JULIANA & ALFIE ⊹⊹⊹ There's a panic in this house and it's bound to surface. Just walkin' through the front door makes me nervous. It's creepin' up the floorboards, got me wondering where I stand. I cannot put out the fire, I got a book of matches in my hand.
Un mal de crâne. Atroce. Et ce bip incessant à ses côtés qui ne cesse d’accentuer le martèlement de ses tempes. Non. Ce n’est pas à la tête qu’il a mal, c’est au nez, alors qu’il tente d’inspirer et d’expirer sans y parvenir. C’est sa bouche qui s’ouvre pour lui permettre de remplir ses poumons d’air, et c’est là qu’il réalise que c’est bien elle qui lui fait le plus mal, alors qu’il essaie de murmurer un appel à l’aide, mais que sa lèvre est si gonflée qu’il a l’impression de ne pas être capable d’ouvrir la bouche malgré ses efforts. Non, il avait raison. C’est sa tête qui lui fait atrocement souffrir, alors qu’il essaie d’ouvrir les yeux mais en est incapable face à la lumière du jour. Ou peut-être est-ce parce que ses paupières sont si gonflées qu’il ne peut pas faire cet effort malgré toute sa bonne volonté. Et lorsqu’il parvient à ouvrir à moitié l’un de ses yeux, c’est pour découvrir le plafond gris d’une chambre qu’il ne reconnaît pas comme étant la sienne. Et ce bip, qui persiste, encore et encore. Il aimerait grimacer d’agacement, mais le simple fait d’expulser l’air entre ses lèvres lui provoque des grognements de douleurs et des décharges électriques dans tout le visage. Il perçoit du mouvement autour de lui, et sa main palpe le tissu sur lequel il est couché à la recherche des doigts fins et de la présence rassurante de Juliana, mais il se heurte au vide alors qu’une voix s’élève et que les intonations aigües de son interlocutrice résonnent dans sa boîte crânienne. « Monsieur Maslow ? Vous êtes avec moi ? » Il ouvre à nouveau la bouche pour interroger cette personne qu’il n’arrive pas à voir, mais sa gorge est sèche. Il ravale sa salive, et un arrière-goût de sang enveloppe son palais. C’est le moment où il commence à paniquer ; parce qu’il ne voit rien, n’arrive pas à parler, et ne comprend pas ce qu’il se passe. Où est-il ? Que s’est-il passé ? Où est Jules ? Pourquoi il a cette horrible impression de ne pas être lui-même ? Pourquoi ne parvient-il pas à répondre à ses questions tout seul ? Il sent son cœur remonter dans sa gorge et l’air lui échapper, tandis que le bip à ses côtés s’affole et qu’il ne parvient qu’à expulser des grognements de souffrance alors que son crâne le martèle encore, encore, et encore. Il a mal. Il a tellement mal, et une larme roule au coin de son œil alors qu’il ne parvient pas à exprimer sa souffrance autrement qu’en empoignant les draps et en tentant de relever la tête alors qu’il est toujours plongé dans une obscurité forcée. Mais chaque mouvement provoque de nouvelles douleurs, et très vite c’est un Alfie qui s’agite avec difficulté sur son lit alors que ses joues s’humidifient de plus en plus et qu’il entend la voix aiguë se rapprocher. Il panique, il ne comprend rien, et il a mal. Faites que ça s’arrête, pitié. Et ça finit par s’arrêter, au bout de quelques longues minutes, avant que tout son corps se veuille plus léger, et que sa douleur insupportable soit réduite au silence par une perte de conscience.
C’est trop. Trop d’informations à la fois, quand on avait tenté de lui expliquer la situation quelques jours après son arrivée à l’hôpital. Quand on lui avait détaillé sa prise en charge, et les examens qui avaient suivi pour s’assurer qu’il n’avait pas une hémorragie cérébrale ou un hématome sous-dural. Il avait été la cible d’une surveillance accrue pendant presque trois jours déjà, alors même qu’il avait l’impression de se réveiller ce matin. Et c’était exactement la même impression qu’il avait le lendemain, alors qu’il demandait ce qu’il s’était passé et comment il en était arrivé là. Deux heures plus tard, il avait posé la question parce qu’il ne comprenait pas qu’on ne daigne pas lui répondre. En début d’après-midi, il avait haussé la voix pour qu’on lui explique ses blessures et s’était agacé que Jules ne vienne le voir qu’aujourd’hui. Au cours de la soirée, il était prêt à quitter cet endroit qui ne daigne pas lui offrir la moindre communication et qui n’avait pas averti sa petite amie avant de poser son regard sur la feuille rédigée devant lui.
Hôpital depuis 4 jours, attaqué à la maison, cambrioleur ?, inconscient, prise en charge, fractures du crâne, de la mâchoire, de l’arcade sourcilière et du nez, points de suture, perte de mémoire, temporaire, visites quotidiennes de tes parents et moi. La feuille entre ses doigts, Alfie relit celle-ci de son œil valide et les détails qu’elle comporte, même s’il n’en retient que ces quelques mots clés. Malgré la présentation de la situation écrite noir sur blanc, il ne comprend pas. Parce qu’il est rentré de sa journée de travail hier, et qu’aujourd’hui, il est ici. La note mentionne une semaine, mais Alfie persiste à y voir un 2 mal rédigé. « C’est quoi ça ? » Il demande lorsque Jules entre dans sa chambre, le ton plus agacé qu’il ne le voudrait, sans prendre en compte qu’il peine à se faire comprendre avec sa bouche gonflée. « On me fait une blague ? Parce que je sais que je connais cette écriture, j’arrive juste pas à… » Ses explications se perdent et se transforment en un signe de main agacé comme si cela suffisait à ponctuer sa phrase. Son regard croise celui de Jules et il comprend, affichant un air convaincu sur le visage. « Mais c’est la tienne, ça, je sais. » Vraiment ? « Je sais pas pourquoi on me fait une blague. » On ? « On doit aller voir euh… non ? » Ta mère, la semaine dernière, oui. Mais Jules n’est pas disposé à bouger et lorsqu’ils sortent enfin de cette chambre, c’est uniquement pour marcher dans le couloir le temps qu'elle lui explique la situation. Et s’il ne comprend pas encore tout à fait celle-ci, il parvient enfin à enregistrer qu’il a eu un accident après une bonne demi-heure de discussion. « C’est pas si grave, c’est trois fois rien. » Il assure à Jules alors que sa main vient se perdre dans la sienne. Pour la rassurer, pour se rassurer, aussi, entre les murs de cet endroit qui lui est trop familier mais pas pour autant moins angoissant. Puis, c’est avec un sourire qu’il annonce fièrement : « Tu vas être forcée de jouer les infirmières, quel dommage. » Et la fausse assurance qu’est la sienne poursuit le temps qu’elle reste avec lui, ou plutôt le temps qu’il s’endorme (facilement pour une fois) à ses côtés, elle qui a imposé de rester auprès de lui. Loin de le déranger, peut-être que c’est elle qui le regrette, alors que le lendemain il est celui qui la réveille en lui secouant légèrement l’épaule, une feuille dans la main qu’il vient de découvrir et de relire sans en comprendre les détails inscrits dessus : « C’est quoi ça ? »
⊹⊹⊹
Assis sur le canapé, son bol de compote de quinoa aux abricots posé sur ses jambes étendues sur la table basse, Alfie joue distraitement avec sa cuillère sans parvenir à avaler la moindre bouchée. Son œil se perd sur le programme qui passe à la télévision sans qu’il n’y prête la moindre attention, trop occupé à jeter des coups d’œil à la porte d’entrée. Il parvient à quitter le canapé lorsqu’un doute l’envahit et qu’il se rend jusqu’à la chambre à coucher pour vérifier que la fenêtre est bien fermée, avant d’entendre la serrure qui s’active. Son rythme cardiaque s’emballe un bref instant durant lequel il guette l’entrée bien caché derrière la porte, pour finalement revenir au salon d’un pas lent et être envahi par un certain soulagement lorsque la silhouette de Jules se dessine. Un grand sourire s’affiche sur ses lèvres ; ces derniers jours de repos forcé sont un véritable calvaire pour l’anthropologue et plus que jamais, il ne supporte pas d’être enfermé entre ces murs, mais il ne supporte pas plus de sortir d’ici – et vu sa tête encore bien contusionnée et enflée, il voudrait mieux qu’il évite. Une allure qui ne lui rend pas justice et qui ne donne pas envie qu’il s’approche ; pour autant il s’en fiche bien et c’est avec un égoïsme qui lui est habituel qu’il s’empare des lèvres de Juliana pour la saluer avant de la prendre un court instant dans ses bras – le temps qu’il parvienne à regagner son calme. « Comment s’est passée ta journée ? Ton genou t’a pas trop fait la misère ? » Il questionne, ne prêtant plus attention à la brune pour se concentrer sur la porte et verrouiller celle-ci – avant de glisser du pied devant celle-ci la bouteille en verre consignée qu’il doit rapporter à l’épicerie au bout du quartier la prochaine fois qu’il s’y rendra. Tendant son bras à une Juliana à l’équilibre précaire, c’est avec un rire qu’il aperçoit leur reflet dans le miroir derrière la porte d’entrée. « Bref aperçu de nous dans quarante ans, on s’en sort pas si mal. » Qu’il s’amuse, car il vaut mieux voir la situation sous ce jour ; et que cela prête forcément à sourire que leurs accidents respectifs coïncident. Lui et son passage à tabac, elle et sa vague récalcitrante. Comme à son habitude, le brun change de sujet sans difficulté alors que de sa main libre, il fouille le sac posé par Juliana sur le comptoir de la cuisine et qu’il en sort un DVD. Il scrute celui-ci un bref instant, ne pouvant s’empêcher d’éclater de rire lorsqu’il lit le titre. « Mais sérieusement ? » Qu’il demande entre deux éclats de rire qui se veulent douloureux pour sa mâchoire encore endolorie. « J’ignore si le but est de me faire passer un message, mais tu sais que j’ai pas besoin de ça pour avoir de bonnes idées dans le domaine. » Il hausse les épaules alors qu’il affiche son sourire de petit con, et que dans un dernier réflexe, son regard se perd sur la porte et qu’il se remet à douter ; est-ce qu’elle est bien verrouillée ? Et surtout, est-ce qu’ils sont en sécurité ?
Dernière édition par Alfie Maslow le Lun 18 Nov 2019 - 21:00, édité 1 fois
« Mademoiselle Rhodes ? Docteur Barnes, médecin urgentiste à l’hôpital Saint Vincent, je vous contacte car nous venons d’admettre Alfred Maslow et je… » Le début de la phrase suffit largement pour que mes mains se mettent à trembler et qu’une vague de panique me submerge. Alfie est à l’hôpital. J’ignore tout de la situation exacte dans laquelle il se trouve, mais cette désagréable impression de déjà-vu surpasse de loin ma capacité à prendre du recul et à relativiser. Sans même le réaliser, je fais désormais les cent pas dans la petite salle réservée au personnel où je me suis isolée lorsque la sonnerie de mon téléphone a retenti. Le médecin me transmet des informations de sa voix douce et réconfortante mais je n’arrive pas vraiment à les intégrer et je reste muette, trop perdue et bouleversée pour avoir l’attitude que je devrais avoir. « Mademoiselle Rhodes ? » Le ton interrogateur et l’emploi du mon nom me forcent à me reconnecter à la réalité. « J’arrive tout de suite. » Je parviens à répondre et le son de ma propre voix sonne étrangement à mes oreilles, comme si elle ne m’appartenait pas et que ce n’était pas moi qui venais de parler. Fébrile, j’attrape mon sac et ma veste et sors précipitamment de la pièce. Il ne faut que quelques minutes pour prévenir ma supérieure et une collègue pour qu’elle me remplace et retrouver l’air frais de Brisbane qui redonne un peu de couleur à mon visage devenu d’une blancheur quasi-cadavérique. C’est donc ma veste sous le bras, mon sac dans une main et mon téléphone crispé dans l’autre que je mets en route, espérant encore qu’un second appel m’annonce un canular téléphonique ou une erreur. J’aimerais réussir à me dire que ce n’est pas grave, qu’il s’est peut-être simplement brûlé avec un plat trop chaud en le sortant du four, qu’il est tombé dans les escaliers et s’est foulé une cheville ou n’importe quoi d’autre de suffisamment bénin pour qu’on puisse en parler au diner de ce soir, mais parce que je connais par cœur le chemin que je suis actuellement en train d’emprunter et parce qu’à chaque pas c’est un nouveau souvenir douloureux qui me revient et m’assaille, j’en suis incapable. La dernière fois que j’ai eu un médecin au téléphone m’annonçant l’hospitalisation d’Alfie dont je n’avais pas eu de nouvelles pendant des semaines, j’ai dû faire face aux annonces de pronostics vitaux inquiétants, aux lueurs d’espoir déçue par de mauvaises nouvelles, à mon impuissance face à une douleur dont il ne parlait pas vraiment et à une estime de lui-même entachée par la faiblesse de son propre corps qui avait trop subi pour réussir à se remettre rapidement. Le seul moment de ma vie où je me suis sentie aussi démunie est probablement lorsque ma mère est rentrée à la maison, le visage baigné de larmes, annonçant que notre père n’était plus de ce monde. Je ne pensais pas expérimenter de nouveau toutes ces horribles sensations, c’est en partie pour ça que j’ai demandé – imposé – à Alfie de rester à Brisbane et je suis finalement rattrapée par mon égoïsme.
Les jours s’écoulent avec une lenteur infinie et si je peux noter certaines améliorations chez Alfie, elles ne sont pas suffisantes pour que mon optimisme reprenne le dessus après ces longues heures cauchemardesques durant lesquelles j’ignorais si j’allais entendre de nouveau le son de sa voix un jour. D’abord assise à ses côtés sans bouger pendant des heures, j’aurais pu rester là encore longtemps si je n’avais pas fini par me faire violence pour passer à l’action. J’ai procédé par ordre, défroissant une feuille de papier pour en faire une liste de choses à faire rassurante qui me donnait un fil conducteur à suivre et me permettait d’organiser mes idées. D’abord, j’ai appelé les parents d’Alfie, les proches, mes frères et sœurs, j’ai expliqué la situation, gardant mon calme en invitant les Maslow à se rendre au chevet de leur fils, laissant transparaitre une légère émotion alors que j’expliquais à nos amis proches la situation pour finir par pleurer comme un bébé pendant que Louise me promettait de venir au plus vite. A peine une heure plus tard, je me retrouvais à confier les clés de notre appartement à ma sœur, après lui avoir décrit pas moins de quatre fois la penderie d’Alfie et l’agencement de notre salle-de-bain pour qu’elle puisse y prendre les affaires que j’ai sélectionné mentalement avec soin en attendant qu’elle arrive. Je détestais l’idée de déléguer la confection de cette valise de convalescence – oui, le terme est approprié – mais je détestais encore plus l’idée de repartir si rapidement alors que les informations fournies par les médecins n’étaient pas suffisantes pour que je puisse me projeter de nouveau dans un avenir à deux. Tout s’est enchainé très vite après ça, j’ai répété inlassablement les mêmes explications des dizaines de fois, je me suis efforcée de faire bonne figure à chaque fois que j’étais auprès de lui, restant joyeuse et positive même s’il n’était pas toujours en état d’ouvrir les yeux pour me regarder ou s’il n’avait pas pleinement conscience de ce qu’il se passait autour de lui, et j’ai écouté des médecins, des infirmiers et des aides-soignants me dire tout et son contraire sans que je sache réellement à qui me fier. Mary a fait le déplacement pour venir me soutenir et je lui en ai été infiniment reconnaissante, j’ai pleuré sur son épaule, ruinant son superbe pull en cashmere hors de prix qui m’avait de toute façon appartenu dans un passé pas si lointain que ça. Après les premiers jours, une attente interminable et des torrents de larmes versés, les premières bonnes nouvelles sont arrivées, je me suis autorisée à me décoller d’Alfie que je n’avais quitté que pour repasser chez nous, prendre une douche et troquer ma tenue contre des vêtements propres et j’ai repris le chemin du travail. Bien entendu, je n’ai rien laissé au hasard avant de partir, toute la journée était chronométrée à la minute près, j’avais organisé un planning de visites, j’avais imposé à chacun de m’envoyer un SMS pour me faire un compte-rendu à heure fixe et je repassais à l’hôpital pour chaque pause déjeuner et me précipitais à son chevet une fois mes heures de travail terminées pour ne repartir que le lendemain matin. J’étais consciente d’aller un peu trop loin, mais c’était plus fort que moi, j’avais besoin de contrôler la situation et seule une organisation millimétrée me donnait cette sensation. J’avais même poussé le vice jusqu’à établir une liste de sujets à ne pas aborder en la présence d’Alfie, à lui acheter une peluche reproduisant le bruit des vagues pour ses vertus apaisantes et à demander à Norah de passer régulièrement pour qu’elle me rassure sur le déroulé de la journée. Arrivée à la fin de la semaine, j’ai des cernes immenses témoignant de toute la fatigue accumulée, un corps certainement partiellement desséché après avoir été délesté de toutes ces larmes en un temps record et un mal de tête quasi permanent, signal d’alarme lancé par mon cerveau qui ne bénéficie pas du repos dont il a besoin et pour lequel mes réflexions quasiment permanentes commencent à être de trop. Mais peu importe parce qu’Alfie va mieux, il parlait, il bouge, ses douleurs semblent être un peu apaisées et si l’état de sa mémoire continue à m’inquiéter autant que les médecins, le savoir sorti d’affaire est déjà une victoire pour moi qui aies imaginé le pire tant de fois malgré les paroles rassurantes du corps médical et de nos familles respectives. Je ne sais pas de quoi demain sera fait, je ne sais pas combien de temps il va devoir rester ici avant d’être apte à rentrer chez nous, mais j’aurais la patience et la force nécessaires pour l’accompagner dans cette nouvelle épreuve.
