A croire que tout Brisbane a décidé de se marier en même temps, qu’en plus de ça, j’me suis implanté dans des projets dans le quartier, pour montrer qu’on est bien présent et qu’on est pas juste là pour faire de la figuration. On a un autre projet avec les ados, pour partir, on en parle depuis que j’suis à Brisbane et y a rien qui se concrétise, j’aimerai vraiment pourquoi les accompagner pour un pèlerinage. » il aurait pu continuer longtemps, mais il allait pas assommer Malachi avec tout ce qu’il se passait à l’Eglise. « Enfin, d’où le fait qu’un peu d’aide me fait pas de mal en ce moment ! » Y a comme un mouvement de foule, tout le monde rivé vers les écrans et on sent que le bar s’agite un peu. « J’crois bien que ça va commencer ! » dit le prêtre en levant le menton vers les écrans en question, voyant les joueurs entrer sur le terrain. Au même moment, y a un groupe de cinq grands gaillards qui rentrent dans le pub et ils portent tous le maillot de l’équipe adverse, attirant l'attention de toutes les personnes présentes ici. « On part sur une bagarre à la mi-temps, ca va pas être beau à voir…. »
La conversation est simple parfois, presque évidente. Elle navigue entre les uns, se perd entre les autres. Quand elle est naturelle, elle est autrement plus plaisante. Il lutte rarement pour trouver ses mots mais il arrive à l'occasion que la portée lui manque. Il suffit d'un rien, d'une simple étincelle. Alors qu'il observe autour de lui depuis son arrivée, il ne peut s'empêcher de noter la vivacité qui règne. Les éclats de rire fusent, les voix s'élèvent. Le concerto est inaudible mais qu'importe. Il reste quelques brides d'un côté, de l'autre, des exclamations spontanées. L'ambiance est à l'image de l'événement. Bon enfant, sans faux-semblants. Les couleurs vives donnent l'impression d'une célébration festive mais au fond n'est-ce pas ce dont il s'agit. Les gestes sont si vifs qu'il a du y prêter plus d'attention qu'à l'accoutumée sans s'empêcher de sourire. Il est si étrange d'évoluer dans ce monde après avoir côtoyé la sérénité forcée d'un cimetière. Un jour peut-être parviendra-t-il à s'habituer à ce contraste mais peut-être pas encore. Il n'a plus à penser, juste à dire. La conversation c'est à lui qu'il l'a fait. A cet ami qu'il n'a pas vu depuis des semaines alors même qu'ils côtoient le même milieu. C'est suffisamment rare pour être noté, surtout depuis qu'il est rentré. Aucun d'eux n'était destiné à cette voie en apparence mais les surprises paraissent toujours attendre leur tour. L'histoire est vieille alors l'aisance vient sans encombre. Ca parle d'un rien puis ça part sur autre chose. Owen se faufile quelques instants au travers de la foule pour rejoindre le bar. Quand il revient, il paraît s'excuser. Ce n'est pas nécessaire. Pas après tant d'années. Il peut difficilement lui en vouloir. Les affaires ne cessent jamais. Ces derniers temps, il a surtout croisé une jeune femme. Elle est douce et il lui reconnaît un talent certain avec les gens. Heïana. Le nom sonne à ses oreilles et il peut sentir l'enthousiasme dans la voix du prêtre. Il hoche la tête à son tour. "C'est vrai qu'elle est douée. Plus que toi maintenant que j'y pense." Il plaisante, taquine à moitié. Le sourire accroché aux lèvres puis une nouvelle gorgée. Il lève son verre à son tour en écho à ses dernières paroles. "Je te prends au mot." L'idée va dans les deux sens, il le sait. Il est le moins occupé des deux, situation oblige. Il faut qu'il tente davantage lui aussi. Il essaye mais selon les jours, la force manque. Il laisse la pensée de côté. Les affaires reviennent au centre de l'échange. Marchent-elles ? Un demi-sourire. Il n'est pas Jack. Son beau-frère d'infortune dont il lui parle non sans un semblant de venin dans la voix. Pourquoi faut-il qu'il soit encore là ? A rôder tel le parasite nauséabond qu'il est. Les goûts de son aînée la dépassent. Il a ses nièces de son côté. C'est déjà quelque chose. L'individu est toujours là pourtant à vouloir déshonorer une entreprise bien plus vieille qu'il ne l'est. Tant qu'elle se refuse à l'épouser. Il en prierait presque. Son ami semble sourire à l'idée en tout cas. "Le pire c'est que personnellement, il m'a rien fait de particulier. Jusque là j'étais trop loin pour avoir à le supporter. Mais depuis la mort de mon père, je sais pas, il m’horripile. Entre son ambition, son ego surdimensionné, on dirait qu'il cherche à prendre la place de mon père en plus de celle de mon premier beau-frère. Je pensais me faire des idées en étant loin mais j'ai peur de pas m'être trompé. Et puis, je sais pas, rien que son comportement avec mes nièces, ça me donne juste envie de le recadrer. Si c'était pas pour Bianca. Elle a pas l'air motivé pour se remarier cela dit. Je suppose que c'est déjà quelque chose. Mais si jamais, use de toutes tes armes, je t'en prie." Il est rare qu'il parle de Jack. De Bianca. De l'ambiance qui règne dans cette famille qui a perdu de l'éclat. Il en sourit pourtant, la bouteille entre ses phalanges. Il ramène le ton vers lui, vers ses propres affaires. Il est un prêtre occupé et les réponses qu'il lui offre viennent le confirmer. Il y a des mariages, l'été approche il faut dire, les projets dans lesquels il s'implique. Il l'admire pour ce fait. Cette envie qu'il possède de vouloir donner de sa personne, d'être présent pour sa communauté. Il est même question d'un projet de pèlerinage et si lui a tendance à laisser la religion de coté depuis quelques années, il trouve l'idée bonne. Il sourit toujours un peu, l'écoute sans se départir de son attention. Son ami conclut sur l'aide qu'il reçoit. Elle semble, en effet, plus que de nécessité. "T'arrêtes jamais, en fait. Je comprends que t'aies besoin d'un peu d'aide. J'espère que ça marche pour les projets. Tu pensais le lancer vers où ton pèlerinage ?" Il s'enquiert toujours puis remarque un changement de ton, d'ambiance. La foule reprend vie, se meut. Owen répond à sa pensée avant qu'il n'ait besoin de la formuler. L'événement de la soirée a pris possession des écrans vers lesquels tous les regards se tournent. L'espace d'un instant. Alors que l'action n'est sans doute que de l'ordre de quelques minutes, les yeux se rivent vers autre chose. Vers un groupe. Cinq hommes. Tous vêtus en l'honneur de l'autre équipe. Il s'y accroche les prunelles comme tous les autres. Une bagarre à la mi-temps. C'est plus que probable. Il ramène la bouteille à ses lèvres dans un fond de pensée. "Non, clairement pas. Surtout vu le monde qu'il y a. Espérons que ça fera pas trop de dégâts." Y croit-il ? Pas une seule seconde. Il espère à moitié, pense déjà à l'après. Le cours de sa réflexion est finalement interrompu par le début de la rencontre. Le match démarre sans encombres. La foule suit le mouvement, réagit. Il se laisse prendre. Il avait presque oublié. Les clameurs prennent le dessus, noient presque les commentaires. Une action ratée et c'est l'effervescence de désarroi. Lui-même s'en exaspère. "Mais c'est pas vrai." Certains insultent l'arbitre, il s'en retient. Il sent, en revanche, que les paroles précédentes de son ami se confirment. La bagarre se profile alors que les derniers arrivants s'excitent à contre-courant. Il redoute simplement le moment où les coups viendront remplacer les mots.
