"IT FEEL LIKE YOU’RE THE ONLY REASON FOR IT. ALL THE THINGS YOU DO, ALL THE THINGS YOU DO, ALL THE THINGS YOU DO. IT’S SAFE TO SAY YOU’RE THE ONLY REASONN FOR IT. I’VE BEEN BLEEDING IN YOUR SILENCE, I FEEL SAFER IN YOUR VIOLENCE, I HOLD ON LIKE LEAVES AND FALL TO WHAT IS LEFT. BEFORE I SLEEP I TALK TO GOD, HE MUST BE MAD WITH ME, IT’S COMING. ► CHRIS BROWN, AUTUMN LEAVES."
→ Les mains moites qui s’essuient sur le jean recouvert d’une fine pellicule de poussière à cause des voies rapides empruntées pour arriver à l’établissement pénitentiaire, le cœur qui tambourine comme jamais au creux de la poitrine tandis que mes prunelles céruléennes sillonnent les hauts murs barricadés sans réussir à imaginer la vie à l’intérieur - sans vouloir l’imaginer ; je m’accroche à la cigarette qui me brûle les lèvres, la langue, la gorge et les poumons comme si la cancéreuse pouvait m’être salvatrice cette fois. On sait tous qu’elle ne le sera pas. Fini les mensonges, fini la fuite, il est temps de se confronter une bonne fois pour toutes aux démons du passé et ça commence aujourd’hui avec cette entrevue que m’a accordé Ashby. S’il y a bien une chose que j’ai retenu du Road-Trip, c’est que personne ne peut échapper à ses emmerdes et qu’on a le choix : soit de provoquer la rencontre, soit d’attendre qu’elle nous tombe sur le coin de la gueule. Sans surprise, je choisis la première option, las de laisser ce foutu destin décider pour moi. Si je veux entrevoir un avenir, quel qu’il soit, il faut que je prenne les choses en main et c’est ce que ce dernier mois en compagnie de Terrence m’a appris. Tout comme lui qui se débat avec le sevrage, à base de méthadone et de rendez-vous chez le médecin, de crises de manque et de souffrance, je dois faire face aux ennuis qui me collent à la peau. Pas tous à la fois, il faut y aller méthodiquement. Et conscient que tous mes problèmes et mes vices sont liés intrinsèquement à ma mère, me voilà donc devant la prison à enchaîner les cigarettes sans réussir à me décider.
Pourtant, je l’ai voulu ce rendez-vous et je me suis acharné sur le secrétariat du pénitencier alors qu’il s’agissait d’une période de congés et que leurs effectifs n’étaient pas au complet ! Et j’ai fini par obtenir ce que je voulais : un rendez-vous avec Miss Ashby, responsable du dossier de Gail Hartwell, alias ma mère. J’ai encore en mémoire le regard brillant et plein d’espoir du petit-frère qui m’annonce la possibilité d’une liberté conditionnelle, la possibilité de recréer un foyer, la possibilité pour lui d’être ce petit-garçon qui déguste les bons plats de sa maman chaque dimanche… Foutu espoir qui débarque comme une bourrasque de vie et qui s’apprête à tout embarquer sur son passage. La responsable de cet élan d’optimisme inattendu ? Romy Ashby, conseillère pénitentiaire de réinsertion et de probation. C’est ce qui est inscrit sur sa carte professionnelle que j’ai réussi à obtenir lors du dernier mois. Je n’ai pas consulté Lonnie pour prendre ce rendez-vous car je veux m’assurer du sérieux de cette fameuse conseillère, et si jamais son charme a fonctionné sur le petit-frère, elle aura beaucoup plus de mal à agir de la même façon avec moi. Un brin misogyne comme réflexion ? Peut-être, et alors ? Je ne cherche qu’à protéger ce qu’on a, et même si ça semble rien, même si notre relation est en équilibre précaire, oscillant entre colère et manque, doute et affrontement, elle subsiste tant bien que mal et nous n’avons pas besoin qu’une conseillère sortie de nulle part foute tout en l’air. Oui, je considère son apparition dans nos vies comme une intrusion, et tel un animal acculé je réagis par l’attaque en allant la confronter aujourd’hui. J’espère que t’es bien accrochée à tes trippes, Romy Ashby, car je n’ai pas l’intention d’être tendre avec toi…
Je balance le mégot de la cigarette sur le sol sec du parking, l’écrase avec le bout de ma chaussure et me décide enfin à bouger. Le regard fixe, la démarche franche et assurée, je m’avance jusqu’au portillon d’entrée et passe toute la sécurité sans m’émouvoir. Pourtant revenir ici après autant de temps me rappelle des souvenirs lointains peu agréables. Les services sociaux, les visites médiatisées, les larmes et les cris, la honte écrasante et la terreur enfouie mais omniprésente. Les couloirs sont toujours aussi froids, tout comme mon âme ; l’ambiance toujours aussi pesante, tout comme mes pensées ; et chaque pas que je fais me précipite vers l’inéluctable, vers l’incertain et la peur s’empare vivement de mon cœur affolé. Je le mets de côté cependant, car je ne dois pas déroger à la règle que je me suis fixé : pas d’émoi. Car rien ne doit me détourner du but pour lequel je me trouve ici : protéger ce qu’il reste des frères Hartwell, et surtout, surtout, de Lonnie. J’ai trop manqué à l’appel, j’ai trop séjourné dans l’ombre, j’ai trop pratiqué la technique de l’autruche en pensant que tout cela était pour le mieux. Je me suis voilé la face, rien de ce que j’ai fait n’a servi. Car j’ai laissé mes sentiments et mes peurs irrationnelles contrôler ma vie. Est-ce que tu les contrôles tes démons, boy ? Ou est-ce que tu continues de te raconter des histoires ? Ne reviennent-ils pas te hanter, tard le soir ? Une succession de portes fermées, des couloirs austères, une chaleur à crever qui me laisse haletant et me fait transpirer davantage, et me voilà devant le bureau de la conseillère. Je lis le nom et prénom sur la petite plaque accrochée au mur, inspire profondément et, le poing serré, toque à la porte. Deux coups. Nets.
Une voix douce et chaleureuse s’élève de l’autre côté de la porte, m’invitant à entrer. Je ne me fais pas prier et ouvre celle-ci sur l’avenir, les enjeux de ce rendez-vous bien en tête, décidé à obtenir des réponses aux questions qui tournoient dans ma tête. Cela dit, je ne m’attends pas à tomber sur une femme aussi jeune, ni aussi charmante ; et si je masque bien la surprise en me raclant la gorge, cela ne fait que renforcer ma méfiance à son égard. Elle a tous les atouts pour embobiner n’importe quel homme. Cela me déplaît. Je m’attendais à une vieille mégère à la voix nasillarde qui avait réussi à appâter le petit-frère à coup de douceurs et d’anecdotes plaisantes, mais je suis forcé de constater que c’est tout autre chose qui l’a convaincu. A moi de déterminer quoi exactement désormais. – Miss Ahsby, je la salue en tirant la chaise devant son bureau – j’imagine que vous savez pourquoi je suis là aujourd’hui ? J’arque les sourcils, m’assoit et plante mon regard dans le sien sans ciller. – Il semble que vous ayez réussi à convaincre mon frère qu’il existe une possibilité pour que Gail soit libérée. J’aimerai bien comprendre comment vous allez réussir cela, hm ?
Harvey & Romy ⊹ The iceberg is a reflection of you when you re-new your vision, just think if it had sunk Titanic, what the fuck would you do to a critic ? Tell me, when doves cry do you hear 'em love? Do you hear 'em?
Romy n'avait pas vraiment pour habitude de voir son carnet de rendez vous se remplir tout seul. D'ordinaire, c'était plutôt elle qui bataillait avec les extérieurs pour grappiller quelques minutes de leur temps. Que ce soit des entreprises (publiques ou privées) aux différentes associations, la petite blonde avait pour habitude d'être celle dans la demande plus que celle qu'on appelait, alors lorsque Joyce l'avait dérangée en rendez vous pour l'informer qu'on insistait pour lui rendre visite, elle avait haussé le sourcil. "Harvey Hartwell", lui avait elle dit d'un ton détaché, ne sachant probablement pas qu'elle aurait abandonné n'importe qui pour prendre elle même ce rendez vous, mais puisque la secrétaire était déjà sur le coup, elle s'était contenté de donner son accord agrémenté d'un "n'importe quand" et avait pris son mal en patience en attendant que la minute M du jour J n'arrive. Installée dans son fauteuil, au beau milieu de ce bureau aux allures stériles et sans artifices puisque la prison l'interdisait, Romy mordillait le bout de son crayon en étudiant un dossier le temps que l'aîné Hartwell arrive. Il s'était manifesté de deux coups distincts sur la porte, presque à l'heure, et lorsque sans réfléchir elle balançait un "Entrez" la petite blonde se redressait sur son assise afin de le voir arriver. Il se raclait la gorge, balayant sa silhouette du regard, et tout ce qu'elle se disait dans un premier temps était qu'il semblait bien différent de Lonnie, même s'ils avaient quelques traits en commun. "Miss Ahsby" Il s'installait face à elle tandis que d'une expression neutre elle le saluait d'un "Bonjour, Monsieur Hartwell." ne serait-ce que pour poser les bases et montrer patte blanche d'entrée de jeu. En dehors de la prison, Romy était cette sorte de boule d'énergie, de bonne humeur permanente, mais lorsqu'elle revêtait la casquette de la conseillère, la poker-face était de rigueur, bien qu'elle ait complètement loupé avec Lonnie précédemment. Elle ignorait ce que le flic avait pu raconter à son frère, et espérait sauver les apparences bien que son numéro de téléphone figurait sur son paquet de clopes. Sa spontanéité la desservait parfois, mais que Harvey se rassure. Son seul but était de faire sortir Gail de prison, pas de se la jouer jeune carriériste tout feu tout flamme. "J’imagine que vous savez pourquoi je suis là aujourd’hui ?" Il la fixait, et elle soutenait son regard sans la moindre difficulté. Romy était une habituée de ces jeux de regards, et croisant les bras contre sa poitrine elle attendait qu'il poursuive : "Il semble que vous ayez réussi à convaincre mon frère qu’il existe une possibilité pour que Gail soit libérée. J’aimerai bien comprendre comment vous allez réussir cela, hm ?" D'un hochement de tête, la petite blonde approuvait, notant au passage qu'il parlait de sa mère en usant de son prénom. Les relations entre eux étaient sans doute pires qu'elle ne les imaginait, mais qu'importe, ce n'était pas le plus important dans l'immédiat. D'une voix douce elle rétorquait : "Elle peut en faire la demande. Son dossier est exemplaire." Pas un faux pli, pas un accro, Gail Hartwell avait été l'archétype de la détenue parfaite en apparence. Aux yeux de la conseillère, cette femme avait cessé de vivre en enfilant sa combinaison de prisonnière, et toutes ces années passées derrière les barreaux avaient beau avoir été justifiées par le crime qu'elle avait commis, à ses yeux aujourd'hui elles ne relevaient plus que de l'acharnement. "En revanche je suis plutôt surprise de vous entendre dire que je l'ai convaincu. Il m'a promis d'y songer. Je ne m'attendais pas à ce qu'il vous parle de moi." Et surtout, elle ne s'était pas attendu du tout à le voir. Romy n'avait pas pour habitude de mentir. Elle avait bien des défauts (et parmi eux celui de s'incruster et s'immiscer dans la vie des Hartwell visiblement) mais elle avait toujours souhaité être la plus transparente possible. "Ce qui m'amène à vous demander à mon tour pourquoi vous vouliez me voir." Ne serait ce que pour partir sur de bonnes bases.
"IT FEEL LIKE YOU’RE THE ONLY REASON FOR IT. ALL THE THINGS YOU DO, ALL THE THINGS YOU DO, ALL THE THINGS YOU DO. IT’S SAFE TO SAY YOU’RE THE ONLY REASONN FOR IT. I’VE BEEN BLEEDING IN YOUR SILENCE, I FEEL SAFER IN YOUR VIOLENCE, I HOLD ON LIKE LEAVES AND FALL TO WHAT IS LEFT. BEFORE I SLEEP I TALK TO GOD, HE MUST BE MAD WITH ME, IT’S COMING. ► CHRIS BROWN, AUTUMN LEAVES."