✿✿✿
Ma clé tourne dans la serrure, me permettant de retrouver avec bonheur notre appartement que j’ai quitté ce matin pour aller travailler et où je suis certaine de retrouver Alfie qui n’a pas quitté les lieux depuis son retour de l’hôpital. Encore une fois, c’est faire preuve de beaucoup trop d’égoïsme que d’apprécier le voir tourner en rond comme un lion en cage lorsqu’on sait à quel point Alfie est friand de cette liberté de mouvement et d’action qui lui permettent certainement de se sentir vivant, mais après de trop nombreuses soirées à réchauffer des restés engloutis en quelques minutes devant un livre que je n’arrivais même pas vraiment à lire, j’apprécie réellement qu’il soit là en permanence. Je suis d’autant plus heureuse que je vois son état s’améliorer de jour en jour et si son visage est loin d’avoir retrouvé son charme initial, les contusions se sont malgré tout un peu résorbées et je suis certaine qu’il a hâte de voir ces dernières totalement disparaitre pour pouvoir mettre tout ça derrière lui. Enfin, je ne suis pas sûre qu’il soit si facile pour lui d’oublier tout ça, après tout, ces coups ont été infligés ici-même, dans cet appartement où il a eu le courage de remettre les pieds ce qui n'aurait certainement pas été mon cas, pas avec toutes les zones d'ombre planant au-dessus de cette histoire. J’aurais eu évidemment des tonnes de choses à dire sur le sujet, mais je veux laisser du temps à Alfie qui doit encore se battre contre une mémoire particulièrement réfractaire. J’ai donc fait attention à le laisser encaisser et respirer, choisissant de remettre à plus tard une conversation que je juge nécessaire mais pas impérative. Un grand sourire apparait sur mon visage alors qu’il vient à ma rencontre pour me voler un baiser et me serrer dans ses bras et je me retiens de le vanner sur le fait que j’ai l’impression d’être embrassée par un mec de téléréalité dont l’opération de chirurgie esthétique a mal tournée. « Pas trop mal, j’arrive à rester debout de plus en plus longtemps maintenant, c’est plus pratique pour travailler. » A dire vrai, s’il ne m’avait pas posé la question, j’aurais presque oublié que j’étais censée continuer à boiter. J’en ai fait des caisses concernant cette coupure qui était à peine assez profonde pour nécessiter des points de sutures et seul le pansement visible sous mon collant noir de faible opacité me rappelle encore cette mauvaise expérience d’apprentie surfeuse. Je n’arrive même pas à avoir vraiment honte de sur-jouer les grandes blessées puisque ça me permet d’avoir un Alfie aux petits soins, même si, ces derniers jours, je me suis surtout assurée qu’il ne manque rien et qu’il ait besoin d’en faire le moins possible. « Et la tienne ? Tu as réussi à t’occuper ? » Je m’enquiers avant de me débarrasser de mes chaussures et de mon manteau. C’est évidemment en boitillant exagérément que j’accomplis tous ces gestes, heureuse de retrouver le bras qu’Alfie me tend pour que je m’appuie dessus. J’éclate de rire alors que je constate également la piètre image que nous renvoie le miroir. « Dans cinquante ans, j’espère, la médecine a fait de nombreux progrès. » Je pouffe de rire une nouvelle fois devant le reflet des deux estropiés que nous sommes devenus en l’espace de quelques jours. Mon sac vient s’échouer sur le comptoir de la cuisine et j’en sors un sachet en papier dans lequel se trouve mon dessert du repas de midi que j’ai pris le soin de conserver. Alfie ne se gêne pas pour fouiller dans ledit sac à son tour, sans chercher à masquer son étonnement et son hilarité face à mon choix de ce soir. « Des idées, ça c’est sûr, bonnes, c’est discutable. » Je le taquine, avec un grand sourire. « En vérité, les livres ne sont pas si terribles que ça, ce n’est pas de la haute littérature mais il a sûrement ravi les mirettes de tout un tas de filles frustrées et rien que pour ça, je ne peux que louer ses qualités. » J’essaie de conserver mon sérieux face aux éclats de rire d’Alfie et ce n’est vraiment pas facile. « Du coup, je suis curieuse de voir le film, et puis si c’est nase, on pourra se reconvertir en critique cinématographique, ça vaut le coup, non ? » Je sens déjà arriver le non sortir de la bouche d’Alfie et je ne pourrais pas vraiment lui en tenir rigueur compte tenu de l’opinion générale au sujet de cette œuvre. Malgré tout, je mise sur son ouverture d’esprit pour lui faire accepter l’idée et aussi sur le fameux dessert rapporté de ma pause déjeuner. « En plus, grâce à ta merveilleuse copine, tu vas pouvoir déguster un fabuleux cookie pendant le film. » Je brandis sous son nez le petit sachet contenant la carotte du soir, sûre de viser juste. « C’est du fait-maison, saveur miel-papaye, je me suis dit que c’était bizarre et que t’aimerais sûrement ça. » Nul ne peut ignorer l’étrangeté des papilles gustatives Maslow et je mise fortement sur son enthousiasme pour faire passer le DVD un peu plus facilement. Fourbe, moi ? Jamais.
Code by Sleepy
Dernière édition par Juliana Rhodes le Lun 18 Nov 2019 - 22:49, édité 2 fois
Son premier réflexe en reprenant conscience est de chercher la main de Jules pour s’assurer de sa présence rassurante. Certains ne jurent que par le yoga, d’autres s’orientent vers des activités créatives, lui recherche sans cesse le contact si rassurant de la brune – quand bien même cela peut paraître paradoxal compte tenu de son comportement des dernières semaines. Il finit par réaliser qu’il n’est pas la seul à avoir besoin d’être rassuré, et que cette situation n’a probablement rien d’évident pour Jules, qui revit la même angoisse qu’il y a presque deux ans. C’est trois fois rien. Elle n’en est pas convaincue, mais de son côté il en a la certitude : ça ira mieux. Parce que cela finit toujours par aller mieux, pas vrai ? Ou du moins, s’il arrive à s’en convaincre, ce sera forcément le cas, n’est-ce pas ? Il esquisse un mince sourire qui se veut rassurant lorsqu’elle lui demande s’il a mal, secouant brièvement la tête de gauche à droite pour assurer que ce n’est pas le cas : mais il ment, et bien-sûr qu’il a mal. Son visage a été pratiquement réduit en bouilli sous l’impulsion de Joseph, mais il ne peut pas s’en plaindre parce que, dans le fond, il l’a cherché. Et que sa part de responsabilités implique de ne pas jouer à l’innocent. Mais il a mal, oui, il a atrocement mal ; sauf que la douleur physique n’est pas celle qui le fait souffrir le plus. Conscient que le sujet dérive sur ses blessures, le brun décide d’user de l’humour derrière lequel il se cache en toutes circonstances et se vanter d’avoir une infirmière – et quelle infirmière – personnelle, un rôle qui impute à Jules sans vraiment qu’elle ait son mot à dire, en réalité. Mais elle ne s’en plaint pas, de quoi dessiner un sourire sur les lèvres d’Alfie qui, l’espace de quelques secondes, oublie la raison qui l’a amené ici et se contente d’apprécier cet instant de répit entre eux.
La journée a été longue, trop longue. Elles le sont toujours lorsqu’il ne sait comment occuper celles-ci, mais elles le sont d’autant plus lorsque les idées sont présentes mais qu’il ne peut tout simplement pas suivre celles-ci. Son corps ne suit pas, et c’est la frustration qui est amenée par cela qui rend son quotidien particulièrement désagréable depuis quelques jours. Ce n’est pas tant une histoire d’esthétique – il serait capable de sortir ainsi sans se soucier du regard des autres – ni de douleur – elle est toujours présente mais il parvient à s’en accommoder – non, le souci réside dans le fait qu’il est incapable de sortir, alors même qu’il ne rêve que de fuir cet appartement. Il n’arrive pas à s’expliquer cette angoisse de franchir la porte autant que celle de rester entre ces murs. Il a bien tenté de suivre les consignes du médecin, de se reposer en premier lieu, mais il n’y parvient pas et dès lors qu’il ferme les yeux ce sont des images terrifiantes qui remplacent celles de la télévision qu’il regarde à longueur de journée ; et il ne parvient pas à ôter celles-ci de son esprit. Elles font partie de son quotidien depuis bientôt deux ans, mais il parvenait parfois à faire fi de celles-ci et à trouver le sommeil malgré tout. Ce n’est plus le cas, et même lorsqu’il est éveillé les silhouettes se penchent sur lui sans qu’il ne puisse rien faire. Désormais, le simple fait d’être seul est propice à l’angoisse, raison pour laquelle l’arrivée de Jules est vécue avec une excitation qu’il ne dissimule pas. Il se précipite sur elle pour retrouver ses lèvres même si sa bouche est encore gonflée – peu importe, il a besoin de ces marques d’affection plus que jamais, pour se souvenir qu’il est bel et bien inscrit dans la réalité et qu’il ne s’agit pas d’un énième cauchemar trop réel. Il s’inquiète ensuite pour son état – parce qu’elle-aussi n’est pas en reste quant à un corps qui est marqué. « Oh, tant mieux, mais continue de faire attention quand même, hein ? » Qu’il ajoute, soucieux. « Même si bon, on sait bien que c’est pas le temps qui fait son œuvre, mais bien mes bisous magiques. » Il précise, son sourire d’imbécile sur les lèvres avant qu’elle ne lui retourne la question. Il hausse les épaules, marmonne un « hm, hm » qui s’apparente à un acquiescement avant de très vite monopoliser la conversation après avoir tendu son bras à Jules et avoir croisé leurs regards dans le miroir. « Quarante-cinq, alors. » Il s’amuse, l’envie de négocier entre sa vision et la sienne même si à vrai dire il ne se retrouve ni dans l’une, ni dans l’autre. Si on lui demande, il prétextera que quarante ans lui convient parfaitement, dans le fait il ne s’imagine pas vivre au-delà des cinquante et il entre dans le dernier tiers de son existence. Une pensée qui est loin de le déprimer autant qu’elle le devrait, probablement. Ne se privant pas pour fouiller dans le sachet déposé par sa compagne sur le comptoir, c’est finalement un franc éclat de rire qui s’échappe d’entre ses lèvres lorsqu’il en sort le DVD qui accompagnera leur soirée et qu’il y lit « 50 nuances de Grey ». Et si d’ordinaire il estime qu’aucun jugement ne peut être formulé sur la base d’un a priori et non d’une idée concrète, il fait abstraction à ce principe : de ce qu’il a pu entendre et lire sur cette saga, c’est très loin de renvoyer une image correcte de la réalité. Et il sait de quoi il parle même si Juliana ne semble pas être du même avis. « Bien-sûr. » Qu’il soupire, la tête légèrement penchée et une moue convaincue l’air de dire « on me la fait pas à moi, au fond de toi tu en penses pas moins ». « Tu verras, tu changeras d'avis, un jour. Je vais tout faire pour, en tout cas. » Il siffle entre ses lèvres avec son sourire provocateur sur les lèvres. « Sérieusement ? Ils auraient pu être écrit par un singe manchot et aveugle. » Oui, parce qu’il a tenté de lire le premier chapitre et outre le fait que sa concentration ne l’a pas autorisé à poursuivre plus loin, la qualité de l’ouvrage ne l’a pas aidé à se découvrir une détermination bienvenue pour relever ce nouveau défi qu’il s’était lancé. Plaçant sa main sur le front de Jules sans la moindre délicatesse, il reste ainsi quelques secondes avant de plisser les yeux et pincer les lèvres. « Qui êtes-vous et qu’avez-vous de la Jules qui est une référence en matière de littérature ? » Il s’enquiert, avant de très vite reprendre : « les livres ne sont…, est-ce qu’il imite sa voix en dodelinant de la tête et en levant les yeux au ciel ? Oui, parfaitement. Est-ce qu’il a un trou de mémoire et qu’il est incapable de poursuivre son imitation ? Aussi, pfff je vous jure, ce qu’il faut pas entendre. » Est-ce qu’elle vient de perdre toute crédibilité à ses yeux ? Oui, et d’autres éclats de rire surviennent lorsqu’elle prétend que ça vaut le coup. Il relève le regard vers Jules après l’avoir laissé glisser sur la couverture, et ses yeux parlent pour lui. « On va carrément se reconvertir en… » Il glisse, faisant un geste las de la main dans l’air pour qu’elle comprenne ce qu’il veut dire, parce qu’il est certain de ce qui l’attend. Deux heures d’extrême souffrance, d’une mauvaise réalisation, d’un jeu d’acteur mauvais et de clichés ambulants. Et non, il n’est définitivement pas prêt, pas même lorsque Jules lui tend un autre sachet, avec un contenu qui lui plaît bien plus que le précédent sachet. « Moui. » Il plisse les yeux, l’air de lui faire comprendre qu’on ne l’achète pas si facilement ou que, du moins, il voit clair dans son petit jeu. « Merci. Je le mangerai plus tard. » Il assure alors qu’il le remballe dans le sachet. « Bon t’a gagné. Mais moi, j’ai gagné le droit d’être chiant, de tout commenter et de m’inspirer de ce que je vois. » Il pose les conditions, haussant les épaules avec un demi-sourire. « Allez, viens, espèce de sauvageonne. » Il balance, référence à sa blessure, accompagnant la jeune femme jusqu’au canapé dans lequel il la laisse s’installer avant de lancer le DVD et la rejoindre. « Ah oui, des fois qu’on saurait pas lire le synopsis, insistons sur « I put a spell on you » en fond sonore et des plans gris, on est pas du tout dans le forcing, c’est bien. » Il pense à voix haute avant de poursuivre : « Très variée la garde-robe du gars. » Bon. Le film a commencé depuis… il regarde sa montre, une minute et vingt-trois secondes, il faut qu’il se calme s’il veut tenir pendant les deux heures et huit minutes annoncées. « Oui. Pardon, j’accorde le bénéfice du doute et je me tais. » Il assure, scellant sa bouche avec son pouce et son index. Cela ne l’empêche pas de poursuivre ses commentaires, mais dans sa tête cette fois-ci. D’accord, donc le type n’a que des cravates grises des fois qu’il oublierait qu’il s’appelle Grey. Je vais afficher des posters de la pyramide de Maslow histoire de pas oublier mon identité, allez. Ah oui, le costume aussi est gris. La voiture. Les plans. Je vais vous en faire bouffer du gris bordel. Ah, premier point positif, Ana a de beaux yeux. D’accord, c’est le seul truc de bien chez elle parce qu’elle se la joue déjà petite intello emmerdeuse qui balance sa moyenne parfaite au bout de la deuxième ligne. Bordel, il reste encore deux heures et cinq minutes. Elles arrivent quand les scènes de cul qu’il puisse au moins narguer Jules ? Sérieusement, ils ont fait un partenariat avec Pantone pour exploiter toutes les nuances de gris ? Non parce que c’est le titre, ON A COMPRIS. Non mais le mec a pas un goût pour le BDSM mais pour le gris SÉRIEUSEMENT MES RÉTINES SONT EN TRAIN DE MOURIR. Et là, c’est la fin. Miss Intello pousse la porte et tombe par terre dans une mise en scène absolument pas théâtrale et parfaitement spontanée. Et il n’en faut pas plus pour qu’Alfie éclate de rire, tentant de se reprendre lorsqu’il croise le regard de Jules. « Okay, okay, le bénéfice du doute. Le bénéfice du doute. » Il répète en tentant de se reprendre. Elle est maladroite, ça arrive, c’est difficile à jouer pour un acteur, il peut comprendre. Quel est le secret de mon succès ? BAH PAS TON GOÛT EN COULEURS EN TOUT CAS. Hop, petit discours motivationnel sur ses grandes capacités de psychologue, discours inspirant et pas du tout cliché sur les grandes capacités du personnage principal. Petite référence au fait qu’il contrôle jusque dans la chambre à coucher : subtilité : zéro pointé, mais est-ce qu’on est vraiment là pour ça ? Ah, petite référence aux africains qui meurent de faim : le mec est un psychopathe du contrôle, mais au fond, il a un cœur. Hop, petit discours sur le pauvre enfant qui n’a pas de cœur et qui tente de se la jouer grand méchant loup alors qu’il n’a absolument aucune crédibilité avec sa gueule de gosse de cinq ans. Maintenant, on part sur cette ingénue Ana qui arrive à cerner le rebelle Grey en dix secondes. Waow. C’est si beau. ET RIDICULE. « Non mais il est sérieux ? Il lui propose un stage alors que la meuf est pas foutue de préparer ses questions et de se renseigner un minimum sur lui avant de se pointer ? » Bon, le bénéfice du doute s’est barré très loin. « Il n’y a que dans les films qu’on voit ça. » Anastasia. Christian. Ça alors. Il n’arrive plus à retenir son nouveau rire. « Mais il n’a rien de fascinant, idiote. » Il soupire. « Non mais vraiment, il y a que dans les films que... » Bon, il ne sait plus ce qu’il voulait dire, mais ça doit pas être si important. « Oui, on a compris qu’il t’excitait, pas besoin de te mordre les lèvres toutes les deux secondes. C’est tellement réaliste après la conversation de deux secondes absolument superficielle qu’ils ont eue, ça se passe toujours comme ça dans la vie. » Bon, certes, c’est un film, ce n’est pas censé représenter la vie réelle, mais quand même. Il y a fantaisie et ridicule. Et au final, il se moque, Alfie, mais il se prend au jeu. Raison pour laquelle il passe son bras autour des épaules de Jules pour la ramener vers lui et lui embrasser la tempe. « T’as assuré. C’est ridiculement fantastique. » Il admet avec un léger sourire avant de reporter son attention sur l’écran.
Dernière édition par Alfie Maslow le Lun 18 Nov 2019 - 21:09, édité 1 fois
Dois-je me sentir coupable d’apprécier cette certitude qu’Alfie sera là à m’attendre au moment où je franchirais la porte de notre appartement ? Oui, certainement. Dois-je me sentir coupable de jouer les grandes blessées alors que l’entaille de mon genou est ridicule en comparaison des plaies et contusions diverses présentes sur le corps d’Alfie ? Encore plus. J’admets que je ressens une pointe de culpabilité alors que j’apprécie qu’il me serre contre lui et me vole les lèvres alors que j’ai à peine posé le pied dans l’entrée. Ça m’avait manqué. Il m’avait manqué. Les circonstances ne sont certainement pas les meilleures pour retrouver ce que nous avions perdu mais je savoure chaque seconde de ce retour en arrière involontaire qu’il s’inflige suite à cette altercation dont il se serait bien passé. Il est redevenu Alfie, mon Alfie, et même si je ne peux pas ignorer les difficultés qu’il éprouve à oublier ce qu’il a subi, je me surprends à souhaiter de toutes mes forces que les choses ne changent plus jamais, tout du moins entre nous. Bien sûr que je veux qu’il aille mieux, mais qu’est-ce que je ferais si aller mieux implique de prendre une nouvelle fois ses distances avec moi ? Je suis certainement horrible de souhaiter que cette situation perdure suffisamment longtemps pour qu’il fasse de nouveau de moi le centre de son univers, mais le souvenir des difficultés que j’ai eu à accepter son absence et cette affreuse distance entre nous me pousser à espérer qu’il ait besoin de moins encore un tout petit peu. « Bien sûr, je suis prudente. » Je lui assure, alors que la plus grande difficulté que j’ai avec cette blessure est de me souvenir qu’elle existe pour ne pas gambader comme un cabri et griller ma couverture. Je suis pitoyable, complètement pitoyable. « Magiques, c’est le mot. » J’affirme, sourire amusé sur les lèvres. « D’ailleurs, j’envisageais de prendre rendez-vous avec un ostéopathe pour mon début de torticolis, mais ça serait dommage d’y aller alors que j’ai un guérisseur hors pair à la maison. » J’ajoute, désignant mon cou qui ne souffre évidemment d’aucun mal et espérant silencieusement que mes nombreux mensonges médicaux – certes de faible ampleur – ne finissent pas par me rendre totalement hypocondriaque. Je profite carrément de la situation et c’est mal, très mal, mais aussi très agréable, je le reconnais. En revanche, si je m’amuse de cette situation concernant les petits bobos que je peux avoir, son état à lui est bien loin de me faire sourire et c’est bien l’inquiétude qui se lit sur mon visage alors que c’est désormais sa santé qui est abordée et qu’il élude forcément ma question, comme d’habitude. « Si jamais ça ne va vraiment pas, tu le dis, hein ? » Je demande à la suite de sa réponse qui n’en était pas une, les sourcils froncés, persuadée que les vieilles habitudes ont la vie dure et qu’il préfère largement un mutisme éloquent à une explication un peu trop sincère qui transformerait mon inquiétude en une angoisse bien plus permanente. Mais il passe bien vite à autre chose et ce n’est pas étonnant, s’amusant de l’image que nous renvoyons dans le miroir comme si elle était le reflet de notre couple dans quelques années. J’aime l’idée que nous puissions vieillir ensemble, je ne me vois pas sans lui, et même si le futur fait peur et que j’ai du mal à me projeter aussi loin, finalement, ma seule certitude est que, quoi qu’il arrive, je serais à ses côtés. « Vendu. » Je capitule, bien que quarante-cinq ans me paraisse peu, parce que le contenu de mon sac – que je suis seule à connaitre pour le moment – me laisse à penser que je dois conserver toute mon énergie pour livrer les autres combats de la soirée.