C’est vrai qu’Owen n’était plus tant amené à croisé son ami depuis qu’il avait délégué à la fois à Evie et Haiana. C’était cette dernière qui avait le privilège de côtoyer Malachi ces derniers temps, laissant alors se creuser un peu plus les possibilités des deux hommes de se croiser. Mais à la fois, lorsqu’ils pouvaient se retrouver comme c’était le cas ce jour-là, au moins, leurs échanges étaient moins professionnels et compliqué, n’ayant pas la morte de quelqu’un comme vecteur de conversation. Cette fois, ils pouvaient se permettre plus de liberté, de légèreté. Et comme il pouvait largement faire confiance en Heiana, il profitait sans doute aussi de cette prise de recul pour n’avoir que les avantages de voir son ami. « C'est vrai qu'elle est douée. Plus que toi maintenant que j'y pense. » son ami qui n’en manque pas une pour le taquiner, et c’est de bonne guerre, pas vexé bien sûr, Owen pris la remarque en plaisantant. « Je serai ravi si c’était le cas ! » et s’il utilise le conditionnel, il n’en est pas moins sûr qu’Heiana soit très compétente tant elle est juste et douce envers tous. Concernant les affaires de Malachi, si les pompes funèbres semblaient ne pas se porter trop mal – le commerce de la mort se tiendra sans doute toujours bien – Malachi semblait avoir d’autres difficultés, plutôt d’ordre relationnel au sein de l’entreprise. Entreprise familiale et qui dit famille dit potentiellement bien plus de conflits. Conflits d’intérêt, conflit de gestion, conflits sentimentaux. Il vaut sans doute être associé à des inconnus, on y met moins les formes et on y fait moins de concession qu’avec la famille avec qui, ca finir tôt ou tard par explosé, quand on est pas sur la même longueur d’onde. « Le pire c'est que personnellement, il m'a rien fait de particulier. Jusque là j'étais trop loin pour avoir à le supporter. Mais depuis la mort de mon père, je sais pas, il m’horripile. Entre son ambition, son ego surdimensionné, on dirait qu'il cherche à prendre la place de mon père en plus de celle de mon premier beau-frère. Je pensais me faire des idées en étant loin mais j'ai peur de pas m'être trompé. Et puis, je sais pas, rien que son comportement avec mes nièces, ça me donne juste envie de le recadrer. Si c'était pas pour Bianca. Elle a pas l'air motivé pour se remarier cela dit. Je suppose que c'est déjà quelque chose. Mais si jamais, use de toutes tes armes, je t'en prie. » Owen était le premier à savoir que la distance ne pouvait pas arranger grand-chose aux soucis qu’on pouvait avoir avec les autres. « J’suis partie de Brisbane pendant six ans. Quand je suis revenu, c’est comme si j’étais jamais partie. Tout a simplement été mis en pause… et c’est repartie de plus belle. » avec peut être moins d’animosité avec sa sœur, et plus de compréhension de la part de sa mère. Mais le fait est que sa décision n’était toujours pas complétement compris et acceptée et qu’elle était toujours sujette à des discordes. « Je suis pas psy, mais j’crois que ça peut parfois être légitime, ce sentiment de reprendre la place d’autorité dans la famille, quand un père nous quitte… » bien que ni Owen ni Asher n’avait ressenti ce besoin loin, ayant d’autres chats à fouetté, à la mort de leur père. « Enfin, ça à pas l’air d’être simple… t’as tout mon soutien, si je peux apporter quoi que ce soit ! » la proposition du prêtre était sincère. « et ca commence par faire cafouiller un mariage. » qu’il plaisante toujours. Sourire aux lèvres, pour dédramatiser sans doute la situation. Il porta son verre à ses lèvres, se tournant légèrement vers l’écran le plus proche d’eux. « T'arrêtes jamais, en fait. Je comprends que t'aies besoin d'un peu d'aide. J'espère que ça marche pour les projets. Tu pensais le lancer vers où ton pèlerinage ? » Le projet était encore flou et à négocier avec le groupe de jeunes qui pourraient y participer, mais lui avait une petite idée. « J’aimerai beaucoup pour les emmener à Sydney. L’idée serait de louer un véhicule de 9 places ou voir si des associations dans le coin ne pourraient pas nous en prêter un. On partirait sur la côte jusqu’à Sydney en plusieurs jours. Il y a une église où on trouve le tombeau de Mary MacKillop, la première sainte Australienne. » pour faire court. « Je pense qu’on est en bonne voie en tout cas. » Owen n’avait pas de crainte à ce que ce projet ne se réalise pas, il savait simplement qu’il devrait être patient afin de récolter les fonds suffisants. Cette sainte était enseignante des pauvres 19 eme siècle et Owen souhaitait que des jeunes avec très peu de moyen puissent également y participer et pour ça, il ne peut leur demander de verser un centime pour ce pèlerinage. Le match ne tardera plus à commencer et Owen peut déjà flairer les petites rixes à venir. Provocation ou pas, ce groupe de cinq hommes qui venaient de franchir la porte, sachant très bien être dans le QG d’un camp