→ Elle ne se démonte pas, Romy Ashby. C’est la première réflexion que je me fais lorsque je croise son regard et qu’imperturbable, elle soutient le mien. Je m’installe face à elle, m’assois sur la modique chaise de bureau dans une attitude à la fois désinvolte et légèrement provocatrice, les sourcils légèrement froncés et un air sérieux, un peu brutal, collé sur le visage. Décidant de faire l’impasse sur les règles de bienséance qui auraient très certainement voulu que je m’enquiers de choses tout à fait inutiles et dont je me fiche éperdument, je ne perds pas de temps à me présenter et évoque très franchement et sans détours les raisons de ma venue ici. J’ai besoin de comprendre ce qui pousse cette jeune femme à s’immiscer dans notre vie, à se pencher sur notre cas en faisant ressortir sans aucune pitié les vieux fantômes du passé. Celui de notre père, ce connard arrogant rongé par l’alcool, flotte toujours dans l’air. Ici, il semble omniprésent et se déploie comme une ombre funeste au-dessus de nos têtes. Les frères Hartwell ont été finalement oubliés, et je crois que c’est mieux ainsi. La sortie de prison de Gail Hartwell fera la une des journaux et la vieille histoire ressortira inévitablement. Il s’agira alors de faire face à la vague subversive de critiques, de ragots colportés et de journaliste véreux qui viennent se faire de l’argent sur la misère des uns. Je ne sais pas si je suis prêt à ça, et j’ignore si Lonnie y a pensé mais l’éventuelle sortie de prison de Gail ne se fera pas sans remuer la merde du passé. – Elle peut en faire la demande. Son dossier est exemplaire. Je fixe la jeune conseillère face à moi, comprenant implicitement que ma mère n’a jamais fait la demande de sa sortie. Ainsi, tu n’es pas toute blanche, Romy, c’est toi qui veux la voir dehors. Pourquoi ? Quel avenir ? Tu lui prévoies quoi à Gail hein ? Tu vas l’aider à trouver un toit ? Un travail ? Tu vas la traîner au cinéma pour qu’elle ne déprime pas ? Tu vas l’empêcher de s’ouvrir les veines quand elle réalisera qu’elle a passé vingt années de sa vie en prison, qu’elle n’a pas vu ses enfants grandir et qu’elle n’a rien accompli à part un homicide ? Ma méfiance exacerbée me semble totalement justifiée, mais je n’interromps pas tout de suite la conseillère qui poursuit sur un ton maîtrisé et avenant. - En revanche je suis plutôt surprise de vous entendre dire que je l’ai convaincu. Il m’a promis d’y songer. Je ne m’attendais pas à ce qu’il vous parle de moi. Un petit rictus vient fendre mes lèvres alors que je pense au petit-frère. Peut-être qu’il ne s’est pas laissé embobiner par le joli minois qui se trouve face à moi finalement. Ça me rend fier en quelque part, qu’il se soit tourné vers moi Lonnie, qu’il soit venu me tendre la main pour que je la saisisse, qu’il me veuille pour faire front avec lui. Il m’offre la possibilité de me racheter de mes fautes et de faire les choses bien. Ne foire pas tout, boy, ne foire pas tout. – Ce qui m’amène à vous demander à mon tour pourquoi vous vouliez me voir. J’inspire lentement et glisse distraitement ma langue sur mes lèvres, avant de reprendre. – J’aimerai comprendre, Miss Ashby, ce qui vous pousse à vouloir aider Gail à accepter cette liberté conditionnelle. Il ne me semble pas que cette demande vienne d’elle, car même si son dossier est exemplaire, elle n’a jamais formulé le souhait de sortir d’ici. Est-ce que je me trompe ? J’essaie de la déstabiliser et de comprendre pourquoi le cas de Gail l’intéresse autant. Est-ce pour gravir plus vite les échelons ? Avec un aussi gros dossier, si elle arrive à obtenir la liberté conditionnelle, ça lui ouvrira des opportunités de carrière qu’elle ne pourrait pas miroiter en temps normal.
Harvey était l’entier opposé de Lonnie ; c’était la première réflexion qu’elle s’était faite en le voyant débarquer dans son bureau. Ils avaient beau se ressembler physiquement (un peu, du moins) l’aîné des deux frères n’avait pas le même savoir être que son cadet, il semblait plus assuré, et tandis que la petite blonde notait mentalement cette différence en l’observant prendre place, elle s’accommodait de ce jeu de regards en soutenant celui du Hartwell. Romy en avait vu des plus terribles entre ces murs, et le masque de la conseillère lui était bien utile alors qu’elle outrepassait des dizaines de règles de déontologie en s’investissant à ce point dans le dossier de Gail, bien qu’elle ne l’avoue pas. Harvey entrait d’emblée dans les détails, ne s’encombrait pas vraiment de règles de politesse pour en venir aux faits. Romy voulait faire sortir sa mère de prison, et il voulait savoir pourquoi. Elle jouait la carte de la transparence en expliquant que la détenue n’était pas à l’origine de la demande, faisant face à un Harvey qui ne disait mot mais dont le regard était suffisamment équivoque pour deviner sa perplexité face à tout ça. Pourquoi elle voulait la voir dehors, hein ? C’était sans doute ça la question, mais plutôt que de l’entendre rétorquer quelque chose de ce genre du tac au tac, la blondinette eut le loisir de poser à son tour quelques interrogations. Que venait faire le fils aîné dans son bureau alors même que le cadet s’était montré mitigé sur ses intentions quelques jours plus tôt, hein ? La blondinette penchait la tête sur le côté en réaction au rictus qui était venu étirer les lèvres de Harvey, sans trop savoir ce qu’il signifiait. Elle se mordillait l’intérieur de la joue, demandant ensuite de façon plus claire ce qu’il était venu chercher ici. « J’aimerai comprendre, Miss Ashby, ce qui vous pousse à vouloir aider Gail à accepter cette liberté conditionnelle. Il ne me semble pas que cette demande vienne d’elle, car même si son dossier est exemplaire, elle n’a jamais formulé le souhait de sortir d’ici. Est-ce que je me trompe ? » Définitivement, ce type n’avait rien de commun avec son frère cadet. Pas plus coriace, mais plus brut. Il ne prenait pas de pincettes, et ça tombait bien, elle n’en prendrait pas non plus. Elle avait prévu de se battre pour faire sortir Gail de prison, il était hors de question qu’elle se retrouve dans la position de la bichette mal assurée. Ramenant ses coudes sur la table, elle s’avançait un peu, croisant finalement les bras pour répondre : « Il faut croire que j’ai envie de bien faire mon boulot. » Faux, archi faux. La prison n’était pas un monde fait de roses et de licornes dans lequel on avait envie de prendre les gens par la main pour les remettre en libertés. Un dossier sur d’eux était d’une complexité à vous en filer la migraine pour des semaines, mais Romy était tombée sur une exception en la personne de maman Hartwell. « Elle n’a aucune remarque, zéro émeute à son actif, un dossier nickel. Vous savez on ne garde pas les gens s’ils ont payé leur dette. En l’occurrence votre mère l’a déjà fait. » Et même si elle n’était pas la plus à même d’en juger sans quoi le système judiciaire ne servirait plus à rien, Romy défendrait son point de vue et sa … courte expérience. Elle baignait dans ce monde depuis qu’elle était née, son père était directeur. Cela ne faisait pas tout mais la blondinette se sentait légitime de plaider cette cause. « A mon tour. Pourquoi vous êtes ici ? Pour Lonnie uniquement ? » Il ne l’avait pas appelée maman, ni même ‘ma mère’, mais Gail. Une façon de procéder qui était froide, glaciale, presque polaire. Le fils cadet semblait plus chamboulé par l’avenir de sa génitrice, mais l’aîné …. Il ne venait déjà pas lui rendre visite. Sa présence dans ce bureau ne voulait dire qu’une chose : il venait pour son frère. Ce qui ne l’arrangeait pas.
"IT FEEL LIKE YOU’RE THE ONLY REASON FOR IT. ALL THE THINGS YOU DO, ALL THE THINGS YOU DO, ALL THE THINGS YOU DO. IT’S SAFE TO SAY YOU’RE THE ONLY REASONN FOR IT. I’VE BEEN BLEEDING IN YOUR SILENCE, I FEEL SAFER IN YOUR VIOLENCE, I HOLD ON LIKE LEAVES AND FALL TO WHAT IS LEFT. BEFORE I SLEEP I TALK TO GOD, HE MUST BE MAD WITH ME, IT’S COMING. ► CHRIS BROWN, AUTUMN LEAVES."
→ C’est seulement quand on a tout perdu qu’on est libre de faire tout ce qu’on veut. Parait-il. C’est une façon comme une autre de donner de l’espoir à ceux qui n’ont plus rien, un os à ronger aux chiens errants, suffisamment de paille pour allumer un feu. Et si la flamme vacille et s’éteins quelques minutes après, ça n’a aucune importance. Le feu de paille aura brillé un temps. C’est ce que tu fais, Ashby ? Tu nous donnes de l’espoir en te fichant éperdument du mal que tu peux faire autour, des feux que tu vas allumer sans possibilité de les éteindre ? Est-ce que tu jettes un pavé dans la marre sans réelle conviction ? Est-ce que tu espères juste gagner, comme on joue sur un coup de bluff tout en ignorant les cartes de l’adversaire en face ? Notre adversaire, ici, c’est le monde et sa cruauté. Qui n’a pas entendu parler de la tragédie des frères Hartwell, il y a vingt ans ? Nos têtes étaient partout, dans toutes ces feuilles de choux putrides, dégoulinantes de puanteur et d’horreur, décrivant le quotidien miséreux d’une famille de la classe moyenne qui s’est enfoncée peu à peu dans des mécanismes d’autodestruction. On a pointé du doigt l’alcoolisme, le manque de revenus, la femme qui reste à la maison pour élever ses marmots et qui manque cruellement d’indépendance. On a insisté sur les dysfonctionnements familiaux, sur les inaptitudes de ceux à qui on en demande toujours plus, sur la lâcheté et l’égoïsme de cette fin tragique, sans se remettre une seule fois en question. Non, car si tu ne conviens pas au monde, ce n’est pas à lui de changer mais à toi de te contraindre à rentrer dans ses cases. Et si tu refuses, tu te verras attribuer une case de toute façon. Pour Gail Hartwell, ce fut la case prison. Et pour ses fils, la protection de l’enfance. Tous trois enfermés dans des geôles bien distinctes, privés de leur juste arbitre, dépossédés de leur décision, condamnés comme fautifs, inconvenables, idiots à la charge de l’état plutôt que grands oubliés de ce dernier. Alors, nous sommes dans quelle case pour toi, Ashby ? C’est la pitié qui te donne envie d’aider Gail ? Ou, comme tous les pourris qui foulent cette terre, est-ce la cupidité ? Pourquoi vaudrais-tu mieux qu’une autre, hein ? Pourquoi est-ce qu’on devrait te faire confiance, Ashby ? Va falloir que tu prouves que t’es honnête, car la confiance se gagne tu sais, et je ne me ferais pas avoir par tes beaux yeux charmeurs. – Il faut croire que j’ai envie de bien faire mon boulot. Cette réponse ne me convient pas, et mes sourcils se froncent sous la contrariété. Ne me prends pas pour un con, Ashby, tu risques seulement de m’exaspérer et jusqu’à preuve du contraire, c’est toi qu’a besoin de moi, pas l’inverse. – Elle n’a aucune remarque, zéro émeute à son actif, un dossier nickel. Vous savez on ne garde pas les gens s’ils ont payé leur dette. En l’occurrence votre mère l’a déjà fait. Payer leur dette… Ces mots résonnent dans mon esprit et je ne peux pas m’empêcher de me demander envers qui ma mère a-t-elle payée sa dette ? Envers cette putain de société égocentrée qui ne l’a jamais écouté, elle la pauvre femme au foyer esseulée qui parce qu’elle a décidé de se consacrer entièrement à sa famille, n’a clairement pas de cervelle ? Envers nos chers concitoyens qui se sont délectés de cette affaire à la une des faits divers parce qu’elle aura eu le mérite d’alimenter leurs conversations inintéressantes durant plusieurs semaines ? Envers son défunt mari qui l’a considéré la majeure partie de leur mariage comme une chose sur laquelle il pouvait déverser toutes ses