La découverte du fameux DVD par Alfie me donne raison sur sa capacité à apprécier le thème de la soirée, même si je n’ai aucun mérite à avoir vu juste sur ce coup-là tant c’était évident. Je m’amuse de sa réaction et encore plus de ses provocations que j’ai envie d’encourager plus qu’autre chose parce que la perspective de le voir redoubler d’inventivité n’est pas si désagréable que ça – en tout cas dans ce domaine, parce que culinairement parlant, sa créativité me donne parfois envie de m’exiler chez la voisine pour manger un repas normal – et qu’une fois de plus, si le challenge qu’il se lance à lui-même peut contribuer à instaurer encore moins de distance entre nous, je suis preneuse. « Tu as l’air bien sûr de toi. » Je rétorque, faussement étonnée par cette belle assurance qu’il a pourtant raison d’avoir. « Je demande à voir. » Aucune subtilité dans mes propos, mais peu importe, j’ai clairement abandonné l’idée de l’être, préférant aller droit au but tant que j’en ai la possibilité. Je vais malheureusement devoir me battre pour lui faire accepter l’idée que ce film et le livre qui va avec ne sont pas d’aussi gros navets qu’il le prétend et ça ne va pas être simple compte tenu du fait que, effectivement, le style de l’auteur n’est pas extraordinaire loin de là. « N’importe quoi, c’est juste l’expression de fantasmes que tu ne partages pas forcément, c’est pour ça que tu trouves ça nul ! » Bon, d’accord, il s’agit d’une vision du sexe violent – pas si violent que ça d’ailleurs – parfaitement idéalisé et d’une histoire d’amour rose bonbon, niaise à souhait, mais si on fait abstraction de tous les défauts, il faut admettre qu’il n’y a pas de quoi se jeter par la fenêtre du sixième étage non plus. Evidemment, Alfie ne se prive pas pour remettre en question mes goûts littéraires et je prends un air parfaitement outré par de tels propos. « Je fais preuve d’ouverture d’esprit, c’est tout, et tu devrais en faire autant. » Je rétorque alors que son imitation laisse un peu à désirer mais qu’il m’arrache malgré tout un sourire. « Peut-être qu’on va adorer et vouloir le regarder tous les soirs pendant six mois. » Bien sûr. C’est évidemment fort peu probable, comme il est fort peu probable qu’Alfie trouve une quelconque inspiration là-dedans mais peu importe, je m’amuse de son aversion envers ce film qu’il n’a pas encore vu bien que cette dernière soit certainement très justifiée. Lui donner tort me fait beaucoup trop plaisir pour que je m’en prive, même si défendre un navet juste pour que nous cultivions ce désaccord n’est pas forcément le plus simple. Pour le convaincre de le regarder avec moi, j’ai tout prévu, des supplications aux cookies en passant par un choix judicieux de lingerie lors de ma sélection de ce matin même si j’envisage seulement en dernier recours de trouver un subterfuge pour qu’il s’en aperçoive. Je doute d’en avoir besoin, de toute façon, l’estomac d’Alfie étant probablement ma meilleure arme pour venir à bout de ses réticences. J’étais tellement sûre de moi que je suis surprise de le voir remettre à plus tard ce nouveau test culinaire et je fronce les sourcils, pas du tout ravie de constater que son appétit lui fait défaut. « Tu n’as pas faim ? » Je demande, activant immédiatement le mode « infirmière à domicile presque morte d’inquiétude », prête à sortir carnet et crayon pour noter tous les symptômes qu’il pourrait me donner et à évaluer si son état est suffisamment grave pour que je fasse venir d’urgence l’hélicoptère qui le mènera à l’hôpital. Aucun excès, bien sûr. Son état ne semble pourtant pas si catastrophique que ça et je suis ravie de le voir capituler aussi facilement, si bien que je sautille comme une imbécile, m’arrêtant à deux centimètres de lui alors que j’envisageais de l’enlacer avec enthousiasme, me souvenant d’un seul coup qu’il n’est pas forcément judicieux de raviver les douleurs qu’il doit encore ressentir quotidiennement. « J’aime le Alfie chiant. » J’affirme avec bonne humeur, espérant qu’il ne note pas ces propos dans un coin de sa tête pour les ressortir lors d’une dispute dans laquelle il essaiera d’avoir le dessus. « Je mets mon veto sur les tenues moulantes en cuir, j’ai pas trop envie de ressembler à un jambon. » En revanche, pour ce qui est de l’inspiration, je ne me fais pas trop de souci, pour avoir lu le livre, je sais qu’il n’y aura rien que je ne suis pas capable de faire – ou alors ma mémoire me fait défaut et je m’expose à de gros problèmes –.
Installée sur le canapé, je me blottis contre Alfie alors que le DVD commence et que la musique retentit, lui donnant l’opportunité de faire son premier commentaire de la soirée. Quelque chose me dit qu’il va passer deux heures à critiquer et j’adore cette idée, ce sera probablement le meilleur visionnage de cinquante nuances de Grey auquel je puisse assister. « Il a trouvé un truc qui lui va bien, il joue la carte de la sécurité, c’est très intelligent au contraire. » Je rétorque, gardant difficilement mon sérieux en contemplant moi aussi le dressing gris et les quarante vestes identiques présentes sur les ceintres. « Je te parie que tu n’es pas capable de te taire plus d’une minute sans faire un commentaire. » Je lance, réfléchissant déjà mon futur gain alors qu’Alfie fait miner de sceller sur sa bouche pour un laps de temps très limité, j’en suis persuadée. Il faut dire qu’il y en aurait à dire, la petite intello au chemiser à fleurs qui arrive dans un bureau blanc avec des femmes qui ont toute la même tronche et le même costume gris, la chute extrêmement mal jouée de la jeune femme dans un bureau bien trop grand pour un seul homme et dont l’ameublement laisse clairement à désirer. Alfie arrive presque à se taire et je me garde de lui faire remarquer qu’il a perdu – ou plutôt que j’ai gagné mon pari – alors qu’il s’efforce de se convaincre de laisser à ce navet – enfin, à ce film – le bénéfice du doute. L’interview est incroyablement pathétique, le type est d’une arrogance rare et la fille assise sur sa chaise a l’air d’une grosse quiche. Heureusement qu’elle a précisé dès le début qu’elle était à la masse parce que ça crève les yeux et l’incapacité de Christian à jouer les faux mauvais garçon n’aide pas à lui donner un minimum de crédibilité. « Non mais il a raison, il a plus de chances de réussir à coucher avec elle s’il la voit tous les jours. » Je déclare en haussant les épaules alors qu’il critique la manière dont se clôture cette première rencontre qui annonce clairement la couleur sur la qualité du film à venir. « Franchement, il est pas trop mal, il n’a pas besoin de dire des choses intéressantes pour être fascinant. » Un homme riche avec des abdos, pas étonnant qu’il soit une source de fantasme pour toute femme qui ne serait pas à la recherche d’une moitié avec un cerveau bien construit. Compte tenu du fait qu’il a réussi à construire un empire à lui seul, on peut considérer qu’il est loin d’être bête en plus, même si ce n’est pas forcément évident quand on l’écoute parler. J’admets que ce film est bourré de clichés mais malgré tout, rien que pour entendre Alfie commenter chaque action comme il le fait, j’estime que j’ai eu raison de le pousser à accepter ce visionnage. « Dans la vraie vie, quand tu mordilles un stylo, en général tu te retrouves avec de l’encre partout et t’as l’air ridicule. » J’admets, félicitant Anastasia pour son choix judicieux du crayon à papier. « Elle est dans un état pas possible alors qu’il ne l’a même pas encore touchée, ça promet pour la suite. » Ce film étant censé être basé sur de l’érotisme, j’imagine qu’il est de bon goût d’annoncer directement la couleur, mais quand même il y a des limites. « Et j’ai gagné mon pari. » Je précise à tout hasard alors qu’Alfie passe son bras autour de mes épaules, m’attirant encore davantage contre lui ce qui élargit encore le sourire greffé à mon visage. Le film se poursuit par les retrouvailles des deux colocataires qui débriefent sur l’interview qui vient d’avoir lieu. « Pauvre bichette, elle n’arrive même plus à se concentrer, elle passe son temps à se mordiller… Oh et voilà le futur friendzoné, il me fait déjà trop de peine. Tu vois, c’est un film touchant. » Le nombre de cliché qui défile sur l’écran à la seconde est incroyable, et finalement je crois que ce film est difficilement défendable et les deux acteurs principaux n’ont pas le talent suffisant pour rattraper le mauvais scénario mais j’ai bon espoir que ça finisse par s’améliorer. Le passage dans le magasin de bricolage s’inscrit dans la continuité du mauvais début auquel on vient d’assister mais encore une fois, j’ai envie de défendre la pauvre Anastasia qui a l’air franchement niais. « Littéraire et bricoleuse, elle a plein de cordes à son arc, tu vois. » Je tente vainement, alors que cette pauvre femme n’a franchement rien d’impressionnant et donne certainement la pire image possible de toute fan de lecture qui se respecte. J’espère que je ne lui ressemble absolument pas, ce serait très triste. Nous ne sommes devant ce film que depuis vingt minutes et quelque chose me dit que les commentaires d’Alfie ne vont pas être plus positifs par la suite, mais peu importe, il me fait rire et rien que pour ça, je serais prête à passer mes soirées à regarder des films nases en sa compagnie. J'ai l'impression que ça faisait vraiment longtemps que nous n'avions pas eu droit à autant de légèreté entre nous et j'en savoure chaque instant.
Sans être claustrophobe, l’enfermement a toujours été une des plus grandes (si ce n’est la plus grande) craintes d’Alfie : incapable de rester en place, un esprit qui fourmille toujours de mille et une idées, un intérêt certain pour les grands espaces, le seul fait d’être perpétuellement occupé n’est pas suffisant à son bonheur ; il faut également qu’il limite les situations comme celle qu’il vit présentement où sa liberté est entravée. La dernière fois qu’il est ainsi resté impuissant quant à sa condition remonte à son accident, où son corps l’avait lâché de la même manière et les souvenirs que cela ravivent sont loin d’être agréables. Du moins, la plupart, car il n’en oublie pas la façon dont Jules a été à ses côtés, l’a soutenu et a pris soin de lui, comme elle le fait encore aujourd’hui. Elle n’a pas besoin de fournir beaucoup d’efforts, sa simple présence est suffisante – et oui, c’est paradoxal compte tenu de son comportement des dernières semaines. Mais Alfie ne lui a pas menti lors de leur confrontation d’il y a plusieurs semaines : il ne l’exprime peut-être pas correctement, mais elle demeure importante. Elle est le centre de son quotidien, tout gravite autour d’elle : son bonheur, mais aussi son malheur. Un malheur qui s’est rappelé à lui en songeant que rien de tout ceci n’aurait eu lieu s’il n’avait pas pris la décision (est-ce vraiment la sienne ?) de rester à Brisbane. Un malheur qui s’est surtout très vite dissipé dès lors que Jules a franchi le seuil de la porte. Car si sa présence a toujours été rassurante, elle se veut aussi sécurisante désormais, et la mauvaise journée que l’anthropologue a passé pourrait presque être totalement oubliée si ne subsistait pas ce léger mal de crâne qui l’accompagne en continu depuis sa sortie de l’hôpital et ces nausées qui l’ont empêché de terminer l’encas qu’il avait pourtant pris soin de préparer – ce qui l’avait occupé une bonne heure et était jusqu’à l’arrivée de sa compagne le meilleur moment de journée, c’est dire si celle-ci fut longue. Tout comme a dû l’être celle de Jules, avec ce genou fragilisé par sa soudaine passion pour le surf. La prudence a toujours été un de ses traits de caractère, alors il fait confiance à ses propos, avant d’afficher un sourire en coin par la suite. « Ça tombe bien, il y a de la place pour une consultation, ce serait dommage de s’en priver. » Il signale, son fin sourire ne quittant pas ses lèvres alors qu’une de ses mains vient se poser au bas du dos de la jeune femme pour la rapprocher quelque peu. Son visage s’enfouit dans son cou, tandis que ses lèvres s’affairent bientôt à la guérison dudit torticolis – oui, il est question de faire honneur à ses dons de guérisseur, voyons, il n’y a pas une cause sous-jacente comme une simple envie derrière ce geste d’affection. Parsemant de baisers sa peau et s’attardent sur celle-ci sans se faire prier, il finit toutefois par lui rendre (à contrecœur, il est vrai), sa liberté tandis qu’il est question de sa santé à lui. « Promis, cheffe, range ce regard inquisiteur. » Promis ? Il a conscience des efforts qu’il doit fournir en matière de communication, et il ne peut décemment pas utiliser ce terme sans fournir un minimum d’efforts pour prouver qu’il y met du sien. « Ça va, je t’assure. J’ai euh, la…, il cherche ses mots un court instant en désignant sa tempe, la tête qui me fait encore un peu mal et je suis fatigué, mais pas assez pour sauter notre soirée ‘’duo d’éclopés sur canapé’’. » Et il y a un avantage à cela ; cela leur donne un bref aperçu de où ils en seront dans plusieurs décennies lorsque leur état n’aura pas besoin d’être justifié par d’autres excuses que « l’âge nous rattrapé ».
Pour l’instant, c’est Alfie qui rattrape le cours de la soirée en se jetant sur le sac de Jules pour y découvrir le film qui est au programme de leur ciné-club du jeudi. Et bien évidemment, dès que ses yeux lisent le titre, il ne peut s’empêcher d’éclater de rire : elle a osé, sérieusement ? Il passe rapidement en revue les raisons qui auraient pu motiver un tel choix : la plus évidente, l’envie, lui paraît absolument impossible (ou en tout cas, elle aurait plutôt organisé une soirée avec ses copines pour cela), et très vite, la possibilité d’y voir un message s’impose à lui. Mais Jules devrait savoir qu’il est suffisamment créatif pour ne pas piquer ses idées dans une œuvre quelconque, bien que la jeune femme émette une réserve le fait qu’elles en soient « bonnes » malgré l’assurance d’Alfie. « Peut-être parce que ça a déjà marché à plusieurs reprises, hm ? » Il confirme à voix haute, maintenant qu’un regard entendu ne suffit pas à attester de sa supériorité sur le sujet. Elle n’était pas convaincue la première fois qu’il a agité une corde en soie sous son nez, mais il avait quand même réussi à la faire changer d’avis, pour son plus grand plaisir (et celui de la jeune femme, surtout, il l’espère). « Challenge accepted, miss Rhodes. » Il ajoute toutefois, parce qu’il reste fidèle à lui-même et dès qu’il peut y voir une forme de défi quelconque, il signe aussitôt. « Tu n’es pas prête. » Il la prévient toutefois avec un clin d’œil et un sourire en coin, pour la taquiner (à moins que ?). Finalement, c’est un nouvel éclat de rire qui s’échappe d’entre ses lèvres, suivi d’un automatique « c’est surtout parce qu’ils donnent une super mauvaise image de la chose » avant de prendre conscience qu’il s’agit d’un sujet qu’ils n’ont pas forcément évoqués en détails par le passé pour que Jules s’en fasse cette interprétation – même si dès le moment où il a formulé certains désirs à plusieurs reprises, elle aurait pu se douter de l’intérêt qu’il porte à ce domaine. « Oui, toutes ces merveilleuses idées me sont pas venues un matin par miracle. » Il s’amuse avec son sourire d’imbécile sur les lèvres pour faire passer la pilule, même s’il se garde bien de dire que les merveilleuses idées en question déjà mises en pratique s’accompagnent d’autres qui restent encore rangées dans la catégorie « travail de persuasion à faire au préalable ». Un peu comme elle aurait dû faire un travail de persuasion sur lui avant de lui proposer ce visionnement, ce qui lui aurait probablement évité de tomber d’aussi haut en réalisant que, finalement, Jules est comme tout le monde : elle a aussi des guilty pleasures qu’elle ne devrait peut-être pas avouer, pour ne pas baisser dans l’estime de son compagnon. « Du coup, la semaine prochaine on mate The Human Centipede parce qu’il faut faire preuve d’ouverture d’esprit et qu’il nous faut un nouveau rituel du soir ? » Pas de ça avec moi, Rhodes. À ce genre de joutes verbales, il est un redoutable adversaire. « Oui, bon, je sais, ne, il marque une brève pause, jamais dire jamais. » Il poursuit, confirmant ainsi qu’il ne rejette pas totalement cette hypothèse et que peut-être, il adorera tellement ce film qu’il voudra effectivement le visionner tous les soirs jusqu’à s’en dégoûter (donc pas six mois, tablons plutôt sur six jours). Et même l’argument ultime proposé par Jules en dégainant un cookie sous son nez ne rencontre pas l’effet escompté alors qu’il envisage de le manger plus tard, ce qui est surprenant et ne manque pas de faire tiquer la jeune femme. « Pas pour l’instant, mais la soirée est encore longue. » Autant dire que ce cookie ne risque pas de connaître de lendemain même s’il ne s’occupe pas de son cas dans l’immédiat. Sans surprise, il capitule, car malgré son apriori purement gratuit sur ce film, Alfie est curieux, et qu’évidemment il veut se faire un avis sur la chose. Mais il se réserve surtout le droit d’être chiant, de tout commenter et de s’inspirer de ce qu’il voit. Un large sourire prend possession de ses lèvres à la petite danse de la victoire de Jules, accentué par sa réflexion suite à laquelle il glisse « je note » car il s’agit d’une information hautement capitale. Son sourire qui ne quitte pas ses lèvres alors qu’elle ne s’offusque pas de sa troisième condition, même si elle met à son tour un véto et qu’une moue boudeuse s’affiche sur ses lèvres alors que son regard glisse longuement sur sa silhouette. « J’aurais plutôt songé à, comment elle s’appelle déjà ? Une seconde, une dizaine d’autres, puis, l’éclair de génie, Catwoman de mon côté, mais pas de soucis, je me sacrifierai pour t’épargner ça. » Oui, un sacrifice rien que ça. Deux certitudes toutefois : le cuir lui irait bien mieux à elle qu’à lui, et une nouvelle ligne sur la liste « travail de persuasion à faire au préalable » vient d’être ajoutée.
