Heïana soupira, alors qu'elle traversait les rayons du magasin de cosmétiques dans lequel elle avait décidé d'entrer, quelques minutes plus tôt. Elle avait espéré y trouver une gamme qui proposerait à la fois des produits cruelty free, sans ajouts chimiques abusés, et rechargeables pour éviter le maximum de déchets possibles. Apparemment, c'était trop demander; il n'y aurait plus qu'à aller voir ailleurs; heureusement, le centre-ville regorgeait de petites boutiques qui ne demandaient pas mieux que de pouvoir satisfaire toutes les clientes comme la Tahitienne. Elle flâna tout de même quelques minutes de plus dans les rayons en laissant son regard passer sur les étalages, sait-on jamais. Habillée d'une robe beige d'inspiration écossaise assez courte à col haut type chemise, des manches tombant juste sous les coudes, elle s'était un peu plus couverte que d'accoutumée, trouvant le temps frais ce jour-là. Ainsi, un très large manteau noir était négligemment posé sur ses épaules, et une casquette large noire terminait la tenue, avec la touche non négligeable des bottes montant jusqu'aux genoux. Son style assez recherché ce jour-là, un peu frenchie dans un sens, lui donnait des allures de femme assurée et qui sait ce qu'elle veut; sans que la maïeuticienne ne s'en doute encore, ça allait se révéler utile.

Alors qu'elle se dirigeait graduellement vers les caisses, elle entendit ds éclats de voix. Tout comme d'autres personnes apparemment, qui, plus près qu'elle de la scène se tramant devant la sortie du magasin, s'étaient figées, regardant comme des hyènes affamées devant un jambon de zèbre le spectacle qui se déroulait sous leurs yeux. Agacée par ce type de comportement, Heïana se fraya un chemin à travers la horde de commentateurs sportifs improvisés, qui comptaient les points entre un vigile massif et une gamine, même pas encore majeure sûrement. Si le ton n'était pas monté, et qu'aucun geste n'avait été fait, la brune aurait passé son chemin. Ce n'était pas son affaire, et un professionnel était sensé pouvoir gérer. Il sembla cependant qu'il n'avait aucune notion de pédagogie, ni de fermeté fonctionnant sans une certaine forme de violence. Le voir choper le poignet de l'adolescente, l'attraper pour pouvoir arracher de ses poches le tube de rouge à lèvres qu'elle avait tenté de dérobé, ce fut trop pour la métisse.

Lâchez-la tout de suite ! Commanda la brune d'une voix impérieuse, alors qu'elle bousculai finalement sans gêne les derniers inopportuns qui lui barraient le chemin entre la scène aux airs de mauvaise blague. Elle arriva finalement entre le vigile et la chapardeuse en herbe, posant ses poings sur ses hanches, l'air énervée. Elle avait beau faire trois têtes de moins que l'agent de sécurité, elle n'en avait clairement rien à fiche, et l'aura venimeuse qui transpirait de ses pores n'augurait rien de bon. Ça ne va pas bien de brutaliser une gamine comme vous le faites !? Il va falloir vous former au comportement à avoir en société Monsieur, vous faites honte à votre profession. Qu'il ne vienne surtout pas la contredire ! Fille de grands chefs d'une chaîne hôtelière internationale, autant dire qu'elle en avait vu défiler des professions, et qu'elle connaissait un minimum la Loi de manière générale, ainsi que les droits et devoirs de certaines professions... Notamment celles d'un simple agent de sécurité. Aux dernières nouvelles, vous n'avez aucun droit de poser vos mains sur une personne, sauf en cas de légitime défense. Alors je vous propose quelque chose de simple: je vous paye le rouge à lèvres, et je ne dénonce pas votre comportement à vos supérieurs.

L'homme la regardait, l'air ébahis, et après quelques secondes, lui demanda de répéter. Il semblait ne pas en revenir de se faire sermonner par une si petite cliente, tout en ne pouvant pas répondre comme il l'aurait sûrement souhaité, car elle avait tapé dans le mile. Si les yeux d'Heïana avaient pu créer des éclairs, il aurait déjà été foudroyé sur place. Elle tendit la main pour que le geste appuie la parole. Je vais payer ce rouge à lèvres, et vous laissez cette gamine tranquille. Après quelques longues secondes de réflexion, le cerveau de l'homme sembla enfin comprendre la totalité des implications des paroles de la métisse, et lui déposa le rouge à lèvres dans la main. Merci bien, dit-elle sèchement, avant de se tourner vers les caisses. Qu'Ellie ne se croit pas sauvée divinement cependant; elle avait évité le pire, mais certainement pas les remontrances. Se trouvant désormais face à elle, Heïana lui dit d'un ton tout aussi froid, quoique moins énervé que face au vigile: Quant à vous jeune fille, suivez-moi, ou j'appellerai moi-même la police, c'est clair ?Elle avait élevé Moana, et autant elle fonctionnait beaucoup au dialogue et à la douceur, autant certaines choses étaient et resteraient inaceptables. Le vol en faisait partie.

@Ellie Epstein

La belle jeune femme qui était intervenue n’entendait visiblement pas s’en laisser compter. Elle s’interposait avec un certain déterminisme qui forçait un minimum de respect. Même le vigil semblait considérer ses options de retraite stratégique… Au final c’est elle qui lui offre le meilleur deal et même si ça ne semble pas faire son bonheur et qu’il a un regard pour Ellie qui signifie un peu « attend qu’on s’recroise » il bat en retraite, laissant Ellie seule à seule avec sa sauveuse.

Mais si pendant un instant la jeune femme avait tout eu d’un ange en se rangeant de son côté, voilà que soudainement ses yeux lançaient quelques éclairs dans sa direction ! L’ange avait disparu, faisant place à un petit démon tout feu, tout flamme !