frustrations ? Envers ses deux fils qui ont été privé toutes leurs vies de sa présence rassurante pour les guider ? D’où est-ce que Gail Hartwell a une putain de dette à payer, hein ? Et pourquoi ne serait-ce pas le contraire ? La colère est en train de largement gagner la bataille sur mon sang froid et mes doigts se crispent sur mes cuisses alors que je fixe avec haine la conseillère face à moi. – C’est la société qu’a une putain de dette envers Gail Hartwell, Miss Ahsby. Elle a éliminé un monstre et pour ça, elle a gagné de passer sa vie enfermée comme une folle. Elle n’aurait jamais dû finir entre ses barreaux si cette putain de société de merde regardait les problèmes en face au lieu de chercher à les dissimuler constamment. Alors, donnez-moi les véritables raisons pour lesquelles vous pensez que Gail serait mieux dehors que dedans. Elle coûte trop cher ? Elle a une maladie incurable et vous ne voulez pas qu’elle crève entre vos murs ? Ça ferait tâche ? Elle est devenue brusquement trop bien pour votre établissement ? C’est quoi vos arguments, Miss Ahsby. Vous avez envie d’une promotion et ce dossier vous semble suffisamment complet pour ça ? Viens-en aux faits, arrête de tergiverser, je n’aime pas jouer. Va falloir que tu sortes tes tripes sur la table, Ashby, pour me convaincre. Car si c’est moi qui suis venu te trouver, c’est bien à toi de me convaincre. Et je ne te laisserai pas inverser les rôles, je ne suis pas un benêt que tu vas pouvoir berner si facilement. Mes mains se sont mises à trembler, comme toujours lorsque la rage prends possession de moi. Depuis peu, j’ai un moyen efficace pour calmer les tensions, j’entends les notes de musique qui s’élèvent dans l’air au rythme de l’archer qui glisse sur les cordes. Quand il joue Terrence, ça m’apaise et je m’accroche à ça, aux mélodies que ma mémoire chérit précieusement pour m’aider à ne pas exploser, à ne pas tout foutre en l’air. Aide-moi à ne pas péter un câble, mon amour…– A mon tour. Pourquoi vous êtes ici ? Pour Lonnie uniquement ? Je reviens à moi et reste cois quelques secondes devant les questions de la conseillère. Je laisse échapper un petit rire médusé, surpris par son culot et je passe ma main sur ma barbe en me redressant sur le siège. Elle se fout de ma gueule la conseillère ou quoi ? Depuis quand est-ce que JE dois me justifier de ma présence ici ? Elle n’en connait pas suffisamment sur les Hartwell peut-être ? L’énervement revient à la charge, plus féroce encore. Je vais devoir être plus clair, apparemment. Je m’approche du petit bureau et pose mes coudes dessus, imposant et agacé. Mon regard la fixe droit dans les yeux alors que je prononce d’une voix parfaitement distincte les mots suivants, faisant preuve de tout le sang-froid dont je dispose actuellement : – Qu’on soit bien clairs, Miss Ashby, c’est vous qui avez besoin de moi pour mener à bien votre projet. Les raisons pour lesquelles je me trouve face à vous importent peu. Par contre, il serait urgent pour vous de trouver des raisons pour lesquelles je devrais rester car à part éluder mes questions, vous ne me donnez pas grand-chose à me foutre sous la dent, Ahsby. Car si vos arguments se résument à votre envie de bien faire votre boulot, ou au fait que ma mère a payé sa putain de dette envers je-ne-sais-qui, je ne suis pas convaincu et j’suis en train de me demander réellement ce que j’fous là, ouais. Mon regard est noir alors que je me renfonce dans mon siège. Des tics nerveux viennent fissurer mon visage jusque-là impassible. Je suis un chien prêt à mordre et peu enclin à se contenter d’un pauvre os décharné.
Romy observait l’aîné Hartwell avec un détachement feint, car dans les faits, la conseillère détaillait les traits de son visage avec autant d’attention qu’elle le ferait avec une nouvelle détenue. Il était différent de son cadet, autant dans son attitude que dans sa façon de lui adresser la parole. Si Lonnie avait d’emblée fait naître chez elle le sentiment que leur histoire familiale était un sujet délicat et qu’il fallait qu’elle procède avec tact, Harvey lui renvoyait d’entrée de jeu la douleur qu’ils avaient tous pu ressentir durant toutes ces années entre médiatisation indiscrète et l’absence d’une figure maternelle qu’on leur avait arrachée trop vite ; avec l’idée que de faire ressortir des vieux dossiers n’amènerait rien de concluant. Le blond l’aurait presque faite douter d’un simple coup d’oeil, mais Romy était plus coriace qu’elle en avait l’air. Elle avait fini par connaître Gail au fil des mois, et bien qu’elle ait pu déceler chez cette femme des contradictions qui auraient fait jeter l’éponge à n’importe quel autre de ses collègues, la conseillère, arrivait à y voir un espoir. Celui d’une vie que la prison se devait de lui rendre maintenant que sa peine avait été purgée. La mère de famille avait eu le temps de cogiter sur ses actes depuis plus de vingt ans qu’elle était enfermée, et bien que Romy sache pertinemment qu’aujourd’hui encore elle aurait été capable du même sacrifice pour sauver ses fils, elle savait aussi que s’acharner était inutile et que cette femme méritait une seconde chance, même si le chemin serait des plus compliqués. Harvey avait beau être son fils, elle ne le laisserait pas s’aventurer sur des discussions qui remettraient en cause tout ce pourquoi elle se battait depuis des mois. Oui, la détenue Hartwell n’était pas à l’origine de cette demande, et oui, elle faisait son travail en lui suggérant de faire une demande de libération conditionnelle. C’était tout ce qu’il y avait à retenir et elle se moquait bien des sourcils froncés de l’aîné, de son regard noir qu’il lui jetait. Elle faisait ça pour Gail et non pour s’attirer la sympathie de son fils où une étiquette de Mère Theresa pour sauver son karma. Qu’il ne se méprenne pas, elle en avait quelque chose à faire de ses états d’âme et dans d’autres circonstances elle lui aurait volontiers proposé un café pour discuter, mais tout ce qu’il lui importait en l’instant était d’avoir son soutien, non de se justifier sur sa façon de faire son boulot. « C’est la société qu’a une putain de dette envers Gail Hartwell, Miss Ahsby. Elle a éliminé un monstre et pour ça, elle a gagné de passer sa vie enfermée comme une folle. Elle n’aurait jamais dû finir entre ses barreaux si cette putain de société de merde regardait les problèmes en face au lieu de chercher à les dissimuler constamment. Alors, donnez-moi les véritables raisons pour lesquelles vous pensez que Gail serait mieux dehors que dedans. Elle coûte trop cher ? Elle a une maladie incurable et vous ne voulez pas qu’elle crève entre vos murs ? Ça ferait tâche ? Elle est devenue brusquement trop bien pour votre établissement ? C’est quoi vos arguments, Miss Ahsby. Vous avez envie d’une promotion et ce dossier vous semble suffisamment complet pour ça ? » D’accord. Visiblement elle avait peut-être chatouillé un peu trop le fils aîné, réveillé chez lui une colère justifiait mais dont elle se fichait bien tant qu’elle était dirigée contre elle ; elle saurait la gérer. Les bras croisés contre sa poitrine, Romy avait fini par s’avancer sur son bureau, posant ses coudes contre ce dernier pour soutenir son regard avec un peu plus d’intensité. « Ce n’est pas moi qui fait les lois Monsieur Hartwell, et vous ne saurez pas ce que je pense de la façon qu’a eue votre mère de se faire justice. Les faits sont ce qu’ils sont, et on l’a condamnée à une peine qu’il est temps de réévaluer. Je n’ai pas la solution miracle, ni même de promesse à vous faire. Je pense que ce serait de l’acharnement que de garder votre mère ici. Et ce n’est pas prendre parti de vous l’avouer. » Ce qui justifiait en partie sa volonté de faire les démarches pour Gail. Non elle n’était pas malade, ni même devenue trop chère au contribuable. Cette femme se faisait la plus discrète possible, se cachant derrière une barrière de souvenirs qui suffirait à la rendre folle un jour si elle ne s’extirpait pas de sa cellule pour se confronter, mais ce n’était pas le bon moment pour en parler, et même si c’était même un peu égoïste de le garder pour elle, Romy ne confierait rien à Harvey sur sa mère qui puisse mettre en péril toute son entreprise. Elle avait déjà travaillé trop dur pour tout voir s’effondrer. Tous les deux se regardaient avec plus ou moins de méfiance, et tandis que la conseillère se risquait à une question, elle essuyait la méfiance d’un Hartwell bien plus agressif que celui qui lui avait fait face quelques semaines plus tôt. « Qu’on soit bien clairs, Miss Ashby, c’est vous qui avez besoin de moi pour mener à bien votre projet. Les raisons pour lesquelles je me trouve face à vous importent peu. Par contre, il serait urgent pour vous de trouver des raisons pour lesquelles je devrais rester car à part éluder mes questions, vous ne me donnez pas grand-chose à me foutre sous la dent, Ahsby. Car si vos arguments se résument à votre envie de bien faire votre boulot, ou au fait que ma mère a payé sa putain de dette envers je-ne-sais-qui, je ne suis pas convaincu et j’suis en train de me demander réellement ce que j’fous là, ouais » Elle avait l’impression d’avoir réveillé un chien sauvage, prêt à mordre au moindre signe de faiblesse, et pourtant, Romy n’avait pas bougé d’un cil, la même expression lisse sur son visage de poupée bien que dans ses yeux luisaient une lueur incandescente qui traduisaient volontiers ce qu’elle pensait ; petit con. « Mon projet ? Vous pensez vraiment que la seule satisfaction que j’aurais lorsqu’elle sera libre ce sera d’avoir réussi à faire sortir Gail Hartwell de prison ? Vous plaisantez j’espère ? » En vérité, si cette femme venait à sortir un jour, Romy aurait à gérer une potentielle tempête médiatique dont elle se passerait volontiers. Au fil des mois elle avait compris que la détenue n’aspirait qu’à un semblant de normalité, et si elle y arrivait à la prison, une fois dehors ce serait une autre paire de manches. « Vous pensez de moi ce que vous voulez. De la société aussi. On vous a donné le droit de vote pour vous exprimer à ce sujet. » Encore une fois, ce n’était pas elle qui faisait les lois, et si elle devait se porter conscience de toutes les décisions de justice son cerveau imploserait chaque mois. Romy se focalisait sur la réinsertion des détenues, et c’était déjà pas mal pour le petit bout de femme qu’elle était. « Je vous parle de faits. Votre mère a été condamnée. Mon boulot c’est de la voir dehors. Donc oui, je vais monter un dossier pour elle, parce que si c’est d’un petit coup de pouce dont elle a besoin pour voir les choses telles qu’elles sont, alors je vais le faire. Je l’ai fait pour d’autres, je le ferais pour d’autres encore, et je me fiche bien de répondre à vos questions si elles ne portent que sur ma façon de voir les choses plutôt que sur la stabilité émotionnelle de votre mère. » Avait-elle été trop loin ? Sans doute, et pourtant lorsqu’elle se renfonçait dans son assise, les sourcils froncés, Romy ne regrettait pas le moindre mot. Que risquait-elle après tout ? De perdre un soutien qui s’était montré d’entrée de jeu réfractaire ? Qui s’était déjà fait une idée biaisée de ses intentions ?
"IT FEEL LIKE YOU’RE THE ONLY REASON FOR IT. ALL THE THINGS YOU DO, ALL THE THINGS YOU DO, ALL THE THINGS YOU DO. IT’S SAFE TO SAY YOU’RE THE ONLY REASONN FOR IT. I’VE BEEN BLEEDING IN YOUR SILENCE, I FEEL SAFER IN YOUR VIOLENCE, I HOLD ON LIKE LEAVES AND FALL TO WHAT IS LEFT. BEFORE I SLEEP I TALK TO GOD, HE MUST BE MAD WITH ME, IT’S COMING. ► CHRIS BROWN, AUTUMN LEAVES."