Prêt à en découdre (oui, totalement), la séance peut commencer alors qu’il est confortablement installé sur le canapé, Jules blottie contre lui. Et dès le début, Alfie roule déjà des yeux : ça va être deux heures de grande souffrance tant le début lui donne déjà envie d’éclater de rire. « Tu peux pas dire d’un mec qui s’habille de manière à ne pas oublier son nom de famille qu’il est intelligent. » Et puis quoi encore ? « Et je suis pas sûr que ça soit la bonne carte vu que c’en est compulsif, le type joue l’arrogance à outrance, mais au final ses insécurités dictent sa manière de vivre, c’est pas sain comme comportement de vouloir exercer un tel contrôle sur tout ce qui l’entoure, alors ouais je sais que… » Hm. Non, en fait, il ne sait plus et il ne se souvient pas même avoir débuté une phrase lorsque Jules lui lance un défi et que sa tête se tourne en sa direction, les sourcils se haussent et que le regard crie « watch me ». Et ça lui coûte d’accorder le bénéfice du doute à ce film compte tenu de la suite. En réalité, cela pourrait être de grande qualité si c’était une parodie. Mais le film se prend au sérieux, et c’est le problème. Ça le dérange autant que ça le fascine ; c’est du génie d’avoir surfé sur ce sujet peu exploité dans le cinéma grand public, d’être un navet attesté, mais d’être malgré tout un film culte. Dans son ridicule, il en est superbe. « Ah bah là, s’il la saute pas dans les dix prochaines minutes, je comprends pas. » Il ajoute à la réflexion de Jules, le regard planté sur l’écran et le sérieux sur le visage qui accentue sa très fine analyse. « Pardon ? » Il demande par la suite en se tournant vers Jules et en reculant légèrement la tête alors qu’il affiche un air outré, avant de reposer son regard sur l’écran, de hausser les épaules en affichant une moue sur le visage et de reprendre sa position initiale. « Bof, j’peux pas jouer le gars jaloux si je partage ton opinion. » Il est pas trop mal, c’est vrai. Un peu trop propret à son goût, mais clairement, il ne le laisserait pas dormir dans la baignoire. Ses commentaires se poursuivent et Jules y met également du sien, permettant à Alfie de comprendre que cette soirée va définitivement être fantastique. « Attends… tu confirmes que ça se passe pas ainsi dans la vraie vie ? Merde, moi qui croyais t’avoir mise dans le même état après notre première rencontre. » Il soupire, tapant du poing sur le canapé pour accentuer sa (grande) déception. « Mouais, c’est pas une belle victoire, j’étais forfait avant même d’avoir essayé. » Il souligne ensuite, parce qu’il était évident qu’il ne tiendrait pas une minute. « Mais ça reste une victoire quand même, alors ton prix sera le mien. » Elle n’a pas mentionné de gage auparavant et il aurait jouer là-dessus pour éluder la chose, mais il n’a pas suffisamment peur de la créativité de Jules pour cela. Il finit par admettre qu’elle a visé juste alors qu’il s’installe plus confortablement, ses doigts caressant le bras de Jules blottie contre lui. « RIP notre frère mort au combat. » Il soupire avant de reprendre. « Ah oui. Il ouvre une porte et c’est un héros, je mérite d’être fait, c’est déjà quoi ce grade ?, Chevalier dans ce cas. » Puis, il repose son regard sur le film et un nouvel éclat de rire le prend, au point où c’en est douloureux cette fois-ci et qu’il se reprend rapidement entre deux grimaces. « ELLE A DIT ZUT ? » Il s’émerveille presque en hurlant. Elle. A. Dit. Zut. Qui dit zut, sérieusement ? Les gamins de cinq ans, ce qui ajoute un facteur problématique à ce film qui, dans le fond, promeut la pédophilie en infantilisant sa protagoniste tout en la sexualisant. Est-ce qu’il va trop loin dans ces interprétations ? Probablement. « Ah bah, les cordes, elle va pas les avoir qu’à son arc, bientôt. » Et il s’impatiente histoire de réellement avoir le fou rire de sa vie. « N’empêche, le gars achète son matos dans un magasin de bricolage. Qui fait ça alors qu’avec internet les sex shops, t’as de quoi choisir un truc un peu plus sympa que du scotch carrossier et du plastique recyclé ? J’vais te le dire, les tueurs en série, mais tout le monde trouve ça normal. » Parce que Christian est si bôôôô (bon, ouais, c’est vrai). « Du plus étroit et du plus large, allez, on spoile la future imbrication des partis, REMBOURSÉ ! C’est comme si j’allais voir Titanic et qu’on m’annonce que le bateau coule à la fin. » Gros, gros spoiler, donc. « Ah, et elle arrive à tirer une corde, donc elle était dans les scouts. Bien, Jules, t’as pris une vague, t’es Stephanie Gilmore, bravo pour cette nouvelle carrière. » Et histoire de joindre le geste à la parole, il embrasse le sommet de son crâne. La suite est à l’image du début : un enchaînement de dialogues ridicules, de jeu approximatif et de subtilité inexistante. « Grahou, il lui ordonne de manger. » Un muffin. UN MUFFIN. Non, mais à la rigueur, autant y aller franco et miser sur la banane, hein, au point où en est la subtilité. « Oh. Un vélo. On est sur le top niveau de la dangerosité et du geste héroïque. » Au point où il en est, ils auraient pu miser sur un lion échappé du zoo dévoreur d’Anastasia Steel que ça l’aurait pas choqué. « Hem, elle est vraiment... » en train d’avoir un orgasme alors qu’il lui caresse la joue ? Ouais, mais finalement c’est tout à fait possible (il en atteste), juste, c’est pas entre les taxis, au milieu de l’air pollué de New-York avec un mec qui pue l’urine à côté que ça se passe en général. « JE DOIS VOUS LAISSER PARTIR ? C’est la rupture de sa vie, monsieur « je donne pas dans les petites amies » alors qu’il la connait depuis dix minutes. Tout va bien. » Est-ce qu’il va vraiment tenir les deux heures ? Il n’en est plus très sûr. « Pas du tout dans le forcing, le bff. » Qu’il commente quand Rosé s’empresse de se coller à Ana. « Euh. Ouais. Bon, je t’ai déjà sûrement fait le coup, en fait. » Il ajoute, à l’intention de Jules. « Elle me fait quand même penser à toi. » Est-ce vraiment un compliment ? « Rapport à sa grande capacité à tenir l’alcool, hein. » C’est mieux. Il y a un petit aspect ingénue en commun aussi, sauf que Jules a du répondant et un minimum de caractère, ce qui n’est pas le cas d’Ana. « Bawi, prends les petites pilules données par le monsieur inconnu. » Alors qu’en vrai, on sait tous qu’il aurait dû mettre une photo de sa queue à côté du « mangez-moi » car c’est tout ce qu’il attend. Et lorsque Christian se met enfin torse nu, Alfie tapote vigoureusement sur le bras de Jules. « Enfin, enfin, ENFIN. » Bon, c’est toujours pas ça au niveau de la subtilité, mais il sent qu’il va franchement rire. « Je reconnais qu’il est fascinant. » Son torse, surtout. Et puis, finalement. Plus rien, à part un « vous êtes magnifiques » ridicule parce qu’elle porte un t-shirt à manches volantes et plus personne ne met ça. « Ok. Je suis déception. » Il râle, mais le sourire sur son visage lui fait inévitablement perdre en crédibilité ; il s’éclate.
Alfie ne se plaint jamais de ses blessures qui pourtant doivent le faire encore souffrir, même après des mois de cicatrisation. Pire encore, il en ajoute de nouvelles comme s’il risquait de perdre sa carte de fidélité aux urgences s’il ne se rappelait pas régulièrement à eux. A côté, ma blessure au genou fait vraiment pâle figure et si je me sentais un peu coupable de feindre une souffrance totalement inexistante rien que pour le voir être aux petits soins avec moi dans un contexte où c’est évidemment à moi de jouer les infirmières à domicile – ce que je fais, évidemment, je n’use de ma fausse blessure au genou que pour obtenir des bisous supplémentaire et non pas pour me soustraire à des obligations qui n’en sont pas à mes yeux –, j’avoue que la culpabilité s’efface légèrement alors qu’il accède à ma demande sans même la discuter. Elle s’efface même complètement alors que ses lèvres glissent dans mon cou et c’est bien une petite moue boudeuse qui s’affiche sur mon visage lorsqu’il met fin à la consultation – car c’est bien de ça dont il s’agit et non pas d’autre chose, bien sûr – bien trop rapidement à mon goût. Mais je redeviens bien vite l’infirmière que je suis censée être alors que c’est sur l’état de santé d’Alfie que la conversation dérive et il est évident que c’est bien plus important pour le moment que mes faux bobos et la manière de les guérir. « J’inquisitionne, si je veux ! » Répartie niveau maternelle, la soirée commence bien. « Je te rappelle que tu m’as donné pour mission de veiller sur toi et j’ai bien l’intention de la mener à bien. » Bon, ce n’est pas exactement ce qu’il a dit mais faire ce raccourci m’arrange et me permet de lui demander environ vingt fois par jour – bien plus quand je travaille – comment il se sent et de quoi il a besoin. Inquiète, moi ? Absolument pas, ce n’est pas du tout mon genre. Bon, il faut bien admettre que mon côté control freak a tendance à se manifester bien davantage dans des situations de stress et les expériences diverses et variées d’Alfie ont tendance à mettre mes nerfs à rude épreuve ce qui me donne de sacrés challenges à relever pour me débarrasser de mes névroses envahissantes. Et forcément, lorsque je le regarde peiner à trouver les mots que sa mémoire défaillante refuse de lui fournir, je ne suis pas spécialement rassuré sur son état bien qu’il tente de me faire entendre le contraire. « Il n’y a rien que tu puisses faire pour ta tête ? Tu prends des anti-douleurs ? Je sais qu’il ne faut pas en abuser mais si ça peut te soulager, ça en vaut la peine. » J’ai de nouveau activé mon mode infirmière et il parait évident que je n’y connais absolument rien dans le domaine. Malgré tout, je fais de mon mieux, et je suis même prête à lui faire avaler le cachet de force s’il refuse de le prendre rien que pour être certaine qu’il puisse être enfin apaisé. Bien entendu, j’ai également conscience que les souffrances physiques ne sont certainement pas les seules auxquelles il doit faire face mais je n’ai pas encore trouvé le bon moment pour aborder l’éventuel traumatisme de s’être fait presque tuer par une des personnes en qui il avait une confiance aveugle.
Je guette le moment opportun, évidemment, mais celui-ci n’arrivera probablement pas ce soir puisque c’est une soirée visionnage de film pourri qui nous attend et Alfie est déjà convaincu de la qualité médiocre du film alors qu’il n’a même pas mis le DVD dans le lecteur ce qui me fait évidemment beaucoup rire. Ce choix n’est pas anodin, bien sûr, et si je suis certaine que nous allons trouver déplorable les trop longues minutes de torture que nous infligera notre écran de télévision, je suis également persuadée que nous pouvons nous amuser. Notre conversation me le prouve puisque les plaisanteries s’enchainent, et qu’un sourire amusé reste résolument greffé sur mon visage ce qui ne nous était pas arrivé si souvent que ça durant les semaines précédant son accident alors ce n’est pas désagréable, loin de là. « Je pense que je m’en souviendrais si c’était le cas, désolée. » Ma maitrise du déni est devenue incroyable avec le temps et si cette fois j’en joue, j’admets qu’il fait déjà habituellement parti de mon quotidien et que ça ne change pas beaucoup mes habitudes. Mais si je devais être parfaitement honnête, je ne pourrais que reconnaitre que oui, en effet, ça a déjà fonctionné à plusieurs reprises, plusieurs n’étant certainement pas un qualificatif suffisant, d’ailleurs, ce que je me garde bien de lui confier. Le fait qu’il accepte le challenge implicite – plus ou moins – que je lui lance n’est pas une surprise et j’ai peut-être un léger regret devant son assurance peu rassurante quant à l’imagination débordante dont il est capable de faire preuve. Je serais presque tentée de lui répondre que, en effet, je ne suis pas prête et qu’il vaut mieux oublier cette idée tout de suite, mais je n’oublie pas que sortir de ma zone de confort fait aussi partie des choses sur lesquelles je travaille et que s’il y a bien une personne avec laquelle je me sens à l’aise dans cet exercice, c’est bien Alfie. « Détrompe-toi, je n’ai jamais été aussi prête. » Pas du tout. Je suis au moins prête à lui donner l’illusion de l’être et pour cette fois, ça me parait bien suffisant. D’autant plus que ça ne va pas être facile puisque j’oublie presque de respirer alors qu’il me lance sur le ton de la conversation que c’est une mauvaise réalisation des fantasmes qui les rendent moins attrayant. Je suis loin d’ignorer que nous n’avons pas du tout le même passé dans ce domaine, lui et moi, mais je n’ai jamais été jusqu’à imaginer à quel point nous étions différents, mais puisqu’il me tend cette perche et que je suis évidemment curieuse, je ne peux pas m’empêcher de l’attraper au vol, c’est tellement tentant. « Tu as des cours à donner dans ce domaine, j’imagine ? » Si on était dans un mauvais porno, je serais certainement assise dans une position suggestive en ayant revêtu des vêtements provoquants – si on peut encore appeler vêtements un assemblage de ficelles laissant apparaitre beaucoup trop de peau – avant d’ajouter un petit apprends-moi d’une voix sensuelle. Heureusement pour moi, il n’en est rien et c’est bien à titre purement informatif – oui, oui – que je m’interroge sur ses capacités. « Et moi qui croyais que tu étais du genre spontané, je suis déçue. » Loin de là, en réalité, même si j’ose espérer que ces fameuses idées novatrices n’étaient pas recyclées d’un passé dont je me suis toujours tenue éloignée par peur de me sentir bien inférieure et certainement pas à ma place dans cette intimité qui m’a longtemps mise mal-à-l’aise non pas à cause d’Alfie qui n’y était pour rien mais surtout parce que l’infidélité dont j’avais été victime avait suffi à me faire douter de mes capacités suffisamment pour que je développe un vrai blocage. « Je trouve particulièrement angoissant que tu arrives à associer The human Centipede et rituel du soir dans la même phrase, mais soit, si je peux te prouver en le regardant que je suis capable de faire preuve d’ouverture d’esprit, je suis partante. » Nul doute qu’il ne s’attend pas à ce que j’accède à sa demande, d’autant plus que je ne m’y attendais pas moi-même et que je suis déjà terrifiée à la simple perspective de devoir y assister. « Par contre, je m’autorise par avance à me cacher les yeux avec les mains et à te demander toutes les cinq secondes si je peux les retirer ou si la scène à l’écran est trop violente… Et on fera gonfler la facture d’électricité parce que je dormirais la lumière allumée pendant trois mois. » Mais à part ça, je ne suis pas chiante, pas du tout, et pas non plus une flipette, évidemment. Je viens de m’engager dans quelque chose que je vais certainement regretter mais parce qu’Alfie accepte de regarder le film du soir, je relègue cette effrayante perspective dans un coin de mon esprit pour me concentrer sur l’essentiel, à savoir cette soirée qui s’annonce pleine de surprise. « Catwoman, vraiment ? Ce n’est pas considéré comme de la zoophilie ? » Je le charrie, essayant surtout de lui faire oublier totalement l’idée de me voir débarquer revêtue d’une combinaison noire moulante laissant apparaitre le moindre de mes défauts. C’est mort, ça n’arrivera jamais.
Je vais devoir ruser pour échapper à ses propositions diverses et variées au cours de la soirée puisque le film ne fait que commencer, lui donnant immédiatement l’opportunité d’émettre sa première critique, certes justifiée et difficilement défendable même si j’essaie malgré tout de ne pas le condamner trop vite. « Moi je trouve ça très sain, au contraire, de vouloir tout contrôler, ça permet de maitriser son environnement. » Je rétorque, amusée par cette critique qu’il aurait certainement formuler à mon égard. Je ne m’en offusque pas, loin de là, parce que je sais à quel point mes habitudes de control freak ont rendu mon quotidien difficile et je me souviens aussi parfaitement que ce n’est que grâce à sa patience et sa compréhension que j’ai pu faire autant de progrès. S’il a bien une personne de mon entourage qui a le droit de me rappeler le côté malsain de mon ancienne attitude, c’est bien lui. « Impossible, elle a l’air coincé, elle va le faire galérer, c’est sûr. » Sinon le film n’a aucun intérêt, s’ils concrétisent dans les cinq premières minutes les deux heures restantes risquent d’être vraiment trop longues. « C’est vraiment ça ton genre de mec ? » Je demande, étonnée en désignant l’acteur encore à l’écran. « Je t’imaginais… » Non pas du tout Jules, tu n’imagines absolument rien. « … rien du tout, en fait.» Je note tout de même qu’entre Harvey Hartwell et Christian Grey, je peux commencer à me faire une assez bonne idée de mes concurrents potentiels, même si j’imagine qu’il vaut mieux que je reste dans l’ignorance des relations qu’il a pu entretenir avec les garçons qui ont partagé sa vie. « Bien sûr que si, je l’étais, voyons, toutes les conditions étaient réunies pour… Toi, moi, une brochette de soixantenaire catho-coincé et une ambiance pieuse des plus adaptée, impossible de ne pas craquer. » J’admets, déformant totalement la réalité. Notre première rencontre reste un souvenir gravé dans ma mémoire parce que c’était un moment absolument parfait dans une soirée qui promettait d’être ennuyeuse à mourir. Je ne peux que remercier ma mère de m’y avoir trainée. « J’ai toujours eu un truc avec les églises, de toute façon, pourquoi crois-tu que je continue à y aller tous les dimanches ? » Stop, mieux vaut que je m’arrête-là dans mon délire, en terme de sacrilège je crois que j’ai dépassé mon quota pour la soirée. Pardon petit Jésus. Je préfère me concentrer sur la victoire que je viens d’obtenir sur la moindre difficulté et sur ce prix que je compte bien étudier attentivement pour en tirer le meilleur profit possible. « Tu l’auras à la fin du film. » Si lui a le droit de s’inspirer de ce qu’il voit à l’écran, je ne vois pas pourquoi je ne pourrais pas en avoir l’opportunité moi aussi et je m’imagine sans mal lui imposer mon inspiration, encore plus si ça peut m’éviter d’avoir à composer avec son imagination un peu trop débordante. « Je ne ferais aucun commentaire sur tes connaissances sur ses achats, mais je n’en pense pas moins. » Je précise, insistant sans trop m’en mêler aux commentaires d’un Alfie survolté qui provoquent inévitablement un fou-rire que je peine à contrôler. « Bah attends, comprends-le, monsieur j’ai l’habitude d’obtenir ce que je veux ne doit pas bien savoir ce que signifie le verbe attendre. » Et sa jalousie envers le friendzoné est plus que pathétique puisqu’il parait évident qu’il n’a absolument aucune chance et que ça fait de trop nombreuses semaines – années ? – qu’il court après l’inaccessible. « N’empêche que tu gères vachement mieux les cadeaux que lui, mon édition originale était parfaite. » Rapport à notre super soirée d’anniversaire que je ne pourrais jamais oublier tant elle était exceptionnelle. « Il me fait de la peine, le friendzoné, elle pourrait au moins prendre la peine de lui préciser qu’elle n’est pas intéressé parc qu’il n’a pas l’air de s’en rendre compte. » Malheureusement ou heureusement pour nous, le film est loin de s’arranger avec le temps puisque ce sont évidemment des scènes plus pathétiques les unes que les autres qui s’enchainent. « Eh ! » Je m’offusque alors qu’Alfie essaie de me trouver des points commun avec Anacruche. « Je m’en sors beaucoup mieux qu’elle, je ne t’ai jamais appelé ivre morte, moi ! » Je m’exclame, avant de me corriger. « Presque jamais ? » Sachant que je suis capable d’être complètement bourrée avec deux verres de vin, j’imagine que j’ai peut-être légèrement dérapé à quelques rares occasions, heureusement pour moi, je ne consomme que très rarement de l’alcool et tant mieux compte tenu de la piètre opinion qu’Alfie a de moi à ce sujet. « Et moi qui pensais que tu allais sauter sur cette parfaite occasion de louer mon romantisme, tu me déçois. » Après tout, la niaise a bien dit que toutes les littéraires étaient des romantiques et j’imagine que je n’échappe pas à cette généralité. « Et je ne m’évanouis pas quand je bois, moi ! » Je précise devant cette scène merveilleuse durant laquelle la jeune femme finit par se retrouver couchée dans un lit qui n’est pas le sien avec des cachets non identifiés qu’elle s’empresse d’avaler. « Parce que tu trouves que le moment est vraiment bien choisi pour ça ? Elle a la gueule de bois et sûrement une haleine de vomi, ça craint ! » Et à la place d’Anastasia, je me serais barrée depuis longtemps, ce mec est sacrément flippant. « Elle est quand même plutôt courageuse, à sa place j’aurais pris la fuite. » Et c’est finalement à moi de m’exclamer devant ce premier baiser échangé. « Ah bah tu vois ! C’est déjà mieux que rien. » Mais certainement très en-dessous de ce qu’on pourrait attendre d’un film dans ce genre, et ce n’est pas ce baiser qui va changer quoi que ce soit au reste du film qui est pathétique, il faut bien le reconnaitre, comme cette virée en hélicoptère surréaliste durant laquelle elle semble avoir totalement oublié cette histoire de signature de contrat. Brave petite. « Elle va signer en plus ?! Mais elle est dingue ! » Je m’offusque, alors que la virée à Seattle devient bien différente de la balade romantique envisagée précédemment. Le film commence à prendre une toute autre tournure, certainement plus adaptée à la promesse de l’auteur et qui, je l’espère, ne sera pas une trop grande source d’inspiration pour Alfie qui risque de me faire regretter ma trop grande assurance.
