Les roues accrochent l’asphalte avec un crissement sec et le coup de frein soulève des volutes de fumée certainement assez stylées vues de l’extérieur – mais tout de même moins sympa quand elles viennent vous piquer ses yeux. Sans rien laisser paraître de sa gêne, Kyte abaisse la béquille et arrache son casque pour libérer ses bouclettes brunes, collées à son front par la sueur. Après un craquement de nuque à gauche puis à droite pour détendre les muscles engourdis de ses épaules, il s’extirpe de sa Harley et tapote la selle encore chaude de son postérieur. C’est que traverser le Queensland à bécane, y’a qu’ça de vrai pour bouffer de la grandeur en pleine gueule, mais maintenant il a plus qu’une envie : se terrer à l’ombre et descendre des litres de bière fraîche pour inonder son gosier enflammé par un trop plein de sable et de route. « HEY L’CANADIEN ! » Alerté par ce cri amical, le dit homme du nord tourne ses yeux d’aigles vers la silhouette de nounours, un mercenaire imposant de stature avec une grosse tête de chérubin qu’il s’empresse de serrer dans ses bras secs. « Aaahhh ma couille, ça m’fait plaisir de t'vouère ! » Il grogne en lui filant une bonne claque dans le dos. « Pas autant qu’moi pas gueule ! » La claque en retour lui décolle les poumons et Kyte s’incline, bon joueur. « Toujours autant d’force mon sacré con, avec un gaillard comme toi c’est à s’demander pourquoi c'est qu'vous avez encore besoin d’mes services ! » La face de l’ours s’assombrit et le motard incline la tête de son air de fouine compréhensive. « Micah ? » Il demande en jetant un coup d’œil vers le local du gang où ils ont rendez-vous. « Il t’attend à l’intérieur. » L’autre confirme en l’escortant vers la porte. « L’a intérêt à m'arroser en bière moi j’te l’dis, j’suis desséché comme les pierres ! »
L’un après l’autre, ils pénètrent dans les lieux et il faut quelques secondes aux yeux de Kyte pour s’habituer à l’obscurité du petit bar enfumé. Il aime cette odeur de bois imprégné d’alcool qui vous accueille, plus encore la silhouette louche des lascars qui s’abreuvent dans les coins. Quand il entre, les conversations cessent, et puis son visage connu de certains lui vaut quelques salutations avant que tous retournent à leurs affaires. Nounours lui indique une table tout au fond, et Kyte hoche la tête avant de rejoindre l’homme austère qui l’attend patiemment un peu en retrait des festivités. « Micah, ça fait un bail. » Il lance en s’installant face du chef des Manthas. « UNE MOUSSEUSE, L’TAVERNIER ! » Qu’il gueule sans plus attendre en tordant son cou vers l’arrière pour attirer l’attention de qui voudra bien le servir. Le pli de mécontentement froissant presque imperceptiblement le visage du gangster n’échappe pas à Kyte, mais c’est plus fort que lui : il ne peut pas s’empêcher de repousser un peu les limites, surtout face à un homme à l’autorité incontestée. Étrangement, c’est un petit jeu que Micah semble tolérer, tant que Kyte continue de se montrer fidèle et efficace pour protéger ses intérêts. « Alors l’ami, qu’est-c’est donc la raison pour laquelle j’m’en viens d’cramer à travers l’désert pour tes beaux yeux ? » Ce dernier esquisse un sourire et repose son cigare dans le cendrier. « L’ami se fera une joie de t’éclairer quand t’auras fini de gesticuler. »
La bière servie, le calme revenu, Kyte écoute le leader des Manthas lui exposer sa situation délicate : l’apparition d’un nouveau chapitre d’une des plus grosses MC australienne dans la région, une guerre de territoire sur la marchandise, un manque de confiance mutuel et une tension qui risque bien de faire des morts et des blessés des deux côtés. « Ça ferait tâche dans tes affaires, pas vrai ? » Kyte singe en s’en grillant une, et le sourire de l’autre en face ressemble davantage à une menace acérée. « Plutôt, oui. » Le motard laisse échapper un rire et se penche en avant pour dévisager le gangster. « Alors quoi, quoi ? Tu comptes sur mon patch et ma street cred’ pour le persuader d’comprendre tes intérêts ? » Le chef des Manthas hoche la tête et fait signe à un type dans l’ombre qui vient les rejoindre et dépose une enveloppe devant Kyte. Ce dernier jette un coup d’œil au papier kraft, le soupèse, compte rapidement les billets et laisse échapper un sifflement appréciateur. « L’autre moitié quand tu seras parvenu à un accord avec les Bandidos. » Kyte hoche la tête, finit sa bière d’une traite et la repose bruyamment sur la table en se relevant. « J’reviendrai pas sans ton accord. » Il confirme en serrant la main du leader. « Attends l’Canadien. » Qu’il l’entend railler dans son dos. « Pars pas si vite, j’voudrais que t’amène quelque chose avec toi. » L’entourloupe, Kyte la connait assez pour savoir que c'est ça qu'il sent à plein nez. Il se retourne quand même et lève un menton interrogateur pour demander au leader de préciser sa pensée. « Joseph ! » L'autre appelle pour toute réponse, et Kyte fronce les sourcils en voyant débarquer un gamin pas épais à l’air franchement oisif. « Qu'est-ce tu m'fais, là, Micah ? » Il demande avec une crispation de la mâchoire qui semble satisfaire son interlocuteur. Ce dernier l'ignore avec une expression cryptique et s'adresse plutôt au nouveau venu : « Accompagne le Canadien, apprends deux ou trois trucs. Et tu m’ramènes le détail de cette virée, c’est compris ? » Doute confirmé, Kyte laisse échapper un gémissement de protestation. « Aw nan mec ! T’as cru que j’allais jouer les baby-sitters ? J’suis en mission moi, j’ai pas d’temps à perdre avec un môme ! » Et là bien sûr un sourire pas net fend la gueule sournoise de Micah tandis qu’il se fait une joie d’expliquer lentement : « T’as pas compris… mec. C’est lui ta baby-sitter. »
Piqué au vif, Kyte ravale sa colère et essaie de retrouver un peu de dignité en attrapant délicatement le larbin par la nuque pour l’entraîner à l’extérieur, comme on ferait avec un chiot pas sage. Une fois dehors, il relâche Joseph et remet ses lunettes de soleil avec flegme pour soigner son égo blessé. « J’te préviens gamin, j’ai trois règles pour cette mission. Petit un : tu te trouves une meule ou une cage pour me suivre parce qu’il est pas question qu'tu montes à l’arrière de ma bécane. Petit deux : là où on va tu connais pas les codes alors s'tu veux pas qu'ils t’bouffent au p’tit dèj tu t’fais discret, tu l’ouvres pas et tu m’fais pas chier. » Il explique, l’index pointé devant lui et un air sérieux placardé partout sur sa face cramoisie par le soleil australien. Puis il enfourche sa moto et en enfonçant son casque se souvient brusquement qu’il a oublié le dernier point, pourtant de la plus haute importance. « Ah oui, petit trois… Ma baby-sitter elle s’appelait Colette et même que j’en pinçais sévère pour elle alors s'tu prends un peu trop ton rôle au sérieux j’te préviens j'te colle ce prénom et jusqu'à la fin des temps et j’te roule une pelle en prime. C’est compris ? » Un sourire un brin sadique au coin des lèvres, il détaille le gosse, puis éclate de rire et lui colle une grosse claque dans le dos. « Allons, allons, on va s’éclater t'vas vouère ! » Il conclut, pas si mécontent après tout d’avoir un compagnon pour bouffer les derniers kilomètres.
« Vingt-huit. » Un long moment de silence s’installe à la table des cinq manthas qui fixent le milieu de celle-ci. L’un des garçons fait claquer sa langue contre son palais en secouant la tête. « Trente. » Toutes les têtes se tournent vers le courageux. C’est un sourire discret qui étire les lèvres de Joseph, le plus jeune d’entre tous, qui garde la tête basse, intimidé. « Naaaaah, impossible. Ça te tuera, trente. » que marmonne un autre juste avant de tirer une latte sur la clope qu’il a coincé entre ses lèvres. Il déguste la fumée quelques secondes et la souffle vers le haut : elle se mélange à la lumière tamisée du bar et découpe l’atmosphère. « Jo il pourrait l’faire, c’est encore un gosse. » Le concerné redresse enfin la tête après avoir examiné le bol au centre de la table avec une concentration certaine. Il se fait amicalement bousculer par une épaule baraquée et son visage reste impassible comme le marbre. « Il est bien trop maigre. » que rétorque le premier, incrédule. Une lueur de malice traverse la pupille de Joseph et il finit par glousser : « J’pourrais probablement faire cinquante. » La surprise collective s’élève et plusieurs se mettent à rire franchement en tapant la table avec leur paume, comme si Joseph venait de révéler qu’il est l’humoriste le plus célèbre de Brisbane. Légèrement bousculé par l’intensité de leur réaction, il rit nerveusement en passant sa main dans son cou, bien qu’il soit presque certain de pouvoir accomplir ce défi. « Si tu fais cinquante, on t’refile tous un billet d’vingt. » Ils hochent tous la tête, de toute façon certains qu’il n’y arrivera jamais. « Ça m’ferait quatre-vingt dollars, ça ? » Le plus vieux s’esclaffe : « C’est qu’il a bien révisé ses maths, le jeune. » Le nouveau du gang se mord la lèvre inférieure en baissant la tête, très peu habitué à ce sarcasme franc – à peine un mois avant, il usait encore du vocabulaire parfait que ses parents lui avait enseigné. Il se lavait les mains avant tous les repas et retirait ses chaussures avant d’entrer chez lui. L’univers dans lequel il avait été invitait le surprenait encore tous les jours mais il commençait presque à s’y faire : il devait s’y faire pour rester. « Deal. Je le fais. Préparez vos portefeuilles. » Sans plus attendre, il tend le bras vers le milieu de la table pour enfoncer sa main dans le gigantesque bol d’ailes de poulet chaudes qui enfume le bar. Aussitôt, la sauce tache ses doigts, et le jeu peut commencer. Il enfonce ses palettes dans la chair d’une première aile et la saveur sucrée vient caresser sa langue – il en profite pour le moment parce qu’il sait qu’il ne pourra plus le faire quand son estomac tentera de lui faire gerber l’intégralité de la viande qu’il aura gobée.
