L’anniversaire d’Evelyn arrivait à grands pas. Tu n’avais jamais été très fort avec les chiffres mais tu avais une très bonne mémoire des dates. Et l’anniversaire de la jeune femme était une occasion que tu refusais de ne pas marquer. Tu n’avais pas physiquement vu Evelyn depuis décembre dernier et tu avais bien conscience que cela allait faire un an dans quelques mois mais la reprise de votre correspondance épistolaire depuis la mi-juillet te permettait de respirer un peu mieux. La date de vingt et un septembre résonnait dans ton esprit et tu avais commencé à lui chercher un cadeau dès le début du mois d’août. Tu profitais de promenades dans Brisbane pour visiter quelques magasins au hasard à la recherche d’une idée mais pour l’instant, cela avait été sans succès. Et la date fatidique approchant, il fallait que tu trouves une idée, très rapidement. Tu voulais trouver quelque chose de parfait, une déformation de ton côté perfectionniste mais peut-être que tu devrais te concentrer sur l’idée de lui trouver quelque chose qui lui fasse plaisir ? Tu espérais joindre les deux dans ton cadeau mais tu étais désemparé. Après plusieurs week-ends de recherche, tu en étais toujours au même point à te demander ce qui ferait plaisir à ton amie et même si tu aurais préféré t’occuper de ce cadeau tout seul, il était peut-être temps de faire appel à des renforts. Le problème cependant était qui appeler ? Tu ne manquais pas de voix féminines dans ton entourage qui pourraient te donner des conseils. Toutefois, tu avais conscience que pour que cette personne accepte de t’aider, il allait falloir que tu parles d’Evelyn et que tu te confies et tu n’étais vraiment pas à l’aise à le faire avec tout le monde. Ta mère aurait été ton meilleur choix mais rien que l’idée que tu achètes un cadeau pour une femme lui aurait mis dans l’idée que tu allais produire un nouvel petit-enfant à bichonner dans l’année à venir et tu n’étais pas prêt à entendre les remontrances de ta mère sur ton côté vieux garçon. Après ta mère, c’est le nom de tes soeurs qui vint naturellement à ton esprit. Beth était le choix le plus évident et elle serait ravie d’entendre que tu envoyais des cadeaux à une femme mais étrangement, c’est le nom de Scarlett qui s’imposa comme une évidence. Scarlett avait toujours été une sorte de mystère pour toi. Tes tentatives de connexion avec ta plus jeune soeur avaient toujours échouées et le fait qu’elle s’entende si bien avec Tommy t’avait poussé à ne pas multiplier les tentatives ces dernières années. Lui proposer de t’aider serait une manière de la faire entrer dans ta vie si elle l’acceptait. Tu avais donc décroché le téléphone et tu n’avais pas manqué de noté la surprise dans sa voix quand elle avait décroché. Tu ne voulais pas entrer dans les détails au téléphone, tu lui demandais simplement si elle avait un peu de temps à t’accorder pour te dépanner car tu avais besoin de son aide pour choisir un cadeau. Scarlett sembla légèrement hésitante mais finit par accepter et vous trouviez un créneau qui vous arrangeait tous les deux. Vous décidiez de vous retrouver en haut de la rue commerçante de la ville. Tu n’étais pas certain que ce soit là que vous trouviez le cadeau d’Evelyn mais c’était un point de départ et Scarlett connaissait mieux les boutiques pour femmes que toi. Tu avais donc pris la direction du centre ville de Brisbane quelques jours plus tard après ton dernier cours de la journée à l’université. Tes collègues avaient été surpris de te voir partir toi qui restais en général tard même les jours où tu n’avais plus de cours. Tu les laissais s’imaginer ce qu’ils voulaient, tu savais déjà que tu étais le sujet d’un certain nombre de commérages au sein des enseignants et certainement des élèves aussi. Une fois au point de rendez-vous, tu ne fus pas très surpris d’être en avance. Voyant un café à quelques mètres, tu décidais d’aller te chercher un café et d’en prendre un pour ta soeur également. Tu ne savais pas très bien ce qu’elle préférait, tu en pris deux différents et tu la laisseras choisir. Tu t’installais ensuite sur un banc en attendant que ta soeur te rejoigne. Tu laissais ton esprit vagabonder et il se posa naturellement sur Evelyn. Tu essayais de te rappeler le maximum de choses de vos correspondances pour pouvoir donner le maximum d’informations à Scarlett et choisir le bon cadeau. Mais tes réflexions furent coupées quand tu vis ta soeur se diriger vers toi. « Salut. » Lui dis-tu pour la saluer quand elle fut à ta hauteur et que tu t’étais levé. « Merci d’avoir accepté de venir. Je nous ai pris deux cafés, un avec du lait et une pointe de chocolat et un autre noir avec du sucre, prend celui qui te tente le plus. » Dis-tu en désignant les deux cafés que tu tenais à la main. « Tu vas bien ? » Demandas-tu pour lancer la conversation. Tu n’avais pas vu Scarlett ni eu de nouvelles depuis bien trop longtemps maintenant que tu y réfléchissais et il était temps que tu en prennes.