La manière dont il accueille Jules peut sembler paradoxale avec la conversation qu’ils ont pu avoir quelques semaines auparavant, au cours de laquelle la jeune femme lui reprochait sa distance. À vrai dire, Alfie n’avait pas réalisé qu’il l’était autant avant d’y être confronté ; et si dans un premier temps il a joué à plus stupide qu’il ne l’est réellement en prétextant ne pas comprendre les reproches de sa petite amie, force est de constater que depuis leur discussion à cœur ouvert très rapidement suivie par cette agression qui l’a immobilisé, ils ont effectivement passé beaucoup plus de temps ensemble qu’ils ne l’ont fait aux cours des derniers mois et l’anthropologue a pris conscience de l’ampleur des dégâts causés par sa froideur. Car il a réalisé à quel point Juliana lui a manqué et même si l’enfermement lui est insupportable, il se raccroche à elle pour ne pas totalement devenir fou. Peut-être qu’il lui en demande trop, peut-être qu’il devrait réaliser qu’il doit aussi lui laisser de l’espace et ne pas toujours mettre autant de pression sur ses épaules, toujours est-il que la simple présence de Jules lui est rassurante depuis le début de leur relation. Alfie a toujours eu besoin d’être entouré pour se sentir bien, mais ce n’est qu’en présence de Jules qu’il se sent véritablement heureux, et ces dernières semaines il a eu besoin de se prouver qu’il l’était, et que l’agression n’a pas totalement affecté son humeur. Tous les moyens sont bons pour s’en convaincre, des longues heures passées dans cet appartement qu’il a pourtant envie de fuir, à ces échanges amusés avec la jeune femme qui traduisent de son humour foireux qu’il n’a pas perdu à cette proximité qu’il recherche constamment pour se calmer. Si rien n’a changé, c’est que tout va bien, pas vrai ? Ses lèvres effleurent la peau de Jules avec la même délicatesse, et c’est toujours le même pincement de déception au cœur qu’il cesse le contact. Un sourire se greffe sur ses lèvres face à la répartie de sa petite amie et Alfie hausse les épaules avec son sourire de petit malin visé sur les lèvres – là-aussi, rien ne change, tout va bien. « Je t’ai demandé de jouer les infirmières, nuance, et force de constater qu’il te manque l’uniforme pour prétendre mener ta mission à bien. » Il s’amuse, car quitte à ce que chacun fasse des raccourcis, autant que ce soit aussi dans son propre intérêt, pas vrai ? Et c’est justement parce qu’Alfie s’amuse de la situation plutôt que de s’épancher sur celle-ci qu’il finit par reprendre la parole pour se montrer plus ouvert envers Jules quant à son état, révélant qu’il s’agace toujours de ce mal de tête qui ne le quitte plus, et de cette fatigue qu’il ne parvient pas à atténuer. « Je sais, mais comme tu dis, je ne veux pas en abuser. Ça finira par ne plus faire effet quand j’en aurai vraiment besoin. » Il assure avec un fin sourire sur les lèvres. Il ne ment qu’à moitié, ça ne fait déjà plus effet parce que son métabolisme est habitué à recevoir des doses plus importantes et que cela a modifié son seuil de tolérance. L’hôpital a certes augmenté les doses en comparaison d’un patient lambda en vue de son dossier, mais ça ne suffit pas. Et c’est très exactement pour cela qu’Alfie préfère se plonger dans le noir une partie de la journée et souffrir le martyr que d’enchaîner les comprimés qui ne font pas effet, et qui ne feraient que lui rappeler à quel point il en a besoin. « Pour l’instant, je gère, ne t’en fais pas. » Il conclut, un sourire convaincu sur les lèvres.
Convaincue, Jules l’est moins lorsqu’il plaisante sur le thème du film qu’ils s’apprêtent à visionner. À la manière d’une Anastasia Steele, elle tend le bâton pour se faire battre et il était évident qu’Alfie n’allait pas laisser passer cette occasion. Si Jules a oublié à qui elle avait à faire, il compte bien lui le rappeler, quitte à passer pour un affamé ou un obsédé ; il ne pourrait pas réellement lui en tenir rigueur vu que ce n’est pas si éloigné de la réalité. Une main sur le cœur et un air outré sur le visage, Alfie secoue vivement la tête. « Coulé. » Presque. Qu’il se plaint dans un premier temps avant de très vite reprendre le dessus : « C’est pas grave, il va juste falloir que je te réchauffe la mémoire. » Presque. Et heureusement pour lui, cela concorde avec le défi lancé par sa petite amie. Peut-être était-ce involontaire, toujours est-il que Jules l’a formulé, et que désormais, Alfie a un objectif à respecter. Un regard en travers qui se joint à un sourire amusé alors que Jules prétend ne jamais avoir été aussi prête qui laisse sous-entendre qu’il attend de voir ça, Alfie finit par commettre une bourde lorsqu’il manque de s’étouffer alors que Jules prétend qu’il s’agit de fantasmes qu’il ne peut comprendre. Enfin, une bourde, il assume parfaitement, seulement il a conscience que ce n’était peut-être pas la meilleure façon de dévoiler les choses. « Jules, je ne suis pas professeur pour rien. » Il affirme avec un haussement d’épaules, usant de ce statut de (semi-)professeur qu’il tend plutôt à exécrer au quotidien. Il est vrai que dans certaines situations, ça l’arrange bien. « D’ailleurs, c’est bientôt la rentrée, si tu veux déjà la préparer. » Forceur ? À peine. Mais ça reste bon enfant, et Jules le connaît suffisamment pour ne pas se formaliser : il est surtout question d’aimer avoir le dernier mot. « Il y a encore tant de choses que tu ignores sur moi, tu t’en remettras. » Il s’amuse en exagérant le ton de sa voix, avant de laisser échapper un léger rire quand elle évoque la possibilité qu’il finisse par tomber sous le charme de ce film et quémander de le voir des semaines entières. Et quitte à être ouvert d’esprit, autant qu’elle le soit aussi. « Le moment est pris. » Ou le rendez-vous, mais dans tous les cas, elle ne peut plus échapper à son destin, car lorsqu’Alfie a une idée derrière la tête, il met tout en œuvre pour réaliser celle-ci. « J’exige l’ajout de la condition « me blottir contre Alfie quand j’ai trop peur », pour le reste, ça me convient. » Il confirme avec un pouce en l’air, alors qu’il concède finalement à lancer le film, non sans se donner le droit de commenter celui-ci, quitte à être chiant et, bien-sûr, s’inspirer de ce qu’il voit – car elle l’a un peu cherché en lui fournissant une telle bombe entre les mains. « Elle n’a de zoophile que le nom, il va falloir trouver un autre alibi. » Ou une autre excuse.
Elle a le temps d’y réfléchir pendant le visionnement qui débute, et il ne faut pas plus de quelques secondes à Alfie pour se vouloir critique ; il sent que les deux heures qui s’annoncent vont être interminables. « Il y a une différence entre contrôler son environnement et contrôler les gens. » Il assure à Jules avec un regard en coin, parce qu’il n’est pas sans ignorer qu’elle fait probablement référence à sa propre situation. Mais elle se contente de contrôler les éléments qui composent son environnement plus que les gens qui composent celui-ci, et c’est effectivement plus sain. Les minutes défilent et le ridicule ne cesse de grimper, à un point qu’Alfie ne pensait pas atteignable. « C’est justement parce qu’elle est coincée qu’elle va céder facilement, elle n’attend que ça. » De son avis d’expert (oui, oui). Il est tenté de s’offusquer alors que Jules se pavane sur Christian, avant de reconnaître qu’il ne peut jouer au petit ami jaloux compte tenu du fait qu’il trouve lui-aussi que Grey est physiquement intelligent. Il affiche un sourire amusé alors qu’elle se questionne et s’emmêle les pinceaux, et il tourne la tête vers elle avec une moue sur le visage. « J’ai pas de… spé… pré… de genre ! À proprement parlé, mais oui, je l’aime bien, lui. » Il admet, se gardant toutefois de préciser que son genre à lui se limite à l’être humain consentant, mais soit. Se gardant aussi de préciser qu’en l’état actuel, il fantasme bien plus sur Grey que sur Anastasia. Il faut dire que celle-ci n’a rien pour elle alors qu’elle est terriblement cruche et qu’Alfie a déjà une furieuse envie de la secouer comme un pommier pour qu’elle puisse aligner deux mots sans bégayer et arrêter de se mordre la lèvre. Elle est totalement retournée par son entretien avec Mr. Grey, et Alfie est déçu d’apprendre que c’est une exagération de la réalité. Un rire s’échappe d’entre ses lèvres aux paroles de Jules, avant qu’une mine surprise, mais intéressée ne prenne place sur ses traits. « Voyez-vous ça... Je vais peut-être me remettre à la ma-mas-messe, aussi, tiens. On peut faire de grandes choses dans une église. » Il s’amuse, plus pour le plaisir de faire rougir Jules et de la taquiner que par sérieux. Dans tous les cas, une chose est sûre : il a lamentablement perdu au roi du silence en commentant ainsi le début du film, et il concède la victoire à Jules (même si celle-ci est très facile). « Du coup, tu m’autorises à faire, il mime un défilement avec ses doigts, rapide ? Tu sais que je ne suis pas patient. » Une moue de Chat Potté sur le visage alors qu’il se tourne vers Jules, il essaie de l’attendrir, mais elle le connaît suffisamment pour ne plus se laisser avoir (ou alors, elle cache très bien son jeu). À ses commentaires (ses critiques) se joignent bientôt ceux de Jules et Alfie affiche un large sourire qui ne quitte plus ses lèvres à mesure qu’elle se joint à lui dans ce petit jeu. « AH ! Tu vois, Christian ! J’ai pas la richesse, mais j’ai les idées ! » Il s’exclame en direction de la télévision lorsque Jules le remercie encore pour son cadeau, non sans déposer un nouveau baiser sur son front, toujours ravi de savoir qu’il a visé juste ce soir-là. « Finalement, c’est à se demander lequel des deux est le plus sadique. » Il souligne quant à la question du friendzoné qui demeure dans l’ignorance, avant qu’il ne se permette une comparaison qui est effectivement en droit d’offusquer Jules. Il tourne la tête vers elle, l’écoute se défendre en hochant lentement la tête, l’air peu convaincu. Il penche la tête avec un air pincé de manière à lui confirmer que presque jamais est l’option à choisir, avant de hausser les épaules et d’afficher un air désolé sur le visage. « Ça aurait été trop évident. » De louer le romantisme de Jules, contrairement à son incapacité à tenir l’alcool. « Non, tu vomis. » Il souligne en retenant un rire pour paraître crédible. « Mais peut-être qu’elle y arrive simplement pas, et franchement, ça prend la tournure d’un épisode de Têtes Criminels. » Il ajoute en complément de l’analyse de Jules, alors qu’enfin, enfin, une scène de rapprochement se profile, et qu’Alfie est excité comme une puce, prêt à juger et critiquer comme jamais. Effectivement, il a eu raison de se réjouir, car c’est ridicule. « Tout ça pour ça ?? » Il s’offusque, choqué, avant de regarder sa montre. « Trentième minutes, tu vois, elle l’a pas fait galérer si longtemps. » Mais parce qu’il ne perd pas le nord et qu’il compte bien se venger de ce que Jules l’oblige à visionner, il lui lance un regard en coin, son sourire satisfait sur les lèvres. « J’ajoute l’ascenseur sur ma liste d’inspirations. » Il se concentre à nouveau sur l’écran, levant les yeux au ciel entre deux rires nerveux qui sont souvent ponctués par des soupirs. « Je suis navré de ne pas t’avoir offert un tour en coléoptère à notre premier rendez-vous. » Il s’excuse tardivement alors que de plus en plus, il s’impatiente, et ne cesse de jeter des coups d’œil à sa montre. Sans surprise, sa concentration limite à la demi-heure commence à être mise à mal, et le ridicule du film n’aide pas, tout comme la promesse de gage formulée plus tôt par Jules. « Elle a signé pour une bonne raison, tu ne peux pas lui en vouloir. » Et puis. C’est le moment fatidique. Celui où Christian explique qu’il ne fait pas l’amour, et cette fois, c’en est trop pour Alfie qui ne peut retenir un éclat de rire. Quelle profondeur dans les dialogues. Alfie tente de se remettre, mais il est achevé par la naïveté d’Ana « genre une Xbox et des jeux vidéo ? ». Et cette fois, il n’en peut plus, sa main vient s’écraser contre sa bouche alors qu’il ne parvient pas à retenir les rires face à toute cette scène qui relève d’une parodie. Il aurait pu s’y faire si c’en était une, justement, mais le film se prend au sérieux et Alfie se demande vraiment comment des gens ont pu s’engager dans ce navet. Il peine à s’arrêter alors qu’Ana se veut toujours plus stupide et Christian toujours aussi peu crédible, et Alfie en vient même à avoir quelques larmes aux yeux. « Arrête ça, sérieusement. » Qu’il finit par glousser alors qu’Ana se veut vulgaire pour la première fois et qu’il rit encore plus, tapotant finalement le bras de Jules. « Non, non, LAISSE ! » Ou pas, parce qu’à force de rire ses blessures endolories par sa journée de repos commencent à le faire souffrir et Alfie se redresse sur le canapé, bousculant légèrement Jules au passage. « Désolé. » Son rire se calme un peu, il essuie les larmes au coin de ses yeux avant de masser sa mâchoire douloureuse. « Et qu’est-ce que j’y gagne dans tout ça ? Moi ». « Ah mais il lui fait du chantage, c’est ridiculeeeeee. » Ils peuvent aussi négocier les détails. « C’est ridicuuuuuule. » Qu’il répète alors qu’il a très envie d’éclater la tronche de Christian. « Que faisiez-vous pendant tout ce temps ? Je vous attendais. » Alfie finit par basculer la tête en arrière, avant de laisser échapper un soupir. « Ah bah, c’est pas trop tôt. » Qu’il marmonne quand, enfin, ils en arrivent à une scène plus intime – parce qu’on va pas se mentir, probablement que les 90% des spectateurs n’ont attendu que ça, et ils ne font pas exception à la règle. « Ah voilà, des cicatrices, je te parie ce que tu veux qu’ils vont sortir l’histoire du pauvre enfant battu ce qui explique pourquoi il est « déglingué ». » Alors qu’il ne trouve pas que de telles pratiques relèvent de l’anormalité, m’enfin. « J’ajoute jouer du piano nus après l’acte sur ma liste d’inspirations. » Tant qu’à faire. « Je vais te donner un bain ? JE VAIS TE DONNER UN BAIN ? » Qu’il hallucine avant de secouer la tête. « En fait, le gars, c’est un enfant qu’il voulait, pas une nana. » De pire en pire. « C’est vraiment ainsi dans les bouquins ou c’est mini… max… exagéré pour les besoins du film ? » Qu’il sache s’il renie Jules pour avoir vanter les mérites des bouquins ou s’il peut encore avoir un peu d’estime pour elle. « Tu veux pas que je te donne un bain, aussi, qu'on arrête ça ? » Qui ne tente rien, n'a rien, à tel point qu'il ne sait pas quelle perspective le réjouit le plus entre les deux.
Je lève les yeux au ciel alors qu’Alfie prend plaisir à jouer sur les mots, non sans y cacher une jolie allusion à des fantasmes typiquement masculins qui feraient sans doute pâlir la pauvre Norah avec qui j’ai discuté de ce cliché qu’elle subit au quotidien. Fort heureusement, je suis certaine qu’il n’a pas pu faire partie des gros lourds qui ont un jour profité de cette image pour la taquiner un peu trop sur le sujet, je suis certaine que ça ne lui viendrait pas à l’esprit ou alors c’est que je le connais très mal. « Si le costume te manque, ça peut toujours s’arranger. » Je hausse les épaules, certaine qu’il va renoncer car il serait plus qu’inutile de faire le déplacement jusqu’à une boutique de déguisement pour un costume dont je n’aurais probablement jamais l’utilité. En plus, je risque de me retrouver avec une tenue extrêmement sexy et très éloignée de la réalité du domaine médical ce qui n’est pas l’objectif recherché – en tout cas pas par moi – et risquerait de mettre à mal ma crédibilité d’infirmière débutante. Outre les plaisanteries, je reste tout de même inquiète pour son état qui, certes, s’améliore de jour en jour – au moins physiquement – mais ne me donne pas non plus de quoi sauter de joie. Alfie a l’air de souffrir, bien qu’il prétende le contraire et j’ai appris depuis longtemps à ne jamais prendre ses « je gère » pour argent comptant. Bien sûr qu’il ne gère pas, ses cernes prouvent le contraire et si je me dépêche de rentrer chaque soir pour me retrouver à la maison avec lui, c’est autant pour ne pas le laisser trop longtemps seul que pour me rassurant quant à l’évolution de son état. Si j’avais pu me permettre de rester plus longtemps sans travailler, c’est avec plaisir que j’aurais profité du canapé à ses côtés pendant les prochains jours, mais je ne peux pas me permettre une telle chose et c’est la mort dans l’âme que je m’évade chaque matin pour compter les heures qui me séparent de mon retour auprès de lui. Je donnerais n’importe quoi pour réussir à lui changer les idées et à lui apporter un peu de bonheur et même si je doute que choisir Cinquante nuances de Grey soit la meilleure des thérapies, je suis au moins certaine que ce film sera une bonne occupation pour la soirée. Avant même qu’il commence, il donne déjà lieu à débats et nous en profitons pour nous taquiner avec une légèreté qui contraste avec les tensions que nous avons pu vivre avant l’agression dont Alfie a été victime. L’idée qu’il s’assure que ces bons moments que je prétends avoir oubliés me reviennent en mémoire est loin de me déplaire et je lui adresse un sourire entendu, comme quoi, le déni ce n’est pas si mal, finalement. « C’est marrant, je pensais que tu enseignais l’anthropologie uniquement. » Nul doute que la perspective qu’il enseigne tout autre chose à une bonne centaine d’étudiants me déplait fortement, s’il doit donner des cours dans ce domaine, je tiens à avoir l’exclusivité. « Tu veux dire que j’ai besoin de cours de rattrapages avant la rentrée ? » Fais attention à ce que tu vas dire, Alfie. Je ne suis pas susceptible, acceptant totalement de passer pour une ignorante parce que finalement, je le suis – ou plutôt je l’étais, avant de rencontrer Alfie – mais c’est bien pour le taquiner que je profite de ses allusions pour m’offusquer faussement et noyer le poisson par la même occasion. Au petit jeu des taquineries, ma moitié se défend toujours plus que bien mais ce n’est pas pour autant que je baisse les armes et parce que je n’ai pas l’intention de regarder de film d’horreur, que ce soit celui qu’il me propose ou un autre, j’ajoute une liste de conditions que je juge plutôt dissuasive mais qui n’ont pas l’air de le déranger plus que ça. « Ah non ! Tu veux me torturer et en plus que les conditions que je donne te soient favorables ? Je ne crois pas, non. » Et si me retrouver blottie contre Alfie est certainement un avant-goût du paradis, je n’ai pas du tout l’intention d’accéder à sa demande, plus parce que j’ai besoin d’être en contradiction avec lui que parce que j’ai réellement envie de lui faire payer ce choix de film qui vaut bien celui que j’ai fait pour ce soir. Je ne crois malheureusement pas pouvoir y échapper éternellement et de toute façon, je ne vais pas toujours pouvoir aller à l’encontre de ces désirs et si je dois choisir un cheval de bataille, je crois que je préfère encore échapper à Catwoman et regarder ce film horrible. « J’en ai plein ! Les combinaisons en cuir moulantes sont passées de mode, je n’ai pas du tout envie de ressembler à un saucisson enveloppé dans un sac poubelle ou alors j’ai peur de rester coincée dedans et de ne plus jamais pouvoir en sortir. Ça te convient ? » Je n’ai pas la prétention d’égaler la femme sublime qui porte ce costume et je n’ai aucune envie de devoir me heurter à cette comparaison. Je pourrais certainement citer des tonnes d’autres raisons mais celles-ci me paraissent être les principales. En vérité, je suis sûre que même si je n’avais pas eu de bonnes raisons à lui donner, Alfie ne m’aurait jamais poussée à faire quelque chose dont je n’avais pas envie et c’est aussi pour ça que je me sens aussi à l’aise avec lui.
