« Sérieux, mon pauvre coeur. » je sais pas si c’est la meilleure des choses de la dire à voix haute, parce que là, ça y est, j’ai l’air d’un vieux clairement. Le type âgé, passé la trentaine, pas la trentaine sexy, celle qui commence franchement à laisser des traces de blanc (gris, platine, mais pas blanc) dans mes cheveux de prince. Connerie et en plus, la voix qui m’a fait sursauter, elle a provoqué mon dos qui s’est redressé trop vite, je suis sûr que j’ai bloqué un nerf, le comble. Veillard McGrath en puissance, je me demande si je serai celui de la famille qui va avoir besoin d’une canne en premier, quoi que j’oserais pas la laisser à Gin qui s’en servirait sûrement pour crever les yeux de quiconque l’approche de trop près - par erreur - ou à Levi et Jill qui eux aussi, également, crèveraient des yeux - totalement volontairement par contre.

« Bonjour, désolée d’avoir crié. Je cherche Matt, il m’a dit de le retrouver ici. » « J’ai fait un truc de mal? » du vieil éclopé hypothétique, je passe au gamin pris en faute. Par chance, elle a pas dit Matthew, et encore moins M. McGrath, on est loin du traumatisme double, mais tout de même, je suis presque obligé de gratter l’arrière de ma nuque quand mon regard se pose sur elle, incrédule exagéré. Puis, y’a les paroles de Charles qui me reviennent, sa pote qu’elle voulait que je rencontre, les bons mots qu’elle m’en a dit et les affaires que j’ai réglées ensuite pour que Lucia (celle que j’imagine se tenir devant moi) passe faire une entrevue aujourd’hui au DBD. La blague, personne passe d’entrevue ici, on fait juste se saluer, s’échanger 2-3 blagues de merde et l'embauche est ficelée, mais comme j’ai mal à l'orgueil et mal au nerf sciatique, mon humour est décalé et se prend pour le roi du monde quand je finis par me dire que ce serait fun de jouer le jeu du boss sérieux. Lol. « … Au sujet du poste de serveuse. » « Ohhhh. »

Ma voix prend dans les rauques, mes épaules se redressent, mon regard devient presque sérieux - damn guys, j’ai l’air d’un adulte. « T’es gauchère ou droitière? » il m’a fallu une minute pour capter, pour finir la poignée de main et pour calculer ce qui se trame avec son bras en attèle. Pas que ça prenne deux bras fonctionnels pour servir des pintes, Dek le faisait bien d’une main pour s’assurer de choper le plus de filles possible en mettant ce skill de l’avant pour essayer de les impressionner d’aussi loin que je me souvienne. Ne serait-ce que, si je joue le rôle du futur patron à la lettre va falloir que j’ajoute une touche de suspicion. Touche que j’assume pas du tout la seconde d’après en craignant que ça fasse de moi un gros lourd doublé d’un boulet indiscret. « Pas que ça me regarde. C’est comme si je te demande ton plat préféré, ou la couleur que tu détestes. » damn Matt, t’es vraiment à chier à ce jeu-là. « Enfin, si quand même. » si elle me dit son plat pref et la couleur qu’elle déteste par contre, là je suis stupidement intéressé.

Bien sûr que je l’ai remarqué son bras dans le plâtre, je suis pas aveugle en plus d’être con ça serait limite. « Je suis gauchère. » et elle l’annonce comme si c’était la fin du monde, comme si elle s’était retrouvée avec la pire nouvelle à me partager, avec une horreur à me confier. Je ravale pour elle, presque envie de la prendre dans mes bras pour lui dire que tout ira bien mais avouez à quel point la scène aurait 99,999999% de chances de mal se finir si elle interprète mes intentions comme celle d’un vieux (lol, 34 ans c’pas vieux) pervers quand je joue juste trop souvent au grand frère pour en être autrement. « Je suis pas sure d’avoir compris, vous voulez vraiment savoir que je tuerais pour un Pad Thaï ou c’était rhétorique ? » soit béni le pad thaï qu’elle invoque comme son droit à la liberté. « Ouh mais attends, y’a une autre sous-question à ça. Pad thaï crevettes ou poulet? Légumes? T’abuses sur les arachides, la lime ou la sauce épicée? Les trois? Aucun? » j’aime un peu trop la bouffe, je pense qu’à partir de maintenant ça devrait juste être une information que tout le monde maîtrise parfaitement à mon sujet.

