La guitare qui gratte sous ses doigts, qui se laisse faire, qui répond d’un mouvement lent, qui lui redonne exactement ce qu’il veut. C’était pas compliqué, c’était tout simple au final. Il n’avait pas besoin d’éclairage élaboré, d’un orchestre aligné derrière lui. Il n’avait pas besoin de fioritures et d’éclats, de grands écarts et de débarras. Jack n’avait besoin que de sa musique, que de sa six cordes, que d’instants comme celui-là, dans la pénombre, à laisser les paires d’yeux s'accrocher à ses mélodies, d’y oublier les siens de yeux, dans la salle, au plus offrant.

Une tête brune parmi tant d’autres qu’il a tout de même remarquée, à qui il a probablement joué une chanson ou deux, l’intimité d’un moment, d’un solo dédié, d’un secret murmuré par grandes syllabes, par gammes et arpèges, par sa voix rauque, cassée, si habituée pourtant, et l’index qui supplante le pouce, qui donne le tempo, qui le réajuste. C’étaient de ces soirées improvisées, impromptues. Epstein qui jouait sur la scène ouverte de la nouvelle annexe du DBD, Epstein dans la dualité, qui prenait toute la scène à lui seul alors que justement, il était seul, du haut de son banc de bois qui craque, qui souffle la mesure. Epstein qui cédait sa place si facilement aussi, après, comme éphémère, comme un parmi tant d’autres, comme celui qui apparaît sans laisser autre chose que son ombre, son souvenir, sa silhouette dissipée.

À peine posé au bar qu'il commande le whisky duquel il rêvait, une poignée de minutes plus tôt. Et il la remarque à nouveau, la brune à qui il a joué sans vraiment le faire, la brune et son regard qu’il ne peut pas nier, pour le reconnaître entre tous les autres. Elle et son oeil qui pétille, elle et sa voix beaucoup plus assurée que sa silhouette pour le moins hésitante semble affirmer. « Jack, Epstein. » il se présente de suite, il brise le silence qu'elle impose, qu'il adore. « Vous buvez quelque chose? » qu’elle soit à sec ne le dérange pas plus qu’il faut, mais qu’elle ait la possibilité de déjà filer l’incommode un peu plus.

« Oui et alors ? » il sourit, de plus belle. Sa répartie qu'elle maîtrise au couteau, de laquelle elle ne se cache pas au contraire. Il voulait être poli Jack, parce qu'il était dans un bon état ce soir, beaucoup plus sociable qu'à son habitude. La musique qui lui faisait cet effet-là et il ne s'en cachait pas. « Je ne dis jamais non à de l'alcool gratuit ! » sa voix qui chante et il commande la même chose qu'elle avait, il ne tente rien de plus que de la laisser choisir ce qu'elle veut bien sur le menu.

Les verres se posent devant eux, Epstein prend une gorgée du sien, s'attend à ce qu'elle lui tourne le dos, que sa tentative de discussion, que les quelques mots échangés restent les seuls. Pas la peine de forcer, il déteste quand c'est compliqué, et il vise déjà autre part lorsqu'elle renchérit. « C'est toi qui écris tes chansons ? Elles sont pas mal mais j'ai déjà entendu mieux ! » elle reste sans-nom et elle joue de mystère, il ne s'en formalise pas, s'amuse de l'entendre continuer de parler par contre. « Elles sont pas pour tout le monde. C'est pas la fin du monde si elles n'étaient pas pour toi. » il hausse l'épaule, le sourire dans la voix, il n'est pas là pour la draguer lourdement, même s'il mentirait s'il disait que ses iris ne se perdent pas un peu sur sa silhouette gracile au passage.

Ses yeux attrapent les siens, y'a un moment où personne ne dit rien, il ne flippe pas Jack, il est patient. « Alors, pourquoi tu viens m'aborder ? » « Un élan de sociabilité. » qu'il répond d'abord, la pointe moqueuse dans sa voix, il sait qu'elle joue, il connaît le jeu par coeur. il a pas envie que la partie se termine toutefois. La vérité, c'est qu'il n'a pas de raison valable. Il n'a aucune raison autre que celle d'avoir vu quelque chose, dans son regard, une poignée de minutes plus tôt. Ce n'était pas pour rien qu'il avait tenu ses iris en joue pendant une chanson, qu'il le faisait encore. jack qui jadis lisait si bien à travers les gens, Jack qui maintenant évite de le faire pour s'être trop fait mal à travers. Alors il prend le temps de boire une gorgée, de poser son verre doucement sur le bois vernis. « Une impression de déjà-vu. » qu'il tente d'expliquer, qu'elle ridiculisera probablement. Il ne sait pas ce qu'il voit en elle mais il l'a vu, et ça l'intrigue.