Le film tient ses promesses, il oscille entre la niaiserie et la niaiserie en passant par un peu de niaiserie supplémentaire. Je m’offusque de la platitude qu’ils ont donnée à l’héroïne et du peu de profondeur de Christian Grey qui a la chance d’être interprété par un acteur qu’on préfère regarder plus qu’écouter. Je me garde de rebondir sur les paroles d’Alfie car si elles ont pour but de me rassurer, elles me renvoient au fait que j’ai justement peut-être tendance à vouloir contrôler à la fois mon environnement et les gens qui en font partie et que ce n’est pas très sain. Après tout, je l’ai bien empêché de repartir parce que je voulais qu’il reste auprès de moi et même si je ne cherche pas à dicter tous ses faits et gestes, c’est déjà beaucoup trop. Je contrôle aussi la vie de ma mère qui a l’habitude de se reposer sur moi pour toutes ses démarches administratives de telle sorte que j’ai fini par prendre l’habitude de décider à sa place, parfois, plutôt que de perdre du temps à lui demander son avis. En fin de compte, je ne crois pas avoir beaucoup à envier au personnage principal mais c’est gentil de la part d’Alfie d’essayer de me rassurer. « Donc tu penses que toutes les prudes du monde font semblant de l’être pour mieux se laisser approcher ? » Théorie légèrement douteuse que je n’affirmerais pas à sa place tant elle me semble éloignée de la réalité. Bon, en l’occurrence, la fameuse Anastasia a l’air très triste de ne pas avoir encore eu l’occasion de se retrouver dans lit de cet homme qu’elle ne connait à peine et ne semble pas du tout traumatisée par les indices qu’il lui laisse volontairement sur ses penchants sexuels légèrement décalés. Elle n’est donc pas très futée mais j’imagine que c’est tout l’intérêt du personnage. « Cool, si on le croise, on pourra l’inviter à la maison. » Il l’aime bien, je l’aime bien, c’est génial. De quoi mettre un petit peu de malaise supplémentaire devant ce film qui promet d’être interminable et qui en a déjà montré assez pour que je sache qu’il est parfaitement inutile de le regarder jusqu’à la fin. D’autant plus qu’il alimente beaucoup trop à mon goût l’imagination déjà trop débordante d’Alfie qui se voit déjà me rejoindre à la messe pour une sortie loin d’être pieuse. « C’est aussi ce qu’a dit le prêtre lors du dernier office. » Je plaisante, me gardant bien de lui demander quel genre de grandes choses il envisage, de peur qu’il ait un peu trop envie de les mettre en application. « Pas du tout, on ne fait pas avance rapide, il faut savourer ce chef-d’œuvre. » En vérité, si on arrive à tenir jusqu’à la fin, ça relèvera du miracle, surtout que nous passons plus de temps à critiquer qu’à véritablement regarder le film. Les remarques d’Alfie ont au moins le mérite de me faire rire et je commence presque à avoir mal au ventre lorsqu’il s’embarque sur la pente glissante d’une comparaison entre Anacruche et moi. Je ne suis pas sûre d’apprécier follement de ressembler à cette fille niaise et sans aucune personnalité, mais ce n’est heureusement pas à ça qu’il fait référence, préférant largement se moquer de moi et de mon incapacité à tenir l’alcool. « Eh ! » Je m’offusque, une fois de plus, alors que je ne peux pas vraiment le contredire. « C’est arrivé une fois ! » Peut-être deux ou trois, mais pas plus, je suis presque sûre de moi. « Mais tu me tiens si bien les cheveux, ce serait dommage de ne pas faire appel à tes services. » A dire vrai, je déteste l’idée de ne pas contrôler ma consommation d’alcool – et tout le reste de ma vie, de manière plus générale, mais c’est un autre débat – et d’infliger ma bêtise à Alfie par la suite, mais il a toujours eu la gentillesse de ne pas me faire de reproches et ce n’est heureusement pas quelque chose qui se produit trop souvent. Le premier baiser du film nous fait presque sauter de joie, mais notre euphorie retombe rapidement lorsque nous constatons qu’il ne se passe rien de transcendant. « Un bisou ça ne compte pas, elle n’a pas encore fini dans son lit. » Prude, d’accord, mais pas à ce point quand même. Je souris lorsque l’ascenseur vient s’ajouter à la liste des envies d’Alfie et pour une fois, je n’aurais pas besoin d’une préparation psychologique préalable pour me faire à l’idée, c’est chouette. « L’ascenseur, vraiment ? C’est d’un banal. » Je me moque, sachant pertinemment qu’Alfie est tout sauf banal et que j’ai loin d’avoir exploré la vaste palette de ses idées et de ses envies. « On peut y aller tout de suite, si tu veux, ça nous permettra de le rayer de la liste. » Et comme ça, si on croise malencontreusement un voisin, on sera obligé de déménager voire même de changer de pays de peur de se retrouver de nouveau nez à nez avec cet individu. Très bonne idée, Jules. Le film se poursuit et s’enfonce de plus en plus dans le ridicule ce que ne manque pas de préciser un Alfie qui oscille entre les rires et la consternation devant un navet qu’il ne souhaitera sûrement pas revoir une seconde fois. Tout est gênant, la découverte de la salle de jeux, l’annonce de la virginité – histoire d’en rajouter une couche – d’Anacruche, leur première fois sur fond de musique aussi niaise que la scène à l’écran et le piano qui arrive comme la cerise sur le gâteau. Non, vraiment, c’est beaucoup trop et je ne peux que comprendre Alfie qui est en train de mourir de rire au fond du canapé. « Je crois que c’est ça, en plus, dans les livres, il a été battu puis adopté, un truc du genre et après il est devenu le gigolo d’une vieille dame, de mémoire… Enfin, je ne sais plus trop, c’était il y a longtemps. » Et non, je n’ai pas prévu de le relire une seconde fois pour être sûre, une fois était largement suffisante. Je ne me souvenais pas avoir lu cette histoire de bain, d’ailleurs, mais force est de constater que cette est certainement la plus pathétique que nous ayons vue depuis le début du film. « Heureusement qu’il lui donne un bain, il lui a léché les doigts, ce n’est pas très hygiénique. » Les sourcils froncés, je ne peux pas m’empêcher de commenter cet acte presque criminel, bien vite oublié puisque les commentaires d’Alfie sont bien plus intéressants. « Ah bah justement, dans les livres, Ana est une gamine de trois ans, je ne te l’avais pas dit ? Mais pour éviter que le film soit blacklisté, j’imagine qu’ils ont dû faire quelques ajustements. » Non, bien sûr, loin de là, même, et rien que de l’imaginer me donne la nausée. « Les livres sont mieux. » Je me hâte d’affirmer, sachant pertinemment qu’il n’ira pas vérifier de lui-même compte tenu du futur traumatisme qu’il aura suite à ce visionnage. « Mon imagination est bien meilleure que le réalisateur. » Ou pas, mais en tout cas, ça avait l’air moins pathétique quand j’imaginais les scènes décrites par l’auteure donc je suis en droit d’estimer que j’ai un certain talent pour ça, non ? « Et tu m’attacheras les poignets avec une cravate aussi, après ? » Je demande alors que Christian a allongé sa dulcinée sur le lit non sans avoir déplié une de ses précieuses cravate bien rangée pour lui enrouler autour des poignets. « Oh et est-ce que tu prévois que ta mère nous rejoigne dans le bain, aussi ? » Je commente, alors que maman Grey fait son apparition, faisant pouffer de rire Anastasia alors que je serais certainement mortifiée à sa place. Malgré tout, Alfie a raison, on ne va pas se farcir ce truc jusqu’à la fin alors qu’il reste encore plus d’une heure de film, je le connais, il va craquer avant la fin, de toute façon. « Tu te rends compte que si on ne regarde pas tout le film, tu vas peut-être louper des idées à rajouter sur ta liste ? Mais si tu veux, on a qu’à regarder les dix dernières minutes, comme ça on sait au moins comment ça finit. » Est-ce que je fais cette proposition parce que l’idée du bain ne me déplait pas tant que ça ? Possible, mais je garde surtout en tête que j’ai toujours un gage à imposer à Alfie. Il n’y échappera pas.
Aussi indépendant soit-il, Alfie parvient à faire une exception à son tempérament pour les beaux yeux de Jules – ou plutôt devrait-il dire grâce aux bons soins de la jeune femme. N’importe quel individu dans sa situation ne refuserait pas une telle aide ; et encore une fois cela semble particulièrement paradoxal de réclamer ainsi l’attention de sa petite amie alors qu’il fuyait celle-ci il n’y a encore pas si longtemps. Mais le récent drame qu’il a vécu lui a permis de repenser les choses et de comprendre à quel point Jules est indispensable à son quotidien. Pas qu’il en ait douté – au contraire – mais Alfie s’est braqué plus que de raisons sous des prétextes futiles. Maintenant que ses pensées ne se dirigent qu’à de rares occasions vers ces terrains qui lui manquent, il parvient à effacer ses bribes de rancœur qui avaient pu se frayer un chemin lorsqu’il devait se rendre à l’université chaque matin et se souvenir d’à quel point ce n’est pas ce qu’il veut faire de sa vie. Mais, désormais tenu loin de son (nouveau) lieu de travail, il ne vit plus les choses avec autant de contraintes, ce qui lui permet de retrouver la présence quotidienne de sa petite amie et cette légèreté qui caractérise leurs échanges et qui avait disparu aux cours des dernières semaines. C’est pour cela qu’il se permet de jouer les mots autant qu’elle le fait, et retourner la situation à son avantage. Affichant un sourire amusé, Alfie finit par lever les mains, un air innocent plaqué sur le visage. « C’est pas moi qui l’ai proposé, hein. » Il précise, des fois qu’elle voudrait lui rejeter la faute. Il reprend toutefois son sérieux, son sourire ne quittant pas son visage alors qu’il lui vole un nouveau baiser avant d’ajouter : « avec ou sans costume, t’es mon infirmière préférée » façon de lui confirmer qu’il plaisante, et que ce n’est pas parce qu’il peut se montrer lourd dans ses plaisanteries qu’il attend d’elle qu’elle se force à faire quelque chose qui ne lui plaît pas. Il s’amuse, Alfie, il taquine, il exagère souvent, mais jamais il n’irait à l’encontre des limites de la jeune femme, comme il lui le confirme à cet instant. Et il est sincère ; il n’aurait pas pu rêver mieux comme infirmière personnelle, car ses méthodes sont diablement efficaces puisqu’elle le connaît suffisamment pour savoir ce dont il a besoin ; le serrer dans ses bras, jouer avec ses mains, le laisser l’envelopper de ses bras la nuit venue parce que ça l’aide à mieux trouver le sommeil. La jeune femme prend son rôle à cœur, et cela se traduit également par la façon dont elle l’interroge sur l’évolution de la situation, même si Alfie ne peut pas vraiment dire qu’il constate la moindre amélioration. Il a toujours l’impression de pédaler dans le vide, entre sa mémoire qui flanche, son vocabulaire qui manque et ses maux de crâne qui persistent. Pour autant, il est sincère, il gère : il faut dire qu’il n’a pas d’autre choix, et que malgré que ce soit un trait de caractère dont il manque cruellement, il sait qu’il ne peut rien faire d’autre que d’être patient.
Et parce que Jules prend son rôle à cœur, elle ne se contente pas de faire un bilan, mais également de lui prévoir de quoi s’occuper. Il faut dire que les journées sont longues et qu’il n’a pas caché sa frustration d’être enfermé entre ses murs, même si rien ne lui interdit de reprendre sa vie là où il l’a laissée. Pour autant, parce qu’Alfie a bien conscience que sortir dans un tel état susciterait des questions auxquelles il ne veut pas répondre, il a préféré limiter les sorties autant que les contacts le temps que sa convalescence soit suffisamment avancée pour qu’on ne décèle plus les stigmates sur son visage et que, par extension, on oublie de l’interroger sur ceux-ci. Toutefois, Alfie imaginait un tout autre programme que le visionnement d’un film considéré à l’unanimité (même par ceux qui ne l’ont pas vu, comme lui) comme le navet du siècle. Il est sceptique, mais il ne devrait pourtant pas l’être : ce film demande peu d’attention et il pourra le commenter autant qu’il le fait pour d’autres sans risquer des coups de coude et des regards noirs parce que l’intrigue demande d’être attentif – ce qu’il est rarement. Et puisque le film s’y prête, Alfie ne manque pas d’enchaîner les allusions, avant même qu’ils aient commencé à le regarder. Il faut dire que Jules vient de mettre une redoutable arme entre ses mains, il ne compte pas laisser passer l’occasion de la taquiner, parce qu’elle le mérite bien pour oser lui imposer ce navet. « Qu’est-ce que tu veux que je te dise, il faut bien plier les fins de mois pour payer les factures d’hôpital. » Il prétexte en haussant les épaules avec un sourire (faussement) désolé sur les lèvres. « Je veux dire que je prends mon job à cœur et qu’il serait dommage que je m’assomme pendant mon arrêt maladie. » Moue de Chat Potté sur le visage en prime qui s’affiche sur son visage un bref instant, Alfie finit par afficher un sourire presque sadique quand il retourne (encore une fois) la situation à son avantage, imposant à Jules le film de la semaine prochaine et n’était pas certain qu’elle s’en remette. « Comme tu veux, je disais ça pour toi, tu sais. » Bien-sûr. Bon, il y a un fond de vérité malgré tout, il n’a fait que reprendre les informations distillées sur Jules quant à son rapport à ce visionnage pour qu’elles tournent à son avantage, rien d’autre. Mais c’est bientôt elle qui réutilise ses propros contre lui en dévoilant une liste d’alibis auxquels il n’avait pas pensé. « Je tiens quand même à préciser que 1) c’est toujours à la mode sinon ils feraient pas un nouvel essai de Catwoman au cinéma, 2) même si tu le voulais tu serais incapable de ressembler à un saucisson, 3) c’est bien pour ça que les cisailles existent. » Est-ce qu’il est insupportable parce qu’il aime avoir le dernier mot en toute circonstance ? Oui, probablement. « Mais ça me convient, oui. » Qu’il lui assure pour conclure, les lèvres pincées, et la tête légèrement penchée, comme pour dire « seems legit ».