Elle semble un peu plus à l’aise avec la conversation qui coule bien à mon sens. Si elle est capable de me gérer elle a déjà presque tous les points en sa faveur, les bons mots de Charlie à son sujet sont que la cerise sur le gâteau. « Le bras c’est temporaire. On me retire le plâtre d’ici deux semaines, et si vous avez besoin de quelqu’un avant, je peux me débrouiller pour me rendre utile. » j’en doute pas. Parce que je l’ai vu, son regard qui se perd sur le comptoir qui aurait bien besoin d’un coup de chiffon. Le pas qu’elle a esquissé à côté de la tache au sol que j’allais ramasser avec la serpillère avant qu’elle n’entre, qu’elle soit parfaitement à l’heure sur le rendez-vous improvisé par-dessus le marché. « Deux semaines, c’est en moyenne le temps que ça prend à tout le monde pour arriver à verser une bière sans qu’il n’y ait que de la mousse dans le verre de toute façon. Pas de soucis par là.» et je dis en moyenne, parce qu’après 3 ans Deklan est encore pas tout à fait là où il devrait être et Scarlett elle, a complètement décroché tous les honneurs à servir parfaitement ses pintes le premier soir. C’est relatif ; et surtout, ça s’apprend. Si moi j’ai pu apprendre à diriger un café puis un bar, quiconque le peu aussi.

Lucia complimente l’endroit, je le prends, parce que je suis fier, parce qu’on bosse fort ici, et parce que ça paraît. « J’te préviens, si tu me vouvoies devant les autres, ils vont se moquer. Quoi que ça pourrait me donner un peu plus de crédibilité à leurs yeux. » la confidence qui flotte, alors que je passe maintenant derrière le comptoir pour activer la machine à café, dégainer deux tasses en jouant au passage à mon nouveau jeu préféré, à savoir celui de tenter de trouver sans lui demander quel est son type de café favori, et comment elle le prend. « Ce soir tu pourrais même ajouter un Matthew à tout ça, on y va all in, pas besoin de mettre des gants. » l’eau chauffe, les grains fraîchement moulus infusent, l’endroit sent bon le café frais et j’ajoute un nuage de lait d’amande et un trait de miel en me disant qu’un peu de douceur dans ce monde de brutes, ça devrait lui plaire. « Ah ouais parce que si tu veux – et qu’tu peux – j’aurais bien besoin d’un coup de main de plus ce soir. On est low en staff. » la tasse fait son chemin sous ses yeux, je la glisse devant son bras encore en fonction, rattrape ses yeux des miens, la p’tite lueur de complicité en prime. « Un coup de main de ta main valide, hen, on se comprend. »

« Poulet. Et j’arrose de brisures de cacahouètes, mais en même temps qui ne le fait pas ? » meeeerde ; là, c'est sûr qu'elle entend mon ventre qui gargouille, c'est certain qu'elle assiste à une démonstration en sons et en images de mon appétit d'ogre qui n'en finit plus de pas finir. « Tous tes entretiens d’embauche ressemblent à ça ? » grand bien lui en fasse, plutôt que de narrer à quel point j'énerve le peuple à parler bouffe à tous les deux mots, elle réaligne le tir avec sa voix d'ange, et ses interrogations qui voilent un brin son regard. « Nah, c'est juste parce que j'ai pas eu le temps de manger encore aujourd'hui, alors j'me nourris par procuration. » j'hausse l'épaule, totalement franc, les derniers jours particulièrement ardus depuis que je m'étais retrouvé officiellement avec la charge de travail de gestion d'Asher à couvrir en plus de la mienne.

Ceci amenant cela, et le boulot que je lui offre le plus naturellement du monde quand dans ma tête c'était déjà bien clair, bien plus clair que pour elle apparemment. « Attends, comme ça ? Tu ne veux pas savoir où j’ai travaillé avant, si j’ai déjà servi dans ma vie ou quoi que ce soit ? » le café que je glisse à sa hauteur sur le comptoir, et elle est bien trop occupée à stresser qu'à y goûter la pauvre, j'aime pas la voir comme ça d'un coup. « Je peux aider, tu le regretteras pas. » j'allais placer un mot, j'allais la rassurer, j'allais lui dire que je la croyais, pas besoin de s'élancer dans d'autres discours, mais elle me coupe la parole à nouveau. « J’ai bossé dans pas mal de cafés et salons de thé, dans des bars aussi, moins mais je me débrouillerais. »  