Un moment, Ellie envisage elle aussi de battre en retraite. En courant vers la sortie, quelque chose comme ça… Mais la vérité c’est qu’elle avait encore le corps un peu tremblant et les jambes comme du coton. Du coup, bon gré mal gré, elle suit la jeune femme légèrement en retrait. Disons que même si Ellie était une adolescente désobéissante en puissance, rarement sympa et rebelle dans l’âme, elle ne prônait pas non plus l’anarchie et craignait les forces de l’ordre ! Un bon point pour sa pauvre petite maman qui n’avait pas élevé une sauvageonne, probablement.

« Vous êtes pas obligée de le payer… J’en veux plus… »

Elle n’en avait jamais vraiment voulu de toute façon. Elle l’avait fait pour le frisson, pour pouvoir justifier devant les copains de l’avoir un jour fait, comme eux… Mais entre cette expérience raté et celle du joint qui l’avait rendu malade à crever et envoyé chez Isaac avec une humeur de bouledogue, Ellie avait l’impression qu’elle n’appartiendrait jamais à 100% « au groupe ». Encore une fois. Qu’est-ce qui clochait chez elle ?

« Je voulais même pas le prendre… »

L’adolescente tente de se justifier comme elle le peut, son regard fuyant un peu celle de la femme en face d’elle, guère plus imposante qu’elle ne l’était elle-même.

« Je sais pas pourquoi je l’ai pris. »

Ça avait semblé facile sur le moment… A sa portée… Mais elle avait vite regretté hein ! Quelle chance y avait-il pour qu’elle se fasse prendre aussi facilement, pour un petit truc de rien du tout comme ça ? Si son père l’apprenait, ça allait être une nouvelle déception… Et le pire, c’est que pour y faire face, ce serait plus fort qu’elle, Ellie jouerait probablement d’effronterie et d’insolence… Et le fossé qui peinait à se remplir entre eux se creuserait de quelques mètres de plus.

« Pardon. »

C’était un truc qu’elle ne disait pas souvent. Et le vigile, avec ses manières brusques et vraiment indélicates, ne l’aurait jamais tiré d’elle ! De toute façon, il cherchait à faire un exemple et/ou à compenser la misère de son existence en assoyant sa domination sur une ado… ! Un type exemplaire quoi.

« C’est le vigile il m’a fait super peur… ! »

Et venant masser son bras encore subtilement endoloris, elle ajoute :

« Et mal aussi. »

D’ailleurs de fait elle n’avait pas que des excuses à formuler. En fait, avant même ces excuses, elle se devait de lâcher :

« Merci d’ailleurs. »

Ca non plus ça ne franchissait pas beaucoup les lèvres d’Ellie. A force de croire que tout le monde la voyait comme une petite chose indésirable et répugnante, elle avait un peu finit par agir comme ça aussi. Elle repoussait souvent les gens qui se montraient serviables, comme Isaac et même, à sa mesure, comme son père. C’était peut-être un test pour voir s’ils resteraient alors que la seule réponse probable c’était qu’ils se lasseraient de son attitude un jour. A quel point fallait-il être buté pour continuer dans ce sens juste pour pouvoir dire « je te l’avais dit » ? Bref… Ça ne tenait pas qu’à ça non plus. Ellie avait aussi de « vraies » et de « bonnes » raisons d’être en colère.

« Du coup on fait quoi maintenant ? »

Parce qu’Ellie n’avait clairement pas davantage les moyens de payer ce rouge… Et là c’était un peu « le rouge de la honte » quoi !

Heïana ne fut même pas surprise lorsque l'adolescente commença à argumenter, avec comme objet principal qu'elle ne désirait pas réellement le rouge à lèvres qu'elle avait essayé de voler. Enfin, elle haussa un sourcil, dubitative: la gamine essayait-elle seulement de se dédouaner et, dans sa gêne, préférait oublier cet accessoire, ou était-elle réellement sincère ? Si oui, pourquoi avait-elle tenter de... ah, c'était ça. Elle avait voulu faire sa rebelle, jouer avec le feu, ressentir le frisson du danger. Sauf qu'elle s'était faite choper, ce qu'elle n'avait ni prévu ni craint, jusqu'à ce que ça lui tombe dessus. Tout faisait sens, du début de l'altercation avec le vigile jusqu'à ce qu'elle lui racontait en cet instant. La jeune femme retint un soupir qui aurait oscillé entre amusement et exaspération, pas besoin de créer un nouveau sentiment de rébellion chez l'adolescente. La brune avait l'impression d'avoir Moana, deux ou trois ans plus tôt, face à elle. Un sourire indulgent se dessina sur ses lèvres alors que, tout pendant qu'elles arrivaient en caisse, la jeune fille s'excusait. Premier pas de fait, même si lui demander pardon n'avait pas de réelle valeur, car elle n'avait pas été touchée en quoi que ce soit par son petit méfait, et avait bien décidé d'elle-même de venir à l'aide de la petite. Il n'y a pas de mal. Je m'appelle Heïana Brook, et toi ?

Il ne restait plus qu'une personne à passer avant elles, et la maïeuticienne ne fut pas étonnée que la plus jeune ait eu vraiment peur face à cette brute de vigile. Je comprends; il serait bien que ce magasin fasse attention à qui il emploie, franchement. Autant la Polynésienne pouvait être trop tendre et prompte à l'empathie, mais le manque de professionnalisme et le fait de s'en prendre à un enfant - ce qu'Ellie était, ou peu s'en faut - elle ne le supportait pas. Rectifiant cependant ses paroles car elle ne voudrait pas avoir trop d'impact, après tout beaucoup d'oreilles indiscrètes traînaient suite à la scène qui s'était déroulée quelques minutes plus tôt, elle ajouta: Ou au moins, qu'ils fassent un suivi et qu'ils mettent en place des formations obligatoires... On est en 2019 quand même, et on ne peut pas dire qu'ils soient en difficulté financière ici. Et Bim, dans les dents de la direction plutôt que dans celles du vigile, qui en avait bien assez pris pour son grade aujourd'hui. Pincée, mais juste quand même, l'aînée Brook. Elle secoua la tête positivement lorsque celle qui ne devait être encore que lycéenne la remercia, en un "de rien" tout ce qu'il y a de plus silencieux.