adversaire, ca n’était surement pas que pour boire quelques bières et repartir une fois le match terminé. Owen est dans le match, se laissant porter par l’ambiance et l’émulsion des supporters, n’étant pas mécontent d’être ici plutôt que chez lui comme il avait l’habitude de faire ces derniers temps pour chaque événement sportif. Le prêtre se levait de sa chaise, prêt à rentrer sur le terrain pour donner un coup de main aux joueurs, il fait des bons, encourage puis râle, se rassoit et tien difficilement en place. Son équipe mène la première partie de jeu et alors que le sifflet annonce la mi-temps, telle une prophétie, Owen avait bien raison. « Attentions ! » qu’il dit en poussant son ami vers le fond de sa chaise ne voyant un éclat de verre passer devant eux. Le bar est bondé et on entend du verre se briser, de l’alcool qui vole au dessus d’eux, des coup qui percutent des mâchoires. Trop loin pour intervenir, cette foule qui s’interpose déjà entre eux et les protagonistes du match de boxe. « Vaudrait mieux pas bouger… » même si c’était moche à voir. « La police va pas tarder à débarquer, ils sont jamais très loin en jour de match. » et le proprio avait sans doute déjà alerté les autorités d’une bagarre dans son pub. Et sans que le prêtre ne se rende compte de quoi que ce soit, deux grand costaux tombèrent juste sur leur table, fragilisant le pied et la faisant basculer. Owen se retrouve avec un homme sur ses genoux ou presque et sans rien demander à personne, se prend un coup de poing juste sous l’œil, bien placé et suffisamment violent pour le sonner deux secondes.
Il l'entend, s'en amuse. Il suit le mouvement et le flot de la conversation avec aisance. Il ne sait de quand date réellement la dernière fois. La majorité de ses échanges au cours des précédentes semaines n'ont rien eu de plaisant. Ils étaient tristes, teintés de chagrin. Ils étaient professionnels et mesurés. D'ordinaire, il écoute, il observe. Les larmes des uns, la rage des autres, de ceux qu'il croise chaque matin en rééducation. Il est concentré sur son action, sur ses faits et gestes. La perte d'une partie de sa concentration, de son énergie même a eu raison de son éparpillement. Il ne peut plus prétendre, juste faire. Il aimerait nier mais il n'en a pas l'opportunité. Il se contente alors d'un masque, d'un sourire de façade, de paroles dans le vent qu'il pense ou qu'il recherche. Il s'octroie un filtre comme s'il avait perdu la liberté de ses mots en même temps que celle de ses mouvements. Les regards de ceux qui savent ne mentent pas. Ceux des ignorants sont empreints d'indifférence. Il se surprend à préférer la seconde option. Elle lui rappelle l'avant. Elle lui rappelle l'ordinaire. Un autre temps. Étrangement ce soir, il semble y reprendre racine. L'idée a quelque chose de vivifiant. Que sont les mois si ce n'est de la distance. Que sont les semaines si ce n'est des occasions manquées. Ça a le goût du coutumier et il s'y engouffre sans l'once d'une hésitation. Les propos fusent comme ils l'ont toujours fait et il y accroche ce sourire qui n'a rien de circonstancier. Quand le dialogue s'oriente vers la cause de leur distance dernière, il se permet de le taquiner avec décontraction. Quand il prend la direction d'un aspect de sa vie sur lequel il s'épanche habituellement bien peu, il se surprend à formuler des opinions qu'il avait jusque là conservées pour lui. L'homme qu'il mentionne le mine plus qu'il l'aurait pensé. A croire que sa présence quotidienne a fini par avoir raison de sa tolérance déjà peu élevée à son sujet. Owen le suit sans anicroche. Il a eu beau le charrier plus tôt, il n'empêche qu'il est doué. "Je suppose que le fait que ma mère ait tout quitté après la mort de mon père n'a pas du aider non plus. Elle a beau être encore vivante, elle n'en reste pas moins cruellement absente. Je lui en veux pas, je la comprends. Mais elle manque quand même." Elle est encore de ce monde sans l'être. Elle a préféré le couvent au funérarium et il ne peut l'en blâmer. Il la voit peu pourtant, même depuis qu'il est rentré. Les reproches qu'elle a pu lui adresser au cours de leur dernière rencontre sont encore ancrés. La pensée en devient trop sombre et il est reconnaissant à son ami de dédramatiser. Il le suit, reprend son sourire et lève son verre, amusé. "Aux cafouillages de mariage." L'idée est absurde mais elle produit son effet. Il continue de vider sa boisson sans se détacher de la discussion et il se demande quand son vis à vis parvient-il à se reposer. "Je t'aurais bien proposé un véhicule mais le seul qu'on possède à neuf places est un corbillard. Pas sûr que ça soit l'idéal." La mention de Sydney poursuit de le faire sourire. La ville lui manque. Toujours un peu trop. "L'église me dit quelque chose, j'avais un pote qui vivait pas très loin il me semble. C'est un beau projet en tout cas. J'espère que ça leur plaira."