Les échanges avec Marius étaient si rares que Scar avait fini par les rabaisser au rang de mauvais présage. Aussi, lorsque son nom s'était affiché tel une sentence en plein milieu de l'écran de son téléphone, ce fut tout naturellement que la jeune femme passa en revue les pires raisons d'une prise de contact inopinée, à commencer par le décès prématuré et foudroyant d'un de leurs parents. Anxieuse et intriguée à la fois, elle n'avait pas trop tardé à décrocher, sans pour autant s'embêter à masquer la surprise dans sa voix. Marius n'avait pas eu l'air si confus, lorsqu'il s'était enquéri de son état comme si c'était une habitude à laquelle elle était la seule à ne pas être au courant. Elle avait pourtant vite remarqué dans son ton une note de supplication qu'elle était trop flattée pour mépriser, et avait sans réfléchi accepté l'invitation de son frère lorsqu'il leva tous ses soupçons en lui assurant que Beth elle-même n'avait pas été dans la confidence. Cette perspective avait pour elle un goût de victoire ; la lutte fratricide entre les Warren était bien connue, et les deux filles de la famille n'était pas en reste lorsqu'il s'agissait de se rabaisser mutuellement. De toute évidence les chiens ne faisaient pas des chats, et tous les enfants avaient écopé du complexe d'infériorité de leur mère, et de son talent désolant pour se hisser au-dessus des autres à grand renfort de critiques infondées. Malgré tout le bien que Scarlett pensait de sa sœur, se savoir être un avis plus avisé aux yeux de Marius dans un contexte dont elle n'avait pas eu les détails avait fait un bien fou à son ego. Elle avait beau jouer les indifférentes vis-à-vis de sa famille et de leurs opinions tranchées, une partie d'elle se sentait profondément offensée d'être si peu valorisée à leurs yeux. Marius avait marqué des points sans le savoir, et ce fut donc le cœur léger qu'elle avait empoigné son sac ce jour-là pour se diriger au point de rendez-vous, non sans quelques minutes de retard qu'elle imputait à son perfectionnisme féminin, alors qu'elle avait décrété en se dévisageant une dernière fois dans le miroir de l'entrée qu'il était peut-être préférable de changer de tenue. Connaissant son frère, il était assez en avance pour eux deux, et se presser serait très mauvais pour un teint qu'elle voulait préserver. Elle ignorait pourquoi, mais elle espérait faire bonne impression à Marius, comme si sa requête inattendue avait éveillé chez elle un besoin enfoui de reconnaissance. Un pied devant l'autre, elle foulait le pavé le menton levé comme dans un défilé de la Fashion Week. Son regard capta bien vite celui de Marius, qui se leva dans un élan de politesse spontané pour la saluer. « Salut. » répondit-elle en l'enlaçant timidement, une main effleurant son dos. « Je vais prendre le noir, merci ! » dit-elle, pas surprise pour un sou par l'intention candide de son frère. « Oh tu sais la routine... mais toi dis-moi, elle doit être sacrément spéciale pour que tu t'en remettes à moi. » affirma-t-elle sans la moindre animosité, et avec la volonté explicite de leur éviter les bavardages usuels qu'ils se réservaient d'ordinaire. Marius avait assez ravalé sa fierté pour que cette scène puisse se réaliser pour qu'elle ne l'accable en plus des reproches habituels. Il n'avait rien expliqué des spécificités de sa recherche, si ce n'était qu'il avait besoin de son aide pour un cadeau, et Scarlett n'avait pas eu besoin de davantage d'informations pour en interpréter toutes les implications. « J'avoue, je suis surprise d'avoir été ton premier choix. Beth est pourtant plus raffinée que moi. » lança-t-elle enfin après avoir engagé la marche, et sirotant sa première gorgée de café chaud.
Satanés liens familiaux … Il t’avait fallu du temps pour comprendre que la relation que tu entretenais avec tes frères et soeurs n’était pas saine. Pendant longtemps tu pensais que c’était simplement des chamailleries entre frères et soeurs mais en entrant à l’université, tu avais bien compris que c’était plus que cela. Et tu avais ta part de responsabilité dans la détérioration de ces dernières tu le savais. Alors que tu avais tout fait pour être là pour Beth, tu avais négligé Scarlett et tu n’avais jamais réussi à échanger plus de deux mots avec Tommy sans que des cris ou des insultes fusent entre vous. C’était réellement triste à voir et tu savais que cela était dû à la compétition que vos parents avaient installée entre vous depuis votre plus jeune âge. Tu te souviens de la naissance de Beth, de cette fierté de devenir un grand frère, d’avoir une petite soeur sur qui veiller. Tu aurais aimé que les choses continuent ainsi et tu avais été tout aussi excité à l’arrivée de Tommy et Scarlett mais le piédestal sur lequel t’ont mis tes parents a eu vite fait de te couper de tes cadets. Puis plus tard, il y avait eu tout le reste. Alice, Moïra, des raisons supplémentaires de creuser un faussé dans une famille déjà brisée. Alors appeler Scarlett pour t’aider à trouver le cadeau d’Evelyn, c’était réellement lancer une bouteille à la mer. Elle coulera certainement comme l’ont fait les précédentes mais personne ne pourra te reprocher de ne pas avoir essayer. Parce que tu es quelqu’un d’attentionné, tu profites de ton avance pour récupérer deux cafés, espérant ne pas crisper la situation dès les premiers mots que tu prononceras. Tu n’es jamais à l’aise avec tes frères et soeurs, malgré ta bonne volonté, tu sembles toujours mettre les pieds dans le plat. « Salut. Je vais prendre le noir, merci ! » Tu lui tends le bon gobelet et tu gardes l’autre. Ce n’est pas ton préféré mais tu feras avec, il y a pire que de boire un cappuccino chocolaté en se baladant dans les rues de Brisbane. « Oh tu sais la routine... mais toi dis-moi, elle doit être sacrément spéciale pour que tu t'en remettes à moi. » Un léger sourire se dessina sur ton visage alors que tu secouais la tête. En vérité, tu t’attendais à bien pire de la part de ta soeur niveau taquinerie et inquisition. Cette petite remarque était presque inattendue. Mais ce n’est pas pour cela qu’elle te poussa à la confidence et bientôt, Scarlett enchaîna : « J'avoue, je suis surprise d'avoir été ton premier choix. Beth est pourtant plus raffinée que moi. » Comment dire à ta soeur que justement, ce n’était pas du raffinement que tu cherchais ? Enfin si parce que tu n’enverras jamais à Evelyn quelque chose de grossier mais tu voulais lui trouver un cadeau qui sortait des sentiers battus et à tes yeux, il n’y avait pas meilleure personne pour cela que ta soeur. Et c’était un moyen comme un autre de la faire entrer dans ta vie, de lui montrer que tu avais une vie et que tu n’étais pas aussi parfait que vos parents aimaient le laisser entendre. Certes, tu avais une belle carrière mais Beth aussi, si ce n’est meilleure que la tienne. A côté de celle-là, tu n’avais pas grand chose d’autre et cela était vaguement déprimant. Voilà pourquoi tu évitais d’y pensant en redoublant d’efforts au boulot. Ce qui n’était pas un cercle vertueux mais l’idée d’aller voir un psychologue pour en parler te donnait la chair de poule. « Mais Beth m’aurait amené là où j’ai l’habitude d’aller et j’ai envie de faire un cadeau un peu différent cette fois-ci. » Parce que les magasins fétiches de Beth tu les connaissais. Tu y allais régulièrement pour les cadeaux de ta soeur et tu savais que tout y était très raffiné et magnifique. Les meilleurs matériaux, les plus beaux designs. Pourtant, ce n’était pas ce que tu cherchais aujourd’hui. « Je suis bien conscient que c’est surprenant mais tu as toujours su sortir des sentiers battus et je te fais confiance. » Tu le pensais réellement. Tu n’avais jamais eu l’occasion de ne pas avoir confiance en Scarlett. Du moins, sur ce sujet, tu doutais qu’elle allait te mettre des bâtons dans les roues, tu l’espérais en tout cas. « Et la personne à qui est destiné ce cadeau est spéciale. Comme avec beaucoup de choses dans ma vie, j’ai fait des erreurs et j’espère que ce cadeau d’anniversaire pourra m’aider à les réparer un petit peu. » Un cadeau ne résout rien, c’est évident. A plus de quarante ans, avec toutes les erreurs que tu avais faites, tu n’étais pas naïf. Mais un cadeau était un geste, cela ne pouvait pas te nuire en tout cas.