Cependant, Heïana lui répondit réellement lorsqu'elle lui demanda ce qu'elles feraient, vu qu'elle ne souhaitait pas réellement posséder le rouge à lèvres: Je n'ai qu'une parole, je vais te l'acheter. A toi de voir ce que tu veux en faire après; ça ne regardera que toi, et les possibilités sont multiples. Elle pouvait autant décider de le jeter, que de l'utiliser, ou le donner à quelqu'un, ça serait en son âme et conscience, sachant qu'au final, il n'aurait pas été donné mais... Offert. Je ne te demande qu'une chose: si un jour, tu te retrouves dans ma position et que tu vois une adolescente dans la posture que tu as aujourd'hui, souviens-toi de ce jour, et agis en conséquence. Bien évidemment, en réalité, rien n'obligeait Ellie à donner sa parole, ou à la respecter par ailleurs. La Tahitienne ne pouvait qu'espérer que la jeunette soit assez marquée par cette journée pour cogiter dessus, lorsqu'elle se retrouvera seule, plus tard dans la soirée. Finalement, elle paya le rouge à lèvres, comme prévu, et le tendit à la ravissante voleuse. Elles se dirigèrent vers la sortie, et la sage-femme dut poser la question fatidique, que toute personne dans la situation d'Ellie redouterait: As-tu un parent que je peux contacter ? Clairement, elle ne laisserait pas l'adolescente s'en tirer si facilement, et l'apprentie voleuse devrait développer des trésors de persuasion pour faire en sorte qu'Heïana ne cherche pas à la ramener par la peau du cou chez ses responsables légaux... En tout cas, je te propose qu'on aille boire quelque chose ensemble, et que tu me racontes un peu pourquoi tu as fait ça. La métisse ne put s'empêcher de lui proposer cela, sûrement parce qu'elle voyait un peu de Moana en Ellie. Qui sait, le fait d'avoir des explications pondérerait peut-être son jugement, et sa décision de traîner la gamine jusque chez elle...

@Ellie Epstein

Même son prénom faisait « local ». C’était un peu ce qu’Ellie s’était dit. Et si pas « local », en tout cas ça faisait plage, soleil, cocotier, tout ça… Alors ouais : disons local. Quoi qu’il en soit, l’adolescente a un mouvement de la tête pour saluer Heïana après cette courte présentation, répondant simplement :

« Ellie. »

Elle faisait partit de cette génération qui avait envie d’exister par elle-même et pas parce qu’elle était « la fille de » ou quelque chose du genre. Encore que dans son cas, son père ayant eu une réelle notoriété, ça aurait pu lui servir. C’était la complexité de sa relation avec lui qui la poussait néanmoins à être plus réservée à ce sujet. Bref.

Heïana lui fait le détail de ses pensées à propos de la gestion de l’incident par le vigil… Et Ellie évite de la ramener parce que la jeune femme se rangeait un peu de son côté à ce niveau. Elle avait été la seule vu la foule qui s’était contentée de regarder. Ou en tout cas la seule à avoir voulu éviter que la situation n’empire. On pouvait bien râler après les jeunes hein… Mais c’était pas toujours de leur côté que venait tous les problèmes de la société.

La femme insiste pour payer le rouge à lèvres et Ellie se contente donc d’un léger haussement d’épaules. Elle ne le garderait probablement pas. Ou en tout cas ne l’utiliserait pas avant un moment, le temps que sa conscience s’apaise un peu ! Quoi qu’il en soit le « deal » de Heïana ne lui coûte pas très cher en soit… Alors Ellie acquiesce, comme l’enfant sage qu’elle était rarement.

« Ok, j’y penserais. »

Et même si ce genre de chose lui semblait très flou ou très lointain, elle restait sincère. Disons qu’elle sentait bien qu’elle « lui devait au moins ça » quoi.

Elles passent en caisse, le rouge revient dans sa main et Ellie le range rapidement dans le fond de sa poche, comme si elle avait encore dû le cacher !

« Merci. »

Un peu penaude, elle ne savait pas trop quoi dire d’autre face à ce geste. Par contre le soulagement de voir la situation se terminer n’est que de courte durée… Parce que loin de la laisser partir tranquillement à présent, voilà qu’Heïana cherche à contacter son père. Enfin « un parent » mais à ce stade elle n’avait plus que lui n’est-ce pas ?

« Pourquoi… ? »

Elle s’était rebellée après le vigil pour que ça n’arrive pas et Ellie ne se voyait clairement pas obtempérer avec elle du coup ! Plus dans une attitude de méfiance à présent, Ellie fronce les sourcils, pas trop dans le mood d’aller boire quoi que ce soit pour raconter des trucs à cette femme qui comptait la dénoncer à son père.

« J’ai compris la leçon, c’est inutile. »

La galère… Si au final son père se trouvait mis au courant, tous les efforts qu’ils avaient mis dans leur relation, toutes les nouvelles choses positives qu’ils avaient partagées allaient être entachées. La guerre serait à nouveau ouverte. Surtout du côté d’Ellie sûrement, paradoxalement.

Elle reste un peu planté là, mal à l’aise, moins en confiance que quelques instants plus tôt… Et puisque la femme en face d’elle voulait en savoir pas mal, des trucs, Ellie se disait que c’était un peu « donnant-donnant » !

« Pourquoi vous faites ça de toute façon ? »

Elle prenait du plaisir à la situation ou un truc du genre ? Parce que visiblement elle était venue pour quelques emplettes mais restait bredouille pour le moment et le temps passer avec Ellie ne serait qu’en pure perte sur ce qu’elle avait prévu pour sa journée, non ?