L'ambiance change soudainement et il comprend qu'ils sont parvenus à l'heure attendue. Pendant un instant pourtant, ce ne sont pas les écrans qui attirent l'attention mais les derniers arrivants. Une fois le match commencé toutefois, ils sont remisés dans un coin de sa tête. Il suit l'action avec un investissement qu'il n'avait pas manifesté pour ce type d'occasions depuis longtemps. L'atmosphère aide sans mal, il s'y laisse prendre. Il suit le mouvement, les pensées de la foule, commente à son tour avec une exaspération qu'il se prend à contenir. Owen ne paraît pas en reste et il se dit qu'il aurait été bien dommage de ne pas se retrouver là. Les minutes passent sans crier gare, vivaces et et animées. La fin de la première mi-temps arrive bien trop vite et par chance, ils mènent. Mais l'occasion de s'en réjouir ne se présente pas. Le prêtre s'est permis plus tôt une prédiction qui n'avait rien d'hasardeuse. Sitôt le sifflet retentissant, l'ambiance prend une autre figure. Les éclats de verre se perdent dans la foule, jetés sans distinction au travers des visages. Il sent la main de son ami avant même de percevoir son avertissement. Intérieurement, il le remercie. Extérieurement, il n'en a pas le temps. Son attention est concentré sur la salle, sur les mouvements des uns, la violence des autres. Il reconnaît ses sons. Ils proviennent d'un sombre orchestre, celui d'un autre monde, d'une certaine véhémence. L'affluence dans le bar n'aide guère. Ils ne sont qu'observateurs démunis. Il ne le regrette pas nécessairement. Il est loin d'avoir encore les poings pour se battre et il n'en a nullement l'envie. L'affrontement évolue d'un degré encore et les bruits des os qu'on percute ne laissent que peu de place à l'imagination. Les mots n'ont pas franchi ses lèvres mais il n'en perd aucun de ceux de son ami. Il espère qu'il a raison au vu de la foire d'empoigne qui se joue sous leurs yeux. Ils auraient pu rester ainsi le temps que le tout se calme, à distance, prudents spectateurs. C'était le plan sans doute. Le plus sage. Ils sont loin et se mêler à l'ensemble n'aurait fait qu'aggraver la situation. Peut-être n'aurait-il pas du trop y croire. Les mouvements et les gestes forment un maelstrom sans nom de silhouettes dont deux finissent par s'égarer face à eux. Leur table qu'ils percutent basculent sous leurs poids. L'espace est inexistant. La raison ne l'est pas davantage, ni même la distinction. L'un des deux finit sur Owen et le sonne d'un coup de poing en pleine figure. Si lui-même est parvenu à éviter l'autre, ce n'est que par pure fortune. Fortune qui ne dure pas. S'il pensait éviter l'échauffourée, c'est un échec cuisant. L'action se produit sans qu'il ne la saisisse mais sa réflexion n'est pas nécessaire. Les deux spécimens n'en ont pas terminé et pourquoi en serait-il le cas. Il n'a pas le temps de s'enquérir de l'état de son ami qu'il sent des phalanges percuter sa mâchoire. Sa lèvre inférieure saigne, le fer laisse un goût amer. Le vertige le menace une seconde alors il laisse ses mains prendre le dessus, cette adrénaline prendre le contrôle. Il n'a qu'un bras. Un seul membre valide. La raison lui soufflera qu'il risque de l'infirmer à son tour. Elle n'a pas le temps de prendre forme. La suite, ce sont ses phalanges qui se heurtent à un autre visage, c'est un homme qui chancelle, certainement par surprise. C'est un autre qui s'en occupe à son tour mais ils étaient deux. C'est une foule qui se meut et contre laquelle il titube. Le second est encore là, un troisième s'ajoute. Combien sont-ils ? Il perd le compte, c'est une assemblée frénétique. Il ne vacille pas encore mais le flou se fait sentir. Il en évite un, ne peut esquiver l'autre. Cet œil-là sera tuméfié au moment de l'aube. Il ne s'y arrête pas. Il tente de retenir d'autres coups du seul bras qui lui résiste. Dire que l'autre lui manque serait ce soir encore un euphémisme. Des ecchymoses, il en offre d'autres en désespoir de cause, il en récolte certaines sans les retenir. Sans doute auraient-elles pu être davantage. Combien de temps s'est-il écoulé ? Il l'ignore. Le match n'a pas encore repris. Du moins, il croit. Plus que les cris, les grondements, ce sont de nouveaux sifflets qui résonnent à ses tympans et il repense soudainement à ce qu'Owen a pu dire plus tôt au sujet des autorités. Peut-être sont-ils enfin parvenus au terme de ce débâcle. Peut-être se prend-il trop à espérer. Pour l'instant, il chancelle, courbatu et sonné.