Contrairement à ce qu'il pensait sans doute, Scarlett ne vouait aucune rancune à Marius. Plus surprenant encore, si par la force des choses elle donnait l'impression de se ranger instinctivement du côté de Tommy, elle était loin de cautionner tous ses faits et gestes. A commencer par ceux qui avaient inévitablement creusé un fossé entre ses frères. C'était toute la force de leur relation. Une force qu'il était le seul à savoir maîtriser dans la famille, et qui lui intimait toujours de le soutenir dans leurs luttes internes. Les efforts nouveaux de son aîné, s'ils étaient maladroits et incertains, avaient le mérite d'exister. C'était un reproche qu'elle lui avait toujours fait en silence, parce qu'elle était bien trop fière pour quémander auprès de lui l'attention qu'elle était en droit d'obtenir de sa part. Mais elle admirait Marius, et son manque de considération lui faisait parfois de la peine/ Parfois, quand elle avait le temps d'y penser... Marius était trop intellectuel pour comprendre certaines évidences comportementales, et au fond elle avait hâte de le voir se débattre avec sa progéniture comme il le faisait laborieusement avec elle. Elle était donc foncièrement bien trop heureuse d'être pour une fois la favorite de son frère pour s'encombrer de tous les défauts qu'elle ne pouvait lui supporter d'ordinaire. A commencer par sa manie de toujours vouloir bien faire pour ménager les sentiments des autres. Bien-sûr que Beth aurait été son premier choix s'il avait voulu un conseil rassurant, à son image. Beth était dans les clous, d'une banalité réconfortante. S'il avait fait appel à elle, c'était justement pour bousculer son jugement, et lorsqu'il avoua vouloir sortir des sentiers battus, Scar ne put réprimer un petit rire satisfait. Elle savait qu'il n'y avait pas de reproche implicite derrière ses propos, et pourtant elle avait l'impression d'entendre sa mère lui faire une critique enrobée dans un semblant de compliment. Sortir des sentiers battus. C'était une façon bien polie de lui faire comprendre qu'elle n'avait jamais respecté le plan des Warren. Qu'elle était une tâche dans une famille qui se voulait d'une perfection immaculée. Grand bien lui fasse. « C'est clair que Beth t'aurait proposé un truc bien chiant comme une tapisserie médiévale ou un jardin zen. A quel moment c'est apaisant de cultiver un jardin avec des outils de Playmobil ? » déclara-t-elle sans s'attendre à une surenchère de la part de Marius. Elle avait juste une envie débordante d'appuyer et de déformer ses propos pour le voir s'agiter et éluder le sujet discordant de leur sœur. Beth était son alter ego. A la seule différence qu'elle avait assez d'estime pour sa famille pour ne pas les abandonner dans le plus grand des mépris pour vivre une vie meilleure à l'autre bout du monde. Si ses imperfections étaient si perceptibles à ses yeux, c'était pour la bonne raison qu'elle était constamment dans sa vie. Et pour cette raison, Scarlett ne pouvait ignorer tout le respect que lui inspirait sa sœur. Mais c'était du passé, et Scar était d'humeur à hisser le drapeau blanc ce jour-là, ne serait-ce que pour s'entretenir un peu avec Marius sans entendre le jugement du reste de la famille. Ils continuaient donc leur quête d'un pas nonchalant, tandis que Marius poursuivait ses explications. Alerte, le bougre était amoureux, et Scar était trop heureuse de pouvoir le distraire un peu de toute la rancœur qu'il nourrissait contre Tommy. Son attention lui semblait même attachante, et piqua sa curiosité. « C'est bien ce qui me semblait, elle est vraiment spéciale. » ajouta-t-elle en pivotant la tête pour mesurer le degré d'investissement émotionnel dans les yeux de son frère. Elle n'avait pas pu s'empêcher d'esquisser un petit sourire narquois, presque malicieux. « Bon du coup parle-moi un peu de cette personne. Vous vous êtes rencontrés comment ? Elle ressemble à quoi ? Quels sont ses goûts ? Il me faut du grain à moudre. »
Difficile de trouver un équilibre dans une fratrie brisée dès les prémices. Y avait-il eu un moment dans votre vie où vous aviez réellement été une fratrie ? Vu la différence d’âge entre vous, tu n’en étais pas certain. Dix années te séparaient de Scarlett, dix longues années pendant lesquelles tu avais été mis sur un piédestal et tu étais déjà détesté de Tommy et toléré par Beth. Comment en étiez-vous arrivés là ? Tu n’en sais rien et tu commences à comprendre que tu ne le sauras certainement jamais. Le seul choix qu’il te reste aujourd’hui est soit d’essayer de réparer les choses en créant de vraies relations avec ton frère et tes soeurs, soit couper les ponts et continuer à vivre seul, à affronter la vie seul. Même si la solitude n’était pas quelque chose qui te pesait car tu avais appris à l’apprivoiser toutes ces années, l’idée de continuer à affronter les épreuves de la vie seul n’était pas quelque chose qui t’attirait particulièrement. Voilà pourquoi tu te retrouvais dans ces situations où tu essayais de recréer maladroitement un lien avec Scarlett qui devait trouver ta maladresse bien amusante. Lui demander son aide pour trouver un cadeau à Evelyn était risqué pour de multiples raisons et la première car elle allait certainement vite comprendre qu’Evelyn était une femme importante pour toi. Connaissant Scarlett, la taquinerie qui s’ensuivrait serait peut-être sans fin. « C'est clair que Beth t'aurait proposé un truc bien chiant comme une tapisserie médiévale ou un jardin zen. A quel moment c'est apaisant de cultiver un jardin avec des outils de Playmobil ? » Tu secoues la tête devant le franc parler de ta soeur. Tu n’as pas vraiment imaginé ce que Beth t’aurait proposé mais elle serait resté dans le conventionnel et c’était ce que tu voulais éviter avec ce cadeau d’anniversaire. Tu n’étais pas certain de savoir ce qu’était un jardin zen mais cela devait s’apparenter à cette nouvelle tendance d’avoir des jardins dans des pots. Du moins tu voyais cela comme ça. « Je ne peux pas te renseigner, je n’ai jamais eu la main verte. » Dis-tu en haussant les épaules un sourire sur les lèvres. Homme de la ville, l’idée de devoir t’occuper d’un jardin te donnait des sueurs froides. Tu ne savais même pas si cela pouvait te plaire ou non, rien que l’idée de devoir passer des heures les mains dans la terre était impensable pour toi. Comme tu pouvais t’en