« Oh mince, je sais pas si je me remettrais de cette nouvelle ! Y'a mieux comme chanson, c'est tout ! » elle pique et il l'a cherché. Jack est pas joueur, Jack est pas mesquin. Jack charme un peu sans comprendre, il ose pas, il dégage, il fait que le comprendre trop tard. Et elle, elle s'amuse. Il se rappelle pas la dernière soirée où il s'est vraiment posé au bar sans but précis après un set musical. Il se rappelle pas parce qu'il veut pas s'en souvenir la plupart du temps. Jude qu'il finissait toujours par tromper, l'alcool qui noyait ses idées et la drogue qui annihilait ses sens. Il est sobre de cocaïne depuis des années, depuis Ellie ; et même encore aujourd'hui, chaque whisky l'effraie autant qu'il le fascine. Il ne sait jamais vraiment si la ligne habituelle d'avant suivra ou non.

Elle a des questions, il réalise qu'ils étaient en silence depuis un moment. Pas effrayé par le fait qu'elle le brusque, il est un long fleuve tranquille Jack, il ne se choque de rien vraiment. Il en a vu d'autres. « Cet élan aurait pu te mener à n'importe qui, pourquoi à moi ? » un fin sourire se dessine sur ses lèvres à lui, fait écho au sourire qu'elle-même exhibe. « Pourquoi pas? » elle fait dans les questions, elle fait dans les attaques, il se doute non sans lui mettre de fausses intentions sur les épaules que peu importe ce qu'il ajoutera, elle trouvera le moyen de le casser du revers. Autant jouer son jeu à elle, jusqu'à ce qu'elle s'épuise. «  Une impression de déjà vu ? Moi je ne t'ai jamais vu ! Avec qui tu pourrais bien me confondre ? » certainement pas les autres. Les filles d'avant, celles qui lui parlaient une fois qu'il sortait de scène. Celles qui lui glissaient des cachets sur la langue, celles qui remplissaient ses verres, celles qui vidaient les poches de ses jeans, son portefeuille entier.

Le whisky qui brûle sa gorge, il n'en fait pas de cas, il est habitué.  Les yeux de la brune qui brûle ses propres prunelles, il n'en fait pas de cas, mais il ne s'y habituera jamais.  « Un fantôme d'avant. » et ça le frappe, merde, de plein fouet. Les yeux, le sourire, la répartie. Ça le frappe et ça le déstabilise et il tourne pas la tête, mais il a le regard qui vacille, une seconde, deux autres. Elle lui fait penser à Jude, et il ne s'attendait pas à ça. Il ne s'attendait pas à retrouver ces étoiles-là dans les yeux de quelqu'un d'autre que la femme qu'il avait aimée toute sa vie, la même qui étaient partie il y a 4 ans déjà de ça.  « Tu es venue seule? » et il lui offre une porte de sortie, il réalise qu'il le fait un peu en sachant qu'elle est prise au piège là, que maintenant qu'il a fait l'association, il ne pourra plus la regarder de la même façon.

Le fin sourire en coin qu'elle arbore lui en provoque un à son tour. « J'aurais pu répondre exactement la même chose... » il aurait pu le parier. Elle n'était pas du genre à laisser passer un détail si facilement, encore moins une seule et minime bribe personnelle.

Et ce sourire qu'elle reprend, cette lueur dans les yeux qu'elle relance. Jude qui lui fait mal, dans chaque rictus, Jude qu'il enregistre en Jill comme il la craint. « J'ai toujours aimé les histoires de fantôme... » Jude qui revient le hanter par sa seule et unique faute, c'est bel et bien lui qu'il l'a mentionnée, comme s'il en était remis, comme s'il s'en remettrait un jour. « C'est pas une jolie histoire. Et c'est pas non plus une histoire effrayante. C'est juste - une histoire très triste. » il narre, explique, pose ses cartes sans lui forcer de les entendre si elle veut se défiler. Il ne s'en offusquera pas - les drames des autres n'étaient jamais vraiment les bienvenus chez qui que ce soit si on leur donnait le choix. « Tu veux toujours savoir? »

« J'ai l'air d'être accompagnée ? » Jack qui est curieux, Jack qui goûte à sa propre médecine quand elle joue, quand elle tourne autour de l'information, et qu'elle s'attend à ce qu'il lui divulgue à sa place, son « Et toi t'es seul ? » auquel il répondra au taquet, bien sûr. « J'ai l'air d'être accompagné? » étrangement, le fantôme qui flotte entre eux et l'épée de Damocles qu'il n'ignore plus le rendent loquace, lui qui sent l'alcool chauffer ses joues et sa gorge, lui qui pour une mince fois dans sa vie s'ouvre bien plus qu'il n'a l'habitude de le faire.