« Je suppose que le fait que ma mère ait tout quitté après la mort de mon père n'a pas du aider non plus. Elle a beau être encore vivante, elle n'en reste pas moins cruellement absente. Je lui en veux pas, je la comprends. Mais elle manque quand même. » Owen ne pouvait jeter la pierre à personne, lui-même qui s’était totalement rendu invisible après le décès de son père, s’étant rendu absent pour tous ses proches, plus ou moins éloigné, personne n’avait été épargné. Même la petite amie d’Owen à l’époque avait eu sa dose, sa sœur, son frère, sa mère n’avaient pas eu d’autres choix que de s’y faire. Il s’était mis dans une bulle si hermétique qu’il lui aura fallu plusieurs années pour réussir à en sortir. Encore aujourd’hui, bientôt douze années après le décès, bien qu’il se sentît épanoui et accompli, il était encore fragile et savait qu’il pouvait basculer si les repères qu’il s’était construit et auxquels il s’accrochait s’effondraient. « J’espère qu’elle trouvera la force de revenir auprès de vous. » il fallait aussi se montrer patient et accepter le rythme de chacun. Owen était sans doute bien placé pour pouvoir le dire car il avait tendance à s’exclure un peu plus à chaque fois qu’on tentait de le brusquer pour revenir à lui. Il n’y avait qu’une seule personne qui pouvait faire ce travail, c’était celle qui était concernée, même avec tous les leviers possibles, s’il n’y avait pas un déclic, rien ne pouvait y faire. Owen qui explique ses projets, ses plans futurs avec les jeunes catholiques de la paroisse. Ce projet qui le motivait et pour lequel il manquait de moyens mais ce n’était pas les idées qui manquaient pour recueillir des fonds ici et là. « Je t'aurais bien proposé un véhicule mais le seul qu'on possède à neuf places est un corbillard. Pas sûr que ça soit l'idéal. » l’idée de partir en corbillard fit sourire le prêtre mais effectivement, ce n’était sans doute pas le moyen le plus approprié. « Je suis sûre que la ville a bien un véhicule à nous prêter. » si on mettait de côté la religion, la mairie pouvait prêter ou louer des véhicules à toutes association sur le territoire de Brisbane, même si dans les faits, ce n’était pas une association, la paroisse était tout de même un acteur très actif sur le territoire et notamment à Redcliffe. « L'église me dit quelque chose, j'avais un pote qui vivait pas très loin il me semble. C'est un beau projet en tout cas. J'espère que ça leur plaira. » Owen l’espérait tout autant.