« Et puis vous voulez aller où ? »

Pas qu’Ellie pense sincèrement que cette femme puisse lui vouloir du mal en l’éloignant pour aller dieu seul sait où mais elle entrait un peu en mode carapace, avec l’envie de communiquer qui diminuait à vue d’œil ! Elle ne devait d’ailleurs d’être encore campée devant Heïana qu’au fait que la jeune femme lui avait été réellement secourable… Et que malgré ses questions et son ton ferme et désapprobateur, elle ne lui criait pas dessus et ne lui desservait pas –en tout cas pour le moment- une morale bien trop loin des aspirations et des considérations des adolescents d’aujourd’hui pour que ça frappe une corde sensible chez Ellie.

« Mon père sait déjà que je suis pas une fille bien de toute façon. »

Elle se dévalorisait d’un seul coup, comme un ballon jusque-là bien rond qu’on aurait percé avec une aiguille. Ca faisait un moment qu’elle oscillait entre ce comportement ou, à l’inverse, la tendance à surestimer massivement ce dont elle était capable. C’était toute l’ambivalence de l’adolescence…

Enchantée, Ellie. La jeune femme était sincère; la brune était du genre à penser que toute rencontre n'était pas le fruit de simple coïncidence, mais plutôt des possibilités que le destin, Dieu ou le macrocosme, quoi que ce soit, mettait sur notre chemin pour nous faire évoluer. Alors chaque nouvelle personne se trouvant sur la voie de sa propre vie était aux yeux de la brune un probable trésor à chérir, ou du moins une piste sur laquelle il fallait savoir s'arrêter et sur laquelle on se devait de prendre le temps de réfléchir. Cette vision de la vie pouvait sembler idyllique, utopiste, naïve, gnangnan; on pourra bien en dire ce que l'on veut, mais Heïana n'en changerait pour rien au monde. Sinon, comment progresser et voir l'univers nous entourant de manière positive, alors que chaque jour, on essaie de nous tirer vers le bas grâce à un pessimisme ambiant entretenu par les médias, les gens de manière générale, et les personnes au pouvoir ? Non, vraiment; la Tahitienne avait décidé d'être une optimiste, et ne changerait pas d'idée de sitôt.

Sauf que la petite Ellie n'était clairement pas dans le même état d'esprit, et la maïeuticienne ne s'en rendit compte qu'un peu trop tard. Ayant demandé si la plus jeune avait un parent qu'elle pourrait contacter, l'adulte la sentit se fermer comme une huître qu'on chercherait à ouvrir. Oups. L'adolescente venait de passer d'un mélange de honte et de soulagement, même de gratitude, à un certain état de méfiance. Clairement, elle ne souhaitait pas qu'Heïana puisse contacter les siens, déclarant que c'était inutile. Ok, changement de stratégie alors; la brune verrait bien si elle pourrait trouver une piste par elle-même, mais autant ne pas rebiffer plus que ça la voleuse en herbe. Heureusement, ce fut celle-ci même qui lui tendit une perche pour rebondir, lui demandant pourquoi elle faisait ça. Un sourire radieux et presque tendre se dessina sur les lèvres de la Polynésienne, alors qu'elle répondait: Tu me fais penser à ma petite soeur. Oh que oui, car Moana avait parfois un caractère bien trempé, bien qu'elle soit adorable dans le fond, et elle avait pu en faire baver à son aînée, qui l'avait éduquée. Je pense que vous avez peu d'écart d'âge, alors le rapprochement se fait assez vite.

Pourvu que la diplomatie suffise ! Au moins assez pour qu'Ellie accepte de venir se poser sur une chaise avec elle, et qu'elles prennent du temps pour papoter un peu. Pour l'instant, la probable lycéenne restait sur ses gardes, demandant où l'adulte comptait bien aller. Je crois qu'il y a un café dans la galerie, répondit simplement Heïana. Elle n'allait pas lui faire du mal ou quoi que ce soit, voyons ! D'ailleurs, elle tint à la rassurer sur sa liberté: De toute façon, c'est comme tu veux, je ne fais que proposer. Si tu veux partir, ça ne tient qu'à toi. Ce fut alors que, de manière tout à fait inattendue, Ellie sembla totalement à terre, comme si le poids du monde entier se trouvait sur ses frêles épaules, alors qu'elle disait que son père savait qu'elle était une mauvaise fille. Heïana retint un soupir de compassion, de sorte à ce que la gamine ne le prenne pas mal, mais la voir ainsi lui donnait encore moins envie de la lâcher.

D'un geste léger, pas brusque ni trop lent, elle posa deux doigts sous le menton de l'adolescente et le lui fit relever pour la regarder dans les yeux. Intrusive physiquement, la brune ? Peut-être un peu, mais elle était spontanée avant tout et voulait juste faire au mieux. Je suis certaine qu'il pense le contraire. Je me disputais parfois avec le mien, mais je ne doute pas qu'il m'a cependant toujours estimée, quelques soient ses travers et ses maladresses. Il est très rare qu'un parent n'aime pas son enfant. Un sourire tendre, un peu nostalgique, s'étira sur les lèvres d'Heïana alors qu'elle pensait à son père. Elle retira ses doigts, relâchant cette légèrement pression sous le menton de l'adolescente, et recula d'un pas, se détournant en direction du café de la galerie. D'un regard, elle appela l'adolescente à elle: Alors, ça te dit un goûter ?

@Ellie Epstein

Sa petite sœur ? En tout cas ça semblait plus crédible que de dire « sa fille ». Parce que la femme en face d’elle était assez jeune malgré tout… Et vu la taille de guêpe qu’elle se trimbalait (quasi injuste pour une Ellie qui cherchait et paradoxalement camouflait un peu sa féminité) c’est sûr que si bébé il y avait eu, Heïana avait eu le temps de réparer sa silhouette hein ! Ellie accepte donc ce parallèle, supposait que c’était une raison comme une autre. Après une dernière hésitation elle acquiesce donc, se demandant vite fait si elle pouvait connaître la sœur de cette femme. Mais son nom, Brook, ne lui disait rien. Enfin si… C’était un nom encore assez fréquent ! Mais ajouté au teint de sable dorée qu’elle possédait non, rien. Aucune fille d’à peu près son âge ne remplissait tous les critères de ses connaissances.