Et il croise son regard. Un homme costaud, grand, intimidant. Le type qui apparait dans un film, celui qu’on assume immédiatement comme le protagoniste de l’histoire. Une maigre tignasse bouclée qui couvre ses oreilles, des rides déjà creusées sur un visage qui ne paraît pas si vieux. Un frisson fantomatique hérisse les poils de Joseph et il se fait rapidement ramené à l’ordre par une claque derrière sa tête. « Il t’en reste quarante-cinq, c’est pas l’moment d’faire une pause ! Et, oublie pas d’bouffer les morceaux d’cartilage, ça compte. » Pour crédibiliser sa phrase, il glisse une aile sous le nez du jeune et l’incite à la dévorer en entier. L’étranger qui avait capté toute l’attention du garçon de la ferme disparaît dans la fumée, plus loin, là où Micah est attablé depuis le début de la soirée. Joseph déglutit et se secoue les puces avant de se concentrer à nouveau sur l’argent qu’il ne méritera que lorsqu’il aura vidé le bol.
« Joseph ! » Le garçon interpelé sursaute littéralement sur place, avalant de justesse sa bouchée de poulet avec laquelle il passe un peu trop proche de s’étouffer. Aussitôt, les quatre autre manthas éclatent de rire et l’un d’eux le rassure : « T’inquiète, on finit par s’habituer. » Il l’incite d’un signe de la tête : « Allez, vas-y ! Grouille-toi ! » Le jeune lèche le bout de ses doigts et s’essuie brièvement les mains sur sa serviette de table avant de se racler la gorge en se redressant. Sa chaise grince en reculant et Joseph maudit ce silence dans le bar qui aura permis à tout le monde de tourner la tête vers lui pour le dévisager. Mais, bientôt, chacun retourne à ses occupations, le laissant se frayer un chemin timide vers Micah en toute discrétion. Il se dresse aux côté de l’homme effrayant, ne lui jette aucun regard (il aurait bien trop peur d’exploser instantanément) et interroge son patron du regard. « Accompagne le Canadien, apprends deux ou trois trucs. Et tu m’ramènes le détail de cette virée, c’est compris ? » Par réflexe, il hoche la tête sans prendre le temps de comprendre le sens de sa mission et c’est seulement quand il réfléchit quelques secondes qu’il se rend compte de la lourdeur de celle-ci. Attends… Quoi ? « Aw nan mec ! T’as cru que j’allais jouer les baby-sitters ? J’suis en mission moi, j’ai pas d’temps à perdre avec un môme ! » Il hoche frénétiquement la tête, totalement d’accord avec la protestation de l’étranger et c’est un regard noir de Micah qu’il reçoit : un regard qui lui transperce la moelle. L’ordre est définitif : il sera la baby-sitter d’un homme beaucoup plus âgé que lui. C’est un genre d’initiation, c’est ça ?
L’épaisse main du canadien s’enfonce dans sa nuque et on pourrait presque lire la détresse sur le visage grimaçant du jeune lorsqu’il se fait traîner vers l’extérieur. La première pensée qui lui traverse l’esprit est son quatre-vingt dollars qu’il vient de perdre. Il perçoit, de son ouïe fin, quelques rires retenus de ses compagnons de table et la porte claque pour qu’il rencontre le soleil et le silence dangereux. Il juge préférable de ne pas s’ouvrir la bouche – de toute façon, il est bien trop intimidé pour pondre la moindre phrase qui ferait du sens. C’est donc la voix rauque du motard qui vient faire vibrer ses tympans. Il l’écoute, la tête haute, le dos droit, comme le brave garçon dressé devant la statue de Jésus à l’Église. Seul son visage crispé traduit l’énorme gêne qu’il ressent après l’énumération des règlements très restreignant. Une main puissante s’écrase contre son dos et il est obligé de faire un pas vers l’avant pour récupérer son équilibre, transformé en pantin désarticulé aussi fragile que la mince couche de glace qui se forme sur les flaques d’eau pendant la nuit. Enfin, sa langue se dénoue et il arrive à faire part de cette interrogation qui le titillait depuis la première règle dictée : « Je n’ai pas de voiture. Et je ne cours pas si vite. » C’est en utilisant l’humour qu’il tente de le convaincre de modifier sa première règle – bien qu’il n’ait absolument pas envie de grimper sur cette moto qui lui donne déjà le mal des transports. C’est qu’il est fragile, le petit. « Et j’éviterai de te donner envie de m’appeler Colette. Comment veux-tu que je t’appelle, le canadien ? » Sa diction est un peu trop parfaite pour un garçon qui fait partie d’un gang. Même un astronaute sur mars, malgré la distance, pourrait constater qu’il ne semble pas du tout à sa place dans cet élément nouveau. Il transpire le manque d’expérience et le manque de confiance, surtout. Devant l’habitué des crimes se dresse un garçon qui semble se prendre pour un autre, un garçon chaussé des mauvaises chaussures, un garçon qui a récupéré au hasard un rôle dans une pièce de théâtre sans lire le script au préalable. Et, malgré sa position sensiblement intimidante, il récupère assez de courage pour se glisser à l’arrière de la moto en évitant de le toucher le plus possible avant de lancer, d’un ton qui se voulait autoritaire mais qui ressemble plutôt à une plainte de canari : « On y va ou on attend que la nuit tombe ? »
Pas rapide le gamin, ou pas à l’aise peut-être. Les poings sur les hanches, Kyte le fixe sans détour pour tenter de lui décrocher une réponse. Lorsqu’elle vient enfin, ça lui fait comme un grincement dans la mâchoire. Comment ça pas d’voiture ? Foutent quoi les jeunes d’nos jours ? Il crache par terre pour montrer sa désapprobation et repense à son adolescence au Canada, aux semaines à trimer à la casse locale pour gagner le droit de récupérer des bout de ferraille et monter sa propre bécane, la première d’une longue lignée. L’engin était pas stable pour un sou et faisait un bruit d’enfer mais elle roulait et puis elle était sienne. Il l’a aimé comme on aime sa première nana et alors forcément la fin a été aussi désastreuse comme il l’a éclatée contre un arbre (la moto, pas la nana). Rien que d’y repenser ça lui donne envie de gueuler son désarroi jusqu’à la fin des temps. Qu’importe ! La morale de cette pauvre histoire c’est qu’à l’époque les hommes étaient des hommes, des vrais, et ils s’attendaient certainement pas à ce qu’on leur donne la bectée comme ça semble être le cas de sa nouvelle recrue. « Et j’éviterai de te donner envie de m’appeler Colette. Comment veux-tu que je t’appelle, le canadien ? » Kyte laisse échapper un souffle/ricanement par ses narines et se frotte le sourcil en dévisageant son compagnon d’aventures. Trop propret, trop bien éduqué, un poil naïf même, qu’il y paraît. Mais où c’est qu’ils ont été l'chercher celui-là ? Qu’importe, dans le fond Kyte fait confiance à Micah et il s’attend bien à ce que le môme révèle un peu de ses qualités cachées en cours de route. Mais pour l’instant il a toujours pas l’air à l’aise, ça non. Pourtant, Kyte aime bien son sens de l’humour un peu direct qui pointe sous ses paroles prudentes, son regard vif quand il essaie pas de se détourner. « Le canadien, ça m’va bien. » Il répond avec un truc entre le sourire de côté et la grimace. Il sait comme les kilomètres tissent les liens et qu’il racontera probablement des bribes de vie à la lueur des bougies, accoudé à une table une fois le soir venu, mais d’ici là il doit quand même rester sur ses gardes. C’est que les types à Interpol sont assez friands de Savard pour que ce nom soit devenu une sérieuse monnaie d’échange. Le hors-la-loi sait jamais trop à qui se fier pour garder sa liberté, alors dans le doute il se dévoile à personne. Même s’il en souffre. Même s’il crève d’envie de pouvoir un peu se raconter à l’ami de longue date comme au premier venu. C’est que Kyte, il aime les humains. Il les aime même sans les connaître, même de loin, presque par défaut. Il aime les chercher, il aime les trouver, il aime quand les poings volent dans les mâchoires et quand les larmes coulent sur les joues, quand les litres de bières se vident dans les gosiers, quand les gorges échauffées se mettent alors à chanter de vieux airs pour noyer leur vague à l'âme. Ouai, il les aime dans les tripes, mais il aime sa liberté encore plus fort et y’a pas un seul sacrifice qu’il ferait pas pour elle.