douter, Scarlett avait besoin d’information quant au cadeau que tu voulais faire et elle ne tarda pas à te le faire savoir. « C'est bien ce qui me semblait, elle est vraiment spéciale. Bon du coup parle-moi un peu de cette personne. Vous vous êtes rencontrés comment ? Elle ressemble à quoi ? Quels sont ses goûts ? Il me faut du grain à moudre. » Tu avais bien conscience de ne tromper personne. Même si Scarlett ne te posait pas directement la question, tu sentais bien qu’elle se doutait que cette femme représentait plus pour toi que les connaissances que tu pouvais avoir et les quelques amies que tu avais réussi à garder au fil des années. Parler de ta relation avec Evelyn était nouveau pour toi, complètement nouveau. Tu ne l’avais jamais fait auparavant et tu avais du mal à trouver les mots. « On se connaît depuis plusieurs années mais on s’est rencontré récemment. Pendant longtemps, notre seule manière de communiquer était par lettre manuscrite. C’était plus facile pour nous deux je suppose. » Dis-tu en laissant les mots se poser avant de reprendre. « Mais nous avons fini par nous rencontrer et elle aime les choses simples mais les belles choses. Elle a une beauté discrète mais époustouflante, brune perchée sur ses talons hauts. » Dis-tu te souvenant de votre première rencontre dans cette galerie d’art. D’ailleurs, cela te fit penser que tu ne savais pas si ta soeur avait quelqu’un dans sa vie. En fait, tu ne savais strictement rien de la vie de ta soeur tout court. « Ne parlons pas que de moi. Tu n’as personne à charmer dans ton entourage ? » L’indépendance de ta soeur, sa légère incapacité à se poser et s’engager étaient des traits que tu ne connaissais que trop bien mais l’amour peut vous tomber dessus à tout moment.
L'erreur principale de Marius avait été de se désolidariser de toute responsabilité dans cette famille. En vérité, les rôles avaient toujours été flous. Pour éviter les reproches de ses sœurs il n'avait été ni donneur de leçon ni modèle, mais avait brillé par son absence. Un peu comme leur père, qui souffrait de l'autorité pernicieuse de sa femme et haussait rarement le ton. Les hommes de la famille étaient paradoxalement les victimes du caractère plus ou moins subtilement directif de femmes qui avaient été conditionnées pour la soumission. Scarlett trouvait quand même incroyable que leur mère, en les poussant à l'excellence, avait fait d'elle et de sa sœur des modèles opposés de réussite. Si la rigidité de la réputation professionnelle de Beth n'était plus à refaire, celle de Scar la précédait dans les bars, où tous les hommes se succédaient dans la confrontation de ses sursauts de féminisme. Elles symbolisaient chacune un mode d'émancipation dans un univers dominé par la testostérone, et Scarlett trouvait sa sœur d'autant plus remarquable que leur frère aîné, bien qu'éminent professeur, faisait souvent les frais de sa lâcheté. Cette force d'esprit elle ne l'avait aucunement hérité des apprentissages de Marius... c'était un fait, les femmes Warren étaient fortes et résolues de leur propre chef, et non du fait de l'influence masculine de la famille. Au final, Scar était peut-être mieux placée pour donner des leçons de vie à son frère, mais elle considérait qu'il avait suffisamment souffert de son manque d'implication pour remuer à nouveau le couteau dans la plaie de ses défaillances. Elle trouvait donc d'autant plus pertinente sa requête, et si elle ne manquait jamais de le taquiner, son humilité lui apparaissait de plus en plus attendrissante et sincère. Comme Beth, il était toujours très pragmatique, mais le travail était si considérable qu'elle renonça à lui apprendre tout de suite les subtilités du second degré. C'était une leçon à part entière qu'elle réserva à leur prochain tête-à-tête. Elle n'était que moyennement surprise cependant de sa remarque. De toute évidence Marius n'était pas doué pour interagir avec le vivant, qu'il soit humain ou végétal. Aussi charmant était-il, son frère avait les codes d'un ermite, et elle se demandait comment il avait pu conquérir cette femme. La réponse ne tarda pas, et l'évidence fut rétablie. Marius était bien plus doué à l'écrit qu'il ne l'était dans ses discours oraux. Du moins, il lui avait souvent paru plus à l'aise dans la conception et le lyrisme que dans la spontanéité. C'était sans doute la raison pour laquelle il enseignait. Aussi, et plutôt ironiquement, pour transmettre à ses élèves ce qu'il n'avait pas pu transmettre à ses frères et sœurs... du moins Scarlett, diplômée en psychologie de comptoir, trouvait que c'était une explication tout à fait plausible et convaincante. « Tellement toi. » se contenta-t-elle de dire, sans pour autant dénigrer les qualités de poète de son frère. C'était un talent qu'elle ne possédait pas, et qu'elle admirait en silence. Il faisait peu de doute qu'en lui dressant le portrait de sa dulcinée, Marius se remémorait leurs moments les plus doux. Son émotion était palpable, presque visuel. Aussi peu sensible était-elle, Scarlett n'avait pas de mal à l'imaginer perchée sur ses talons, si vulnérable, le regard fébrile dans l'espoir de croiser le sien pour la première fois. « Comment tu m'as dit qu'elle s'appelait déjà ? » demanda-t-elle, curieuse de mener son investigation. Si la raison de leur réunion était claire, il était aussi inévitable qu'en bon Warren, son frère décide de focaliser l'attention autre part que sur lui. « Mais si justement, on est là pour parler de toi ! » rétorqua-t-elle un brin malicieuse. Sa vie à elle n'était pas bien romanesque. Une succession de petits bonheurs qui ne contenteraient personne d'autre qu'elle dans la famille. « Tu me connais Marius... ou peut-être pas... je ne suis pas une charmeuse. Je fonce dans le tas. Et pour le moment, mes relations avec les hommes se limitent à celle que j'entretiens avec Matt. Et c'est de l'amour purement fraternel et platonique, je préfère rétablir les choses tout de suite... Il a des projets professionnels plein la tête, et il est assez charitable pour m'impliquer dedans. Donc je bosse, et je papillonne. C'est l'adage des femmes de la famille faut croire. » dit-elle en référence à Beth, aussi impliquée romantiquement qu'elle ne l'était dans ses relations avec le sexe opposé. Après tout, les femmes de pouvoir n'étaient rien d'autre qu'un fantasme pour les hommes.