« Je préfère venir ici seul. Rien n'empêche les rencontres dans ce temps-là. » il finira par expliquer Epstein, comprenant que s'il ne donne rien, elle ne donnera rien elle non plus. Donnant-donnant.

Sa bouteille vide claque sur le comptoir, il la pointe du menton. « Une bière à nouveau? » qui a tout d'une invitation à rester. Il pourrait simplement être là, elle pourrait simplement évoluer à ses côtés - il assume le curieux de la chose, il se complaît dans sa présence comme son arrogance.

Elle est curieuse et il ne lui en veut pas, il rêverait de l'être autant qu'elle, suffisamment pour poser des questions, pour gratter au sujet de la vie des autres. Il invente souvent Jack, il marche dans la ville en laissant ses prunelles glisser sur les maisons qu'il croise, il improvise et il s'imagine les quotidiens, les routines, les secrets des inconnus. Mais jamais il ne leur demande. « Tu n'as toujours pas réussi à me faire fuir, alors, vas y, lance toi ! Par contre, si tu te mets à pleurer, je fais comme si je te connaissais pas ! » probablement parce qu'il a peur qu'on lui demande à son tour. « Elle s'appelait Jude. » il se racle la gorge sans même le réaliser, son nom qui reste en travers à toutes les fois. « Elle détestait le whisky, son truc, c'était les bulles. La bière souvent, le champagne parfois. » il la revoit encore un bouteille de crémant volée Dieu sait où quand elle n'en avait rien à foutre des flûtes, qu'elle buvait, hilare, à même le goulot. « Elle avait des yeux qui brillaient comme les tiens. Et une langue qui piquait presqu'autant. » en tout bien tout honneur, Jude avait une répartie beaucoup plus douce que celle qu'il a pu remarquer de la part de la brune à ses côtés. « Elle aurait eu 40 ans cette année. » sa date d'anniversaire est encore ancrée sur tous les calendriers qu'il croise, chaque jour qu'il vit encore. « C'était l'amour de ma vie. » et ça restera toujours ainsi. Il n'a pas pleuré, elle a mis en garde pour rien et ça l'étonne pas Epstein ; ses larmes, il les a toutes épuisées, il a tout vidé, il ne lui reste plus rien qu'un regard voilé.

« On va devoir payer un sacré paquet de tournée ce soir je sens ! » elle fait un boulot impeccable pour changer de sujet, quand son verre se retrouve vite, qu'elle le fait savoir en cognant le réceptacle sur le bar. Le whisky de Jack qu'il sirote, il est pas pressé, il n'a pas non plus envie d'être ailleurs. « Avec ta chanson, tu pourrais être accompagnée de n'importe quelle conne de ce bar ! » elle pique, il l'a déjà dit, il le pense à nouveau. Elle pique et son sourire en coin résonne sur les lèvres gercées du musicien, quand il pointe avec autant de défi du menton les fameuses candidates tout autour. « À ce que je vois, elle ont bien d'autres choses à faire. » certaines titubent, d'autres gloussent, elles sont pour la plupart entourées de chasseurs potentiels, et Jack lui, il est lassé d'elles sans même leur parler. Il aime les gens qui détonent, il aime les gens qui dénotent. Depuis toujours. « Je fais pareil, j'aime rencontrer des inconnus. » et il semblerait que ce soir, ils sont deux à l'être.

Elle accepte une nouvelle bière, il commande, la laisse recevoir sa bouteille avant de finir son verre, de trinquer avec elle. « Tu bois pour oublier ou pour célébrer, ce soir? » il fait exprès Jack, d'y aller doucement. De ne pas la brusquer, il le sent comme ça. Des échappatoires qu'il lui donne par dizaine, de l'espace pour se mouvoir, pour ne pas se sentir forcée de lui répondre, pour détourner la conversation. Il devrait être un peu plus léger aussi le musicien, d'avoir parlé de Jude plus tôt. Pourtant, il y pense encore - à qui il ment, il y pensera toujours.