Perdu dans ses grands principes, le canadien met une seconde de trop à comprendre pourquoi sa moto s’abaisse tout d’un coup… et réalise trop tard que le jeunot s’est installé derrière lui. Comme une go ! « On y va ou on attend que la nuit tombe ? » Qu’il fanfaronne alors que Kyte se remet à peine de l’offense. « AH ! » Il gueule et dans un même mouvement attrape Joseph par le col de son tee-shirt, l’arrache de sa selle et le jette par terre. « M’enfin gamin ! M’dit pas qu’t’as la mémoire si courte ?! Règle numéro un foutre dieu, règle numéro un ! » Il tonne d’un ton geignard, comme un prof mécontent des résultats de son très mauvais élève. En temps normal, il aurait probablement ponctué son discours d’une droite en pleine poire, mais bizarrement il n’en a pas vraiment le cœur ce soir. C’est peut-être parce qu’il a lui-même été cet élève insolent et un peu trop souvent corrigé, ou bien il estime que mordre ainsi la poussière suffira bien à lui faire retenir la leçon. D’autant qu’il trouve dans son cœur un brin d’affection pour le marmot… et que son éducation semble compromise - rapport aux options réduite qui se présentent à eux. C’est qu’on va s’mettre en retard si j’l’envoie voler une cage maintenant… pis c’est même pas dit qu’il saura la conduire tiens ! Ce serait une sacrée perte de temps, et Kyte sait bien qu’il vaut mieux arriver tant que le soleil brille encore dans le ciel s’il veut négocier avec le prez avant qu’il commence à picoler. Se pointer à la nuit tombée, c’est le meilleur moyen de se retrouver à danser la samba entre les tables de la clubhouse avec les autres bikers (ou entre leurs balles, car les Bandidos sont réputés pour avoir la gâchette facile quand ils sont pintés et mal lunés). Avec un soupir résolu, Kyte tend la main à son acolyte pour l’aider à se remettre sur ses pattes. « Allons, allons, assez perdu de temps. » Il grogne d’un air ennuyé, comme s’il n’était pas à l’origine de tout ce foutoir. « Mais qu’est-ce t’attends à la fin ? Grimpe donc en selle ! » Il s’énerve presque, pour rendre la situation plus supportable en se persuadant que c’était son idée à la base. « Normalement j’prends qu’des poules à l’arrière. » Il grommelle tout de même en tournant la clef pour faire chauffer le moteur. « A croire qu’t’y tiens vraiment à t’faire appeler Colette ! » Il plaisante, le ton toujours aussi sec mais avec un sourire amusé au coin des lèvres cette fois-ci. C’est que Kyte, ses colères sont jamais très longues, et rapidement l’envie de s’amuser le reprend (aux dépend des autres, surtout).
« J’espère qu’t’aimes la vitesse. » Il lance, l’air de rien, basculant le poids de sa bécane pour relever la béquille. Et puis sans prévenir il fait hurler le moteur et déraper la roue arrière pour les envelopper de volutes de poussières. Un rire enfle dans la gorge de Kyte alors qu’il trace vers la route à vive allure. Une fois stabilisés sur le pâle ruban goudronné, il met les gaz et sa Harley arrache le bitume. Un vent chaud gifle leurs visages tandis qu’ils fendent le paysage. Les rochers, les arbres, les autres voitures… rien que des panneaux en carton qui semblent s’écraser sur leur passage. L’adrénaline afflue dans les veines du biker qui freine à peine dans les virages. Il bouffe les sensations fortes en pleine face, se réjouit à l’idée d’en faire goûter un peu au gamin à l’arrière, des fois que ça lui donne envie de se bouger le fion et de se révéler motard lui aussi. Et puis une fois dans le désert, ils tracent la route tout droit jusqu’à ce que l’horizon les avale et les recrache une cinquantaine de kilomètres plus loin, près de la grange où les Bandidos ont élu domicile. Kyte ralentit lorsqu’ils approchent. Son insouciance remplacée par une prudence que seule l’expérience apporte, il analyse les murs de bois, compte les bécanes rutilantes alignées sur le côté, étudie la stature et le langage corporel des deux prospects plantés devant l’entrée. Avec un signe de tête respectueux à leur égard, il quitte la route et se gare à quelques mètres des autres motos. « Si t’as des infos sur la chicane entre les Bandidos et les Manthas c’est l’moment d’t’exprimer. » Qu’il lance à Joseph en retirant son casque. « T’as jusqu’à ce qu’on arrive à leur niveau pour m’briefer, ça t'laisse dix secondes. » Il ajoute d’un air hyper sérieux, se gardant bien de lui dire que Micah s’est déjà chargé de lui expliquer le plus gros de la situation. Faut dire qu’il aime bien le faire mariner, le môme. C’est d’ailleurs pour ça qu’il ne lui dit pas non plus que le VP des Bandidos est un vieux pote avec qui il a fait un coup quelques mois plus tôt, et qu’avec son patch de Sergent bien en évidence sur sa poitrine, ils ne risquent pas grand-chose en s’approchant des deux prospects. C’est peut-être son air nerveux ou son manque évident d’expérience, mais y’a un truc chez Joseph qui lui donne sacrément envie de jouer… un peu comme un chat un poil sadique dépiauterait sa pelote de laine.
Le soleil est chaud, le ciel est complètement découvert, dévêtu de ses nuages et on n’arrive pas à en voir la fin derrière l’horizon. Pourtant, malgré les conditions parfaites pour profiter d’une belle journée en Australie, Joseph n’a pas l’impression qu’il se fera un copain de plus aujourd’hui. Jusqu’à présent, il était traité comme le petit nouveau : il recevait souvent un oreiller en plein dans la mâchoire au beau milieu de la nuit et on arrivait facilement à lui faire laver la salle de bain avec une brosse à dents. Malgré cette façon que les manthas ont de le traiter – ils appellent cela une « initiation », d’ailleurs – il sait qu’un matin il sortira de son lit et sera officiellement un membre de la famille. C’est ce qu’il espère depuis le premier jour où on lui a tendu une main. Une main sale, certes, mais une main. « Le canadien, ça m’va bien. » que l’autre répond avec ce fort accent que Joseph n’avait jamais entendu avant aujourd’hui. Effectivement, il semble provenir du grand nord. Il n’a pas le teint australien, le plus jeune aurait pu renifler à des kilomètres son odeur étrangère. Malgré tout, il n’obtient pas de prénom, et c’est un indice de plus qui l’amène à croire qu’on ne l’a pas envoyé en mission avec lui pour faire copain copain. Cela fait peut-être partie de la fameuse initiation. Il espère simplement s’en sortir sans mouiller ses pantalons, sa vessie commence à lui rappeler son existence à coups de chocs électriques. C’est qu’il ne ressemble pas à un bisounours le motard. Malgré la crainte qui lui ronge les tripes, Joseph arrive à rassembler assez de courage – et de folie – pour grimper à l’arrière de la bécane imposante qui n’épouse absolument pas la forme de ses fesses. Il n’a pas le temps de trouver une meilleure position qui ne lui écrase pas les couilles qu’une main puissante l’envoie s’envoler à ce qui semble des kilomètres plus loin. Il rencontre le béton, s’écrase mollement sans avoir le temps de ralentir sa chute et un voile de poussière vient asperger son visage, juste pour rendre le moment encore plus gênant. Il tousse, crache au sol une salive pâteuse – bonjour la nervosité et l’arrière-goût de poulet épicé – et il lance instinctivement un « pardon » vif, timide, perdant complètement le semblant d’assurance qu’il avait quelques instants plus tôt. Il se relève maladroitement en essuyant ses vêtements du revers de la main pour balayer la poussière et il grimace en pinçant entre ses doigts une petite plaie légèrement rougie au niveau de son coude. S’il n’était pas dans cette mauvaise position, il aurait probablement commencé à argumenter, à rouspéter, à crier l’injustice, parce c’est ce qu’il a toujours fait à chaque fois que son père essayait de corriger ses mauvaises manières. Mais, étrangement, devant l’énorme bête qu’est le canadien, il prend soudainement plaisir à garder le silence. Peut-être a-t-il réellement un instinct de survie, au fond. « Allons, allons, assez perdu de temps. » Le garçon louche un long moment dans le vide, incertain de savoir la chose à faire, un poisson au milieu du désert. « Mais qu’est-ce t’attends à la fin ? Grimpe donc en selle ! » Il se secoue les puces, toujours aussi perdu et, s’il aurait envie de l’interroger quant à son changement d’avis, il décide de garder ses deux lèvres collées et de grimper une seconde fois sur la moto avec la souplesse d’un poteau en métal. Il serre la mâchoire aux prochains commentaires du plus vieux, se retenant de préciser tout bêtement qu’il n’est pas une fille – il se ridiculiserait davantage avec ses réparties de canari.