Ce qui ne l’est pas, par contre, c’est le succès rencontré par ce film qu’Alfie ne comprend pas dès les premières minutes de visionnement. Qu’on se le dise, il n’y a rien qui va, de la musique qui essaie d’être sensuelle aux images teintées de gris, sans parler de la mise en scène poussive. Certes, il n’y connaît rien en cinéma, mais de son avis d’amateur, le tout est indigeste et ce sentiment se confirme dès l’apparition des personnages principaux, qui oscillent entre la niaiserie et le faux mystère. « Non, je dis juste que c’est une photo vieille comme le monde dans ce genre de films. » Il souligne avec un léger haussement d’épaules. Qu’on s’entende, il ne s’agit pas seulement de films à tendances érotiques, mais de films qui racontent une histoire d’amour : combien de fois l’un des deux héros semble inaccessible, ignorant sur le domaine des relations, parce qu’il n’est jamais tombé amoureux ou n’a jamais laissé personne l’approcher ? Voilà. C’est un cliché, comme il l’a dit (ou presque). Alors que Jules évoque la possibilité d’inviter l’acteur de Christian Grey à la maison, il tourne la tête qu’il penche légèrement pour l’observer, une mine surprise sur le visage. « Hein ? Mais qu’avez-vous fait de Jules ? » Et ça ne va pas en s’arrangeant alors qu’il la taquine sur la messe du dimanche, et qu’elle réagit à ses propos. Cette fois, c’est la bouche entrouverte et sa main qui vient se coller contre son front qu’il réagit. « MAIS QU’AVEZ-VOUS FAIT DE JULIANA RHODES ? » Il s’étonne avant de laisser échapper un franc rire, de caresser un bref instant le front de Jules avant de reprendre sa position initiale pour poursuivre le visionnement de ce chef d’œuvre, comme elle le dit si bien. Sa tête bascule en arrière alors qu’il pousse un soupir exagéré. « Graaaaah, et après c’est The Centiped Human qui est une torture, va chercher la logique. » Qu’on se le dise, ils se valent. Un peu comme Anastasia et Jules se valent dans le domaine de l’alcool. Le peu de résistance à l’alcool de sa petite amie n’est plus à prouver, et Alfie tend à s’en amuser plus qu’à juger – elle est grande, elle fait bien ce qu’elle veut même s’il n’adhère pas, personnellement, à la consommation d’alcool. « Une fois et une fois et une fois qui font... » Il s’amuse avec un large sourire aux lèvres. Il est plus question de la taquiner que de lui reprocher sa consommation, Jules n’ayant pas pour habitude de revenir bourrée à la maison, et lui n’ayant pas vraiment besoin de s’occuper d’elle, ou très rarement. « Ah, je vois, tout s’explique. » Il laisse échapper un léger rire tandis que sa main remonte dans les cheveux de Jules pour passer ses doigts dans ceux-ci. « Sinon, suffit de le demander, tu sais. » La narguer ? À peine. Un peu comme elle finit par le narguer lui, alors qu’il note qu’il a fallu trente minutes à Grey pour faire céder Ana, même si Jules s’oppose à cela. « Waw, j’croyais que c’était moi le plus obsédé, je suis choqué. » Atrocement, il va sans dire, il ne pourra plus regarder Jules de la même manière, encore moins lorsqu’elle prétend que l’ascenseur est d’un banal et qu’ils peuvent y aller tout de suite (il manque d’ailleurs de s’étouffer). « Si je veux ? Après tant d’années tu n’as toujours pas compris que c’est le genre de mots à ne pas prononcer en ma présence. » Qu’il s’amuse, un large sourire aux lèvres et soudainement plus vraiment intéressé par le film, le regard déjà sur cette porte qu’il a envie de franchir. Mais il n’est pas vraiment sûr que ce soit le cas de Jules, alors il reste sagement assis, se disant qu’elle reformulera l’invitation en cas de nécessité ou que, à défaut, ils pourront en discuter plus tard. Et puis, son attention est à nouveau captée par l’écran alors que les dialogues semblent tout droit sortis d’une parodie et qu’il n’arrive pas à s'en remettre. C’est entre deux éclats de rire qu’il arrive à prononcer quelques phrases, et un autre éclat de rire apparaît lorsque Jules lui confirme que Grey s’est fait battre. « T’as l’air vachement au courant pour quelqu’un qui ne sait plus trop. » Il souligne, un large sourire sur ses lèvres qui essaie de retenir un rire qu’il finit par laisser échapper, forcé de se moquer (gentiment) de Jules. Et il rit à nouveau lorsque Jules parle d’hygiène, partagé entre l’envie de la taquiner et le fait d’être attendri par tant d’innocence. « Pourtant, je pense que l’hygiène est la dernière de leur occupation. » Il s’amuse alors que Jules réagit à sa vision du film et qu’il rit de plus belle, même si tout ceci commence sérieusement à lui faire mal. « C’est dommage, ça aurait peut-être eu un vrai intérêt. » Que personne n’appelle la police, il n’aurait pas vu ce film avec ce scénario, mais au moins il y aurait eu une vraie problématique autour de ce navet. Même si, de son côté, il en voit une flagrante : cela donne une bien mauvaise image des vrais pratiquants, et Christian apparaît comme fétichiste uniquement parce qu’il a un lourd passé, sans parler de sa nécessité de contrôler qui est plus que malsaine. Dans la vie, ce n’est pas ainsi, et Alfie se passe bien de garder ses réflexions pour lui. « Remarque, ça doit pas être difficile. » De faire mieux que le réalisateur. « Si tu veux, tes désirs sont des ordres. » Il s’amuse, mais malgré tout intéressé par cette perspective parce qu’on ne se refait pas, alors que Jules évoque la possibilité d’imiter tout ce qu’ils voient. Finalement, c’est une mine aussi outrée qu’amusée qui s’affiche sur son visage lorsque Jules évoque sa génitrice. « Laisse-la en dehors de ça, espèce de monstre ! » Parce qu’elle vient de porter un coup à ses fantasmes (non, il lui en faut plus, en fait). « Je garde ça pour le prochain film qu’on devra imiter, ça tombe bien vu que ce sera un film d’horreur. » Il lui assure, son sourire d’imbécile sur les lèvres. D’ailleurs, si Jules n’avait pas évoqué la mère du héros, il ne l’aurait probablement pas remarquée, vu qu’il est déjà ailleurs (et pas seulement parce que Jules a activé un feu en lui), sa concentration est ce qu’elle est : quasiment inexistante. Il est déjà en train de lâcher l’affaire après une demi-heure de film, il n’est pas sûr de tenir beaucoup plus longtemps. « Oh, Jules, sérieusement, je te le répète, j’ai pas besoin de ça pour avoir de bonnes idées, quoi que tu puisses en dire. » Un sourire entendu sur les lèvres, il finit par ajouter : « Et puis, on en est qu’au quart, et tu as déjà le choix entre ton gage, l’ascenseur, le bain ou la cravate, ça me paraît déjà admissible, non ? » Déposant un baiser sur sa tempe, il finit par faire avance rapide, non sans adresser un dernier regard à Jules. « Du coup, tu as dix minutes pour réfléchir à ce que tu préfères. » Ultimatum ? À peine. « Bon, tu peux aussi me souhaiter bonne nuit, et j’irai trouver du réconfort auprès de ce cookie. » Il ne l’a pas oublié, preuve qu’il ne mentait pas : la faim viendrait au cours de la soirée, il pensait simplement qu’il ne s’agirait que d’une seule. Il avance jusqu’à une scène qui semble être une dispute, à un quart de la fin. À priori, il s’agit de la scène des explications quant à savoir pourquoi Grey serait ainsi. Alfie se prépare déjà à rire alors qu’un sourire moqueur commence à se dessiner sur ses lèvres. « J’AI CINQUANTE NUANCES DE FOLIE. » Il répète en hurlant presque tellement c’en est ridicule et que cette fois-ci, c’est presque aux larmes qu’il rit (la douleur à sa mâchoire n’aide pas). « Mais les scénarios ont été payés au nombre de dialogues ridicules ou quoi ? » Ils ont dû se faire un sacré pactole, dans ce cas. La scène se poursuit avec des coups de ceinture et une rupture, et Alfie essuie une fausse larme sur sa joue. « Mon cœur est cassé par leur rupture. Ils étaient si beaux ensemble, c’était une relation si saine et équilibrée. » ABSOLUMENT PAS. Car clairement, le Grey, il a un sérieux problème de contrôle et faut qu’il consulte. « Non mais le mec il vend sa voiture sans lui demander, c’est la deuxième fois en plus, il est vraiment dérangé, j’halluciiiiiiiine. » C’est malsain, c’est problématique, comment on peut l’idéaliser ? « Jules, j’ai prévu de vendre tes efforts personnels parce qu’ils ne me conviennent pas. » Non, mais, tant qu’à faire, hein, pourquoi lui demander son avis, visiblement ce film met en évidence qu’une femme au vingt-et-unième siècle n’a pas d’avis à avoir, elle est belle la progression. Et puis, finalement, une dernière dispute, un Ana soufflé, un Christian en réponse et… générique. « QUOI ? » Il s’offusque, se redressant, poussant Jules au passage, la main tendue vers la télévision. « Mais c’est quoi cette fin de merde ? » C’est la hauteur du film, certes, mais… « Non parce que j’ai envie de savoir, moi, maintenant, comment ils vont se rencontrer. » Foutu film. C’est pourri, mais il veut savoir la suite. Par contre, il retient que faire avance rapide ne l’a pas dérangé et que, visiblement, le milieu du film était aussi creux que le début. « Enfin, avant ça, j’ai surtout envie de savoir ta réponse. » Oui, parce qu’Alfie reste Alfie et que son sens des priorités l’arrange lui.
Est-ce que je me vois vraiment porter un costume d’infirmière – qui ne serait qu’une pâle copie de la réalité – pour avoir plus de légitimité lorsque je demanderais à Alfie comment il se sent et si je peux lui être d’une aide quelconque ? La réponse est évidemment non, bien sûr que non, à aucun moment je ne me vois réussir à être à l’aise dans un de ces jeux de rôles que beaucoup de gens affectionnent pourtant énormément. Pour Halloween, encore, ça pourrait se discuter, mais là encore, j’opterais nécessairement pour un costume le moins sexy possible, préférant incarner n’importe quoi d’autre que la version sexualisée de l’infirmière destinée à alimenter tous les clichés de la profession. Mais évidemment, parce que j’ai fait cette suggestion, rebondissant sur les désirs nullement dissimulés de ma moitié, Alfie en profite pour retourner la situation à son avantage ce qui ne me surprend absolument pas. « Je t’ai entendu le penser. » Je tente vainement de me raccrocher aux branches parce qu’il est plus qu’évident que je suis bien incapable de décrypter ce qu’il se passe dans sa tête. Je ne suis d’ailleurs pas persuadée que lui-même en soit capable et si j’ignorais jusqu’à présent les difficultés à gérer l’afflux d’émotions et d’idées qui gravitaient dans son cerveau, son agression l’a rendu moins apte à dissimuler les problèmes auxquels il est régulièrement confronté. Malgré tout, je sais qu’encore maintenant l’idée que je me fais de ses soucis est certainement encore à des années lumières de la réalité. Je n’ai de toute façon pas réellement besoin d’argumenter davantage mon souhait de ne pas revêtir un tel costume puisque je sais qu’il ne me forcera pas la main sur le sujet, ce qu’il ne tarde pas à me confirmer, alors que mes joues rosissent face à ce compliment pourtant discutable compte tenu du peu d’éléments de comparaison dont il dispose. Même si j’apprécie sa façon de voir les choses, je n’oublie pas pour autant l’interrogatoire réglementaire qu’il subit quotidiennement – et il doit en avoir marre, le pauvre – au sujet de son état. Chaque petit détail sortant de l’ordinaire – si toutefois on peut parler d’ordinaire avec quelqu’un comme Alfie – est propice à une nouvelle question et bien que je ne sois pas vraiment convaincue par ses réponses qui ressemblent plus à des phrases toutes faites qu’à une expression sincère de son ressenti, je n’insiste pas, consciente que je suis peut-être déjà un peu trop sur son dos ces derniers temps. D’autant plus que cette soirée promet d’être joyeuse et amusante – oui, c’est vraiment l’idée que je mets fait d’une soirée film passée à regarder le plus grand navet de tous les temps – et que je ne tiens pas à plomber l’ambiance en insistant trop lourdement sur ses problèmes de santé. Alfie râle un peu devant mon choix de DVD mais son soi-disant mécontentement ne semble pas être si important que ça et il y trouve rapidement son compte, profitant de ce choix étonnant pour trouver toutes les allusions possibles et imagines qu’il pourrait me balancer. Le film n’a même pas encore commencé et il s’en donne à cœur joie ce qui devrait certainement me pousser à appréhender la suite, mais c’est pourtant tout le contraire puisque j’apprécie d’être face à un Alfie de bonne humeur et taquin qui semble avoir soudainement moins besoin de se battre avec les mots pour faire une phrase complète. « Je crois que je préfère faire des heures supplémentaires pour que tu sois dispensé de donner des cours particuliers. » Je précise, à tout hasard, parce qu’il est bien sûr évident que je choisirais sans aucun problème de passer des nuits complètes à la bibliothèques plutôt que d’envisager qu’il puisse tourner autour de quelqu’un d’autre que moi. Je ne suis pas jalouse – à peine – mais j’aime bien l’idée que son regard ne s’attarde jamais trop longtemps sur un ou une inconnue. Je lève les yeux au ciel alors qu’il prétend vouloir tromper l’ennui grâce à une rentrée anticipée, retournant une fois de plus mes propos à son avantage avec une pirouette bien trouvé. Comme quoi, l’individu qui lui a endommagé la mémoire ne l’a heureusement pas privé d’une répartie que j’ai toujours adoré chez lui et dont il aurait certainement détesté être dépourvu. Malheureusement pour moi, je sais aussi que sa capacité à contrer mes propres arguments joue souvent en ma défaveur et qu’en m’attardant trop sur certains sujets, je risque de devoir trop facilement capituler en arrivant au bout de mes propres idées qui, elles, ne sont pas renouvelables. Comme pour l’infirmière de tout à l’heure, je ne compte pas me lancer dans une nouvelle interprétation de Catwoman, malgré les dires d’Alfie qui semble penser que je serais sublime dans ce genre d’accoutrement. Son manque d’objectivité est louable et j’apprécie qu’il ait l’air si sûr que je ne puisse pas être ridicule dans un vêtement qui me semble pourtant peu adapté aux quelques kilos pris ces derniers temps. La perspective qu’il soit obligé d’ouvrir ledit costume avec un immense sécateur – car non ce n’était pas ce qu’il voulait dire mais c’est l’image qu’il m’a renvoyée – achève de me convaincre. Ce moment n’arrivera absolument jamais. « A la limite, je piquerais son serre-tête avec des oreilles de chat à Anabel et on pourra dire que j’ai rempli ma mission. » Je suggère, sachant pertinemment que c’est loin d’être suffisant et que l’effet ne sera pas le même que celui qu’il imaginait certainement. Toutefois, il ne pourra pas dire que je n’y mets pas du mien pour combler ses désirs, c’est une évidence.
Les histoires de costume et de cours de rattrapage sont bien vite oubliées lorsque nous commençons le film qui tient toutes ses promesses. Des musiques, aux dialogues, en passant par le jeu d’acteur et les choix scénaristiques, rien ne va, tout porte à croire que ce film n’est qu’une vaste parodie des comédies à l’eau de rose et qu’il n’a aucune dimension sérieuse. Malheureusement, ce n’est pas la vérité et peut-être que s’il avait été présenté différemment, j’aurais pu apprécier l’humour que le metteur en scène avait tenté d’instaurer et le considérer plus comme un chef-d’œuvre que comme la pire bouse de l’histoire. Toutefois, je ne peux pas vraiment dire que je regrette mon choix, parce qu’à défaut de trouver un intérêt dans ce visionnage, j’ai mal au ventre à force de rire aux commentaires d’Alfie et je profite de nouveau des taquineries qui se sont installées naturellement entre nous. L’air choqué de ma moitié alors que je suggère que Christian nous fasse l’honneur de sa présence qui devient encore plus frappant lorsqu’il envisage de revenir à la messe du dimanche me fait de nouveau rire. Réussir à choquer Alfie Maslow est certainement un exploit dont je pourrais être fière si ça ne signifiait pas qu’il me croit certainement trop chaste pour avoir ce genre de réflexion. « Tu m’as pervertie. » Je me justifie, remettant évidemment la faute sur son dos parce que c’est trop facile et très évident, compte tenu de nos différences d’expérience dans le domaine et de son absence totale de tabou à laquelle j’ai eu un peu de mal à m’habituer au début. En l’occurrence, même si je ne considère pas avoir été pervertie par Alfie, il y a tout de même un fond de vérité dans mes propos puisqu’il a, en effet, joué bien plus souvent au professeur que je ne voudrais l’admettre. Heureusement pour moi, j’estime quand même que je ne ressemble pas non plus à la Anastasia coincée du film, même si Alfie semble penser le contraire, surtout par rapport à la gestion de notre consommation d’alcool. « A t’entendre, on dirait que je passe ma vie avec la tête plongée dans un tonneau de bière. » Je plaisante, parce que je sais bien que c’est loin d’être la vérité et que les taquineries d’Alfie à ce sujet sont de bonne guerre. Je ne peux malheureusement pas lui renvoyer ses moqueries sur le sujet puisqu’il s’est toujours montré en tous points irréprochable. A dire vrai, je ne suis pas vraiment fière des rares fois où la situation m’a un peu échappée et que ça a été à lui de jouer les infirmiers pour m’aider à passer une nuit pas trop désagréable malgré une consommation un peu excessive qui avait fini par me retourner l’estomac. Toutefois, je préfère m’en amuser maintenant que de prétendre qu’elles n’ont jamais existé puisque ça semble de toute façon impossible compte tenu du fait qu’Alfie prend un malin plaisir à me les rappeler, ce que je peux comprendre puisque les moments où je perds réellement le contrôle de moi-même ou de la situation sont vraiment très rares. « C’est vrai que tu fais ça si bien. » Je ris, attrapant le poignet d’Alfie pour que sa main quitte mes cheveux pour l’empêcher de me narguer davantage – même si le frisson qui me parcourt indique que ce n’est pas un geste déplaisant – en mettant un terme à ce rappel des souvenirs encore frais dans ma mémoire bien que je n’ai pas eu à vivre ce genre de situation depuis un moment déjà. Finalement, lorsque je pensais que ce film apporterait une inspiration supplémentaire à Alfie – dont il n’a pas besoin, d’ailleurs – j’ignorais qu’il se lancerait dans une comparaison qui ne joue certainement pas en ma faveur, je suis donc presque rassurée que l’ascenseur devienne par la suite son nouvel objet de prédilection, d’autant plus que je ne suis pas réfractaire à l’idée, loin de là. « Justement, je les prononce en toute connaissance de cause. » J’admets, suivant son regard qui se pose sur la porte d’entrée, délaissant un film qui vient soudainement de passer en arrière-plan alors que j’envisage très sérieusement de faire une entorse à tous mes principes pour le suivre sur le palier. Seule la perspective d’être vue ou entendue par le visionnage m’empêche de lever mes fesses du canapé et c’est un peu à contrecœur que je renonce à cette idée pourtant tentante. « Plus tard. » Je précise, l’obligeant lui aussi à mettre de côté cette option qui lui semblait sûrement bien plus séduisante que de poursuivre ce navet dont la fin sera probablement aussi peu prometteuse que le début. Toutefois, je repousse ce moment sans y renoncer, consciente que c’est l’une des premières idées sortant un peu de l’ordinaire qui ne me fasse pas paniquer de prime abord. Je mets du temps à me concentrer de nouveau sur le film – qui ne nécessite de toute façon pas une grande concentration – et ce sont finalement les nouveaux commentaires d’Alfie qui me permettent de m’amuser de nouveau du ridicule des scènes qui s’enchainent à l’écran. « Pour ton prochain anniversaire, j’essaierais de me procurer une copie de tous les films qui ont été censurés en Australie ces dix dernières années, ça rendra certainement nos soirées films bien plus enrichissantes. » L’avantage, c’est que je ne me mouille pas beaucoup puisque son prochain anniversaire est dans une éternité et qu’il aura sûrement oublié d’ici là et moi aussi, mais je devrais sans doute commencer à m’inquiéter de ses goûts cinématographiques. Entre la pédophilie et les films d’horreur qui me font frémir rien qu’à la lecture du synopsis, je ne sais pas vraiment ce qu’il y a de pire. En tout cas, il est évident que ce n’est pas cinquante nuances de Grey qui va réussir à conserver son intérêt puisqu’il n’est déjà plus tout à fait avec moi, et je m’attends presque à ce qu’il ne réagisse même pas à mes remarques concernant ce fameux bain qu’il a proposé de me faire prendre. L’ajout de sa mère à l’équation semble pourtant faire mouche et j’admets que cette perspective n’a rien de très réjouissante, même pour moi. Maman Maslow n’est pas le genre de femme qu’on a envie de voir dans sa baignoire, quelles que soient les circonstances du bain en question. « Ah bon ? On a parlé d’un film d’horreur ? C’est bizarre, ça ne me dit rien. » Est-ce que j’essaie d’échapper à l’accord donné précédemment ? Oui, tout à fait, et le déni est une fois de plus ma meilleure arme alors que j’essaie de lui faire croire que notre précédent sujet de conversation est tout bonnement sorti de ma mémoire. Le sourire qui reste figé sur mes lèvres en dit long sur mes capacités de menteuses et je me doute bien que je n’échapperais finalement pas à ce visionnage bien que ce dernier ne terrifie d’avance.