« Je fonctionne au feeling, et à la confiance. » depuis toujours. C'est pas pour rien que le DBD embauche que des gens qui à mes yeux font partie de la famille ou ont l'intérêt de. Ce sont pas tous les meilleurs serveurs du monde, ils font pas un boulot impeccable 24/7, mais ils ont à coeur leur job, les clients, et leur place ici. C'est tout ce dont j'ai besoin pour leur offrir la lune sur un plateau à la moindre demande. « La partie "confiance", Charlie l'a couvert à la perfection. Si elle te trust, je te trust. » je connaissais bien Charles, pas de surprise ici que si elle prend la peine de me glisser un mot sur une amie, c'est qu'elle a confiance en son potentiel. Depuis l'épisode avec Baxton, tout le monde avait compris que les 2e chances sur ce sujet n'existaient pas avec moi et que la confiance était la variable à juger correctement et sérieusement. « Pour ce qui est du feeling aussi, ça passe largement. Du moins, de mon côté. »

Une longue gorgée de café que je prends de ma tasse, avant de poursuivre. « Parce que je sais que je suis lourd, et que mes blagues le sont tout autant. » c'est une entrevue oui, mais elle peut elle aussi me poser des questions au même titre que moi. Elle a bien le droit de valider si je suis un bon patron pour elle si je fais l'inverse en testant si elle est une bonne employée pour le DBD. « J'engage pas pour combler des postes. J'engage pour avoir une équipe. » c'est presque poétique dit comme ça. « Du coup si tu veux le job - il est à toi. » aussi simple que ça. « Et si je commande du thaï, je t'en prends aussi, right? » revenons aux choses sérieuses, voulez-vous.

« Non c’est bon, je te jure. » ah, elle est cute. Elle est cute de penser qu'elle va pas rejoindre les rangs de Charles et de Deklan, de Scarlett aussi, d'ici quelques semaines. Elle est mignonne de me rassurer quand je sais que j'ai 34 ans de lourdeur à traîner derrière moi, et probablement le double qui s'en vient. Je suis un boulet au grand coeur, je suis un idiot avec du charme juste quand il se la ferme, et c'est presque décevant qu'elle n'en vienne pas à ce constat après avoir discuté avec moi tout ce temps. J'me dis que je me ramollis, que mes blagues sont plus aussi malaisantes, que c'est l'âge sûrement, je faiblis faut croire. « Merci beaucoup. » et je me perdais dans ma tête, ça c'est sûr, quand je lève le regard vers elle et vois une belle p'tite lueur comme je l'aime dans ses prunelles. « Merci à toi. » elle le sait pas encore totalement, mais elle me sauve. Des gens comme elle, je suis capable de les repérer vous savez. Des bonnes personnes, qui ont un bon coeur, qui ont de la douceur à revendre. Ça a pas l'air de ça parce que les années ont mis sur mon chemin des ratés et autres personnages de merde - oh hi Ezra, oh hi Auden - mais n'en reste qu'avec Lucia y'a ce petit contact, y'a cette belle confiance déjà.

Son entrevue déjà réglée d'avance, l'horaire de ce soir que je lui offre si elle est dispo, si elle a envie de déjà tester les eaux. « Et je peux venir aider ce soir, sans problème. J’ai vu que vous faisiez café aussi la journée, je suis disponible. Vous servez des pâtisseries ? Là où je bossais avant on en faisait des sacrément bonnes, et j’ai appris deux trois trucs. » ses questions se multiplient pendant que je sirote mon café, son moulin à paroles me dérange pas du tout parce que dans ma tête ça tourne pas mal au même rythme que sa langue claque sur ses lèvres. Elle est curieuse, elle s'intéresse, et ça aussi, j'aime beaucoup. « Parfait pour ce soir alors. » qui sait, peut-être qu'elle se fera chier et qu'elle voudra se tirer après la première heure ; ce dont je doute, parce que ce soir c'est soirée karaoke et que personne, jamais, dans toute l'histoire de l'humanité, a pas apprécié une soirée karaoke au DBD. C'est acté. « On a un stock décent mais simple, je suis en train de travailler avec un chef cool pour monter une carte qui a un peu plus d'allure. Tu peux regarder si tu veux, tout le monde donne son avis. » du menton je lui montre d'abord le présentoir que je prévois remplir dans quelques minutes, puis le menu en brouillon que je pose sur le comptoir, qu'elle y jette un oeil si elle en a envie.

J'ai le téléphone prêt à être dégainé quand elle me fait éclater de rire à accepter de manger, pour ensuite s'enquérir de l'heure. « T'inquiètes pas, je trouverai celui qui a le plus long temps d'attente, l'appétit se creuse avec l'impatience. » un autre proverbe inventé que je jure avoir déjà lu, déjà entendu quelque part par un des grands de ce monde. Je l'avais dit : un jour, elle sera blasée de mon humour douteux.