L’action veut débuter, le moteur gronde, ainsi que l’estomac de Joseph. Il déglutit difficilement lorsqu’il pense perdre l’équilibre : il s’accroche à la dernière seconde à la veste épaisse du conducteur, évitant de mettre trop de pression contre son dos. Il ne veut pas lui rappeler qu’il transporte avec lui un gamin plutôt qu’une jolie femme aux courbes appétissantes. Le trajet est exactement comme il avait craint : une montagne russe d’émotions, de mouches gobées et de paysages impossible à admirer. Sur toute la durée du trajet, Joseph préfère garder les paupières closes et le front presque collée à l’imposante carrure du canadien. Ses larges épaules le protègent du vent violent qui transforme ses cheveux en tas de paille. Pour répondre à la question du plus vieux : non, il n’apprécie pas la vitesse. Ce n’est que lorsqu’ils arrivent enfin à destination qu’il peut ravaler la bile qui montait dangereusement dans sa gorge. Ses deux pieds rencontrent le sol instable et il se rattrape de justesse avant de câliner un buisson sec qui délimite la rue d’un terrain privé. Il peut enfin observer les lieux dans lesquels ils viennent de pénétrer. Son regard se balade sur les dizaines de motos garées contre la façade extérieure du lieu qui ressemble étrangement à un chalet et sa gorge se noue lorsqu’il remarque la présence armée de deux hommes baraqués qui gardent la porte d’entrée. Aussitôt, il se rapproche de celui qui l’accompagne (sans pour autant lui proposer de le tenir en laisse) et il avale de travers lorsqu’il lui réclame le plus d’informations possibles… en dix seconde. La nervosité prend le dessus sur lui, ses poings se serrent, ses ongles déchirent sa peau, mais il arrive à récupérer l’entièreté de son cerveau avant de souffler le plus d’informations qu’il possède : « Ils ont offert une meilleure somme d’argent à quelques-unes de nos prostituées. Ils tentent de nous voler le business des putes, comme leur drogue n’arrive pas à égaler la nôtre. C’est ce que j’ai entendu, je résume mal, mais je ne sais rien de plus. » Ce sont des ouïs dires, des discussions entre les membres de son gang autour d’une pizza vingt pouces. Il n’a pas reçu l’information complète de la part de Micah, comme il n’a pas encore toute sa confiance. Les quelques secondes écoulées, les deux opposés se retrouvent plantés devant les deux tanks, et une voix rauque s’élève dans le désert : « Tournez-vous. Retournez vos poches. » Comme un petit chien obéissant, Joseph s’exécute, soulève même ses bras, fait un tour sur lui-même. C’est un ricanement intimidant qui le ramène sur Terre : « Pas toi, ver de terre. Tu ne pourrais même pas transporter un flingue sans boiter. » Il pointe le canadien avec son gros doigt l’intime prouver l’absence d’armes sous ses fringues. « Qu’est ce qui te ramène par ici, Savard ? » Invisible, Joseph lorgne son compagnon et tente de capter son attention juste assez longtemps pour lui faire un signe de la tête. Mais, c’est l’autre ennemi qui le remarque avant et il le corrige en le bousculant légèrement avec sa main. « Il a bien vieilli ton gosse. » Le plus jeune fronce les sourcils, plongé dans l’incompréhension. Pourquoi connait-il l’ennemi ? Ce nouveau doute n’améliore pas son état de nervosité : son teint blêmi davantage et sa vessie chante à nouveau.
Spoiler:
N'hésite surtout pas à me dire s'il y a un truc qui ne convient pas, comme j'ai l'impression que tu avais une idée en tête !
Comme prévu le môme est pas loin de se liquéfier face à cette question et le danger relatif de leur mission. Sa voix est pas totalement rassurée quand il prend la parole pour lui résumer ce qu’il sait de la situation : « Ils ont offert une meilleure somme d’argent à quelques-unes de nos prostituées. Ils tentent de nous voler le business des putes, comme leur drogue n’arrive pas à égaler la nôtre. C’est ce que j’ai entendu, je résume mal, mais je ne sais rien de plus. » La synthèse est pas mal, créative et joliment tournée, Kyte doit bien lui reconnaître. Evidemment toute cette histoire est un peu à côté de la plaque comme ses théories ressemblent davantage à celles qu’on se raconte à mi-voix autour d’une bière plutôt qu’à des faits vérifiés par le leader des Manthas. Des putes… forcément. Kyte trouve ça marrant comme dans leurs fantasmes les mecs ramènent toujours tous leurs problèmes de territoire aux gonzesses, et spécialement celles qui s’offrent pour une bouchée de pain à la lueur des lampadaires. « T’veux dire qu’ils sont plus fair-play avec les go et vous chouiner d’les voir partir au plus offrant ? » Il le taquine avec un rictus pour le mettre un peu mal à l’aise. Dans le fond, Kyte, il s’en fiche pas mal de ces histoires. Il est là pour mener à bien une mission et il ne partira pas sans avoir résolu le problème de Micah. Mais ça le môme ne peut pas le savoir et Savard trouve ça marrant de le faire douter, de laisser entendre que peut-être il risque de retourner sa veste pour des questions de principes… ou d’argent.
Pas le temps d’ajouter un mot de plus, déjà ils arrivent face aux prospects qui gardent l’entrée comme deux foutus clébards assoiffés de sang. « Tournez-vous. Retournez vos poches. » A côté le gamin s’exécute et Kyte lève plutôt les mains l’air de dire : hey mec, j’viens en paix, pas besoin de toute cette cérémonie. « Pas toi, ver de terre. Tu ne pourrais même pas transporter un flingue sans boiter. » Grogne l’un des colosses et le canadien se dit que c’est quand même une sacré erreur stratégique. Faudra qu’il en touche deux mots au prez une fois à l’intérieur. Mais le temps n’est pas encore aux remontrances, pour l’instant il est bien conscient de devoir montrer patte blanche. Malgré son historique avec les bikers, il est accompagné d’un ennemi ce soir. Alors il écarte sa veste et laisse les molosses tâter sa chemise, sa Kutte et son jean. Evidemment ils trouvent rapidement le flingue accroché à sa ceinture et le couteau au niveau de sa botte. « Qu’est ce qui te ramène par ici, Savard ? » Grogne le prospect baraqué en balançant ses armes dans un petit panier. Kyte ne s’en inquiète pas, il sait qu’il les récupérera en sortant. Et même si ça le rassure de sentir la chaleur du métal dans son dos, ce sera pas la première fois qu’il devra s’en passer pour une négociation tendue. Si l’armée et la vie lui ont bien appris une chose, c’est que des armes, ça se trouve absolument partout en cas de besoin. Non, ce qui l’emmerde le plus c’est que ce simplet vienne de révéler son nom de famille, comme ça, devant un gamin qui n’a pas encore gagné sa confiance (et cela même si l’un des deux molosses semble le prendre pour son fils). Un gosse ? J’ai pas d’gosse moué… Qu’il se dit sans trop comprendre, puis il hausse les épaules et attrape le dit môme par la peau du cou pour jouer un peu le jeu. Après tout pourquoi pas, ça pourrait bien leur servir dans cette sombre histoire. « Allons, allons… » Kyte lance pour apaiser le cerbère hyperactif, sans infirmer ni confirmer sa supposition. « J’ai des affaires à discuter avec ton prez, et vu l’importance du bordel crois-moi ça lui plairait pas trop d’savoir qu’tu nous a fait poireauter pour rien à la porte. » Les deux prospects échangent un regard, et le plus baraqué finit par hocher la tête et désigner la club house de son pouce. « Va chercher Manuel, j’reste ici avec eux. »
Cinq minutes plus tard, on les escorte à l’intérieur. A l’exception des quelques décorations latines qui dénotent et témoignent des origines des Bandidos, cette club house ressemble à toutes celles que Kyte a visité au cours de sa vie. Posters de motos vintage, table de billard, bar en bois massif avec des bouteilles d'alcool à moitié vides sur le mur derrière, photos des bikers, de leurs Harleys et de leurs régulières ou conquêtes du moment. Ses godillots collent sur le parquet imbibé d’alcool et une douce odeur de whisky imprégné dans le bois flotte dans l’air. Dans les coins sombres, de petits groupes de tatoués aux gros bras fument le cigare en leur lançant des coups d’œil discrets ou sacrément hostiles. En face d’eux une porte battante s’ouvre sur un homme de petite taille aux cheveux noirs laqués en arrière. Son visage est bouffé par une immense moustache qui s’agite alors qu’une lueur s’allume dans ses petits yeux méchants lorsqu’il reconnait son ancien compagnon. « MANU ! » Gueule Kyte en s’approchant du petit homme pour le prendre dans ses bras. « Ça par exemple, si je m’attendais à te revoir, hermano. » Réplique l’autre en embrassant ses joues mal rasées – une méthode de salutation à laquelle on ne se fait jamais vraiment. « C’est pas la route qui m’amène, c’est les affaires. » Le canadien répond en s’écartant, et les yeux du président glissent vers Joseph. « C’est pour ça qu’tu nous amène ce flacucho ? » Demande le président, l’air beaucoup moins affable tout d’un coup. « Un de mes gars l’a reconnu à la porte, il traîne avec ces cabrónes de Manthas. C’est pas vrai gringalet ? Qu’est-ce que tu viens foutre sur ce territoire ? » Et merde. Kyte aurait préféré avoir le temps de discuter avec son ancien camarade pour amener le sujet en douceur et éviter de se heurter à toutes ses fibres paranoïaques. C’est pour ça que dès le départ il était pas chaud avec l’idée que le gamin l’accompagne. Mais on ne se refuse pas à Micah, tout comme on s’incline devant Alvaro. Dans leurs demeures ces leaders sont rois tandis que Kyte et Joseph ne valent pas mieux que des rats qu’ils peuvent épargner ou éviscérer selon leur humeur du moment. « Eh bien, gamin, répond lui ! » Kyte ordonne à sa recrue. Accrochant son regard, il essaie de lui transmettre un message d'avertissement : quoi que tu dises, ne mens pas sinon on est tous les deux morts. Il espère juste que le môme ait assez d'expérience pour décoder la situation et qu’il a encore la capacité de s’exprimer pour sortir un truc honnête mais pas trop incriminant.