Les liens du sang, on ne les choisit pas. Vos parents avaient produits quatre enfants totalement différents qui auraient pu s’entendre dans un univers plus sain et moins compétitif. Ne trouvant pas ta place dans cette fratrie et n’assumant pas ce piédestal sur lequel on te mettait, tu avais choisi de te renfermer sur toi-même, de ne pas réellement t’impliquer dans une fratrie qui en aurait peut-être eu besoin. Aurais-tu pu être le contrepoids de cette mère tyrannique ? Peut-être. Mais il était bien trop tard pour le réaliser et te plonger dans le passé était toujours un exercice douloureux pour toi. Alors tu préférais essayer de regarder vers l’avant parce qu’au moins tu pouvais espérer inverser un peu la tendance. Solliciter l’aide de Scarlett était pour toi un moyen de la faire entrer dans une vie où tu ne lui avais jamais laissé la moindre place. Alors que Beth avait toujours été là, Scarlett n’y avait jamais été ce qui l’avait sans aucun doute rapprochée naturellement de Tommy. Ta maladresse sociale, ton malaise face à ce petit bout de femme dont tu ne comprenais pas les actes à l’époque avait fait que tu n’avais pas cherché plus que cela à développer un quelconque lien. Aujourd’hui, tu voulais que cela change et cela voulait dire montrer à Scarlett que tu étais autre chose que ton travail. Ce n’était pas si évident que cela, ton travail restait malgré tout la chose qui te définissait le mieux. Mais tu n’étais pas un robot sans coeur alors en laissant Scarlett apercevoir tes sentiments pour Evelyn, tu pouvais lui montrer une autre facette d’une frère que tu ne lui avais jamais laissé l’occasion de découvrir. « Tellement toi. » Tu ne pouvais pas nier la véracité de ces paroles. Tu n’étais pas l’homme le plus à l’aise face à des femmes trop engageantes et tu l’étais encore moins quand tu avais décidé de les charmer. Alors forcément, cela faisait un combo perdant le plus souvent. Passer par l’écriture et une forme d’anonymat avait donné à ta relation avec Evelyn quelque chose de précieux, une liberté dans les mots qui te manquait quand ta timidité venait prendre le dessus. « Comment tu m'as dit qu'elle s'appelait déjà ? » Un petit sourire se dessina sur ton visage. Tu connaissais ce genre de méthode, tes élèves adoraient essayer de te faire dire des choses que tu pourrais regretter. « Je ne te l’ai pas dit et tu le sais très bien. » Lui fis-tu remarquer rien que pour le plaisir mais que pouvait-elle faire avec un prénom ? Oh tu ne doutais pas des ressources de Scarlett mais tu lui faisais assez confiance pour qu’elle ne cherche pas la jeune femme et la traque pour lui raconter tu ne savais quoi. « Evelyn, elle s’appelle Evelyn. » Tu ne lui donneras pas son nom entier, tu as bien compris que le nom de famille de la jeune femme était sujet à de nombreuses spéculations et puis elle n’avait jamais été Evelyn Pearson pour toi, elle n’était qu’Evelyn. Décidant de changer un petit peu de sujet de conversation, tu pris des nouvelles de la vie amoureuse de ta soeur en quelques sortes même si tu doutais qu’elle se confie à ce sujet auprès de toi. « Mais si justement, on est là pour parler de toi ! Tu me connais Marius... Je ne suis pas une charmeuse. Je fonce dans le tas. Et pour le moment, mes relations avec les hommes se limitent à celle que j'entretiens avec Matt. Et c'est de l'amour purement fraternel et platonique, je préfère rétablir les choses tout de suite... Il a des projets professionnels plein la tête, et il est assez charitable pour m'impliquer dedans. Donc je bosse, et je papillonne. C'est l'adage des femmes de la famille faut croire. » Il fut un temps où l’idée de savoir que ta soeur papillonnait t’aurait fait sauter au plafond. Tu avais appris à laisser tomber certains aspects de ton conservatisme même si tu étais incapable de papillonner de ton côté. Scarlett semblait heureuse et c’était le principal. « Dans quels genres de projets professionnels est-ce que Matt t’implique ? » Tu avais un peu honte de le reconnaître mais tu ne savais pas vraiment ce que faisait ta soeur. Aux dernières nouvelles elle était serveuse dans un café mais tu ne savais pas ce qui l’intéressait, ce qu’elle voudrait faire. C’était le genre de métier qui pour toi n’était que temporaire mais peut-être qu’il lui plaisait. « Je vais finir par croire que nous sommes maudits à finir seuls ou à papillonner dans cette famille. » Finis-tu par dire en poussant un soupir. Tu n’avais pas l’impression que Tommy s’était remis de la mort d’Alice assez pour sérieusement passer à autre chose, Beth papillonnait comme votre cadette et toi, tu étais peut-être au début de quelque chose de différent même si avec ta chance, il y avait une probabilité forte que les choses capotent en chemin.