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Et on y est ; mais attention hen, je mets ça bien plus dramatique que ça l'est. J'ai montré à Lucia comment mettre en marche - avec une seule main, la classe - la machine à karaoke, je lui ai même laissé le choix des gens qui viendront y chanter des chansons pour qu'elle sélectionne juste les morceaux qu'elle aime. Dek a pris possession du bar en entier ce soir, il se sent hyperactif depuis qu'il a changé de salle de gym et qu'il sort juste avant son quart de boulot, le gars, il est euphorique sur l'endorphine à un niveau. Ce n'est que lorsque j'ai fait un tour de la salle & de la terrasse pour saluer les habitués, prendre toutes leurs commandes et finaliser les factures de ceux qui partent que je vais rejoindre la blonde, toujours postée fièrement entre le comptoir tiki qu'on a aménagé à côté de la piste de danse, et la machine à karaoke qui chauffe depuis une bonne heure déjà.

« Tu veux un truc à boire? Ça aide à endurer les fausses notes. » j'ai prévu le coup, le cocktail aux fruits avec le parasol assorti que je lui tends, le même que j'ai entre les mains qui nous donne l'air de sortir tout droit d'un videoclip de Katy Perry.

« Y’a quoi dedans ? » fais gaffe Matt. C'est pas le moment où dire des bêtises serait bien vu là. C'est pas le moment où faire le con et où lui renvoyer des âneries que tu dirais à Deklan à gorge déployée, bien haut bien fier, grand dadais que t'es depuis toujours. Alors j'attends. Je compte jusqu'à un nombre de dizaines raisonnables dans ma tête, m'assure de lui afficher le plus rassurant de tous les sourires que j'ai en banque. Ça a sûrement l'air d'être hyper relax vu de l'extérieur, mais c'est pas pour autant que je suis pas en train de forcer comme un malade pour rendre ça naturel de garder toutes mes idioties à l'intérieur. Damn. « Eh mais c’est bon ! » ah et là, le soupir que sort, c'en est un de soulagement. All is good. « C'est ça l'important, non? » mais je suis quand même relativement chill, au sens où je laisse pas non plus en suspens, alors que je dégaine le crayon et le calepin que j'ai toujours à la ceinture pour lui gribouiller vite fait la recette, qu'elle sache quoi se faire si elle a envie de boire un truc durant ses soirées de boulot. C'est cadeau.

Les clients ont de la facilité à faire de l'endroit le leur, c'est à croire qu'au final on fait qu'avoir le boulot de les surveiller et de leur filer des verres d'eau quand les shots ont trop coulé à flot. « Du coup Deklan, toi, Charlie, vous êtes combien ici ? » Lucia qui retient bien les premiers prénoms de ceux qu'elle connaît déjà, c'est un autre point pour elle. Pour ma part, je m'en sors pas mal toujours par devoir me bâtir des trucs mnémotechniques de fou pour retenir autre chose que juste les visages. Un travail d'une vie, et des associations pas si glorieuses que ça qui en font partie. « Scarlett est là depuis le tout, tout début. » je pointe baby Warren du menton, fidèle à elle-même à rigoler avec une cliente d'une histoire qu'elles semblent avoir en commun, à envoyer un regard noir à un client qui lui a absolument rien à voir avec elles apparemment. « Cían et Allie viennent donner des coups de main parfois quand on a de grosses soirées, ils sont cools, je les connais depuis des millénaires. » c'est l'impression que ça me donne avec eux deux, même si les circonstances de leur présence dans ma vie n'ont rien à voir l'un avec l'autre. Lucia est encore trop jeune ici pour connaître tous les potins reliés au boss ; et entre vous et moi, je sais que Charles et Deklan se feront un plaisir de lui faire état de tout ce qu'elle doit savoir à mon sujet à la seconde où je quitterai la pièce.  

« On a Murphy qui risque de commencer dans quelques semaines aussi. » et je pense déjà à les mettre toutes les deux sur le même quart, elles me semblent avoir des caractères similaires qui auraient tout à gagner à bosser ensemble. Un coup d'oeil sur la salle, un coup d'oeil sur les commandes, un coup d'oeil sur son verre aussi, qu'elle semble avoir déjà bien entamé. « Ça ressemble un peu à l'idée que tu t'en faisais? » t'es vague Matt, elle y est pas habituée à ça non plus. « De bosser ici. Ça ressemble un peu à ce que tu voulais? » et ouais, j'avoue, j'espère qu'elle réponde par l'affirmative. On a jamais trop d'aide dans le coin.