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J'avais pas particulièrement d'idée en fait mais t'inquiète ton message était parfait j'ai bien rigolé en le lisant et en répondant
Il lui donne le meilleur résumé que ses pauvres cordes vocales tremblantes peuvent offrir : c’est qu’il n’est pas encore à sa place, le gamin. Certes, il agit comme un petit chien qui apprend de ses maîtres en suivant les pas des autres manthas mais il n’a pas encore l’âme du criminel et il lui arrive encore de manger une pizza en utilisant fourchette et couteau (oui oui, il se fait regarder de travers à chaque fois qu’il le fait). La répartie du canadien le fait déglutir et il hausse vainement les épaules, les yeux inquiets et le regard perdu, parce qu’il ne sait pas comment répondre. « Je ne sais pas, moi. Je ne fais qu’être d’accord avec les autres sans me poser de questions. Je suis encore en phase de survie avec eux. » Ce sont les seuls mots qu’il arrive à prononcer avant qu’ils n’arrêtent à la hauteur des deux hommes baraqués qui gardent l’entrée de la grosse cabane. Le jeune préfère rester de retrait lorsque le motard attire davantage d’attention – et c’est tant mieux. Vaut mieux le laisser gérer la paperasse administrative, Joseph n’est là que pour… Il est là pour quoi, en fait ? « Allons, allons… » La main du costaud s’enfonce dans son cou et il se crispe automatiquement en tentant discrètement de se défaire de la prise de son père de circonstance. Le visage étiré en une grimace, il préfère garder la tête rivée vers le bas pour empêcher le public de remarquer son inconfort certain. Les paroles réfléchies du canadien arrivent facilement à convaincre le monde de se calmer et, bientôt, les deux peuvent pénétrer dans l’endroit qui, visiblement, n’accepte pas tous les invités.
Il suit Savard de très près. Il se colle presque à lui, comme un gosse qui a peur de se perdre dans un immense centre commercial. Il l’a entendu, son nom, et sa résonance lui était inhabituelle. Cet arrangement de lettres ne provient pas du berceau de la langue anglaise et, au fond, ça le rassure un peu : il n’est pas le seul touriste dans cette cabane, bien que le plus vieux semble être un habitué des lieux, étrangement. C’est peut-être pour cette raison que Micah l’a envoyé avec lui : pour s’assurer qu’il n’était pas un traitre, bien qu’il semble n’appartenir à aucun clan : une façon de vivre que Joseph ne comprendrait pas car, s’il a accepté d’entrer dans le monde du marché noir c’est bien pour enfin prendre part à un groupe, une famille. « MANU ! » L’enthousiasme du canadien le déstabilise et il s’immobilise quand l’autre étire ses bras pour accueillir l’ennemi contre lui. Il louche, les observe de bas en haut, mais adopte rapidement son air neutre en remarquant qu’il se fait épier par trop de vautours. Vas-y, Joseph, c’est l’heure d’avoir l’air complètement innocent. Il enfonce ses mains dans ses poches, toussote discrètement en faisant mine d’observer la décoration quasi inexistante des lieux. Il y a du bois, des photos de motos et des bouteilles d’alcool vides. Chaleureux. Ça fait changement du quartier général des manthas qui ressemble en toute part à un simple appartement décoré par un groupe d’adolescents qui ne savent pas agencer les couleurs entre elles. « C’est pour ça qu’tu nous amène ce flacucho ? » Le concerné redresse la tête vers celui qui semble porter sur ses épaules le rôle du chef et il marmonne une sorte de « uh ? » en penchant la tête sur le côté. C’est qu’il ne comprend pas la moitié des mots qu’ils utilisent entre eux. « Un de mes gars l’a reconnu à la porte, il traîne avec ces cabrónes de Manthas. C’est pas vrai gringalet ? Qu’est-ce que tu viens foutre sur ce territoire ? » Voici les principaux symptômes de la panique : palpitation cardiaque, transpiration excessive, tremblements ou secousses musculaires, engourdissements, étourdissements, vertige, bouffée de chaleur, nausée, sensation d’étouffement. Exemple : l’état de Joseph en cet instant même. « Eh bien, gamin, répond lui ! » Alarmé, il plonge son regard dans celui qui vient de l’encourager à parler. Il capte qu’il souhaite lui faire passer un message par le biais de son faciès mais le plus jeune n’est pas dans l’état le plus favorable pour faire preuve d’intelligence. Alors, pour se calmer, il se met à scruter les traits de son visage endurcis par les années et il arrive enfin à croasser quelques mots, aussi confiant qu’un petit suricate embusqué. « Je le suis, pour apprendre… C’est un genre de stage… Je crois ? » Il interroge le canadien du regard et hausse légèrement les épaules : au fond, lui-même ne sait pas exactement pourquoi on l’a envoyé avec celui qui aurait très bien pu faire le boulot sans lui. Cependant, sa réponse ne fait pas l’unanimité et un grognement insatisfait fait vibrer la gorge du patron. « On s’improvise enseignant, hermano ? » Il pose son fessier sur la table la plus près et croise ses bras sur sa poitrine sans pour autant dégonfler sa poitrine. « Ça me peinerait de savoir que tu bosses pour eux maintenant. T’as toujours été un solitario. À moins qu’ils t’aient offert une jolie somme. » Il frotte son index et son pouce ensemble pour symboliser l’argent, les billets, ce qui pousse un homme à faire n’importe quoi. Après s’être gratté la barbe épaisse, il émet une sorte de grincement désapprobateur et souffle : « Ils ont été assez futés pour remarquer qu’ils perdaient leurs perras, c’est ça ? » qu’il demande en ricanant, l’air mauvais, voire menaçant. « Tu penses qu’ils comprendraient qu’on se fiche de leur avis si tu leur ramènes le niño avec une balle dans la tête ? » La proposition est soulevée en même temps que deux flingues armés: les deux visent entre les yeux du débutant qui se fige comme un poteau de glace et qui s’empêche de respirer pendant un peu trop longtemps. Son premier réflexe, et son plus con, est de soulever sa main pour se protéger le visage, comme si les balles n’arriveraient pas à la transpercer.
Spoiler:
Parfait, alors. J'avoue que j'aime beaucoup trop Kyte avec sa manière d'être si calme, on dirait vraiment un canadien je te le confirme !
Il a une sale gueule le môme. Du genre à deux doigts de la syncope. Ses grands yeux pâles ont jamais eu l’air aussi enfantin qu’à l’instant où il accroche son regard comme une bouée de sauvetage. Sauf que Kyte, c’est pas vraiment le genre à vous tirer de l’eau, ça non. Lui son truc c’est plutôt de se fendre la poire en vous regardant couler. N’empêche que c’est quand même sacrément plus marrant quand le futur noyé est un gros dur à cuire qui se prend pour un caïd. Sa bouche s’ouvre et se ferme comme un poisson qui cherche de l’oxygène et bientôt des mots en sortent. Des mots tellement naïfs que le canadien ne peut s’empêcher de plaquer une paume blasée contre son front. « Je le suis, pour apprendre… C’est un genre de stage… Je crois ? » C’est rien qu’un môme bordel, pourquoi ils m’ont envoyé avec ce môme ? Au moins ses paroles sont criantes de vérité. Quelques rires fusent autour d’eux, quelques chaises raclent aussi quand certains bikers décident de se rapprocher. Kyte a l’impression que l’air se raréfie à mesure que le cercle se referme autour d’eux. M’enfin à quoi c’est-y dont qu’tu jouais Micah ? Il est pas prêt l’morveux ! S’tu voulais l’descendre y’avait plus simple. Douce innocence, faut le voir relever son menton trop carré pour sa face juvénile, chercher l’approbation pour son petit numéro. L’œil las jaillissant entre deux doigts encore plaqués sur sa pomme, Kyte secoue négativement la tête. J’te file deux sur dix pour la sincérité. Et encore c’est cher payé ! Qu’il aimerait bien lui dire, s’il ne risquait pas sa propre tête. Toutefois, à en croire les petits yeux méchants qu’Alvaro braque sur le canadien, c’est tout comme s’il l’avait entendu. « On s’improvise enseignant, hermano ? » Il demande, la face tremblotante de rage. A ce moment il doit comprendre que ses gestes sont trop nerveux pour l’effet glacial qu’il cherche à renvoyer, car voilà qu’il s’appuie sur une table pour tenter de gagner quelques points de nonchalance. « Ça me peinerait de savoir que tu bosses pour eux maintenant. T’as toujours été un solitario. À moins qu’ils t’aient offert une jolie somme. » Les sourcils remontés sur son front comme pour attester de son innocence, Kyte fait un pas vers le petit président (qui vient de perdre quelques centimètres supplémentaires avec son dernier choix stratégique). « Mais j’suis toujours un solitaire mon chat. » Il minaude en écartant les bras comme un type qu’aurait rien à cacher. Et d’ailleurs, il décide de jouer lui aussi la carte de la transparence et de l’honnêteté. C’est que Manuel est tellement parano qu’il flaire l’embrouille avant même de la voir se manifester. Un don rare, en somme. « J’ai pas plus d’allégeance envers lui qu’envers toi. J’suis un médiateur, moué ! C’pour