Heïana parle ensuite d’un café à même la galerie et Ellie jette un regard autour d’elles avant d’en revenir à la femme. C’est sûr que puisqu’elle lui avait tendu un bâton niveau fuite c’était tentant de s’en saisir là ! Mais l’instant avait viré à quelque chose de morose et si Ellie ne s’était pas formalisée du fait que l’autre Australienne entre dans sa bulle privée comme ça, c’est qu’elle avait mis beaucoup de douceur dans son geste.

Leurs deux regards s’étaient ancrés l’un à l’autre un instant, Ellie y fouillant pour trouver dieu seul sait quoi. Un éclair de malveillance peut-être, instinctivement. Mais rien de tel n’avait brillé dans les beaux yeux noirs bordés de longs cils et des lèvres soigneusement peintes un peu de réconfort avait coulé.

Ellie n’avait rien dit… mais elle n’avait pas été entièrement convaincu. Heïana avait raison en ce sens qu’Ellie pensait sincèrement que son père l’aimait, à sa façon. Mais elle se demandait si ça avait « toujours été le cas ». Parce qu’il était entré tardivement dans sa vie et que pendant plus de dix ans, ça ne l’avait visiblement pas plus intéressé que ça d’en faire partie. Y a de ces sentiments d’abandon qui ne vous prennent à la gorge à ce point que lorsqu’en réalité ils n’ont plus de raison d’être. Ce sont les pires. Parce qu’ils laissent un grand bouleversement à l’intérieur. Heïana savait-elle ce que ce genre de choses pouvaient faire ?

« J’ai pas dit qu’il m’aimait pas. »

C’était vrai, malgré tout. Ellie avait simplement dit qu’il savait qu’elle n’était pas une « bonne fille ». Ça ne l’empêchait pas d’être attaché à elle certainement. Ou en tout cas à sa mère et de la garder un peu vivante à travers elle, peut-être. C’était la première fois qu’elle songeait à un truc de ce genre et ça lui avait soudainement tordu le cœur, avant qu’elle ne rebranche sur Heïana qui l’avait relâchée, la pulpe de ses doigts glissant sous la peau de son menton.

L’adolescente suit le mouvement, presque plus par réflexe qu’autre chose au départ. Le café était effectivement plutôt proche si c’est bien celui qu’elle voit à présent donc ça restait relativement safe.

« Votre sœur est à Saint Anthony ? »

C’était là qu’elle allait, elle. Alors ça restait possible. Ellie n’y connaissait pas tout le monde évidemment, surtout dans les classes en dessous. Parce que la sœur de Heïana, à moins d’avoir redoublé une paire de fois, ne pouvait pas être plus âgée et s’y trouver ! Bref… Ellie met les pieds dans le café, son regard allant rapidement sur les différentes boisson que l’endroit proposait.

« Je peux avoir un café glacé au caramel ? »

Elle adorait ça. Et puis c’était Heïana qui payait non ? Il lui semblait que ça avait été clair. Parce que bon, elle avait pas un sous en poche ! Fallait vraiment qu’elle apprenne à faire des économies plutôt que de tout passer en musique… !

Et puis rien à voir mais se tournant vers la femme à nouveau, Ellie se renseigne :

« Vous faites quoi dans la vie ? »

Parfois elle se plaisait, les jours d’ennui, à essayer d’imaginer ce que les gens faisaient de leur vie rien qu’en les regardant passer. Elle refaisait un peu le monde quoi. Mais là elle manquait de temps pour en inventer pleinement une à Heïana ! Peut-être mannequin ou un truc comme ça. Quelque chose qui mette en valeur le grain de sa peau et sa beauté naturel, un truc comme ça.

La brune sourit lorsqu'Ellie lui demanda si sa soeur était à Saint Anthony. Ah, que de souvenirs que cette école ! La jeune femme y avait passé d'excellentes années, et espérait que l'ambiance qu'elle avait connu, propice à l'échange entre professeurs et élèves, était toujours la même. Elle partie quelques courtes secondes dans les méandres de ses réminiscences, quelques flashs rappelant les meilleurs moments s'imposant à son cerveau. Celui-ci partit cependant bien trop loin dans les liens la rattachant à ce lycée, et bien vite, ce fut celui de sa remise de diplôme de fin d'études qui arriva au triple galop... Heïana se ferma bien vite à son propre esprit, car elle savait déjà quel serait le suivant, et elle n'avait certainement pas envie de le revivre une fois de plus, ici et maintenant. Ainsi, elle se recentra sur la question de l'adolescente, répondant avec honnêteté: Non, elle est à la fac. Par contre, j'y ai été en tant qu'élèves, et je me rappelle y avoir adoré les années que j'y ai passé. Tu te plais là-bas ?

Les deux demoiselles franchirent le seuil du café, et arrivèrent devant le comptoir, où elles purent méditer à loisir sur leur commande. En réalité, Ellie ne mit pas bien longtemps à se décider, et la métisse le lui accorda d'un sourire. Elle se tourna face au serveur qui venait de souhaiter une bonne journée aux clients précédents, et lui fit part de leurs souhaits: Un café glacé au caramel, et un chocolat viennois s'il-vous-plaît. Autant chez elle, la Tahitienne avait tendance à manger équilibré, sain et gourmand à la fois, autant les sorties étaient le prétexte de céder à toutes les tentations possibles, et hormis quelques fois exceptionnelles, elle n'avait jamais été du genre à commander une simple tisane. D'ailleurs, elle dût se raisonner intérieurement. Ne demande pas de cheesecake Heï, tu sais que tu vas mal le digérer avec ton chocolat chaud. Ah, les discours intérieurs... Je vous prendrais un cheesecake également ! Et leur vanité. Oups ? Qu'importe, elle n'était pas non plus du genre à se prendre bien longtemps la tête sur ce qu'elle mangeait. Le feeling et les envies avant tout, bref, une bonne vivante.