Changement radical d’ambiance, si pendant le match, c’était festif, c’était à présent, pendant la mi-temps un tout autre climat qui régnait dans le bar. Les bris de verres se faisaient entendre, le son des coups, des peaux qui claquent les unes sur les autres, de quelques tables qui se renverse, le bruit des corps sur le bois. Sans rien voir venir, le prêtre se prend un coup sous l’œil, le forçant à rester stone sur sa chaise quelques secondes, sentant que sa joue chauffait et rougissait. Si lors de ses années étudiantes, le prêtre se serait mêlé avec joie à la danse des corps, cette fois, il n’avait pas envie d’y participer davantage bien que sa posture en imposât suffisamment pour en calmer quelques-uns. Mais les teckels hargneux ne lâcheraient pas l’affaire et ils semblaient être bien mobiles et excitée pour ne pas sentir les douleurs des coups à la fois portés et reçus. Il le voit son ami, se prendre des phalanges en plein visage, une lèvre qui saigne et Malachi qui semble être rapidement emporté à son tour pour se mêler à la cohue. Il s’était élancé pour rendre la pareille et le prêtre qui le voit se fondre dans le décor. Owen qui voudrait s’élancer à son tour pour sortir son vieil ami de là, alors que les sifflets résonnent dans le bar. La police débarque si peu de temps après le début des hostilités. « Police ! » qu’ils s’écrient mais personne ne semble s’en soucier, ça continue. Et l’homme en uniforme se glisse entre les corps serrés, d’autres arrivent. « On les sépare ! » et Owen voyait déjà la suite. Ils se saisissent des uns et des autres. « La fête est fini ! » dit le plus âgé, presque aussi vieux que le prêtre, dans l’oreille de Malachi en se saisissant de ses membres supérieurs pour le mettre à l’écart. « On les embarque tous ! » qu’il entend le prêtre. « Eh, attendez ! » il tente de s’avancé d’un pas certain, vers son ami qu’il voit retenu entre les bras de l’homme en uniforme. « Il a rien fait. » et ça avait l’air de faire rire les forces de l’ordre. « Et moi j’suis pas flic ! »
La nuit avance, s'évapore. Elle suit son cours avec facilité. Les mots qui s'échangent sont simples, fluides. Ils se connaissent, se parlent en le sachant. Lui-même s'autorise plus que d'ordinaire. Le temps a pris sa voie. Il est des choses à rattraper, des nouvelles à connaître. Il ignore de quoi les prochaines heures seront faites mais elles n'auront sans doute que peu de surprises. Il n'y a rien d'étrange dans cette configuration. Il a presque le sentiment de retourner en arrière, d'oublier l'espace d'une seconde ou deux qu'il n'est plus tout à fait le même. Qu'il a perdu de sa vie et de son aisance, qu'il est revenu par force et non plus par choix. Il aurait pu en un sens mais quel intérêt. Pourquoi serait-il resté là-bas à Sydney pour y être seul ? Il n'y avait plus rien pour l'y conserver hormis de futurs regrets et une rancœur potentielle à l'idée de les observer vivre et expérimenter ce dont il est maintenant privé. Il se dit que c'est temporaire, qu'il y reviendra. Les mois ne sont pas longs encore, ils peuvent progresser. En attendant, il ne peut que tenter de rattraper un peu de ce qu'il a laissé, retrouver ceux qu'il n'a pas vu depuis longtemps. Son interlocuteur de la soirée est l'un d'entre eux. Ils ont été bien occupé l'un comme l'autre. Il reste du temps à reprendre. Il en est même venu à aborder sa famille, ce qu'il s'autorise peu. Hors de Brisbane, rares sont ceux qui la connaissent, qui s'y intéressent. Ils sont loin et marginaux. Mais il n'est plus hors de ses rues. L'homme à ses côtés les connaît, par ses paroles puis par le lien de la profession. Le tout en devient plus aisé. Il a d'autant plus le sentiment qu'il peut comprendre quand il aborde sa mère. Ils ont les ordres en commun. Son ami lui parle de la force de revenir. Il l'espère sans trop y croire. Elle est obstinée cette mère, elle l'a toujours été. C'est un trait qu'ils partagent alors il offre un sourire en réponse. Encore autre chose pour lequel il devrait sans doute être patient. Les mots dérivent, changent de main et de sujet. Il écoute Owen parler de son projet, regrettant presque de ne pas pouvoir l'aider davantage. Le prêt d'un corbillard ne lui paraît pas tout à fait approprié mais il soutient son idée, espère qu'il pourra la mener à bien. La mairie n'est pas toujours de la plus grande aide mais fournir un véhicule ne devrait pas être trop compliqué. La conversation au cours des flots prend fin pour laisser place à l'objet principal de la soirée, le match.