« C'est fort la façon dont t'en parles en tout cas, ça avait l'air intense, et beau... » ça l'était. Ça l'était tellement qu'il en avait des frissons qui naissaient sur sa nuque, des battements irréguliers qui martelaient son pauvre coeur. Jack et Jude, c'était la plus belle histoire qu'il pouvait raconter, celle qu'il avait chantée des dizaines de fois et des centaines encore. C'était lui, un raté, un pauvre paumé, qui lui brisait le coeur et qui ne la méritait pas, jamais. C'était elle et sa confiance, et sa patience, elle qui voyait au-delà des erreurs par amour, par courage. C'étaient eux et y'en avait pas une autre comme elle, jamais. « Tu crois qu'on a qu'un seul amour dans sa vie ? » elle est nostalgique, il s'en veut s'il lui a passé son vague à l'âme. « T'es jeune, t'as encore le temps de me prouver des tas de fois que j'ai tort. » Epstein qui inspire, Epstein qui assume aussi. « Mais oui. » un seul amour, une seule vie. Une seule chance, une seule Jude. « J'en suis persuadé. »

Les autres et leur monde, il n'en a rien à faire Jack. Il l'aime leur bulle à eux. Il aime l'aisance avec laquelle ils sont, il aime les mots qu'ils ne retiennent pas, ni l'un ni l'autre. « Effectivement je pense pas qu'elles auraient aimé discuter de tout ça elles ! » « Elles savent pas ce qu'elles manquent. » et il n'en a rien à faire le canadien, il pousse même le cynisme à leur tourner le dos, bien plus à l'aise de plonger son regard dans celui de Jill pour l'y tenir plutôt que de se laisser distraire par celles qu'il oubliera la seconde suivante. « Je bois surtout pour annihiler mes pensées en général. Mais ce soir, c'est certainement pour oublier. »

Et ses sourcils se froncent. Et ses lèvres goûtent à l'alcool qu'il leur porte, pensif. « Elles ont quoi, tes pensées? » il ose Epstein, il est probablement déplacé, il ne devrait pas la questionner ainsi. Pourtant il le voit bien qu'elle n'aurait pas parlé de ce qui la tracasse si elle ne voulait pas se confier. Jack qui n'est qu'un inconnu. Jack qu'elle ne reverra plus jamais d'ici quelques heures ; si elle veut vider son coeur et sa tête, il est probablement le meilleur candidat pour l'écouter faire. « On oublie à deux alors, si tu veux. » alors il encourage le mouvement, il lève son verre, le tinte à celui de la brune. « Par contre, si tu te mets à pleurer, je fais comme si je te connaissais pas. » avant de se lover à son oreille, moqueur, raillant les mêmes mots qu'elle.

Elle a la jeunesse, elle a une lueur dans ses yeux. Elle a cette fougue qui transparaît dans ses mots, dans ses gestes, elle dégage tant qu'il pourrait presque se laisser berner, s'il n'était pas aussi cassé qu'elle. Oui, il l'a remarqué le voile, il porte le même. Il connaît exactement toutes les sensations par lesquelles elle est passée et passera encore et toujours, brisée, brisé, brisés qu'ils sont.

« Encore jeune ? Pourtant j'ai déjà entendu les phrases à la con comme 31 ans et pas marié ? Tu crois pas que tu devrais commencer à faire des enfants ? » « Ceux qui t'ont demandé ça n'ont absolument rien compris. » ils n'ont pas compris comment elle fonctionne à contre-courant. Ils n'ont pas capté que de lui dire cela la motiverait à faire l'inverse, même si elle veut se marier, même si elle voulait avoir des enfants. Étrange paradoxe aussi fascinant qu'effrayant, ils sont faits du même bois encore une fois. « Je suis pas sûre que beaucoup de personne le trouvent. » il inspire, soupire, se replace, divague aussi. « Ou arrivent à le garder. » il l'a perdu le sien, il l'a perdu et il sait qu'il ne le retrouvera jamais. Autant s'y faire - s'il y arrive.

Et elle l'intrigue, elle est tellement douée à ce jeu-là. « Il me faudrait des heures pour t'expliquer ce qui peut bien se passer avec mes pensées. » et même encore, ça ne serait qu'un puzzle. Teinté de toutes les pièces de sa vie qu'il ne maîtrise pas, qu'il n'oserait jamais. Elle a ses secrets, elle a ses mensonges, elle a ses histoires et il n'est que de passage dans sa vie ce soir Jack, un parmi tant d'autres, elle l'aura oublié qu'il se souviendra d'elle, il en est assuré. « On oublie » son sourcil se hausse au Epstein, il ne juge pas mais il note. Et dans sa tête, il réfléchit bien plus vite qu'à son habitude Jack, il se presse, il la sent éphémère, il en serait si égoïste de vouloir la garder.

« Si jamais tu veux oublier à nouveau. » qu'il mentionnera, un verre, un autre et pléthores de silences plus tard. Quand il glisse son numéro de téléphone vers elle, quand il espère que son écoute à lui a valu son oreille à elle.