quand vos têtes elles d’viennent trop dures pour voir la solution qu’est juste sous votre blair. » Un éclair de compréhension s’allume dans les iris du président qui se lisse alors la moustache de son pouce et de son indexe comme un cliché de bad boy mexicain. Kyte en rigolerait probablement si la situation n’était pas aussi tendue, alors il fronce plutôt les sourcils d’un air concerné en croisant les bras pour tenter de dissimuler le rictus amusé qui titille le coin de ses lèvres. « Ils ont été assez futés pour remarquer qu’ils perdaient leurs perras, c’est ça ? » Ah donc y’avait vraiment une histoire de gonzesses au final ? Vaguement impressionné, Savard lance un bref coup d’œil dans la direction de son acolyte. Voilà une information que Micah n’avait pas jugé utile de lui transmettre mais à laquelle le chiard avait accès. Il a pas trop le temps de se demander pourquoi et s’il nage pas en plein traquenard (c’est que lui aussi s’y connaît en paranoïa), car Alvaro se réveille, avec ce goût prononcé pour le drame qui a fait sa réputation dans l’Est de l’Australie : « Tu penses qu’ils comprendraient qu’on se fiche de leur avis si tu leur ramènes le niño avec une balle dans la tête ? » Les mots claquent comme une mise à mort et Kyte reprend immédiatement son sérieux. Il braque ses yeux d’aigles vers le président, juste à temps pour le voir pointer deux canons sur la face épouvantée de sa petite recrue. Parce qu’un bien sûr ça suffisait pas… sacré manu, t'as toujours aimé le théâtralisme, hein. Mais le temps n’est plus aux plaisanteries et le canadien en a douloureusement conscience. Au moindre geste de travers, le môme à ses côtés s’étale sur le sol sans signe de vie. Et même s'il aimerait bien se raconter que ça ne lui pose aucun problème, Kyte ressent comme un petit tiraillement désagréable dans le palpitant. « Allons, allons. » Il tempère alors d’une voix basse mais un poil sévère tout de même. « Tu sais comme moi qu't'y gagnerais rien à part une tache sur ton plancher. Pis tu passerais à côté d’un business juteux. » Une goutte de sueur glisse sur le front de Manuel dont l’œil mauvais est désormais fixé sur son ancien camarade. Les armes, en revanche, n’ont pas quitté leur cible. « Laisse donc aller c’maudit gamin. T’vois bien qu’il est un peu simplet, du genre pas vraiment là… » Le rire aux lèvres, Kyte laisse échapper un petit sifflement d’oiseau et tourne son indexe sur sa tempe pour illustrer son propos. « C’que j’veux dire c’est qu’c’est pas une menace. On m’l’a juste collé dans les pattes parce que comme toi les Manthas doutent de ma loyauté. Mais vous savez quoi ? Moi j’m’en branle de vos histoires : tout c’que j’veux c’est récupérer mon blé. » Grognement incertain de la part d’Alvaro. Savard sent qu’il est sur la bonne voie et se risque à faire un pas dans la direction du petit homme. « J’vais t’dire moi d’quoi il en retourne. Micah m’paye assez bien pour que j’sois fidèle jusqu’à un certain point et toi mon frère c’est la route qui nous lie et la gazoline dans nos veines. Loyauté, honneur, respect. Me dis pas qu’t’as déjà oublié ? » Les exclamations outrées autour de Kyte lui apprennent qu’il a poussé la provocation un peu trop loin. Mais il s’en fiche, il connaît le président, et déjà dans son regard passe l’ombre d’un doute. Alors le canadien en profite et relève sa manche pour révéler les couleurs de son club, encrées sous sa peau, et le sigle 1% qui les accompagne. One percenters, the only true outlaws left in this world. Les épaules de Manuel se décontractent légèrement, et Kyte le rejoint pour y déposer ses mains comme pour lui faire un massage. « Alors vires moi donc ces armes, hm ? » Agacé, le petit président s’exécute, non sans effectuer un geste nerveux de la tête pour se dégager. « Bas les pattes pendejo ! » Kyte laisse échapper un grand rire et lui tapote le dos. Manuel hésite un instant puis se joint à lui et ordonne une tournée générale, à la plus grande joie de ses sbires. Le premier shot de tequila rince les gosiers, le deuxième les esprits. Sentant l’ambiance plus apaisée et sa baby sitter vaguement hors de danger, Savard se penche vers le président pour lui glisser sur le ton de la confidence : « Bon maintenant qu’tout ça c’est mis sur la table, et si on allait s’parler un peu business en privé toi et moi ? » Alvaro semble hésiter une seconde, puis termine son verre cul sec et le fait claquer sur le bois de la table. « Órale ! » Il s’exclame, puis fait signe à un colosse de s’approcher. « Javier mijo, surveilles donc le puta madre Manthas pendant que j’m’entretiens avec mon homes eh ? » Le bloc de glace opine brutalement du chef et fait sinistrement craquer ses phalanges. Kyte se redresse, un sourire un brin sadique au coin des lèvres, et colle une claque dans le dos de sa baby-sitter. « Essaie d’pas t’faire buter. » Il lui lance avant d’emboîter le pas du président jusqu’à la chapelle où se tiennent toutes leurs réunions de club.
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Je suis sooooo sorry pour le retard, j'ai très mal géré mon temps entre mes comptes ces derniers mois. Cela dit je suis ravi de t'annoncer que je suis désormais plus ou moins à jour et je devrais clairement pas te faire attendre aussi longtemps la prochaine fois. J'espère que tu aimeras quand même
La scène semble se passer au ralenti. Même si seulement deux secondes s’écoulent entre la levée des fusils et la voix de Kyte qui vient tempérer la tension, Joseph a l’impression de pouvoir visionner le fil de sa vie une dizaine de fois. Ses mains, surélevées devant son visage en direction de la menace, peinent à maintenir leur position tellement ses muscles sont tremblants de peur. On lui avait déjà parlé d’un genre d’initiation mais le petit suricate effrayé n’arrive pas à s’imaginer qu’il fait partie d’un plan qui a été pensé pendant des semaines : selon lui, il ne sort pas de cet endroit vivant. Son corps rencontrera violemment le sol une fois que le doigt de son ennemi exercera une pression sur la gâchette et il sera ensuite enterré à plusieurs kilomètres d’ici, dans les plaines désertiques, là où même un vautour n’arriverait pas à humer sa carcasse en décomposition. Il tremble, le petit, il a peur, le petit, son cœur est trop sensible pour supporter l’angoisse qui le traverse alors qu’il a l’impression que la bouche des flingues embrasse sa joue. « Allons, allons. » Ces mots qui lui semblent déjà familiers sont prononcés seulement quelques secondes après mais les oreilles de Joseph, trop attentives au moindre geste des prédateurs qui l’entourent, ne les remarque pas instantanément. Ses tripes retournées l’empêchent de s’attacher au rythme des aiguilles de l’horloge. Cependant, la voix presque réconfortante de Kyte s’élève encore, et encore, et le novice se permet de jeter un coup d’oeil furtif vers celui qui veut le protéger et il peut enfin se permettre d’inspirer un peu d’air, lui qui s’empêchait de respirer jusqu’à présent. Le discours agit comme une promesse de paix et les ennemis, encore tendus, décident de baisser leurs armes à la proposition de Kyte, l’excellent négociateur. Honnêtement, Joseph n’a pas retenu une seule de ses paroles, trop occupé à craindre pour sa vie, mais il se voit rapidement rassuré en constatant que le plus vieux s’en est sorti sans problème, comme s’il était habitué à ce genre de situation tendue. Le cœur agité du jeune homme reprend un rythme plus normal et il rabaisse enfin ses bras le long de ses hanches, pendant naïvement que la page a été tournée et que plus rien ne dérapera de la sorte jusqu’à présent. « Bon maintenant qu’tout ça c’est mis sur la table, et si on allait s’parler un peu business en privé toi et moi ? » Nouvelle expression de crainte dans le visage : cette fois-ci, c’est un joli mélange de peur et d’incompréhension qui étire ses traits couverts de sueur. De nouveaux scénarios inquiétants défilent dans la tête de Joseph et c’est le claquement du verre de l’ennemi contre le comptoir en bois dur qui le ramène sur Terre. « Javier mijo, surveilles donc le puta madre Manthas pendant que j’m’entretiens avec mon homes eh ? » Les petits yeux humides du mantha se tournent rapidement vers le sud, là où un homme haut dressé sur ses jambes musclées fait craquer ses doigts, le visage aussi inexpressif qu’une roche. « Uh ? » que le nerveux arrive à exprimer en faisant un petit pas vers l’arrière pour maintenir la distance entre lui et le gros ours. Lorsque l’épaisse main de Kyte vient s’écraser contre son dos, il sursaute à un tel point qu’il se mord le bout de la langue jusqu’au sang. « Essaie d’pas t’faire buter. » Ses iris clairs croisent les siens et il déglutit en hochant très légèrement la tête en suçant le bout de sa langue pour déterminer l’étendue de la plaie – réflexe de petit garçon blessé qui appuie autour de sa plaie pour voir la quantité de sang qu’il peut extirper.