Pas une seconde Scarlett n'avait projeté de se mettre dans la peau de Marius. Aîné d'une fratrie divisée par leur éducation. Prototype qui avait le plus souffert de l'autorité et de l’exigence parentale. Il y avait une pression inhérente à cette place dans la famille. Les premiers nés réussissaient souvent le mieux, pour des raisons assez évidentes que Scar n'avait jamais pris la peine de comprendre. Non, elle avait préféré le condamner pour ses échecs avec la même intensité que ses parents le congratulaient de ses réussites. Après tout, ce n'était pas son rôle à elle, cadette de la famille, de faire preuve de la lucidité dont personne d'autre n'avait envie de l'éclairer. Pas à elle de prendre du recul, ou d'être la plus mature et réfléchie. Ce n'était pas dans sa nature, d'ailleurs. Elle se demandait parfois si leurs parents n'avaient pas fait exprès de leur construire une histoire dramatique. C'était tout à fait dans les aspirations grandiloquentes de leur mère, qui souffrait trop de la banalité de sa vie pour se retenir de faire quelques vagues là où elle avait encore un peu d'emprise. De toute évidence ses enfants étaient le parfait terrain de jeu. Mais Scarlett était encore trop amère pour se rendre compte que la meilleure façon de contrecarrer les plans de sa mère était peut-être de s'allier à ses frères et sœurs. Il y avait trop de paradoxe dans cette hypothèse. Cela impliquait par ailleurs de faire ce plaisir à Beth, et elle en était incapable par pure esprit de contradiction. Finalement, la seule influence qu'elle pouvait encore exercer dans tout ce théâtre, était de s'éloigner petit à petit des mondanités dans lesquels on l'avait élevée. Élever... c'était un terme tellement présomptueux quand on s'y attardait juste un instant. Les seuls qui avaient pu l'élever dans sa vie, n'en déplaise à sa famille, étaient ses amis. Et c'était peut-être ce à quoi Marius aspirait inconsciemment. Être un ami pour elle, avant d'être un instructeur. Il avait failli dans ce dernier rôle de toute manière, alors pourquoi ne pas lui accorder une chance de se rattraper autre part ? Après réflexion, elle trouvait un peu prétentieux l'impudence avec laquelle elle avait insinué le connaître. Comment pouvait-elle véritablement savoir ce qui lui ressemblait ? Elle n'avait que de vagues souvenirs de lui, sans doute teintés d'aigreur, et orientés par les discours dévalorisant de Tommy. Mais si sa mère avait réussi quelque part, c'était en érigeant son fils aîné au rang de mythe. Scarlett lui prêtait malgré elle beaucoup de qualités, et une intelligence remarquable. Une finesse dont elle était dénuée, et un goût profane pour les choses distinguées. Pour elle, Marius était une version exagérée de Beth. Elle n'irait pas jusqu'à dire qu'il était une version améliorée, car les rares défauts qui éloignaient Beth du modèle de leur frère étaient ceux qui la rendait si humaine, et qui la rapprochait de ses cadets. Malgré elle, Scar se raccrochait à ses failles comme s'ils étaient les seuls indicateurs de leur filiation. Marius répondit de façon évasive à sa question, non sans un petit sourire amusé. Evelyn. Soit, elle ferait avec. Absorbée dans son monologue, Scar fit à peine attention aux rictus et autres tics involontaires qui seraient venus trahir les réactions de son frère. Tommy était peu à l'aise avec la sexualité de sa sœur, c'était un fait. Mais elle doutait que Marius y soit vaguement sensible. Il tâcha de s'intéresser néanmoins à ses projets. Tout compte fait, Scarlett décida de considérer les questions de son frère comme un intérêt sincère plutôt qu'une tentative un peu vaine d'éluder sa propre vie. « Oh il a pour projet de monter une scène pour agrandir le café. Tu sais, un truc un peu underground. » dit-elle un peu détachée, persuadée que Marius prendrait les ambitions de sa sœur comme une simple lubie. « Je reste qu'une serveuse, mais je pourrais être bien plus. Suffit de s'entourer des bonnes personnes. » enchérit-elle comme pour se justifier de ne pas être la bonne à rien qu'on la soupçonnait d'être. La dernière réflexion de Marius sonnait plutôt comme un aveu d'échec que comme un quelconque constat. Il était vrai qu'à ce stade de leur vie, aucun des enfants Warren n'avait véritablement eu de chance en amour. Scarlett voyait ça comme une fatalité plutôt qu'une malédiction. C'était pour elle le résultat de l'éducation lacunaire qu'ils avaient reçus. « Si tu veux mon avis, je pense que c'est juste la conséquence de notre éducation. On va pas se mentir, on n'a pas grandi dans un foyer qui transpirait l'amour. En tout cas, quand je regarde maman je refuse de me sacrifier dans un mariage conventionnel. Tu vois bien ce que ça donne. » dit-elle en balayant leurs deux corps des yeux.