→ J’avais une idée très précise en tête de la façon dont je voulais mener cet entretien avant de m’y rendre. J’avais préparé mes arguments, j’avais renforcé mon esprit pour faire face aux impondérables que je ne pouvais pas anticiper et je m’étais attendu à avoir plus ou moins de résistance de la part de la conseillère. Cela faisait une bonne semaine que mon attitude générale s’en était retrouvée entachée, et seul Terrence s’en était aperçu (qui d’autre ?). Plus froid, plus distant, plus brutal. Peut-être qu’il y avait plus de verres aussi et plus de clopes. Plus de cauchemars, inévitablement. Ressasser le passé n’était jamais plaisant. J’avais redouté ce rendez-vous, non pas à cause de l’objectif que je m’étais fixé (qui était celui de vérifier la fiabilité de la conseillère), mais bien à cause de ce qu’il allait me faire ressentir : la culpabilité et les sentiments contradictoires que j’éprouvais à l’égard de ma mère emprisonnée. Aussi, mon niveau de nervosité déjà très élevé avant d’entrer dans le petit bureau de la conseillère n’allait pas diminuer au cours de l’entretien. Et cette hypothèse se vérifie aussitôt que j’ai l’impression d’être pris pour un con par cette dernière. Comme un lion dans sa cage, je rugis et saute sur le premier prétexte pour sortir de mes gongs et montrer toute l’animosité que je renferme en moi envers la société et la décision que la justice a pris il y a vingt ans. Je suis prêt à accuser tout le monde pour la peine et la souffrance endurées toutes ces années, privé de la douce présence maternelle, de la sécurité que peuvent offrir le creux de ses bras, son odeur délicate et sa voix mélodieuse. Ce sont des éléments que Romy Ashby occulte, selon moi. Et ce sont principalement ces éléments-là, ces sentiments délicats et profonds, auxquels il faut éviter de toucher. Ce n’est pas parce que je donne l’impression d’être un mauvais fils et un connard imbuvable que je ne cherche pas à protéger ma mère ou mon frère. J’ai seulement réalisé il y a peu que je m’y prenais de la mauvaise manière et que je faisais plus de mal que je ne le voulais ainsi. C’est un changement radical de méthode donc, un changement où je me place en première ligne, la fleur au fusil, prêt à recevoir tout autant de décharges qu’il faudra en donner. Après tout, me battre c’est ce que je sais faire de mieux alors autant mettre cette qualité à profit, non ? Ce que je n’ai pas prévu malheureusement, c’est d’être poussé dans mes retranchements et à deux doigts de perdre mon sang-froid. Car tout ça me touche bien trop, c’est le cœur qui parle et non l’esprit rationnel. C’est le cœur qui l’emporte sur la raison, et mes mains tremblent, le sang bouillonne dans mes veines, mon palpitant s’agite, mon regard se cercle de noir tandis que je fixe la conseillère dont le visage reste impassible face à mon émoi. T’en as maté de plus coriace, c’est ce que tu voudrais me faire croire, Ashby ? – Ce n’est pas moi qui fais les lois Monsieur Hartwell, et vous ne saurez pas ce que je pense de la façon qu’a eue votre mère de se faire justice. Les faits sont ce qu’ils sont, et on l’a condamnée à une peine qu’il est temps de réévaluer. Je n’ai pas la solution miracle ni même de promesse à vous faire. Je pense que ça serait de l’acharnement que de garder votre mère ici. Et ce n’est pas prendre parti de vous l’avouer. Brave petite employée à la solde de l’état. Sa répartie permet néanmoins de recentrer le propos et de calmer mes nerfs un peu trop à vifs. Je me contente de répondre sur un ton légèrement moqueur – Bien sûr, prendre parti c’est trop risqué dans votre situation. Je suis bien au fait de la nécessaire distance professionnelle et de la déontologie. Ahsby ne peut pas exprimer son avis personnel, elle se doit de rester neutre, objective. C’est ce que je déplore, même si je suis capable de le comprendre. Le dossier Hartwell ne fera pas exception, il sera soumis aux mêmes règles applicables pour tous. Mon regard sillonne le bureau un instant, tandis que je rassemble mes pensées pour continuer de garder la main sur ce rendez-vous. Cependant, Romy Ashby me devance. Elle semble vouloir elle-aussi tester mes limites. Et à ce jeu-là, elle risque de de brûler les ailes. Car je suis sur la défensive et que, comme tout le monde le sait, la meilleure des protections reste l’attaque. Aussi, je bondis et je m’impose, dans mes mots comme dans mon attitude pour bien faire comprendre à la conseillère qu’elle a plus à perdre que moi. Mais est-ce réellement le cas ? Ou voudrais-je seulement m’en persuader ? L’heure n’est pas aux réflexions plus profondes, ce rendez-vous me secoue déjà bien trop et alors que je me rassois plus posément dans ma chaise, la conseillère attaque à son tour. – Mon projet ? Vous pensez vraiment que la seule satisfaction que j’aurais lorsqu’elle sera libre ce sera d’avoir réussi à faire sortir Gail Hartwell de prison ? Vous plaisantez j’espère ? En ai-je l’air ? J’arque les sourcils et hausse simplement les épaules dans une attitude désinvolte qui signifie que si quelqu’un a quelque chose à prouver dans cette pièce exigüe, c’est elle et uniquement elle. L’envie, le besoin, de nicotine se fait affreusement sentir et vient perturber quelques secondes ma concentration, avant que Romy Ashby ne se reprenne et déclare sur un ton sec – Vous pensez moi de ce que vous voulez. De la société aussi. On vous a donné le droit de vote pour vous exprimer à ce sujet. Aoutch… Piquante, Ahsby ! Voilà qui se révèle intéressant, car si elle doit faire face aux Hartwell, il vaut mieux qu’elle ait des tripes, la petite. Sa façon de me moucher me plaît, et curieusement me met en confiance. Elle n’a pas peur de se confronter à l’opinion des autres, la conseillère et c’est une preuve de son professionnalisme. Ma méfiance n’en est pas pour autant apaisée, mais je suis satisfait de la savoir combattive car ce n’est pas l’impression qu’elle renvoie, vu son visage qui évoque plus le petit chat que le tigre en furie. – Je vous parle de faits. Votre mère a été condamnée. Mon boulot c’est de la voir dehors. Donc oui, je vais monter un dossier pour elle, parce que si c’est d’un petit coup de pouce dont elle a besoin pour voir les choses telles qu’elles sont, alors je vais le faire. Je l’ai fait pour d’autres, je le ferais pour d’autres encore, et je me fiche bien de répondre à vos questions si elles ne portent que sur ma façon de voir les choses plutôt que sur la stabilité émotionnelle de votre mère. Le discours de la conseillère est tranchant et implacable. Romy Ashby a pour mérite d’être claire dans ses objectifs et je n’en attendais pas moins de sa part. Le coup de sang éprouvé quelques minutes plus tôt provoque toujours des tremblements dans mes mains, pourtant je ressens un certain calme désormais. Comme si la confrontation était nécessaire pour établir de bonnes bases. – Très bien, Miss Ashby. Maintenant que le voile est levé sur vos intentions qui sont strictement professionnelles, dites-moi comment vous comptez vous y prendre pour persuader Gail Hartwell qu’elle peut aspirer à mieux qu’une fin de vie derrière les barreaux ? Parce qu’il s’agit bien de ça, non ? Tu la persuades comment la femme qui vient de passer vingt ans de sa vie en prison qu’elle serait mieux dehors ? Comment tu l’accompagnes dans ce processus d’acceptation ? C’est quoi le plan ? T’as prévu quoi Ashby, hein ? – Vous avez sûrement des plans de réinsertion sociale ou professionnelle envisagés ? A ma connaissance, Gail n’a pas de diplôme mais peut-être qu’elle suit une formation actuellement ? Je passe ma main sur ma barbe et fixe la conseillère. L’envie de fumer me prends sérieusement aux tripes, ma jambe droite s’agite donc nerveusement seule. – Et la médiatisation inévitable pour son éventuelle sortie, vous y avez pensé ? C’est une chose qui m’a profondément marqué il y a vingt ans, et j’ai beaucoup de mal à envisager cela de façon sereine.
Romy avait beau être de nature à porter les malheurs des autres sur ses épaules, lorsqu’elle revêtait sa casquette de conseillère, elle se raccrochait à la neutralité pour ne pas avoir à partir en ligne de front dans la mêlée. Elle avait beau être consciente du fait qu’elle s’investissait bien trop dans le dossier Gail Hartwell, la petite blonde ne se laissait toutefois pas happer par la colère qu’avait amenée avec lui le fils aîné dans son bureau. Elle avait besoin de lui et de son cadet pour convaincre la détenue d’envisager la remise en liberté conditionnelle de leur mère, mais pour rien au monde elle ne le ferait en perdant son calme, en portant des jugements sur des faits qu’elle ignorait dans leur globalité. De toute l’affaire Hartwell, Romy n’en connaissait qu’une infime partie, et bien qu’elle se sente proche de la mère de famille elle savait aussi qu’il y avait tout un environnement qui lui échappait, et qu’elle marchait sur des œufs avec Harvey. Il était évident qu’elle lui faisait perdre son sang-froid, que les doigts du brun s’agitaient avec nervosité et que la teinte noire prise par son regard n’était pas due à la luminosité aveuglante de son bureau ; c’était même plutôt l’inverse, ici tout était gris et terne, mais ça ne l’empêchait pas de se placer avec prudence derrière la loi, arguant qu’elle n’était pas à l’origine de cette décision, et qu’elle était là pour arrondir les angles plus que pour remuer le passé inutilement. Elle ne prendrait pas parti, n’évoquerait pas ces vingt années de prison ni leur origine, au risque de se confronter à un Hartwell qui bondissait et mordait. L’espace d’un instant, Romy se retrouvait piquée au vif. Elle ne s’était pas imaginée une seule seconde user de Gail pour monter en grade, et si seulement Harvey savait qui était son patron, il verrait peut être les choses différemment. Ashby senior n’avait pas bondi de joie en apprenant que sa fille s’était mise en tête de faire sortir l’une des détenues les plus médiatisée de sa prison, mais la petite blonde s’en foutait bien. Elle ne faisait que son job, aussi tachait elle de donner un cadre à Harvey, lui exposant ainsi sa façon de faire, de voir les choses, car rien, absolument rien, ne lui ferait sortir cette idée du crâne. Elle ferait tout pour que Gail dépose une demande de libération conditionnelle. Avec ou sans le concours de son fils aîné. « Très bien, Miss Ashby. Maintenant que le voile est levé sur vos intentions qui sont strictement professionnelles, dites-moi comment vous comptez vous y prendre pour persuader Gail Hartwell qu’elle peut aspirer à mieux qu’une fin de vie derrière les barreaux ? Parce qu’il s’agit bien de ça, non ? » Elle croisait les bras contre sa poitrine, arquant un sourcil en laissant planer quelques secondes avant d’envisager répondre, quoique, Harvey ne l’avait pas attendue pour poursuivre : « Vous avez sûrement des plans de réinsertion sociale ou professionnelle envisagés ? A ma connaissance, Gail n’a pas de diplôme mais peut-être qu’elle suit une formation actuellement ? » Peut être qu’elle suit une formation actuellement ? Romy avait un peu de mal à cacher ses lèvres pincées, le jugement se trahissant dans son regard incandescent. Elle fixait le Hartwell sans trop savoir si les pensées qui lui traversaient l’esprit étaient légitimes ou non, bien qu’un abruti cinglant, tranchant, popait en lettres rouges et lumineuses. Si elle avait eu la chance d’avoir une mère aussi dévouée que Gail, elle ne l’aurait certainement pas laissée dans une cellule toutes ces années sans lui porter le moindre intérêt. Et il venait lui tirer les vers du nez comme si elle cherchait à mal ? Sérieusement ? « Monsieur Hartwell » qu’elle commençait d’une voix faussement calme, sa colère rigoureusement contenue entre ses dents. « Je vous assure que je ferais bien mon travail. Que votre mère aura un toit sur la tête et un boulot dans lequel elle s’épanouira si elle sort et si vous vous donnez la peine de vous investir avec moi dans son dossier. » Elle avait choisi ses mots avec soin, le fixant sans ciller pour tenter de trouver autre chose que de la colère dans son regard bleuté. « Maintenant si c’est vous que je dois convaincre que nos programmes sont bons, je vous accorderai tout le temps qu’il vous faudra. Avant j’ai besoin de savoir que vous n’allez pas disparaître. » Parce que si elle ne voyait aucun inconvénient dans le fait de s’épuiser à la tâche pour convaincre Gail, pour travailler avec elle, il était hors de question qu’elle y mêle un fils qui n’avait pas daigné venir la voir ces quinze dernières années, et encore. N’en déplaise à Harvey, Romy ne perdait pas le nord et plaçait les intérêts et l’équilibre émotionnel de la mère de famille avant les états d’âme de son fils. Au fil des mois elle avait développé une profonde affection pour elle, et bien qu’il était hors de question qu’elle le formule verbalement cela pouvait se sentir à sa façon d’être ainsi sur l’agressive. « Et la médiatisation inévitable pour son éventuelle sortie, vous y avez pensé ? C’est une chose qui m’a profondément marqué il y a vingt ans, et j’ai beaucoup de mal à envisager cela de façon sereine. » A nouveau elle laissait passer quelques secondes, se redressant sur son assise comme pour se rapprocher du bureau. « On est pas obligés de la faire sortir par la grande porte, de lui trouver un job au contact des curieux et un appartement en plein centre-ville. Vous ne pourrez pas empêcher les gens de parler, mais là encore, il va falloir me faire confiance. » Parce que du haut de ses vingt-sept ans, Romy avait suffisamment de détermination pour faire plier une ville entière. Et elle savait ce qu’elle faisait. Cela faisait des mois qu’elle travaillait avec Gail, des semaines qu’elle planchait sur son dossier, alors que Harvey Hartwell se rassure. Il avait à faire à l’employée la plus bornée de toute l’administration pénitentiaire.