C’est trop long – ou, encore une fois, la notion de temps de Joseph est complètement bousillée. Il maintient le plus silencieux des silences au milieu de la pièce, tous les regards des buveurs d’alcool dirigés vers lui. Il évite de faire le moindre bruit, s’empêchant de trop souvent respirer. Quelques têtes décident de reprendre leur sujet de discussion et ça a pour effet de rassurer Joseph, lui qui n’attise plus autant la curiosité de ses ennemis par défaut. Toutefois, alors que tout semblait s’être calmé, alors que les voix étouffées par les murs discutaient calmement dans la pièce avoisinante, le vrombissement d’un moteur fait trembler le sol. Un léger voile de poussière s’élève du sol mal balayé et tous les dos dans le bar se dressent. Des regards inquiets sont échangés et, au dernier instant, Joseph pivote la tête vers la porte d’entrée et…
Boom.
Les pneus de la voiture crissent alors que les panneaux de bois qui forment la façade du vieil établissement s’envolent et s’écrasent à plusieurs mètres. Doté des réflexes d’une petite créature du désert, Joseph se jette violemment au sol, les bras autour de son crâne pour protéger son membre le plus vital et un crescendo de coups de feu bombarde les lieux. Des balles rapides mitraillent les comptoirs, les bouteilles d’alcool entassées dans les armoires ainsi que les corps à découverts des hommes qui n’ont pas eu le temps d’embrasser le plancher. Un voile de poussière s’élève en même temps que la voix de plusieurs manthas qui bondissent en dehors du véhicule lourd. En ce qui concerne la vessie de Joseph… Elle abandonne la lutte et ce ne sera que plus tard que le jeune remarquera l’humidité au niveau de ses jambes. Les mains plaquées sur les oreilles, il gémit, il supplie, tandis que les coups de feu sont dirigés vers le mur en bois qui sépare la pièce principale de la chapelle. L’assaut s’éternise et, enfin, le chahut se tait. Deux manthas se dirigent rapidement vers la chapelle pour s’assurer qu’il n’y a eu aucun survivant parmi leurs ennemis. « Lève-toi. » Ordonne le chef des manthas à l’intention du Joseph recroquevillé au sol. Effrayé, il relève légèrement les yeux pour croiser le regard de son supérieur et, aussitôt, il déglutit et se redresse, tremblant, la tête rentrée dans ses épaules et les bras fortement croisés contre lui. Son cœur hurle encore dans sa poitrine et la main du chef vient balayer ses cheveux pour les débarrasser de la poussière de bois. « Le… Le ca… canadien ? » Il réussit à prononcer, non sans bégayer, à la fois inquiet et surpris. « On le visait pas mais il fera peut-être partie des dommages collatéraux. J’espère que tu ne t’étais pas trop attaché. » Il répond, un sourire sinistre tapissé sur ses lèvres. Il reporte ensuite son attention vers les deux hommes qui pénètrent dans la chapelle, armes chargées à la main, prêts à tirer au moindre mouvement.
Seuls dans la chapelle, ils jouent carte sur table. Comme de vieux amis, comme de vieux lascars qui en ont trop vu et pressentent le chaos dans tous les coins d’ombre. Leurs voix graves emplissent l’espace et le temps. Des accents pas d’ici. Les vagues agitées du Mexique affrontent les glaciers mordants du Canada. Mais dans le fond ils parlent la même langue et c’est celle du business et du sang. Les alliances, les trahisons, les histoires de gros blé, ça les connait. C’est la rue qui les a élevés, la prison qui les a rapprochés. A la fumée des cigares ils redessinent les territoires, décident des stratégies de leurs jeux de pouvoir… mais pas ce soir.
Rugissements mécanique, crissements de pneus. Les voix se tarissent et les hommes se dévisagent en chien de faïence. « Tu m’as trahi Savard. » Un éclat de haine dans ses yeux bruns, un rictus nerveux au coin des lèvres. Les doigts boudinés du président se resserrent sur la crosse de son flingue et Kyte lève les mains sans toucher au sien. « Frère si t’as été trahi alors ça veut dire qu’moi aussi. » Et il y croit pas une seconde, l’homme du nord. Micah est une fouine ambitieuse, mais pas une fouine sans cervelle. Venir emmerder Les Bandidos sur leur territoire ce serait comme une déclaration de guerre. Le genre à rallier tous les autres chapitres du Queensland et faire pleuvoir les corps des deux côtés. Nan, c’est surement des gamins qui ont senti l’odeur du pognon et de la drogue. Des mômes paumés, pas très malins, venu se mesurer à de vieux loups de mer sans se douter qu’ils frapperont plus fort que la dernière mamie à qui ils ont volé un sac. Ouai c’est rien de grave. Sauf que Boom. Kyte fronce les sourcils, alerte. Comment ça, « boom » ? D’autres bruits suspects suivent le premier. Un grand crack et c’est la façade qui s’effondre sous l’impact d’une bagnole définitivement pas volée à tante Yvette. Exit la charmante histoire des ados livrés à eux-mêmes. L’ancien militaire balance sa chaise et se plaque sur le sol. « A TERRE ! » Qu’il gueule à son compère, trop enragé par les dommages portés à sa tanière pour pouvoir enclencher ses réflexes de survie. Il obéit cependant, une seconde après les premières détonations.
Rampant sur les coudes pour s’abriter sous la table, Kyte grogne à mesure que les échardes s’enfoncent dans ses avant-bras. « C’est quoi c’sol de merde amigo ? » Il gémit, l’air franchement embêté, et l’autre le dévisage avec des yeux ronds. « Ojalá ! Quitte à devoir refaire la déco je t’enverrai choisir le plancher ese. » Il finit tout de même par plaisanter et le canadien laisse échapper un petit rire sans joie. Un qui sert plus à se rappeler qu’on est encore en vie… pour le moment. Les doigts crispés sur leurs armes, ils songe à riposter, mais les cris de douleur et le vacarme assourdissant leur apprend qu’il n’y a rien à faire. Les Bandidos qui n’ont pas pu s’échapper sont tous morts ou à moitié. Et Alvaro, s’il veut reconstruire ce qu’il reste de son club, doit sauver sa peau. « Faut s’tirer Manuel, y’a rien à faire pour tes gars. » Kyte presse. Il a une pensée pour le gamin qu’il a laissé derrière lui et surement que c’était le premier à clamser. J’prierai pour ton âme, Colette. Le président hésite, jure, crache par terre, puis fait signe à Kyte de le suivre. Ensemble, ils se faufilent parmi les chaises renversées et le Mexicain soulève une petite trappe sous un tapis. « Pfiou ! » Siffle Kyte, impressionné. « T’es crissement bien préparé mon con ! » Visiblement pas orienté humour ce soir, le petit président s’engouffre dans le trou avec des gestes nerveux. « Cállate, coño et suis moi plutôt. » Du reste, c’est ce que le canadien s’apprêtait à faire, jusqu’à ce qu’une voix qu’il ne connaît que trop bien résonne depuis la pièce principale. Micah. Sa mâchoire se crispe tellement fort que ses dents grincent. « Pars sans moi mec, j’ai des affaires à régler. » En, face Alvaro a l’air de vouloir protester. Mais c’est plus le moment de négocier. Avec un grognement, il referme discrètement mais fermement la trappe à la gueule du motard.
Sans un bruit, Kyte se cale derrière la porte, libère sa lame, attend. Les sons ont changé de l’autre côté. Le claquement insoutenable des armes semi-automatiques est remplacé par un sifflement désagréable qui bourdonne dans ses oreilles et le crissement sinistre du verre sous les semelles des Manthas. Car c’est bien eux qui sont derrière tout ça. Une colère enfle dans la poitrine de Kyte, consumée par le feu de la trahison. Le genre de rage sans nom qui ne fait pas de survivants. T’as brisé le code. T’as compromis ma crédibilité auprès d’un frère. T’as fait de nous des ennemis. Et dans cette fureur qui brûle tout sur son passage, un petit soupçon de soulagement : le gamin est en vie, la traîtrise aura au moins sauvé un innocent. Car c’est certain, pas de trace de fourberie dans la voix chevrotante du môme qui s’enquiert de ses nouvelles. « On le visait pas mais il fera peut-être partie des dommages collatéraux. J’espère que tu ne t’étais pas trop attaché. » Tu m’visais pas. Mais l’idée que j’me vide de mon sang comme un goret ça t’fait pas trop d’état d’âme non plus, eh ? Une lueur de folie s’allume dans ses yeux pâles comme la banquise et la fièvre se diffuse dans ses membres surchargés d’adrénaline. Lorsque la porte s’ouvre à la volée, il est prêt. « AAAH » Qu’il gueule, cri de rage et de désespoir tandis qu’il bondit sur ses jambes et profite de la surprise du premier gangster pour le désarmer et placer sa lame aiguisée contre sa gorge. « Tu bouges, il crève. » Il susurre à son compère. « L’arme, au sol. Les mains, sur ta tête. » Y’a de la haine dans le regard de son ennemi. Le genre d’aversion mal maîtrisée qu’on ressent quand on sait qu’un autre décide de son destin et qu’on hésite entre riposter, fuir ou s’immobiliser. « Sors, lentement. » Kyte décide à sa place, le canon de son flingue braqué entre les yeux du Manthas, le corps planqué derrière son bouclier humain.