Celui-ci démarre bien. Il joue son jeu comme son rôle. Prenant et divertissant. Il s'en engouffre, s'y amuse. Mais les réjouissances durent peu. La première mi-temps se termine et l'euphorie laisse place à une fureur incandescente. Les provocateurs ont réussi leur affaire, le conflit est engagé. Les coups pleuvent, frôlent, détruisent. Ils marquent des traits, accrochent des mâchoires. L'écarlate se fait maquillage d'infortune sur de nombreux visages. La violence dure quelques secondes, elle est lointaine bien que proche. Il n'y prend aucune part, ce serait inconsidéré. Pourquoi se mêler aux bêtes furieuses ? Le répit ne dure pas pourtant. Les silhouettes basculent. Une première s'en prend à Owen puis c'est à son tour de recevoir. Il goûte le liquide chaud sur ses lèvres endoloris, laisse son bras agir d'instinct pour résister. Il se perd dans le déluge des coups, des corps et des tissus. Le bruit lui teinte aux oreilles, menace de le faire vaciller. C'est un brouhaha sans nom, fait de cris, de désespoir, d'éclats de rage et d'exagération. Il se retient par la force des phalanges à l'étrange réalité, à ceux qu'il trouve en face. Il est vivant ou croit-il l'être ? Il est égaré, incertain mais loin de penser. Il agit sans réfléchir, se fie aux quelques sens qui fonctionnent. Les minutes s'étirent, sont-elles des heures ? Elles sont douloureuses, qu'a-t-il perdu encore ? Rien sans doute, que pourrait-il abandonner d'autres ? Son membre gauche reste désespérément figé et il le hait. Il en prend plus qu'il n'aurait du, qu'il abhorre cette faiblesse. Il ne flanche pas cependant, encore sur ses deux jambes. Son œil le lance. Il finira bleu. Peut-être même noir. Il aura belle figure. Des doigts le heurtent, il heurte d'autres en retour. La mêlée désembrayée se poursuit sans ordre de marche, inconstante. Jusqu'au coup de sifflet. Le combat a pris fin, du moins il l'espère. Les corps sans nom s'éloignent, s'écartent à mesure des éclats de voix. Il reconnaît les uniformes. Son ami avait raison. Ils ont mis tellement de temps ou est-ce seulement une impression ? La soirée n'est pas terminée toutefois, il le découvre bien vite. Les forces de l'ordre s'annoncent avant de se rapprocher d'eux. Il en voit certains déjà embarqués. Le souffle lui manque. Il est sonné. L'homme face à lui est soudainement éloigné alors il laisse retomber son bras. Un regard vers Owen lui apprend qu'il tient toujours debout. En espérant qu'il aille bien. Il s'apprête à lui poser la question quand l'un des officiers s'adresse à lui, lui saisissant les membres pour les placer derrière son dos. Il retient un gémissement de douleur puis un commentaire. Vient-il vraiment de lui immobiliser un bras inutilisable ? Il ne résiste pas pourtant. Il n'a nul besoin de nouveaux ennuis. Il prend conscience qu'il va probablement avoir droit à une merveilleuse nuit en cellule. Au vu de son état de fatigue, il espère seulement qu'il parviendrait à dormir un peu. Triste constat. Ce n'est même pas garanti. Il voit Owen s'approcher d'eux d'un air décidé, prêt à le défendre. Il n'est pas surpris. L'homme qui le retient, pourtant, accueille ses mots avec un rire et une ironie affligeante. "T'inquiète pas pour moi, Owen. Ça va aller." Les marques sur ses doigts le trahissent, il le sait. Son ami, en revanche, devrait pouvoir s'en sortir sans dommage. Autant l'épargner. "Mais je veux bien que t'appelles le funérarium, Bianca est de garde." Il aura besoin de quelqu'un pour le sortir de là, même s'il doit attendre l'aurore. Sa requête fait naître un nouvel amusement chez l'homme qui le retient. Charmant personnage. "Le funérarium ? Tu veux déjà qu'on te prépare un cercueil ?" Oh combien de fois l'a-t-il entendu celle-là ? L'originalité est flagrante. Il n'ajoute rien, ne quitte pas le jeune prêtre du regard. L'officier n'attend pas davantage et sans lui laisser le temps de dire quoi que ce soit d'autre, il l'emporte. Ses bras lui tirent, le font souffrir. Ses pas sont incertains mais il avance. L'arrière du fourgon est blindé. Autant pour la respiration. Il appuie sa nuque contre le métal froid du véhicule, les paupières fermées. Le goût de l'hémoglobine sur la langue, le rouge sur les traits. Il a eu tort finalement, les surprises sont bien arrivées. Dans un coin de son esprit, il se surprend à se réjouir que l'incident ait lieu à Brisbane. Après la photo volée avec Heather, il n'est pas certain que sa carrière aurait apprécie. Ici, il n'est plus qu'un homme. Un estropié. Il respire, cependant, vit encore. La chute d'adrénaline le lui rappelle et il la prend. Juste vivant.