Elle sortit son porte-monnaie et chercha les quinze dollars demandés par le caissier. Tout pendant ce temps, elle répondit à la nouvelle question d'Ellie avec une certaine malice: D'après toi, que fais-je dans la vie ? Répondre à une question par une autre question, technique un peu fourbe mais qui faisait bien rire la Tahitienne intérieurement. Quoi de mieux qu'une touche d'humour et d'intrigue pour tisser du lien ? Finalement, elle sortit un billet de vingt dollars, et fit signe au serveur de conserver la monnaie, alors qu'il lui tendait le plateau. Elle le prit et salua le jeune homme, se tournant vers la salle: Allons nous asseoir sur les banquettes ! Son type de siège préféré, lorsqu'il y en avait dans les cafés. Peu de temps après, elles se retrouvèrent donc assises à l'endroit convoité par l'adulte. Celle-ci ramena sa tasse vers elle et son cheesecake. Je crois que le goûter est un moment dont je ne saurais jamais me passer, même à quatre-vingts ans, plaisanta-t-elle... à moitié, car vraiment, elle adorait ça. Ramenant son attention sur son interlocutrice, elle lui demanda avec intérêt: Et toi, alors ? Quelles sont tes envies, pour après le lycée ?

@Ellie Epstein

Visiblement les souvenirs de Heïana à propos de sa propre scolarité étaient plus doux que ses pensées présentes vis-à-vis du lycée. Du coup elle a un petit regard éloquent pour la jeune femme : elle n’adorait pas spécialement le peu de temps qu’elle y passait.

« C’est pas tellement mon truc… »

Disons-le comme ça ! Parfois valait mieux contenir un peu la vérité en mettant de l’eau dans son vin ! Mais ça lui permet de se rappeler la dernière fois que son père y est allé avec elle, pour une réunion parents-profs pour faire visiter les lieux et tout ça. Ellie n’en avait pas beaucoup mais ce souvenir là était assurément un bon souvenir. Teinté d’un peu de tristesse, d’un voile de colère… Mais c’était une longue histoire et la vérité vraie, même si elle aurait du mal à revenir dessus, c’est que son père avait fait beaucoup d’efforts pour elle ce jour-là.

Leur commande est passée et de toute évidence la femme avec elle comptait succomber à la gourmandise. Ça fait légèrement lever les yeux à Ellie avant qu’elle n’aille s’assoir sur une banquette, faisant légèrement tourner sa paille dans son verre pour bien mélanger café, lait-crème et caramel. Les glaçons tintent légèrement contre le verre et elle relève la tête sur Heïana qui semble éprouver un certain plaisir à la voir imaginer son boulot.

« Je sais pas. »

Mais puisqu’elle l’avait supposé, elle propose quand même :

« Mannequin ? Un truc du genre ? »

C’est vrai que l’Australie ne manquait pas de « belles femmes ». Toutes ne pouvaient pas être dans le milieu évidemment. Mais à force de suggérer, elle finirait bien par tomber sur quelqu’un pour qui c’était le cas ! Peut-être même que Heïana serait cette personne-là justement !

« J’aime pas trop les trucs sucrés. »

A moins que ce soit à base d’amande, elle adorait ça. Mais de manière générale Ellie était plutôt salé, épicé… Le sucre n’était pas une chose dont elle raffolait et ça lui permettait entre autres de ne pas devoir trop porter son attention non plus sur la taille de ses hanches. C’était pas drôle être anorexique… Mais franchement c’était encore moins drôle être rondes si ce n’était obèse lorsqu’on est une adolescente… ! Les gamins étaient cruels. Pas qu’eux. La société au sens un peu plus large l’était elle aussi. Bref.

On en revient plutôt à elle, à ce qu’elle aimerait faire après le lycée et ça lui rappel encore cette sortie précipitée du lycée avec son père et la conversation qu’ils avaient eu sur un parking près du McDo, après une petite leçon de conduite improvisée.

« Je prendrais sûrement une année sabbatique en backpacker pour faire le tour de l’Asie. »

Peut être même avec son père, puisqu’il en avait parlé… Ce bout là était encore un peu confus dans sa tête. Ellie soupire d’ailleurs avant de venir prendre une gorgée de sa boisson, la sirotant par la paille avant d’expliquer :

« C’était le rêve de ma mère. »

Elle l’avait appris de son père. Ça l’avait surprise autant que pris au dépourvu. Ellie s’était forcément sentit très émue à ce sujet. Et si jamais, pour lever tout risque d’ambiguïté :

« Elle est décédée y a quelques années. »

Sans entrée non plus dans les détails, par pudeur et par envie de garder le souvenir de sa mère pour elle. Elle devait déjà partager ça avec son père était c’était pas toujours facile parce qu’ils l’avaient tous les deux aimés chacun de leur côté, sans se compter dans l’équation.

« J’ai pas tellement envie de parler de ça. »

De sa mère. Si jamais ça avait pas été très clair étant donné la retenue qu’elle avait fait sur les informations.

« Alors finalement tu fais quoi comme boulot ? »

En même temps la liste des métiers possibles était longue. Ce n’était pas très étonnant pour Ellie d’apprendre qu’elle avait eu un raté. Mais pour sa défense : beaucoup de personnes auraient certainement suggéré la même chose qu’elle, non ? L’adolescente a un petit mouvement de la tête comme pour dire « c’est rien » alors qu’elle se fait remercier. Elle se laisse néanmoins un peu gagner par l’approbation et l’enthousiasme de Heïana à propos de son projet. Inutile de dire que ça donnait de l’eau à son moulin et qu’elle envisageait tout ça de plus en plus sérieusement.

« Je crois que c’est de venir en Australie qui m’en a donné envie en fait. »

Elle n’en était pas originaire, ça avait été un véritable déracinement pour elle et bien qu’elle ai trouvé une façon de se faire à la vie ici, Ellie s’était toujours dit qu’elle quitterait cette trop grosse île un jour, sans savoir alors exactement pour aller où. C’était injuste envers son pays d’accueil, surtout que son père ne lui avait pas non plus tordu un bras pour y venir… Mais voilà. Bref.