Les onze années qui te séparaient de Scarlett n’était pas anecdotiques. Scarlett était la soeur que tu n’avais pas vraiment vu grandir. Quand tu avais quitté le foyer familial pour le campus universitaire, ta soeur n’avait que sept ans et à partir de là tu ne revenais chez toi que les week-ends et les vacances, essayant tout de même d’y passer le moins de temps possible pour profiter de tes amis mais surtout pour avoir la plus grande tranquillité pour étudier. Ce que tu savais de Scarlett, c’était surtout les autres qui te l’avaient appris. Une remarque de Tommy un jour, un discours moralisateur de Beth un autre jour et puis les petites nouvelles que ta mère te donnait régulièrement quand tu l’appelais au téléphone et quand tu passais la voir. Tu réalisais aujourd’hui que toutes ces personnes regardaient Scarlett avec un prisme et que tu n’avais jamais réellement vu ta soeur directement comme tu le faisais aujourd’hui. Ce qu’elle devait savoir de toi, c’était la même chose. Vous n’aviez jamais été proches un peu par la force des choses mais surtout parce que tu avais toujours eu du mal à assumer cette place d’aînée dans laquelle tu ne te sentais pas à ta place et qui faisait tant souffrir ta fratrie. La fuite avait toujours été ta première réponse et tu pouvais encore voir dans les yeux de Beth que c’était quelque chose qu’elle te reprochera toujours. Tu avais du mal à penser collectif, à penser que tes actions pouvaient affecter les autres parce que tu avais toujours eu l’impression d’être seul et cela avait forcément un impact dans tes relations avec les autres. Se retrouver soudainement à faire du shopping avec Scarlett pour Evelyn était quelque chose qui tirait presque vers l’irréel. Mais tu avais conscience que si tu voulais créer et réparer cette relation quasiment inexistante avec ta jeune soeur, il fallait que tu prennes un risque. Et ce risque était de faire entrer Scarlett dans ta vie par la porte la plus intime. Même Beth ne connaissait pas l’existence d’Evelyn. Tu n’avais jamais eu le courage de lui en parler parce que cela n’avait pas semblé important dans un premier temps. Et puis Beth avait cette habitude de toujours espérer bien trop de choses d’une nouvelle de ce genre alors que tu savais très bien que tout pouvait s’effondrer du jour au lendemain. Oui, tu t’étais attaché à Evelyn, tu commençais à ressentir plus que de la simple amitié mais ce n’était pas aussi simple que ça et donner de faux espoirs à Beth était une mauvaise idée. Scarlett semblait prendre cette mission au sérieux et c’était tout ce qui comptait. Ne sachant pas grand chose de la vie de ta soeur, quand elle te parla d’un certain Matt et de futurs projets, tu essayais d’en savoir plus sans trop en demander non plus. Où se trouvait la ligne rouge avec Scarlett ? Existait-elle seulement ? « Oh il a pour projet de monter une scène pour agrandir le café. Tu sais, un truc un peu underground. Je reste qu'une serveuse, mais je pourrais être bien plus. Suffit de s'entourer des bonnes personnes. » Tu te mords la langue parce que tu as terriblement envie de dire à Scarlett qu’elle pourrait faire bien plus, tu n’en doutais pas. Que des études pourraient la propulser dans un autre monde mais c’est inutile … Tu sais que tu briserais la bonne entente que vous ressentez en ce moment et cela n’en vaut pas la peine. Oui, tu es un élitiste, tu le sais et c’est certainement un défaut mais tu as été élevé ainsi et encore aujourd’hui, tu baignes dans ce milieu. « Quand tu dis être bien plus, tu veux dire gérer cette scène underground ou performer dessus ? » Est-ce que Scarlett avait des talents artistiques? Tu n’en savais rien du tout. Tu étais réellement curieux de la réponse et tu ne voulais pas lui laisser penser que tu te pensais supérieur. Après tout, si elle était heureuse, c’était le plus important non ? Le sujet suivant était un peu plus épineux car il mettait sur le devant de la scène les échecs que vous aviez tous essuyés dans votre vie amoureuse. « Si tu veux mon avis, je pense que c'est juste la conséquence de notre éducation. On va pas se mentir, on n'a pas grandi dans un foyer qui transpirait l'amour. En tout cas, quand je regarde maman je refuse de me sacrifier dans un mariage conventionnel. Tu vois bien ce que ça donne. » Elle avait totalement raison. Vos parents ne s’étaient pas mariés par amour, ce n’était pas un secret. Vous n’aviez pas grandi dans un foyer où l’affection était débordante et où tout le monde parlait de ses sentiments et n’hésitait pas à les montrer. Et cela vous avait certainement plus marqué que tu n’aurais pu le penser en grandissant. « Le jour où tu acceptes un mariage conventionnel sans broncher sera le jour où je me ferai du souci. » Dis-tu avec un petit sourire. Tu es la victime de propositions de ce genre d’union par ta mère très régulièrement car elle trouve cela inadmissible qu’à ton âge tu n’aies pas une femme et des enfants. « Notre foyer nous a appris une chose, mieux vaut être seul que faire subir cela à nos enfants en effet. » Tu ne pensais pas avoir des enfants mais si tu en avais, tu avais envie de les faire grandir dans un autre environnement que celui que tu avais connu. Et en voyant comment Tommy s’occupait de Moïra, tu étais certain que sur ce point, toute la fratrie serait d’accord.
Quoiqu'elle ne doutait plus de la sincérité de son frère, Scarlett s'appliquait à lui conter sa vie avec défiance. Dans leur fratrie, c'était Beth qui mouchardait auprès de leur mère, mais après tout qu'en savait-elle ? Ses échanges avec Marius avaient été plus fournis ces dernières minutes que l'année écoulée, et il pouvait aussi bien vouloir entendre la vérité de sa propre bouche pour pouvoir se rassurer de la mépriser à raison. Scar n'était pas plus lésée que lui dans cette relation. Il ne connaissait de sa sœur que les récits désabusés de leurs parents, ou les plaintes répétés de Beth, incapable de faire respecter une autorité qu'elle n'avait jamais été légitime à exercer sur elle. Mais peut-être qu'au contraire il cherchait à la comprendre, pour pouvoir enfin se targuer d'être un élément encourageant dans cette famille, par ailleurs si adepte de la dévalorisation. Scarlett s'en fichait un peu à vrai dire. Le lien qui l'unissait à Marius était une page blanche qu'il leur convenait d'écrire, et elle lui cédait allègrement les premiers mots. Bien-sûr qu'il aurait pu, comme tous les autres, vanter son intelligence – et par la même occasion la dénigrer, parce que personne d'assez intelligent ne se rabaisserait à servir des cafés - mais son frère semblait marcher sur des œufs, et c'était une précaution que personne d'autre ne prenait dans la famille. Scar appréciait en silence, flattée de constater que son frère était assez avisé pour ne pas s'embarquer dans les mêmes débats stériles qui animaient leurs repas de Noël. Des fois elle se demandait si elle n'était pas morte et coincée dans le septième cercle de l'enfer, condamnée à entendre éternellement les mêmes reproches de la part de ceux qu'elle estimait le plus. Elle faisait rarement preuve d'objectivité, mais elle trouvait leur violence verbale bien plus acerbe que celle qui la poussait parfois à taper du poing, lorsqu'elle se sentait trop acculée pour se permettre une plaidoirie. S'il y avait finalement bien une chose dont elle accusait Marius, c'était d'avoir eu le courage et l'opportunité d'échapper à la corruption de cette famille. Et c'était peut-être bien leur seul espoir de sauver le maigre lien qui les unissait, avec la conviction qu'il n'avait jamais été souillé par le vices du reste des Warren. « Bonne question tiens. Je suis sûr que j'aurais vachement de succès sur la scène. » répondit-elle les yeux perdus dans son imagination. L'effort n'était pas si compliqué, car elle avait son lot de groupies sur internet. Virtuel ou réel, son charisme restait le même. Mais Marius ne pensait certainement pas au même genre de show, et il serait bien trop prématuré d'avoir cette conversation avec lui, à l'heure où Tommy restait confortablement installé dans son déni. « Mais non, je pense plutôt en termes de responsabilités... En toute honnêteté je suis très nulle comme serveuse, mais je sais galvaniser les gens. C'est pour ça qu'ils reviennent. Pour l'ambiance plutôt que pour le service. » Elle s'y voyait déjà, et n'avait pas besoin de l'approbation de ses parents ou de Beth pour se complaire dans cet avenir. La chaleur humaine, la fébrilité, l'effervescence. Ils étaient là ses moteurs. Pas la reconnaissance de ses pairs ou de sa famille. Pas même l'appât du gain. Elle était trop généreuse pour se contenter de ses petits désirs individualistes. Elle voulait donner. « Si je fais ça, ce serait clairement pour l'héritage. » souligna-t-elle en opinant du chef, un peu trop sérieusement pour que son frère ne puisse démêler le vrai du faux. « En vrai, heureusement qu'il y a Moïra, sinon maman serait constamment sur notre dos pour qu'on lui fasse des petits-enfants. » Et tandis qu'ils continuaient distraitement leur promenade, Scarlett s'immobilisa soudain devant la devanture d'une papeterie. « C'est là ! Il faut qu'on aille voir dans ce magasin ! » s'extasia-t-elle, de toute évidence embarquée dans l'effort de romantisme de son frère.