Visiblement c’est l’option « coopérer pour sauver sa peau » que le gars retient, et l’étrange trio sort lentement de la chapelle pour faire face au chef des gangsters. « J’vois qu’t’as réussi à pas t’faire buter, j’suis fier de toi gamin. » Kyte lance avec un sourire de côté à l'intention du môme. C’est pas après toi qu’j’en ai, t’étais au courant de rien. Sa petite remarque lancée, il braque ses yeux de rapace sur Micah et les deux hommes se jaugent en silence. « Crois le ou non je suis ravi que tu t’en sois sorti le canadien. Mais ton petit stratagème là c’est vraiment très con. » La voix toujours calme, tellement posée que Kyte a encore plus envie de l’éclater. La mâchoire serrée, il riposte. « Et c’était pas con p’t-être de laminer un gang qu’à des chapitres dans tout le Queensland ? Non mais tu pensais à quoi hm ? Alvaro était à deux doigts d’accepter d’partager le territoire avec les Manthas ! » Sourire énigmatique pas franchement approprié, des ridules d’amusement creusent les yeux du chef et y’a rien de rassurant dans l’avidité qui ronge ses iris. « Et pourquoi je me contenterais d’une moitié de territoire quand je peux l’avoir tout entier ? » Un demi-sourire écœuré découvre les dents jaunies de Kyte. « Y’a pas d’petites économies hm ? » Il crache par terre. « J’vais t’dire un truc moué. Un coup pendable dans l'genre... ça prendra p’t-être des mois, des années même, mais mark my words: it’ll bite you in the ass. Et j’espère juste qu’ce seront mes dents qui t’laisseront c’te marque. » Y’a de l’agitation dans les rangs. Quelques fidèles qui s’enflamment sous l’affront et pointent leurs armes vers le canadien. D’un geste de la main, Micah les incite au calme. Pas moyen de viser Kyte sans buter le type dont le corps sert de bouclier. Il en profite, évidemment, c’est qu’il a l’âme d’un professeur et une dernière leçon à donner. « Et toi gamin, fais gaffe à qui tu t’associes. La parole de ton leader devient ta parole. Make sure it ain’t shit before you stand by it. » Tout en parlant, le chacal solitaire recule lentement hors de la tannière.
Et là, tout se passe très vite. Y’a un mouvement derrière le chef des Manthas. Un type haut placé lève son flingue. Si Kyte a bien appris une chose à Beyrouth c’est qu’hésiter c’est mourir. Alors il hésite pas. L’arme au poing, il vise entre les deux yeux, tire quelques coups au hasard dans la masse confuse des gangsters. Mais pas du côté du môme. Lui, il a rien demandé. Le bougre dans ses bras fulmine et s’agite. Dommage, Kyte avait pas prévu de le buter. Juste de l’utiliser jusqu’à ce qu’il retrouve sa bécane. Pas d’autre choix que d’improviser. Sa lame s’enfonce dans la gorge molle de sa victime et un sang chaud et poisseux lui gicle sur les mains. D’un coup d’épaule, le canadien repousse le Manthas agonisant sur ses ennemis et profite de leur émoi pour prendre la poudre d’escampette. En moins de deux il a rejoint sa meule. Les premiers tirs commencent à fuser quand il donne son coup de kick. Une balle lui mordille l’épaule, arrache un bout de tissu et de peau au passage. Le moteur gronde, les vibrations de l’engin l’ancrent dans le présent. Ignorant la douleur lancinante qui pulse dans sa chair, Kyte arrache le bitume et s’évanouit dans la nuit. Mais alors qu’il bouffe les kilomètres sans un regard derrière lui, y’a une phrase qui tourne en boucle dans son esprit. C’est pas fini. Putain, non. C’est pas fini.
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Spoiler:
Bordel je m'y attendais tellement pas comme tu pourras le constater ça m'a sacrément amusée et inspirée en revanche je voyais pas trop comment faire en sorte que Kyte se calme et s'enfile une bière en compagnie de Jo après ça, du coup j'ai pris quelques libertés, j'espère que ça te plaira Je te MP pour les détails
L’ambiance est lourde. Les semelles des manthas font craquer le plancher de bois couvert de poussière de guerre. Il y aurait tant de choses à regarder : des cadavres encore chaud qui jonchent le sol, à moitié couvert par les débris, une flaque de sang stagnante qui s’élargie à vue d’œil, sa source puisant une carotide complètement déchirée. Mais les yeux de Joseph sont complètement figés dans la direction où il a vu le canadien pour la dernière fois. Il a l’impression qu’il va sortir comme par magie des murs troués de balles mais la raison tente de le convaincre qu’il n’aurait pas pu survivre à une telle attaque. Il apprend rapidement que Savard n’était pas la cible des flingues et que sa mort ne sera qu’une faute de français sur un document officiel. Une petite erreur à gommer ou à dissimuler sous une couche de correcteur blanc. Rien de bien important. Le jeune, toujours aussi ébranlé, déglutit difficilement, sa gorge aussi sèche que le désert dans lequel il a roulé pendant trop longtemps à l’arrière de la moto du canadien, et il s’oblige enfin à détourner les yeux vers ceux à qui il a offert sa loyauté sans bien lire les petites lettres dans le bas du contrat. Il faut dire qu’il ne s’attendait pas à un tel retournement de situation aujourd’hui. Ce sont finalement les siens qui auront réussi à faire craquer sa vessie : ça n’augure rien de bon pour le futur. Mais il n’a plus le choix, maintenant. Il a vendu son âme au diable en échange de nourriture et d’un toit au-dessus de sa tête.
Un hurlement alimenté par une colère pure s’élève dans la pièce et tous les manthas redressent leur arme en direction d’un Kyte enragé. Personne n’a le temps de tirer avant que ce dernier ne se couvre avec le corps d’un des leurs, posant une lame aiguisée contre sa gorge découverte. Il ordonne à tout le monde de lever les mains en l’air et cet ordre est approuvé par Micah qui incite tous les siens à lâcher leur arme. Instinctivement, Joseph fait quelques par en arrière en s’accrochant au regard électrisant de l’homme qu’il a accompagné jusqu’ici. Sa gorge est nouée et il garde ses deux mains ouvertes devant lui, se pliant aux ordres, bien qu’il n’ait jamais eu d’arme entre les mains. La scène se passe au ralenti quand Kyte s’approche de la bande, le flingue chargé dans sa main crispée et le corps protégé par celui d’un mantha inattentif qui n’a pas eu le temps de réagir avant de se retrouver la proie de négociations. « J’vois qu’t’as réussi à pas t’faire buter, j’suis fier de toi gamin. » Concerné, le gamin en question hoche légèrement la tête sans toutefois baisser les mains, tétanisé, et incapable d'expliquer la raison pour laquelle il s'en est tiré sans égratignure. Le canadien a beau vouloir le rassurer, il est impossible pour lui de se détendre dans une scène aussi tendue. Il n’est pas à sa place : son corps a activé le mode automatique. Une confrontation s’élève ensuite entre le canadien et le chef de son propre gang, permettant au jeune de comprendre davantage les raisons derrière ce piège qui a été tendu dans son dos. Micah est avide de pouvoir et semble guidé par une folie que seuls les criminels écoutent sans réfléchir. Il ne se sent pas à sa place. « Et toi gamin, fais gaffe à qui tu t’associes. La parole de ton leader devient ta parole. Make sure it ain’t shit before you stand by it. » Il n’arrive pas à réagir. Il fixe le plus vieux de ses deux grands yeux ouverts comme des melons, ses paupières humides. Impossible pour lui de se raccrocher à la réalité.
Soudainement, le ralenti se transforme en accéléré dangereux. Les armes se redressent en même temps que Joseph plaque ses mains sur ses oreilles pour ne pas se laisser assourdir par les coups de feu violents. Il voit dans les mouvements de Kyte son intention : il ne le vise pas. Il ne le considère pas comme un ennemi. Pourtant, le gamin ne peut s’empêcher de trouver refuge derrière sa bande comme s’il s’était mentalement lié à eux sans avoir le temps d’y réfléchir. Les jambes tremblantes, il observe la scène sans pouvoir faire quoique ce soit, bien qu’il sait que ces tirades sèmeront des morts derrières elles. Coup final : la lame de Savard se glisse trop facilement dans la gorge tendue de son bouclier humain et ce dernier lance un cri qui s’estompe au fur et à mesure que le sang rempli sa bouche et il tombe vers l’avant, aussi mou qu’un sac de farine, pour s’écraser contre le plancher, la main contre le cou, déjà inerte. C’est la panique général chez les manthas mais pas chez Micah qui redresse à nouveau son arme et qui vise le canadien alors qu’il fuit jusqu’à la sortie sans se retourner. Il n’arrive pas à l’atteindre avant qu’il ne disparaisse derrière le battant de la porte arrière. Il accourt à la sortie alors que ses hommes s’accroupissent près de celui qui se vide de son temps, la colère bandant leurs muscles. Le son du moteur de la moto fait trembler la poussière dans les lieux et des jurons agressifs sont lancés quand le véhicule disparaît à l’horizon. Joseph n’a pas bougé d’un centimètre. Il fixe la victime avec laquelle il dévorait des ailes de poulet quelques heures auparavant et ses poings sont serrés. Les autres manthas tapent du pied, certains se dirigent naturellement vers les quelques bouteilles d’alcool intactes mais le gamin a les deux jambes figées dans le béton. Il ne comprend pas. Ses pensées n’arrivent pas à se décider. Il n’y a qu’une bataille de neurones qui fait rage dans son cerveau et aucun parti s’en sort vainqueur.
Spoiler:
Voilà pour la petite conclusiooooon. Je te contacte d'ici la fin de la semaine pour la suite.