« J’aimerais commencer par la Thaïlande, le Viêtnam ou le Cambodge je crois. Mais en fait y a trop de pays qui me tentent. Je voudrais voir la Grande Muraille, les temples Bouddhiste du Népal, les contrées sauvages de la Mandchourie… »

Ellie séchait peut-être les cours mais elle avait passé des heures devant quelques mappemondes.

« Evidemment je voudrais voir le Japon aussi. »

La jeune fille réfléchit un peu à la situation, pensive tout en continuant de siroter sa boisson par intermittence… Et finalement elle ajoute :

« Puis je retournerais sûrement au Canada. Peut-être que je ferais un road trip à travers les Etats-Unis avant de remonter au Nord pour aller voir ma mère sur ma dernière étape. J’aimerais y arriver l’hiver. Pour en vivre un vrai, comme avant. »

L’Australie c’était bien beau mais aux yeux d’Ellie il n’y avait pas de véritable hiver. Pas de montagnes de neige, de froid à vous en filer des engelures, de tempêtes… A la place l’Australie pouvait se vanter de quoi ? D’araignée venimeuses, de bêtes du diable en tout genre… ! Là encore elle exagérait mais à force de penser à la patrie qui l’avait vu naître et dont elle avait gardé l’accent, ne le diluant pas encore beaucoup avec l’anglais australien, elle ne pouvait que lui trouver des défauts.

« Mon cœur est Canadien. »

Voilà, ça résumait pas mal la situation. De toute façon elle était pâle comme un cul ! Ça se voyait qu’elle était plus neige que soleil non ?! Alors que Heïana par exemple, elle sentait bon le sable chaud et l’été indien. Quant aux mots de la jeune femme à propos du décès de sa mère, Ellie ballait simplement l’air. Il lui semblait bien avoir compris ce que ce « je comprends » sous-entendait mais elle avait déjà du mal à gérer ses propres émotions à ce sujet et ne se voyait pas composer avec ceux de quelqu’un d’autre pour le moment. Ça ne l’empêchait pas de compatir…

« Sage-femme ? Genre c’est toi qui accouches les femmes enceintes c’est ça ? »

D’ailleurs rien à voir mais :

« Je me suis toujours demandé si les hommes qui faisaient ce métier s’appelaient aussi « sage-femme » ? »

C’était pas la question interrogative du siècle mais d’y repenser là là elle se le demandait encore quoi ! Heïana savait peut-être du coup ! En tout cas elle était bien placée pour en avoir une petite idée.

« Tu aimes les bébés ? Tu en as ? Ou tu en veux ? »

Les bébés ou les enfants au sens large quoi. Après Heïana n’avait peut-être personne dans sa vie. Pas que ça l’empêche d’avoir des enfants parce qu’on vivait dans un monde moderne qui offrait beaucoup de nouvelles possibilités pour une femme seule… Mais bon, Heïana avait la tête de ces femmes qui font les choses selon les vieilles règles. Qui font ça « bien ». Elles se trouvent un homme, l’aime et se font aimer en retour autant que possible… Ils se marient et pouf, arrivent un ou deux marmots au moins.

« Moi je les aime pas trop. »

Attention hein… Elle ne détestait pas les enfants… Mais elle n’en voulait pas. C’était facile et ça ne menait pas à de grandes conséquences de toute façon de le dire aujourd’hui.

« Enfin j’ai 17 ans, je suppose que j’ai le temps de changer d’avis. »

Mais elle savait que si ça perdurait, les gens finiraient par la trouver bizarre. Encore une case dans laquelle elle ne rentrerait peut-être jamais…

Ellie s’était contenté de hocher négativement la tête à propos de l’Australie. En général ça s’entendait à son accent mais c’est vrai qu’il était probablement de moins en moins marqué. Et puis Heïana n’était peut-être tout simplement pas du genre à faire attention à ce genre de chose, ce qui n’avait rien de bizarre en soit. Ellie acquiesce à propos de leur « chance » même si elle convient :

« J’ai pas vraiment envie de faire un PVT. Je compte pas forcément rester un an là-bas puis je compte sûrement beaucoup voyager dans toute l’Asie quoi… »

Mais elle ne laissait aucune piste derrière elle… C’est juste que pour le moment elle n’avait rien de concret en tête. C’était plus un rêve, une petite espérance… Qu’un vrai grand projet. Dieu seul savait si ça prendrait forme même si évidemment savoir que sa mère avait eu le même projet qu’elle sans pouvoir s’y adonner à cause de sa grossesse tendait à l’encourager à plein !

Par contre Heïana s’enthousiasme ensuite… Et vu son appétit pour le cheesecake, Ellie n’est pas tellement surprise que cet enthousiasme ait un rapport direct avec la nourriture. Ça la fait sourire entre deux gorgées de sa boisson avant qu’elle n’explique :

« Moi je suis plutôt côte ouest… Vancouver, tout ça… »

Avant de préciser de fait :

« La Poutine c’est Québécois plus que Canadien. »

Et le Québec, c’était complètement de l’autre côté du Canada quoi ! Ceci étant dit Ellie connaissait quand même parce qu’on trouvait des restaurant de poutine quoi.