C’était une habitude pour toi de ne pas te laisser aller avec les membres de ta famille. Malheureusement, vous n’aviez jamais réussi à créer un climat de confiance entre vous, pas quand la défiance était votre meilleure amie. Défiance née de coups dans le dos et de blessures dont vous aviez par moment oublié les origines. Toujours peser ses mots, c’était important, très important. En particulier avec Scarlett qui pouvait démarrer au quart de tour si elle interprétait mal une de tes paroles. Tu ne connaissais pas bien ta jeune soeur mais tu avais pu remarquer cela dans son comportement les fois où vous vous croisiez. Accepter que Scarlett ne soit jamais celle que vous auriez espéré qu’elle soit avait été difficile à faire et pas du tout évident. Comme Beth, tu aurais aimé que Scarlett fasse des études, qu’elle suive la voie que vous aviez suivie plutôt que celle de Tommy. Mais maintenant qu’elle avait plus de trente ans, il était temps de laisser tout cela derrière vous. Scarlett vous avait montré qu’elle comptait bien n’en faire qu’à sa tête et si elle était heureuse dans sa vie, qui étiez-vous pour lui faire des remarques ? Ce qui te rendait heureux et te permettait de t’épanouir était clairement à des années lumières de ce qui fonctionnait pour ta soeur. Quand elle te parla de son boulot, tu savais que tu étais en train de marcher sur de la glace et que tu pouvais t’effondrer à tout moment. Tu essayais donc de poser les bonnes questions pour en savoir plus sans paraître condescendant. En plus, tu ne l’étais pas vraiment, tu étais simplement curieux. « Bonne question tiens. Je suis sûr que j'aurais vachement de succès sur la scène. Mais non, je pense plutôt en termes de responsabilités... En toute honnêteté je suis très nulle comme serveuse, mais je sais galvaniser les gens. C'est pour ça qu'ils reviennent. Pour l'ambiance plutôt que pour le service. » Tu hochais la tête. Tu avais l’impression que Scarlett te parlait une langue étrangère. Pour toi, cela ne voulait pas dire grand chose parce que tu n’avais qu’une vague idée du métier que pouvait réellement exercer ta soeur. Tu décidais de ne pas t’appesantir sur les détails et de te concentrer sur le fait qu’elle semblait enthousiasmée à l’idée de pouvoir se lancer dans ces nouvelles responsabilités. « Bon courage pour ces nouvelles missions dans ce cas. » Lui dis-tu avec un sourire. Tu n’avais rien à ajouter à ce sujet mais tu notais qu’il faudrait peut-être que tu passes un jour voir Scarlett au travail pour avoir une idée de ce qu’elle faisait réellement. Tu ne savais strictement rien de la vie de ta soeur, encore moins de son entourage, ce serait peut-être une manière de changer cela. La conversation se tourna ensuite vers vos parents et l’exemple qu’ils vous avaient donné d’un amour inexistant dans le mariage. « Si je fais ça, ce serait clairement pour l'héritage. » Tu levais un sourcil à ces paroles et regardait ta soeur avec un air étonné. Elle était sérieuse ? Tu allais ouvrir la bouche quand elle ajouta : « En vrai, heureusement qu'il y a Moïra, sinon maman serait constamment sur notre dos pour qu'on lui fasse des petits-enfants. » Votre mère n’était pas sur son dos à elle ? Mais où était la justice ? Moïra commençait à être trop âgée pour satisfaire pleinement votre mère. Cela calmait ses ardeurs mais pas suffisamment à tes yeux. « Tu as de la chance si elle ne t’embête pas avec ça parce que moi j’y ai droit à chacune de mes visites. Elle a presque organisé un speed dating avec les filles de ses copines de l’église. » Cette perspective t’angoissait énormément parce que tu n’avais jamais été très à l’aise avec les amis de tes parents qu’ils avaient à l’église. Tout d’un coup, Scarlett s’arrêta brutalement devant toi et te montra un magasin en disant : « C'est là ! Il faut qu'on aille voir dans ce magasin ! » Tu regardais la devanture, ne sachant trop quoi en penser mais il était évident que ta soeur semblait convaincue que c’était l’endroit où entrer et tu devais lui faire confiance. « Allons-y alors. » Lui dis-tu en ouvrant la porte. Tu ne savais pas ce que vous alliez trouver à l’intérieur et tu t’attendais à tout avec Scarlett mais si tu étais là c’était bien pour mettre ton veto. Une fois à l’intérieur, tu retins un soupir car tu sentais que l’après-midi allait être longue. Que la chasse au cadeau parfait commence …