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→ L’animosité éprouvée quelques minutes auparavant est redescendue, et la conversation reprend sur un ton plus calme et posé ce qui me permet de poser les questions qui me préoccupent le plus dans la foulée. Sous couvert d’une grande assurance, je ne suis pas du tout confiant en réalité. Envisager la sortie de prison de maman est une chose particulièrement difficile pour moi dans la mesure où les regrets et la culpabilité ont une grande place. Je n’ai pas revu ma mère depuis 12 ans, la veille de mes 21 ans, date à laquelle les services sociaux ne m’ont plus pris en charge. Ce dernier rendez-vous m’avait particulièrement affecté. Voir le visage de ma mère amaigri et la tristesse dans ses yeux m’avait anéanti. La honte prend trop de place entre nous, maman. Alors, je ne suis plus jamais retourné la voir pour éviter de souffrir et de la faire souffrir par la même occasion. Ça n’a pas réellement marché, boy, n’est-ce pas ? Ça n’a pas marché, non. La souffrance est toujours là, pesante et étouffante et je la traine avec moi comme un boulet de forçat au bout de lourdes chaines. Je crois toutefois que j’ai fini par m’y habituer à cette souffrance, qu’elle a totalement fusionnée avec mon caractère et mon quotidien et j’ignore si l’alourdir va me réussir. Ça ne me réussit déjà pas… Mes mains tremblent, j’ai des sueurs froides et à l’envie de cigarette s’ajoute désormais l’envie d’un verre. Je sais que je ne ressortirais pas indemne de ce rendez-vous. Car il y a une putain de tempête qui fait rage à l’intérieur de moi et elle bousille tout sur son passage, elle éclate mon cœur, déchire mes poumons, éventre mon estomac, tranche ma gorge et ampute mes membres. J’ai peur, Romy Ashby. Je suis terrifié mais ça tu ne peux pas le voir. J’essaie de garder un visage neutre et pour cela, c’est la colère qui m’aide le mieux car elle masque tout. La colère c’est le genre d’émotions qui domine, qui s’étale, impérieuse et tonitruante et qui masque tous les autres ressentis. La peine, le déchirement, la douleur… Plus rien n’existe lorsque la colère éclate ! – Monsieur Hartwell. Je vous assure que je ferais bien mon travail. Que votre mère aura un toit sur la tête et un boulot dans lequel elle s’épanouira si elle sort et si vous vous donnez la peine de vous investir avec moi dans son dossier. L’écrasante et déstabilisante sensation d’être, une nouvelle fois, pris de haut m’accable. Ne suis-je pas là, Miss Ahsby ? Elle ne se rend pas compte de l’effort – quasiment surhumain - que je fais pour être présent aujourd’hui, pour dominer toutes mes peurs et mes incertitudes. Elle n’a aucune idée du sacrifice, car je vais – je suis – être dans un état des plus pitoyables en sortant et je vais avoir besoin de cogner, d’extérioriser, de me flinguer un peu d’une façon ou d’une autre car je me déteste ! Je me déteste putain ! – Maintenant si c’est vous que je dois convaincre que nos programmes sont bons, je vous accorderai tout le temps qu’il vous faudra. Avant j’ai besoin de savoir que vous n’allez pas disparaître. Disparaître. Le mot a été prononcé, enfin. J’ai effectivement disparu. De la vie de ma mère, de la vie de mon frère, de ma propre vie. J’ai tenté de créer quelque chose ailleurs. J’ai échoué, évidemment. Comment pourrait-il en être autrement. J’ai disparu. Romy Ashby le sait, et son regard posé sur moi me blesse énormément. Je suis le pauvre type qui a fui un quotidien trop lourd et qui a laissé son petit-frère tout porter seul. Elle a raison, c’est ce que j’ai fait. Je me déteste, je me déteste, je me déteste. Inspirant longuement, je lâche un petit soupire en demandant d’une voix faussement nonchalante – Alors maintenant, vous vous intéressez à ma stabilité émotionnelle, c’est ça ? Je mordille l’intérieur de mes joues, frotte mes paumes l’une contre l’autre et tente, en vain, de calmer ma jambe qui s’agite seule depuis une bonne minute. – Ecoutez, je suis là aujourd’hui. Personne ne m’a forcé la main, je suis venu de mon plein gré alors oui, je compte m’investir. Je m’investis déjà. Et que ça vous plaise ou non, désormais vous allez aussi avoir à faire à moi. Je suppose que ça ne lui fait pas plaisir, à la conseillère. Lonnie est sûrement plus doux, plus tendre et moins brusque et renfermé. A vrai dire, je n’en sais trop rien, c’est pas comme si nous nous fréquentions beaucoup. Je suis l’outsider et j’en ai bien conscience, mais je compte être là et c’est déjà un grand pas. – Du coup, ouais… Vos programmes de réinsertion m’intéressent et j’ai bien envie que vous m’en parliez plus en détails. Que je sache un peu comment je peux aider justement. Parce que je connais la ville comme ma poche, surtout les bas-fonds il faut avouer, mais j’ai plein de contacts. Et si ma mère a besoin d’aide, je saurais faire fonctionner mon réseau. Je ne suis pas qu’un connard dans l’fond. Mon pouce glisse sur la commissure de mes lèvres et j’essuie un peu de salive qui s’y est déposé avant de demander ce qu’elle a prévu, Ashby, pour la sortie de Gail. Car les charognards sont prêts à se jeter une fois de plus sur une histoire aussi déchirante que la nôtre. Les souvenirs de mon adolescence fortement perturbée par les médias qui s’en sont données à cœur joie sont toujours bien présents. Je n’ai rien oublié de cette période sombre. – On n’est pas obligés de la faire sortir par la grande porte, de lui trouver un job au contact des curieux et un appartement en plein centre-ville. Vous ne pourrez pas empêcher les gens de parler, mais là encore, il va falloir me faire confiance. A nouveau, le détachement dont la conseillère peut faire preuve me heurte. Elle n’est pas à notre place, elle n’a pas notre vécu, je le sais bien. C’est pourquoi j’inspire profondément avant de répondre - Miss Ahsby, sauf votre respect, vous n’étiez pas là il y a vingt ans et je vous assure qu’il va me falloir plus qu’un simple ‘on ne peut pas empêcher les gens de parler’ pour être rassuré. La violence médiatique peut conduire au suicide si on n’est pas bien entourés, vous en avez sûrement conscience. Si Gail sort de taule, il lui faut l’assurance d’un avenir : un job, un appart et surtout que cela se fasse dans l’ombre. J’insiste réellement sur ces points car ils sont primordiaux. Vous parlez de confiance, Miss Ahsby, à plusieurs reprises. Mais je ne suis pas du genre à faire confiance aveuglément et j’ai besoin de preuve. Alors, montrez-moi le dossier que vous avez déjà préparé avec ce que vous envisagez pour sa réinsertion en milieu ouvert. Oui, je connais les termes et oui, je suis renseigné. Je ne suis pas le genre de type qui se pointe à un rendez-vous aussi important sans effectuer un minimum de recherches. Et puisqu’on parle de l’avenir de ma mère ici et de l’impact que sa sortie de taule va avoir sur nos vies, je ne flanche pas sur les raisons de ma venue. Ahsby, j’ai besoin de preuves de ton implication car les paroles s’envolent, les écrits restent. Montre-moi ton travail, donne-moi des raisons de te faire confiance au-delà de tes jolis mots susurrés par ta jolie bouche. – Et, combien de temps vous pensez qu’il peut s’écouler entre la demande de sortie et la décision de justice ?