« Mai on en a. Et moi je pense que la recette originale, c’est uniquement les frites, le fromage en grain et la sauce brune. »

Ceci étant dit, Ellie reconnait avec une pointe de gourmandise :

« Moi je l’aime avec des saucisses. »

Mais avec le bacon ça devait être très bon aussi hein ! Parfois elle était tentée d’en faire ici… C’était pas siiii compliqué. Le plus chiant c’était de se procurer une vraie sauce brune sur le papier. Et pourtant, la « vraie » difficulté, c’était le fromage en grain. Ho elle pouvait trouver du cheddar… Mais pas aussi frai. Ça n’avait pas le même goût ! Bref…

Et le sujet de la gourmandise en amenant un autre, Heïana se renseigne sur la cuisine locale et Ellie réfléchit un moment. Elle avait jamais vraiment su ce qui était « typique » de chez elle parce que c’était très commun et qu’elle était encore assez jeune en quittant le pays. Néanmoins, puisqu’il avait été question de sirop d’érable :

« Les saucisses au sirop d’érable j’adore ça. »

Oui on en revenait aux saucisses, à croire qu’il y avait une tendance ! Ceci dit :

« Mais pour goûter un vrai bon sirop d’érable, faut aller dans les cabanes en hiver pour le sirop à la tire ! »

Elle-même une surface place de ses mains en expliquant :

« On étale de la neige sur une surface comme ça. Puis on verse du sirop d’érable chaud dessus, qu’on récolte ensuite avec un bâton qu’on tourne souvent… ça fait comme des bonbons un peu mous. »

Et c’était succulent !

« Sinon y a le pâté chinois, la tourtière… Ce genre de trucs. »

Ça la rendait mélancolique parce que ça lui rappelait les plats que faisaient sa mère. Dans le pâté chinois, Ellie adorait rajouter du crispy de bacon émietté. Ça cassait le goût du maïs dont elle était moins fan.

« Bref… »

L’adolescente à un mouvement de la main comme pour balayer tout ça. Elle reprend plutôt au sujet du boulot d’Heïana, n’ayant pas vraiment envisagé qu’une sage-femme puisse faire autre chose que des accouchements, naïvement !

« Tu fais quoi d’autre ? »

Mais elle note pour l’appellation des hommes faisant se métier, notant de manière plus pensive qu’autre chose :

« Je trouve ça nulle qu’il y ait pas de forme du mot « sage-femme » pour eux. »

Ellie était une féministe qui s’ignore la majeure partie du temps. Et même si là, pour elle, l’inégalité concernait les hommes, elle n’était pas ce genre de féministe qui pensait que pour contrebalancer des années d’inégalités les hommes devaient être punis en goûtant de leur propre poison. Elle était plutôt de ces féministes, majoritaires, qui voulaient l’égalité pour tous, point.

Ellie acquiesce pensivement à propos des enfants puis plus sérieusement à propos de « son utérus ». Visiblement, Heïana aussi avait un petit côté féministe pour dire ce genre de chose et de cette manière !

« On verra de toute façon. Avant ça faudrait que je trouve un copain et tout… Et là dans ma tête, la vie parfaite plus tard ce serait de vivre chez moi et que mon copain vive chez lui… ! »

Ça avait le temps de changer… Mais Ellie n’avait pas envie de se sentir moindrement prisonnière d’une relation. Même les simples petits compromis d’une vie de couple n’étaient peu de ceux qu’elle voulait faire, aujourd’hui. Dans le fond elle avait un peu honte de se dire qu’elle était plus « comme son père » à ce sujet. Elle se demandait même si c’est comme ça qu’il avait ressentit les choses, avec sa mère…

Ellie a un petit regard pour sa montre ensuite avant de constater :

« Je vais bientôt devoir filer. »

C’était sympa de discuter et tout… Mais son verre avait un fond et la cuillère de la jeune femme en face d’elle avait bientôt attaquer le dernier morceau de son gâteau !

La jeune femme sourit lorsqu'Ellie nuança son propos en rappelant que la Poutine était un plat québécois, et non canadien: Ah bon ?  Mais le Québec n'est pas une province du Canada ? Heïana ne connaissait pas des masses l'Histoire de ce côté du monde, mais selon ses souvenirs, les deux étaient bien imbriqués, l'un étant une partie de l'autre tout en conservant certaines particularités. Elle ne doutait pas que l'adolescente pourrait lui éclairer la lanterne sur ce point, et demandeuse, elle était prête à l'écouter. D'ailleurs, elle nota minutieusement dans un coin de sa tête de goûter à la fameuse Poutine aux saucisses dont Ellie était en train de lui vanter les mérites, quoi que ça avait l'air bien lourd comme repas. Elle rit un peu lorsque la jeune fille lui dit que le seul et vrai bon sirop d'érable se trouvait dans les cabanes canadiennes, en forêt. Ça fait un peu cher payé pour une poutine, mais si je dois voyager au Canada un jour, je me souviendrai de ton conseil !

Après avoir discuté nourriture, la sage-femme revint sur son métier, et sourit à la question d'Ellie. Pensivement, elle énuméra: Eh bien... Je gère des cours de préparation à l'accouchement et aux premiers soins pour les nourrissons. Je fais le suivi gynécologique basique pour n'importe quelle femme, je m'occupe des échographies et des suivis de routine pour les femmes enceintes. Je passe dans les chambres des jeunes mamans pour voir si tout va bien, leur apprendre à donner le sein, à laver leur bébé... Le cas échéant, je vais préparer les biberons. Dans les jours vraiment "rush", je passe du côté des urgences pour aider en pédiatrie, aussi. C'est assez varié au final ! En revanche, la brune ne put qu'opiner du chef lorsqu'Ellie lui dit trouver nul le fait que les sages-femmes masculins ne possèdent pas leur propre mot pour les désigner. Tu as raison. Je pense que c'est dû aux changements récents dans notre société: jusqu'à il y a peu, les hommes n'étaient pas maïeuticiens, c'était considéré comme le travail des femmes seules.

Heïana savourait la dernière part de son cheesecake lorsque l'adolescente lui annonça qu'elle allait devoir y aller. Ce que le temps passait vite ! Elle prit le temps de finir sa bouchée quoi qu'il en soit, et but la dernière gorgée de sa boisson. Moi aussi. Elle se releva, et sourit franchement à l'adolescente. Ravie de t'avoir rencontrée, Ellie. En espérant que si l'on se revoit, ce ne sera pas parce que je t'aurais extirpée d'une situation aussi délicate. Après avoir échangé quelques mots et salutations, elles se séparèrent, chacune vaquant à ses occupations. Comme quoi, la vie peut être faite d'étranges rencontres, parfois...

- Fin -

@Ellie Epstein

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