Romy n’avait pas voulu se faire d’idées sur cette première rencontre avec Harvey Hartwell, et bien qu’elle se soit fait des dizaines de scénarios différents sur ce rendez-vous, ce dernier ne prenait aucune des directions imaginées par la petite blonde qui se retrouvait dans un duel de regards où la bienséance se mêlait étroitement avec l’envie d’attraper l’autre par les épaules pour le secouer. Ils avaient commencé sur les chapeaux de roues, mais alors que l’atmosphère se déchargeait (un peu) en électricité, la jeune femme n’avait pas su préserver le fils aîné en lui rappelant qu’il n’était qu’une figure absente dans la vie de Gail. Elle aurait montré les crocs sous son sourire de conseillère impassible et professionnelle, mais son regard bleuté n’y trompait pas ; brûlant d’un feu froid qui ne laissait aucune place au doute. Harvey était le fils aîné, celui que Gail adulerait comme le fils prodigue s’il revenait au bercail, mais Romy ne le laisserait pas tout foutre en l’air par son instabilité, que ce soit légitime ou non, et Dieu savait à quel point ça lui écorchait la langue de montrer patte blanche alors qu’elle ne faisait que se démener pour la détenue face à un type qui venait de poper dans son bureau après des années de silence. Elle ne pouvait que s’imaginer les raisons qui l’avaient poussé à se tenir à l’écart de cette femme, et bien qu’elle ne sache expliquer son comportement tant il était différent de celui qu’elle pensait qu’elle aurait adopté, elle n’avait d’autre choix que de se planquer derrière la barrière du professionnel pour mener à bien ce rendez-vous. Lèvres pincées, muscles tendus, elle avançait à tâtons, tentant de faire valoir son investissement à elle aussi, car non, à ses yeux, Harvey ne pouvait pas débouler tant d’années plus tard en pensant soulever un tas d’éventualités auxquelles Romy avait déjà réfléchi, la désagréable impression d’être une fauteuse de troubles en prime. Elle avait sans doute poussé le bouchon un peu trop loin en laissant sous-entendre au Hartwell qu’il avait disparu, et pourtant ç’avait été le cas. La blonde n’avait pas la prétention de porter les malheurs du monde sur ses épaules, elle se moquait bien de ce qui l’avait motivé à quitter le navire, toujours est-il que c’était le cas, et qu’il était hors de question qu’il revienne pour mieux repartir ensuite. Il avait soupiré, s’était trahi en nervosité, et Romy s’en voulait un peu, du moins, jusqu’à l’entendre poursuivre. « Ecoutez, je suis là aujourd’hui. Personne ne m’a forcé la main, je suis venu de mon plein gré alors oui, je compte m’investir. Je m’investis déjà. Et que ça vous plaise ou non, désormais vous allez aussi avoir à faire à moi. » Elle le jaugeait du regard un instant, faisant rouler sa chaise vers son bureau comme pour se rapprocher, pour mieux l’observer. « Ce qui me plaît n’est pas très important au final. Rien de tout ça ne me concerne, c’est mon boulot. Vous, votre frère, votre mère, c’est votre famille et votre façon de la gérer. On m’a pas mise dans ce bureau pour émettre un avis sur la vie personnelle de nos détenues et de leurs proches, mais là... » j’ai besoin d’être sûre. bien qu’elle se gardait de prononcer ces mots sous peine de faire vriller Harvey. Et elle l’aurait compris. « Votre mère a besoin d’aide pour envisager l’idée de sortir, et j’entends bien que pour vous ce n’est pas évident, mais je ne cherche pas à rouvrir des veilles blessures, au contraire. » Le concept de pardon, aller de l’avant, tourner la page, reconstruire une relation sur des bases saines … tout ça devrait germer dans la tête de l’aîné, sans quoi sa volonté de s’investir risquait de s’envoler rapidement même si Romy décelait de la bonne volonté. « Du coup, ouais… Vos programmes de réinsertion m’intéressent et j’ai bien envie que vous m’en parliez plus en détails. Que je sache un peu comment je peux aider justement. » Elle hochait la tête, ne lui servant cette fois pas l’affront de remettre en cause son implication à venir. « Personne ne sort d’ici sans avoir un projet de réinsertion béton. Votre mère a beau avoir un dossier interne sans tâches, il faudra qu’elle prouve qu’elle est capable de se réintégrer socialement. Je m’occupe de la paperasse. Mais il faut aussi la convaincre elle pour qu’elle convainque un juge. J’avais pensé qu’elle puisse se servir des formations en cuisine qu’elle a faites ici pour lui trouver quelque chose dans un restaurant solidaire où dans une épicerie. J’ai des pistes, et on pourra regarder ensemble si vous voulez. » Romy ne cachait rien à Harvey, allant même jusqu’à se relever pour aller chercher un dossier à la rangée H de l’armoire métallique du fond de son bureau pour le ramener. Peu épais, il contenait un peu plus de vingt ans de vie carcérale, et le plus gros de ce dossier était cette chemise beige qui contenait les recherches de la petite blonde. Des entreprises susceptibles d’accueillir la mère de famille et avec lesquelles la prison travaillait depuis toujours, des résidences aux quatre coins de la ville, des formulaires toujours vierges, et une liste des avocats qu’elle connaissait et qui pouvaient potentiellement leur être utile. Romy apportait du concret, et alors qu’elle écoutait Harvey lui parler de quelque chose d’encore un peu plus concret, à savoir la possible sortie de Gail, la petite blonde amenait des solutions que le Hartwell balayait une à une. « Miss Ahsby, sauf votre respect, vous n’étiez pas là il y a vingt ans et je vous assure qu’il va me falloir plus qu’un simple ‘on ne peut pas empêcher les gens de parler’ pour être rassuré. La violence médiatique peut conduire au suicide si on n’est pas bien entourés, vous en avez sûrement conscience. Si Gail sort de taule, il lui faut l’assurance d’un avenir : un job, un appart et surtout que cela se fasse dans l’ombre. J’insiste réellement sur ces points car ils sont primordiaux. Vous parlez de confiance, Miss Ahsby, à plusieurs reprises. Mais je ne suis pas du genre à faire confiance aveuglément et j’ai besoin de preuve. Alors, montrez-moi le dossier que vous avez déjà préparé avec ce que vous envisagez pour sa réinsertion en milieu ouvert. » On aurait presque pensé qu’elle aurait pu deviner, désignant du menton le dossier qu’elle avait ramené pour l’inciter à y jeter un œil alors qu’elle commentait dans la foulée : « A moins de l’envoyer à l’autre bout du pays dans un petit bled paumé, on ne peut pas lui offrir un nouveau départ entièrement vierge à Brisbane. Mais le but ce n’est pas de la déraciner pas vrai ? Je ne peux pas empêcher les gens de parler mais c’est mon boulot de l’accompagner dans cette possible nouvelle vie. Et c’est le votre aussi. L’idée c’est de l’entourer de personnes des deux mondes, et pas de la jeter dans la fosse aux lions dans un boulot où elle sera seule, dans un logement où elle sera seule, dans une communauté qui la rejette. Je serai là, Lonnie sera là, et vous, vous serez là aussi. » Ce n’était pas vraiment une question, et bien qu’elle se rongeait le bout de la langue pour ne pas lui rappeler qu’elle jugeait fortement le fait qu’il se pointait vingt ans plus tard dans la vie d’une mère qu’il ne connaissait plus pour lui dicter son boulot en prime, Romy tachait de rester aussi froide et lisse que possible. « Et, combien de temps vous pensez qu’il peut s’écouler entre la demande de sortie et la décision de justice ? » Elle connaissait la procédure par cœur, les délais aussi, alors sans la moindre préparation elle répondait : « D’ici Noël. Environ. » à quelques jours près.
"IT FEEL LIKE YOU’RE THE ONLY REASON FOR IT. ALL THE THINGS YOU DO, ALL THE THINGS YOU DO, ALL THE THINGS YOU DO. IT’S SAFE TO SAY YOU’RE THE ONLY REASONN FOR IT. I’VE BEEN BLEEDING IN YOUR SILENCE, I FEEL SAFER IN YOUR VIOLENCE, I HOLD ON LIKE LEAVES AND FALL TO WHAT IS LEFT. BEFORE I SLEEP I TALK TO GOD, HE MUST BE MAD WITH ME, IT’S COMING. ► CHRIS BROWN, AUTUMN LEAVES."
→ Guère impressionnée par mon côté rustre, Romy Ashby continue sur sa lancée sans déroger à la règle qu’elle s’est apparemment fixée en début d’entretien : celle de rester professionnelle coûte que coûte ; et malgré une base très solide sur laquelle elle repose, je sens l’irritation percer dans sa voix et les reproches fuser dans les très légères remarques qu’elle formule à peine. Tu veux me juger, Miss Ashby ? C’est tellement simple de me juger pour mes fautes. Je suis le premier à le faire d’ailleurs, et tout le monde le fait, constamment. On juge les incapacités des autres pour se détourner du miroir et de nos propres problèmes, ce n’est pas nouveau. Je dirais même que c’est propre à l’être humain de dénoncer, d’accuser et de pointer du doigt. Il ne lui a pas rendu visite une seule fois en plus de dix ans, ce fils indigne ! Oh l’enfoiré qui ose se pointer après plus de dix ans d’absence et qui agit comme celui à qui on doit des comptes ! Quel culot il a, le petit con ! Est-ce que c’est ça que tu te dis, Romy Ashby ? Tu te dis que j’ai du toupet de me pointer ici après tous mes manquements envers ma mère, n’est-ce pas ? C’est plus difficile de prendre la réalité à l’envers et de se dire qu’aujourd’hui, je fais courageusement ce pas vers elle en dépit de ces dix années passées au loin. C’est sûrement plus difficile, oui, d’apercevoir la faible lueur d’espoir au milieu de toute la noirceur. Je ne veux pas inspirer de pitié de toute façon, alors c’est sûrement mieux qu’elle me déteste la conseillère, ça ne la rendra que plus mordante et si elle peut se servir de toute cette animosité refoulée en ma présence pour sortir ma mère de taule, et bien tant mieux finalement. – Ce qui me plaît n’est pas très important au final. Rien de tout ça ne me concerne, c’est mon boulot. Vous, votre frère, votre mère, c’est votre famille et votre façon de la gérer. Mais tu ne peux pas t’empêcher d’émettre de jugement là-dessus, n’est-ce pas ? ça ne te concerne pas, mais t’as bien un avis sur la question, hein ? Et moi, tu m’as déjà casé dans la catégorie des ‘abonnés absents’. A juste titre, évidemment. Je t’inspire quoi, Romy Ashby ? Du mépris ? De la colère ? Je t’énerve, n’est-ce pas ? – Votre mère a besoin d’aide pour envisager l’idée de sortir, et j’entends bien que pour vous ce n’est pas évident mais je ne cherche pas à rouvrir des vieilles blessures, au contraire. Oh, donc elle fait preuve d’une grande clémence et je devrais l’en remercier. La bonne samaritaine qui pense réconcilier une famille entière avec quelques belles paroles distribuées dans le vent… J’ai du mal à croire qu’on puisse nous vouloir du bien, et cette méfiance est ce qui m’a préservé toute ma vie alors, je ne suis pas prêt de la laisser tomber. D’une voix grave, je déclare simplement – Elles sont déjà rouvertes, Miss Ashby… Faut pas s’faire d’illusions. Ce dossier-là est un dossier poignant et c’est la vie de trois personnes qui va être chamboulée par les événements à venir. Alors, c’est définitivement loupé pour ne pas faire de mal. Car jusqu’à présent, que ce soit Lonnie ou moi, nous pensions tous deux que notre mère croupirait en prison jusqu’à son dernier souffle. Cette liberté conditionnelle nous apparaît brusquement comme une éclaircie en plein orage et elle nous souffle, littéralement, nous ébranle et nous malmène aussi. – Personne ne sort d’ici sans avoir un projet de réinsertion béton. [..] dans un restaurant solidaire ou dans une épicerie. J’ai des pistes, et on pourra regarder ensemble si vous voulez. La cuisine, évidemment. Les souvenirs me reviennent, ceux que j’avais enterré, ceux qui font mal car ils pincent le cœur avec froideur, ils me rappellent un passé lointain et révolu, un passé qui fait plus de mal que de bien désormais. Ah Maman, t’étais douée pour ça. Créer des recettes, passer des heures à cuisiner pour émerveiller nos papilles de sales gosses et tu redoublais d’ingéniosité pour nous faire avaler tous les légumes de saisons achetés au marché. Quand je marche le long des étales, j’ai souvent l’impression que tu m’accompagnes encore, qu’au fond de mon cœur assombri, il y a toujours ce gamin qui courrait à en perdre haleine et inquiétait sa mère en se cachant et en feignant d’être perdu… Je t’en ai fait voir, hein, Maman ? Mais tu ne m’as jamais fâché car tu savais que je jouais, tu savais que j’avais besoin de rire et surtout, surtout de te faire rire. Toi qui pleurais si souvent… trop souvent. Et j’ai peur du tapage médiatique à venir, j’ai peur de la spirale infernale dans laquelle nous nous sommes retrouvés Lonnie et moi et qui nous a entraîné irrémédiablement vers le fond. Je n’ai pas supporté d’entendre tous ces avis critiques sur ma mère, mon père ou le foyer dans lequel j’ai grandi. Les gens donnent toujours leur avis, même lorsqu’on ne le leur demande pas. Surtout quand on ne leur demande pas, d’ailleurs. Et ça m’exaspère. J’ai entendu tout un tas de personnes discuter de mon avenir et de mes potentialités, je les ai entendu faire des discours prémonitoires sur ce que je deviendrais, sur mes échecs probables et futurs et j’ai supporté leur mépris moralisateur alors que je n’étais qu’un gosse de douze ans. A douze ans, on entre au collège, on sort de sa zone de confort et on s’émancipe un peu. A douze ans, on se fait quelques potes, on drague un peu et on teste sa première clope. A douze ans, on ne s’attends pas à ce que son foyer explose, ni à être confier à des inconnus à qui ‘on doit le respect parce qu’ils sont bien gentils de nous accueillir’, ni encore à devoir affronter une tempête médiatique sans précédents. Plus personne ne nous protégeait, nous avons été livrés en pâture comme les deux petits orphelins de la patrie et bordel… J’ai tellement détesté cette période ! J’en garde de très amers souvenirs à l’intérieur de moi. – A moins de l’envoyer à l’autre bout du pays dans un petit bled paumé, on ne peut pas lui offrir un nouveau départ entièrement vierge à Brisbane. [..] Je serai là, Lonnie sera là et vous, vous serez là aussi. La réalité frappe durement à travers les mots de la conseillère et à nouveau, j’ai du mal à me défaire de ma propre expérience pour réussir à imaginer cette sortie de prison paisiblement. Je lâche un lourd soupire et passe mes mains devant mon visage. – Très bien, si vous le dites. Je dépose les armes, et m’avance vers le bureau. Mes larges mains aux phalanges rougies et abîmées par les combats se saisissent du maigre dossier. Un nœud se forme dans ma gorge alors que je parcours des yeux le dossier de ma mère, enfermée depuis plus de vingt ans entre ces murs. Je lis les adresses inscrites à la fin, les pistes de recherche évoquées précédemment par Miss Ashby et j’en conclus qu’elle fait son job correctement. Je dépose alors le dossier sur son bureau et demande – Vous pourriez me faire une photocopie des endroits que vous comptez contacter ? Que je puisse y faire un tour et m’faire un avis sur les lieux, hm ? Je frotte un peu ma barbe, toujours aussi nerveux, si pas plus et demande dans la foulée – Lonnie a vu ce dossier ? Putain, l’envie de fumer m’obsède, ça devient de plus en plus agaçant. Toutefois, la bourrasque qui suit me scotche tellement que mon envie de nicotine me semble la dernière de mes préoccupations, et c’est les yeux écarquillés que je fixe la demoiselle calme et tranquille face à moi. – A Noël ? Je répète, bêtement. Ai-je mal entendu ? Apparemment, non… Nerveusement, je commence à rire et demande – Vous vous moquez de moi ? Gail va sortir… à Noël ? Est-ce qu’elle sait ce qu’il s’est passé à Noël il y a plus de vingt ans ? Oui, elle sait. Elle a le dossier en sa possession. – Oh putain… Il m’faut une clope ! Et un verre, si possible. Ou une bouteille, carrément. Ainsi qu’un mec à tabasser. Ou plusieurs. Bordel, c’est quoi cet enfer ?
Romy avait une opinion très nette en ce qui concernait Harvey, et bien qu'elle ne se risquerait pas à le lui dire en faisant ainsi voler en éclats la base de sa conscience professionnelle, elle n'en pensait pas moins de la part de l'aîné, celui qui avait quitté le navire et fragilisé la stabilité émotionnelle de Gail. La mère de famille avait verrouillé dans une cellule hermétiquement close ses envies, son avenir, vivant de souvenirs vieux de vingt ans, s'interdisant à en créer de nouveaux. Elle avait beau ne pas la connaître depuis des années, et certainement pas depuis aussi longtemps qu'Harvey ni même partager le même lien, Romy n'en restait pas moins concernée par son sort -déjà parce qu'il s'agissait de son boulot, et ensuite car elle avait développé une réelle affection pour cette femme, alors de voir l'aîné des Hartwell s'imposer dans son bureau ne lui plaisait pas. Pas du tout même. Et son degré de tolérance commençait à en pâtir sérieusement. La petite blonde avait tout de même essayé de montrer patte blanche, de se poster en retrait et de promettre qu'elle ne rouvrirait pas de vieilles blessures volontairement, pourtant Harvey ne semblait pas convaincu. "Elles sont déjà rouvertes, Miss Ashby… Faut pas s’faire d’illusions. " Avaient elles été fermées un jour ? Romy en doutait, mais plutôt que de commenter, elle avait préféré faire avancer la discussion et déposer sur son bureau le dossier qu'elle avait constitué pour Gail. Elle en énonçait les grandes lignes ; un job dans la restauration (sûrement) une petite maison ou un appartement, tout ça était la partie la plus simple, mais comme le soulevait Harvey, il faudrait gérer tout l'aspect médiatique de cette libération si elle venait à avoir lieu, mais elle n'avait pas de solution miracle à lui proposer. Des mauvaises langues il y en aura, que les Hartwell le veuillent ou non. Même si Romy ferait tout son possible, elle ne pourrait pas empêcher l'impossible. "Très bien, si vous le dites." Oui. C'est ce qu'elle disait, et à sa façon de le voir s'avancer vers le bureau pour saisir le dossier, elle comprenait qu'il baissait les armes. Elle l'espérait du moins. Harvey l'avait saisi du bout des doigts, parcouru comme s'il brûlait, le reposant toutefois après l'avoir consulté. "Vous pourriez me faire une photocopie des endroits que vous comptez contacter ? Que je puisse y faire un tour et m’faire un avis sur les lieux, hm ?" Elle hochait la tête, le visage neutre. "Oui. On peut y aller ensemble si vous voulez." Non pas qu'elle ne fasse pas confiance à Harvey, mais si il débarquait avec ses grosses bottes elle n'était pas persuadée qu'il ne se méprenne et ce n'était pas le but. Rajoutez à cela le côté un brin control freak de Romy et la blondinette n'avait pas la moindre envie de le laisser potentiellement mettre son nez dans ses affaires. Qui étaient aussi les siennes. "Lonnie a vu ce dossier ?" Il semblait inquiet, stressé. Il y avait quelque chose qui semblait le rendre à fleur de peau du moins, et bien que Romy ne sache pas de quoi il s'agissait elle se contentait de ne pas relever. "Non. Pas encore, mais on doit se revoir pour en parler." Oui. Ils devaient se revoir, mais dans l'immédiat ce second rendez vous les concernait tous les deux de façon personnelle plus que professionnelle. Cela ne l'empêcherait pas d'envoyer la liste de ce qu'elle avait trouvé à Lonnie dans les jours à venir, parce que rien ne l'empêcherait de faire son boulot jusqu'au bout. Que son envie de voir le cadet soit différente ou non de ce qu'on attendait d'elle. La petite blonde aimait à penser qu'elle arrivait à distinguer la partie affective du professionnel, et alors qu'elle travaillait d'arrache pied pour convaincre toute cette famille et mettre en place cette libération conditionnelle, Romy avait suffisamment fait avancer les choses pour prétendre pouvoir faire libérer Gail pour les fêtes de fin d'année ; une information qui déstabilisa grandement le Hartwell. "A Noël ?" avait il répété, incrédule. "Vous vous moquez de moi ? Gail va sortir… à Noël ?" La blondinette fronçait les sourcils, comme piquée à vif. C'était quoi son problème encore une fois ? Alors c'était ça ? Quoi qu'elle fasse il y aurait toujours quelque chose ? Elle faisait au mieux. Vraiment, et tandis que ses lèvres s'entrouvraient pour répliquer, elle fut devancée par un Harvey au bord de l'explosion. "Oh putain… Il m’faut une clope !" et dans son regard Romy avait compris qu'il ne plaisantait pas. Soufflée par ce contre temps, mais peu désireuse de le voir s'emporter, elle s'était relevée, embarqué son badge avant de lui proposer de le suivre d'un mouvement du menton. Empruntant le couloir vidé de toute présence, elle n'avait pas eu besoin de faire dix mètres pour tomber sur une issue de secours qui débouchait sur une cage d'escaliers à l'extérieur. C'était le mieux qu'elle pouvait le faire, et de toute façon ses collègues l'utilisaient déjà suffisamment pour s'épargner de traverser la prison pour atterrir sur un fumoir. "On est pas censés fumer ici, mais on va dire que c'était une urgence." Quand bien même elle n'était plus à une bravade près. "Mais oui. Noël. Je fais au mieux, et pas au calendrier." Bien qu'à ses yeux, faire sortir la mère de famille pour les fêtes pouvait être l'opportunité de chasser les nuages qui obscurcissaient la vie de cette famille une bonne fois pour toute. "Mais c'est quoi votre problème Harvey ? Parce que quoi que je dise, quoi que je fasse, j'ai l'impression qu'il y aura toujours quelque chose qui ne va pas, pas vrai ?" Romy s'appuyait contre la rembarde, profitait de l'air frais et de l'extérieur pour laisser sortir ce qui lui pesait sur les lèvres, comme si de ne plus être dans le cadre stricto professionnel de son bureau la libérait des contraintes. "Est ce qu'il y a quelque chose qui vous conviendra un jour dans toute cette histoire ? Les choses sont ce qu'elles sont. Je fais ce que je peux. Votre frère fait ce qu'il peut. Et c'est pas parce que vous avez fait l'effort de venir aujourd'hui que les astres vont s'aligner. Il n'y aura pas d'happy end. Non. Sa vie est brisée. lançait elle en désignant du bras la prison derrière elle, sa voix brûlant d'un feu froid et difficilement contenu. Et je pourrais pas m'arranger pour que toute cette histoire rentre dans vos cases, dans ce qui vous semble acceptable ou non, mais la vérité c'est que c'est un raz de marrée qui vous attend. Et si vous bloquez sur une date on ne va pas s'en sortir." Non. Clairement pas, et alors qu'elle se rendait compte qu'elle avait vidé son sac d'une façon sans doute bien trop brusque, Romy fixait les iris d'Harvey sans ciller. Peut être qu'elle devrait.
"IT FEEL LIKE YOU’RE THE ONLY REASON FOR IT. ALL THE THINGS YOU DO, ALL THE THINGS YOU DO, ALL THE THINGS YOU DO. IT’S SAFE TO SAY YOU’RE THE ONLY REASONN FOR IT. I’VE BEEN BLEEDING IN YOUR SILENCE, I FEEL SAFER IN YOUR VIOLENCE, I HOLD ON LIKE LEAVES AND FALL TO WHAT IS LEFT. BEFORE I SLEEP I TALK TO GOD, HE MUST BE MAD WITH ME, IT’S COMING. ► CHRIS BROWN, AUTUMN LEAVES."
→ Ainsi, tout ça est très réel n’est-ce pas ? Je tiens dans la paume de mes mains rugueuses le dossier de ma mère qui retranscrit les vingt années de sa vie en prison, les vingt années où j’ai été absent, les vingt années où j’ai dû grandir sans figure parental pour me guider, les vingt années où je me suis endurci, où j’ai grandi, où je suis devenu celui que je suis aujourd’hui. T’es devenu quoi toi Maman ? Il est tout petit ton dossier, il n’y a pas grand-chose dedans. Une détenue exemplaire apparemment. As-tu assisté à des drames ? As-tu du la fermer pour survivre ? Baisser la tête, passer ton chemin, courber l’échine ? Ça ressemble à quoi une vie entre ces murs épais et froids ? Est-ce que tu rêves encore ou t’es résignée maintenant ? T’en veux de cette liberté ou tu penses ne pas la mériter ? Tu veux me voir, c’est ça ? Tu veux que j’approuve cette sortie, tout comme Lonnie, tu veux mon soutien… Et ta façon de m’offrir le tien a été de t’enfermer loin de moi ces vingt dernières années, alors pourquoi devrais-je mieux te considérer hein ? Pourquoi ? Ce n’est pas le moment de flancher, pas devant cette inconnue dont les intentions en apparence réglos me semblent floues. Alors, je repose prudemment le dossier et évoque la possibilité de me rendre auprès des établissements présélectionnés par la conseillère pour m’assurer que ma mère y sera bien accueillie. – Oui. On peut y aller ensemble si vous voulez. Est-ce un manque de confiance que je perçois dans cette proposition, Ashby ? Je n’ai pas besoin qu’on me tienne la main pour gérer mes affaires. – Non, merci, ça ira. Que dit-on sur la confiance déjà ? Ah oui, c’est dans les deux sens. Tu ne m’auras pas aussi facilement, Ashby, je ne suis pas un petit chien docile qui se contente de faire ce qu’on lui dit. J’suis plus dans l’genre loup solitaire qui ne se mêle pas à la communauté et se méfie des opportunistes. Il va falloir que j’en discute sérieusement avec Lonnie, de tout ça, de tout ce qui doit se mettre en place au cas où Maman accepte de sortir. Ça ne va pas une mince entreprise, et il va me falloir dépasser toute ma rancœur et ma colère pour ça. Mes mains tremblent en y pensant, en m’imaginant aller la voir au parloir… T’as pris des rides Maman ? Tes yeux sont-ils toujours aussi tristes ? Oh Maman, j’ai toujours redouté ce moment mais tant que je l’éloignais de mes pensées, tant que je l’ignorais, j’arrivais à avancer malgré tout. Aujourd’hui, je me retrouve à un carrefour et aucune route ne me semble facile à emprunter désormais. Je risque de décevoir quoique je fasse, mais je ne peux plus reculer. Je me le suis juré : je dois avancer, je le dois pour Lonnie et je le dois pour Maman aussi. Et alors que j’essaie de me raccrocher à des détails concrets pour me projeter dans cet avenir qui semble se dessiner devant nous, Ashby porte un coup fatal sans même s’en rendre compte. Noël… Si pour certains les fêtes de fin d’années sont synonymes de rassemblement familial et de célébrations joyeuses et festives autour de banquets débordants de mets délicieux et affections, pour moi cette période reste traumatisante. Car Gail Hartwell n’a pas trouvé meilleur timing pour abattre son mari qu’au début des vacances de Noël il y a plus de vingt ans et depuis, les fêtes sont entachées du sang de l’abandon. Le stress atteint son maximum tandis que la conseillère semble ne pas comprendre ce qu’elle vient de provoquer. Toutefois lorsque j’évoque l’irrépressible besoin de nicotine pour calmer mes nerfs mis à rude épreuve, elle se lève et m’invite à la suivre, ce que je fais sans réfléchir davantage encore sous le choc de l’annonce. Une fois dehors, la brise légère m’apparaît comme une bouffée d’air nécessaire et j’inspire, bouche ouverte, avant de glisser fébrilement une sèche entre mes lippes gercées. – On est pas censés fumer ici, mais on va dire que c’était une urgence. Et à en juger par le nombre de mégots gisant sur les marches de l’escalier de secours, nous ne sommes pas les seuls à se saisir de l’urgence comme d’une excuse valable. J’inspire la fumée noirâtre qui vient boucher mes artères et griller mes poumons trop souvent sollicités par les cancéreuses que j’enchaîne au quotidien, puis la souffle en relâchant mes muscles par la même occasion, savourant le sentiment éphémère et relativement court de bien-être qui m’envahit. Putain d’addiction ! – Mais oui. Noël. Je fais au mieux, et pas au calendrier. J’hoche simplement la tête, les yeux tournés vers les rares nuages qui stagnent dans le ciel ensoleillée de Brisbane, comprenant bien qu’il est difficile de choisir une date administrativement parlant. Cela doit dépendre de beaucoup de paramètres que je ne peux mesurer à mon niveau. Mais merde quand même… Noël quoi ! Et alors que je me remets difficilement de cette annonce brutale qui remue beaucoup d’émotions, la conseillère, plus déterminée que jamais, se décide à me parler avec une franchise qu’elle avait jusqu’alors bien cachée faisant inévitablement remonter à la surface tous mes sentiments contradictoires. – Mais c’est quoi votre problème Harvey ? Parce que quoi que je dise, quoi que je fasse, j’ai l’impression qu’il y aura toujours quelque chose qui ne va pas, pas vrai ? Alors tu es comme ça, Romy Ashby ? Tu attaques lorsque ton adversaire est déjà à terre ? Tu sais que ça en dit long sur une personne la façon dont elle se bat ? T’as pas de pitié toi, t’es du genre acharnée, à frapper au moment le plus opportun pour toi. C’est bien, peut-être que ça servira. Mais pour l’heure, tu t’attaques au mauvais gars. Je vérifie alors instinctivement où se trouvent les caméras de sécurité pour calmer la tempête émotionnelle qui fait rage en moi. – Est-ce qu’il y a quelque chose qui vous conviendra un jour dans toute cette histoire ? Étonnamment, c’est la première fois qu’on me demande réellement mon avis, et ça Miss Ashby l’ignore. La réponse, évidemment, est non. Quel genre de personne peut se sentir bien avec une telle histoire familiale ? Il faut être fou pour penser que cela est possible. – Les choses sont ce qu’elles sont. Je fais ce que je peux. Votre frère fait ce qu’il peut. Et c’est pas parce que vous avez fait l’effort de venir aujourd’hui que les astres vont s’aligner. Il n’y aura pas d’happy end. Non. Sa vie est brisée. Ainsi, c’est comme ça que tu penses réellement, Romy Ashby. Tu n’as pas vraiment d’égard pour nous, ou du moins pour moi. Tu méprises ce que je suis, sans me connaître. Oh, je ne suis pas étonné, ni même déçu, j’ai plutôt l’habitude d’être méprisé en fin de compte. L’histoire de ma vie… Enfant battu par son père, adolescent battu par le système, adulte battu par ses paires… Ma vie est un éternel combat. Il est difficile de mettre au sol un homme déjà à terre, et pour cela Romy Ashby devrait se méfier alors que son venin éclabousse de par ses lèvres soulignées de rouge. – Et je pourrais pas m’arranger pour que toute cette histoire rentre dans vos cases, dans ce qui vous semble acceptable ou non, mais la vérité c’est que c’est un raz de marée qui vous attend. Et si vous bloquez sur une date, on ne va pas s’en sortir. Je me mords la langue, réprimant la brusque envie de l’insulter de connasse hautaine et prétentieuse. A la place, j’inspire profondément et déclare sans la regarder – Je vois… La compassion, c’est pas tant votre fort hum ? Je souffle alors et me tourne vers elle, affrontant son regard tenace et presque colérique. Je t’ai mis hors de toi aussi facilement que ça, Ashby ? Déçu de faire face à si peu de maîtrise de sa part finalement mais piqué au vif par son discours moralisateur, je souffle la fumée de ma cigarette quasiment terminée sur son beau visage en m’approchant, menaçant de par ma stature imposante. – Si nous devons être honnêtes, Romy : je ne vous aime pas non plus. J’aurai préféré avoir à faire à quelqu’un de plus expérimenté et de plus maîtrisé que vous. Je n’ai posé que des questions inhérentes au dossier de ma mère et je me suis permis de remettre en cause votre professionnalisme pour m’assurer de votre éthique. Je ne vais pas m’excuser de vous avoir malmené car dans les faits, vous en faites tout autant même si vous trouvez cela bien plus légitime. Petite pause pour calmer mes nerfs, tirer à nouveau sur ma cigarette, souffler la fumée sur le côté et reprendre – Votre boulot, c’est justement de vous arranger pour que tout ça rentre dans nos cases et je me fiche de venir foutre en l’air le plan parfait que vous aviez érigé jusqu’alors avec mon frère et ma mère. Apparemment, sans succès hein ? Lonnie n’est pas venu me trouver pour rien, et je mesure parfaitement le raz de marée auquel je me confronte, contrairement à vous qui prenez cela à la légère. Agacé, énervé, je balance le mégot de cigarette terminé et les yeux lançant des éclairs, je me remets à fixer la conseillère en déclarant – Maintenant avant que tout cela ne vire au drame, je vais récupérer mes affaires, les photocopies du dossier de ma mère et vous souhaitez une bonne fin de journée, Miss Ashby. Sinon, je risque fort de finir par t’étriper et ça n’aidera personne.
Il avait consulté le dossier, l’avait reposé, puis avait poliment décliné son aide tandis qu’elle s’était proposée à l’accompagner. « Non, merci, ça ira. » Ben voyons. Romy hochait la tête, serrait les dents pour se retenir de laisser filer la dizaine de noms d’oiseaux qui lui passaient par l’esprit, et en premier lieu le : « tête de mule » qui poppait en rouge clignotant dans son esprit. Qu’il n’ait pas de reconnaissance envers son travail passe encore, mais elle se promettait qu’il était hors de question que l’aîné ne mette en péril ce qu’elle avait construit à bout de bras, et en premier lieu ce projet de réinsertion qu’il se permettrait de juger en allant jeter un coup d’œil aux lieux sélectionnés. C’était comme ça qu’elle le voyait du moins. Romy s’était pourtant contenue, avait évoqué une possible libération pour les fêtes de fin d’année, et finalement ce fut Harvey qui laissait ses nerfs parler en premier ; dans un sens c’était normal. Il avait évoqué le besoin de fumer, et si la jointure de ses poings n’était pas aussi blanchie et sa mâchoire crispée, la petite blonde ne l’aurait certainement pas amené dans cette cage d’escaliers. A cas exceptionnel, mesure exceptionnelle. Le laissant s’en griller une tranquillement, Romy s’adossait sur la rambarde, se disant qu’attendre quelques secondes pour le laisser prendre l’air était une bonne idée. Breaking news : ça ne l’était pas. Elle avait eu le temps de ronger son frein, de laisser gamberger des incompréhensions, et alors qu’à peine une minute s’était écoulée, Romy ouvrait les vannes. Noël, ouais, Noël. Elle allait essayer de libérer Gail pour les fêtes de fin d’année, et si elle n’avait pas demandé au destin quoique ce soit pour que la date de l’audience puisse potentiellement concorder avec le calendrier des complaintes de Monsieur Hartwell, elle se disait que cette fête ou une autre ne ferait pas grande différence, qu’il y aurait toujours quelque chose à redire. Il la regardait à peine, préférant scruter les nuages de cette journée d’été plutôt que ses yeux qui lançaient des éclairs. Quelque part elle comprenait, mais sur le moment cela n’avait fait que rajouter une couche supplémentaire à toutes les strates d’animosité qui s’entassaient déjà bien trop. Elle avait pourtant fini par craquer, par libérer toute ce sentiment d’insatisfaction et d’injustice qui lui grandissait dans la poitrine. Car Harvey ne pouvait pas arriver après la bataille et se porter juge de ce qu’elle pouvait faire pour aider une mère qu’il avait abandonné il y a bien trop d’années maintenant. Rien ne serait jamais comme il l’espérait, et qu’il se sente blessé, insatisfait ou quoi ou qu’est ce, elle s’en foutait. Elle s’en foutait complètement. « Je vois… La compassion, c’est pas tant votre fort hum ? » Ouais, c’est bien. Lui il voyait, mais elle ne voyait strictement rien puisqu’il s’obstinait à ne pas la regarder, à fuir la confrontation. C’était quoi alors ? Il était trop nerveux ? Le regard qu’il avait glissé aux caméras de surveillance c’était au cas où il se déciderait à la jeter par-dessus la rambarde ? Qu’il essaie seulement. « Si nous devons être honnêtes, Romy : je ne vous aime pas non plus. J’aurai préféré avoir à faire à quelqu’un de plus expérimenté et de plus maîtrisé que vous. Je n’ai posé que des questions inhérentes au dossier de ma mère et je me suis permis de remettre en cause votre professionnalisme pour m’assurer de votre éthique. Je ne vais pas m’excuser de vous avoir malmené car dans les faits, vous en faites tout autant même si vous trouvez cela bien plus légitime. » Il avait enfin décidé de se retourner, lui soufflant sa fumée au visage par la même dans un geste provocateur auquel elle ne répliquait pas. Poker face, bras croisés, ses iris brillaient pourtant d’un feu qui ne laissait absolument aucun doute sur ce que contenait le fond de sa pensée : elle avait une envie soudaine de lui arracher les yeux. « Votre boulot, c’est justement de vous arranger pour que tout ça rentre dans nos cases et je me fiche de venir foutre en l’air le plan parfait que vous aviez érigé jusqu’alors avec mon frère et ma mère. Apparemment, sans succès hein ? Lonnie n’est pas venu me trouver pour rien, et je mesure parfaitement le raz de marée auquel je me confronte, contrairement à vous qui prenez cela à la légère. » De mieux en mieux. Harvey avait toutefois enfin décidé de lui parler en la regardant, et si Romy était suffisamment inconsciente pour se frotter à la tempête, elle ne mettrait rien en péril en s’emportant à nouveau. A la place elle calmait l’acidité qui rendait acerbe le bout de sa langue, et s’approchait d’un pas avant de répondre. « J’en ai rien à faire que vous m’aimiez ou non, que vous me trouviez compétente ou non. C’est moi votre correspondant ici, et si ça ne vous plaît pas, je vous souhaite bien du plaisir pour trouver quelqu’un qui se démène autant que moi à essayer de recoller pour vous les morceaux de votre famille. » Putain d’égoïste. « Si je dois travailler avec vous, il faudra vous faire à l’idée de travailler avec moi. Mais je viens pas vous dire comment faire votre boulot, alors restez en dehors du mien. » Qu’il s’implique passe encore, mais il était hors de question que les prochaines semaines se déroulent sous le contrôle de l’aîné des frères Hartwell. « Maintenant avant que tout cela ne vire au drame, je vais récupérer mes affaires, les photocopies du dossier de ma mère et vous souhaitez une bonne fin de journée, Miss Ashby. » Ah ouais, virer au drame ? Romy eut un sourire sans joie, un rictus qu’elle cachait mal en secouant la tête. « Si ça doit prendre ces proportions, c’est peut être que ce n’est pas moi le problème. » avait-elle alors répondu avant de passer devant lui, retournant à son bureau sans l’inviter à la suivre. A quoi bon. « Joyce vous raccompagnera signer le registre des sorties. Bonne journée, Monsieur Hartwell. » Lui plantant presque le dossier photocopié sur le torse, Romy avait été d’une efficacité sans pareil pour rééditer ses recherches et en fournir une copie au fils aîné, et c’était peut-être aussi qu’elle avait envie qu’il disparaisse rapidement.