Le désintérêt d’Alfie pour ce pauvre Christian se confirme alors qu’il énumère mes possibilités, ajoutant dans la foulée un délai de réflexion plutôt court. « Toutes ces possibilités… » Je prends un air affolé, alors que je suis bien loin de l’être en réalité, devant le choix cornélien qu’il m’impose. « Je t’aurais bien proposé de mélanger toutes ces idées, mais je pense que ça va être compliqué. » Je fronce les sourcils, comme si je réfléchissais sérieusement à un moyen de combiner toutes les possibilités qu’il vient d’évoquer. « L’ascenseur et la cravate, ça va, le bain et la cravate aussi, mon gage et la cravate, encore bon… Tu crois qu’on peut installer une baignoire dans un ascenseur ? C’est une bonne idée, non ? Il va me falloir un peu de temps pour y réfléchir, on peut repousser mon délai de réflexion à… Disons… Le mois prochain ? » Je le taquine en feignant de reprendre des habitudes de maniaque du contrôle que j’ai pourtant totalement laissées de côté depuis bien longtemps au moins concernant tout ce qui touche à notre intimité, et ça n’a pas été si simple que ça. A dire vrai, je pense très sérieusement que ce pauvre cookie va avoir droit à une nuit de solitude sur le comptoir de la cuisine puisque – même si ce n’était pas vraiment l’objectif à la base – je compte bien profiter du dérapage de cette soirée pour mettre fin à une abstinence à laquelle il ne m’a pas habituée. Et alors que le doigt d’Alfie lâche le bouton avance-rapide de la télécommande tout juste dix minute avant la fin du film, j’ai totalement décroché de ce dernier, mon esprit ayant décidé de faire un saut dans le temps pour se retrouver directement après les fameuses dix minutes de délai accordé si gentiment accordées. C’est seulement lorsqu’il hurle à moitié, singeant le personnage principal et sa réplique tout aussi ridicule que la centaine qu’il a prononcé tout au long du film que je me reconnecte à la réalité. Le cœur d’Alfie n’est manifestement pas brisé par cette fin mais je la trouve plutôt triste, malgré tout, voyant la pauvre Anastasia prise aux pièges de sentiments qu’elle n’a jamais vraiment voulu éprouver pour un homme qui ne lui a pas réellement apporté la relation qu’elle désirait. « Tu remarqueras qu’elle n’a pas l’air surprise qu’il ait vendu sa voiture, d’ailleurs elle n’a l’air surprise de rien du tout le concernant mais elle arrive quand même à être désillusionnée. Pourtant, je vois pas ce qu’il a fait de vraiment si surprenant, ce n’est pas comme s’il ne l’avait pas prévenue, elle est juste longue à la détente. » Pauvre Anastasia, quand même, je n’aimerais vraiment pas être à sa place. J’imagine, de toute façon, que je suis loin d’être bien placée pour pouvoir juger les ennuis rencontrés par un pseudo couple en devenir alors que je ne suis pas vraiment capable de gérer mes problèmes à moi quand ils surviennent. Heureusement, notre relation n’a rien de comparable à celle décrite dans le film ce qui m’évite de devoir à faire des parallèles hasardeux. « Tu peux vendre mes affaires, si ça peut te faire plaisir, ça me donnera l’occasion de profiter d’une journée shopping avec ta carte de crédit. » Loin d’être vénale, en temps normal, il serait bien dommage que je ne profite pas d’une telle opportunité de renouveler ma garde-robe. Bien sûr, je prendrais très mal qu’il ait mis mes goûts ne doute et décidé à ma place de remédier à mes fashion faux-pas, mais outre ce petit détail, je crois que j’apprécierais un nouveau départ à d’autres frais que les miens. Le générique sort de nulle part et me fait glousser comme une adolescente alors qu’Alfie s’offusque de cette fin qui lui donne envie d’en savoir davantage. « Je pourrais te raconter si ça peut t’épargner plusieurs heures de souffrance supplémentaires. » Après tout, c’est moi qui lui ai infligé ce premier film, mieux vaut que je lui fasse grâce des suivants – même si je ne sais plus s’il y en a un, deux ou trois de plus – d’autant plus que s’il parvient à marchander un film d’horreur par navet que je lui impose, je ne trouverais sans doute plus jamais le sommeil. Mais je me rends vite compte que la vie amoureuse de Christian et d’Anastasia est définitivement passée au second plan et c’est avec bonheur que je les délaisse à mon tour, pour me concentrer sur l’essentiel, à savoir nous et le choix que je m’apprête à faire qui déterminera le déroulement futur de cette soirée. « Quelle impatience. » Je lève les yeux au ciel, jouant une indifférence qui est pourtant le dernier mot que je pourrais employer pour qualifier mon état d’esprit actuel. Je peux me moquer de son impatience autant que je veux mais je ne peux pas nier, qu’au fond, je le suis tout autant, et cette impatience me permet de mettre de côté l’angoisse que j’éprouve inévitablement à chaque fois que je sors de ma zone de confort, même si c’est un choix délibéré de ma part. Je me penche vers lui pour saisir la télécommande et nous libérer de la musique du générique qui est aussi peu indispensable que toutes les bandes sons présentes dans le peu que nous avons pu voir du film. L’appartement se retrouve plongé dans un silence plus qu’agréable après l’avalanche de niaiseries qui nous sont parvenues. « Je crois que le cookie va devoir attendre. » Je murmure, contre son oreille, avant de laisser mes lèvres effleurer les traits de son visage encore contusionné jusqu’à rencontrer les siennes que j’emprisonne doucement pour ne pas réveiller les douleurs encore bien présentes malgré le temps qui s’est écoulé. J’ai toujours eu pour habitude de me laisser guider par Alfie, parce qu’il m’offrait ce sentiment de sécurité dont j’avais constamment besoin au quotidien. Pourtant, dès lors que j’ai évoqué cette idée de pari que j’avais peu de chance de perdre, débouchant sur un gage que je devais créer de toutes pièces, je n’ai pas eu la moindre hésitation sur le choix que je souhaitais faire. Je sais ce que je veux. C’est aussi excitant qu’inquiétant et l’accélération perceptible des battements de mon cœur traduit ces deux émotions qui se mêlent. Si Alfie perçoit certainement mes intentions, désormais, il ignore toujours le choix que je fais et ce n’est que pour le lui donner que je consens à le libérer provisoirement, ancrant mon regard dans le sien. « Un pari perdu reste un pari perdu, toutes les idées du monde ne t’aideront pas à échapper à ton gage. » Sauf un désaccord de sa part, bien sûr, mais je pense le connaitre suffisamment pour pouvoir éliminer cette possibilité. Il n’en saura pas plus, pour le moment, mais il n’a pas besoin de plus d’informations puisque cette fois, ce sera à lui de se laisser guider. Me faire confiance est une chose qui n’est pas encore instinctive pour moi, mais j’ai une confiance aveugle en celui qui partage ma vie et c’est ce qui me permet de dépasser des peurs qui ne devraient pas exister. Mes lèvres retrouvent celles d’Alfie avant que je ne me lève du canapé, attrapant sa main pour l’inviter à faire de même. Face à lui, je le détaille du regard, constatant une fois de plus que les nouvelles plaies venues s’ajouter aux cicatrices vestiges de ses aventures passées n’ont rien changé au charme qu’il dégage. Il est différent, bien sûr, et il se sent différent, mais pour moi, il reste avant tout celui que j’aime et il me parait impossible que mon regard sur lui puisse un jour être modifié. Mes mains se posent sur son torse et je le pousse doucement vers la porte de notre chambre, orientant ses pas dans une direction que ses yeux ne peuvent pas voir et oubliant de boiter par la même occasion. Sans cesser d’avancer, je laisse mes doigts descendre le long de son torse pour les passer sous son T-shirt. Je frissonne au contact de sa peau chaude et laisse mes mains en explorer chaque centimètre carré que je connais pourtant par cœur. Lorsque je le délaisse une nouvelle fois, c’est pour refermer la porte de la chambre derrière nous et passer ma main dans mes cheveux pour dénouer le foulard qui maintient ma coiffure en place. Les mèches libérées retombent sur mes épaules alors que j’enroule le tissu autour de mon poignet. Il servira plus tard et c’est ce que mon geste veut lui faire comprendre. Cette fois, c’est moi qui mène la danse.
De l’extérieur, on pourrait sérieusement penser qu’Alfie fait du forcing pour que sa petite amie se plie en quatre pour réaliser ses désirs, quitte à mettre de côté le ressenti de la jeune femme du moment que cela peut satisfaire le sien. Or, s’il se permet de se montrer aussi chiant – disons-le clairement – ce n’est pas uniquement parce qu’il a une réputation à conserver, c’est surtout parce qu’après plus de trois ans de relation, l’un et l’autre se connaissent suffisamment pour que leurs intentions ne soient pas sujettes à la méprise. Jules le sait ; il est surtout question d’avoir le dernier mot et d’être fidèle à ce rôle d’emmerdeur qu’il aime jouer au quotidien plus que l’envie de voir des fantasmes réalisés au détriment de l’aisance de la brune. C’est l’une des qualités de l’anthropologue : sans être malléable (il ne l’est absolument pas) celui-ci possède une grande capacité d’adaptation. C’est une obligation dans le cadre de son travail, qui s’étend aussi à sa vie personnelle ; et il ne force jamais à rien, que ce soit auprès de ses amis lorsqu’ils se veulent réticents à tester une activité qu’il leur a concoctée, auprès de sa famille aux principes encore étriqués et dont il n’exige pas l’abandon de ceux-ci, mais surtout auprès d’une Jules qu’il savait sur la réserve dès la minute où il a fait sa connaissance. C’est en partie grâce à cette personnalité si éloignée de la sienne qu’il est tombé sous son charme, et il serait bien mal venu de sa part de vouloir la changer maintenant. Les seuls aspects sur lesquels il a essayé de l’aider à prendre du recul est cette maniaquerie extrême qui lui gâchait plus la vie qu’elle ne lui rendait service ; et il a toujours agi en ayant l’approbation de Jules et, même lorsqu’elle lui la donnait, l’assurance qu’elle ne se contentait pas de la formuler pour lui faire plaisir. Il en va de même dans leur vie privée, et il ne viendrait pas à l’idée d’Alfie de la charrier pour faire passer un quelconque message, non, il la taquine juste pour le plaisir de le faire, sans rancœur ou marchandage en arrière-pensée. Même si, à en croire Jules, il semblerait qu’il en ait bien quelques-unes, et Alfie se contente de hausser les épaules et de lever les mains à mi-hauteur pour se défendre face à cette accusation. Qui n’est pas si fausse, en réalité, il n’est pas contre l’idée, mais seulement si celle-ci est partagée. Quoi qu’il en soit, costume ou non, Jules reste son infirmière préférée et c’est un très beau compliment qu’il lui fait là compte tenu du nombre d’infirmières (officielles ou officieuses) qui a défilé au cours de sa vie. S’il est certain qu’il ne lui confierait pas le soin de le recoudre après une énième chute, tout l’aspect de la convalescence lui est réservé, parce que ses méthodes sont testées et (largement) approuvées. D’ailleurs, c’est l’un des avantages qu’il retire de cette agression (puisque malgré les récents évènements, Alfie tente toujours de faire preuve d’optimisme) : Jules est aux petits soins pour lui et, égoïstement, il en profite, au point de vouloir réitérer l’expérience pour que cette légèreté que connaît leur couple soit perpétuel et non pas temporaire. Parce qu’il n’est pas stupide, il sait qu’une fois pleinement rétabli de ses multiples blessures, ce nuage noir qu’est la vie de famille qu’il ne peut pas offrir à Juliana refera son apparition, et peut-être plus menaçant encore.
Pour l’heure, les échanges se veulent agréables et Alfie compte bien en profiter tant qu’il le peut encore, utilisant à son avantage son statut de professeur qu’il déteste en temps normal. Pourtant, il n’a pas tort : il faut bien qu’il continue de travailler même pendant son arrêt maladie, de façon à ce qu’il n’oublie pas toutes les règles de pédagogie. Jules s’y oppose, et sa justification dessine un fin sourire sur les lèvres d’Alfie. « Comme tu veux. Tu prives juste le monde d’un très bon élément, mais… il s’interrompt un bref instant avant de reprendre. Tant d’élèves qui vont connaître la défaite par ta faute. » Quelle personne indigne que tu fais, Juliana Rhodes. Probablement que cette dernière n’en a que faire des échecs d’élèves inexistants du moment qu’elle, elle réussit avec les félicitations du jury, et qu’elle en soit assurée : c’est déjà le cas depuis longtemps. Mais peut-être qu’il n’inscrit pas assez régulièrement des commentaires élogieux sur son carnet de correspondance, sans quoi elle ne se mettrait pas à douter quant à son apparence physique dans une tenue en cuir. Qu’elle ne veuille pas parce que cela ne lui plaît pas, c’est parfaitement légitime, mais qu’elle ne fasse pas une comparaison aussi erronée. Jules est parfaite, en tout point, et comme il lui l’assure, même en faisant de son mieux elle n’arriverait jamais à ressembler à un jambon. Certes, il est biaisé par son attirance naturelle pour la jeune femme, mais n’importe quel individu normalement constitué tiendrait le même discours. Quoi qu’il en soit, il prend plaisir à déconstruire ses arguments, non pas pour qu’elle ne puisse plus avoir la moindre excuse pour se défiler, mais seulement parce qu’il aime la taquiner et que chaque occasion qui s’y prête est saisie avec (un peu trop d’) enthousiasme. Mais cette fois, Jules parvient à retourner la situation en sa faveur, et Alfie pose une main sur son cœur avant de s’enfoncer un peu plus dans le canapé, la tête qui bascule en arrière. « On avait dit, pas les enfants. Et là, il remercie sa mémoire de lui permettre d’esquiver ce qu’il comptait dire, réflexion peu appropriée compte tenu des récents événements. C’est très bien de ne pas remplir sa mission, parfois. » Il souligne, en hochant la tête, l’air convaincu. Oui, une vitalité, même.
Ce qui n’en était pas une et qui le devient, pourtant, c’est le visionnement de ce film. Car aussi critique qu’il puisse être, Alfie se prend au jeu plus qu’il ne l’aurait voulu, probablement parce qu’il voit le film comme il veut le voir : en pointant du doigt tout ce qui est absolument ridicule plutôt que de se laisser bercer par une histoire pleine de niaiserie et fondre à chaque rapprochement entre les héros. Oh, il a bien conscience que c’est un film sans grandes ambitions comme le cinéma ne sait que trop en faire, pour autant même sans rien attendre, il arrive à être déçu. Une déception qu’il retourne à son avantage en l’utilisant pour passer une excellente soirée, à pouvoir tout commenter sans prendre le risque de déranger les autres spectateurs (oui, c’est très surprenant – non – mais Alfie n’est pas vraiment le bienvenu au cinéma). Mieux encore, en passant cette soirée avec sa moitié et en retrouvant une proximité qu’ils avaient délaissée au cours des derniers mois et qui lui a terriblement manquée, comme il le réalise au fur et à mesure de la soirée. Tout comme il retrouve le répondant de Jules plus que ses accusations, et c’est agréable de se lancer dans une joute verbale qui est voulue et partagée. Jules s’est toujours bien défendue face à lui, mais dans le contexte de cette soirée et avec ce film, elle doit redoubler d’effort pour calmer la machine Alfie qui n’en rate pas une. C’est un bon entraînement et, assurément, elle est à la hauteur. « Je suis même pas désolé. » Qu’il souligne avec un large sourire sur les lèvres lorsqu’elle estime que c’est sa responsabilité puisqu’il est celui l’ayant pervertie. Et il est sérieux, il n’en est pas le moins du monde désolé. À vrai dire, il n’a jamais pris Jules pour une nonne échappée du couvent, mais il est vrai que leurs différences d’aisance est une blague récurrente et qu’il aime s’en amuser. Mais Jules est loin d’être une petite fille timide qui se cache les oreilles dès que le sujet en devient un « d’adulte » - parce qu’autant être franc ; il ne serait pas avec elle si tel était le cas. « Roooh, tu exagères. Je dirais pas plongée, mais sur le dessus. » À la surface, donc. À ses propos, Alfie déplace légèrement son corps pour bousculer gentiment Juliana à défaut de pouvoir lui donner un coup de coude. Il n’est absolument pas sérieux : si Jules s’est effectivement retrouvée dans un mauvais état une ou deux fois, ce n’est pas suffisant pour qu’Alfie lui taille une véritable réputation d’alcoolique (et il serait bien mal placé pour le faire, d’ailleurs). Elle est rapidement bourrée, mais elle connaît ses limites et cela ne lui dérange donc pas de prendre soin d’elle lorsqu’elle n’a pas su s’arrêter à temps. Elle prend suffisamment soin de lui au quotidien pour qu’il lui rende la pareille, surtout qu’il s’agit d’un signe qu’elle a passé une bonne soirée (même si le réveil n’est pas toujours aussi agréable). Et puis, Jules sous l’emprise d’alcool est plutôt une vision plaisante de temps à autre ; rien ne vaut ses reprises endiablées des plus grands classiques de la chanson, d’une voix terriblement fausse histoire de parfaire le tout. Il est son premier fan, alors il serait mal venu de s’en plaindre. Les excuses de Jules le font rire alors que sa main vient naturellement se glisser dans ses cheveux, un court instant avant que son geste contredise ses propos (il fait ça si bien, mais elle enlève sa main, et il est presque capable de douter de ses capacités – non). Ça ne dure qu’un bref instant puisque bientôt son attention est alpaguée par quelque chose d’autre ; par une proposition oh combien alléchante de sa moitié d’inaugurer cet ascenseur et autant dire qu’Alfie n’est pas contre cette idée. Il aurait plutôt pensé que ce serait le cas de Jules, rapport au manque d’hygiène d’un ascenseur, au risque de se faire prendre et au manque de confort de la chose, mais ce sont des aspects qu’il ne compte évidemment pas présenter à sa petite amie. C’est un sourire discret mais entendu qui se fraie un chemin sur ses lèvres lorsqu’elle confirme qu’elle prononce ces paroles en toute connaissance de cause, alors qu’il est déjà prêt à se lever, lui tendre la main et laisser ce film en plan. Mais ce sera pour plus tard, et une moue boudeuse s’affiche sur son visage. « Plus tard. » Il répète, façon de confirmer que le rendez-vous est pris. Maintenant qu’il est forcé de reporter son attention sur le film, Alfie ne manque pas de revenir aux fondamentaux qui entourent celui-ci : la critique, encore et toujours. « Oh. Mon. Dieu. Jules, c’est l’idée du site ! » Qu’il s’enthousiasme tout seul sur son canapé, prêt à tapoter des mains comme un gamin avant de se retenir en réalisant que cela pourrait déranger sa petite amie. Mais il prend soin de lui confirmer à quel point ce cadeau pourrait lui plaire afin qu’elle se mette déjà à la recherche des films qui égayeront (ou pas) leurs futures soirées du jeudi. Et alors qu’Alfie réfléchit déjà à quelques idées, la voix de Jules s’élève, suivie de la sienne, complètement indignée. On avait dit pas les enfants, et pas les mères non plus. « Oh, l’excuse de la mémoire di… da… déf… défibrillatrice, c’est la mienne ! » Et il ne fait même pas exprès de chercher ses mots alors qu’il ne réalise pas s’être trompé et qu’il se contente de jauger la jeune femme du coin de l’œil en signe de désapprobation alors qu’elle vient sur son terrain.
Pourtant, c’est lui qui vient un peu sur le sien alors que de nombreuses possibilités ont été évoquées au cours de la soirée et qu’elle est celle ayant le dernier mot. Le film a beau être un navet complet, il peut comprendre pourquoi il a eu autant de succès : il doit admettre qu’il a réussi à susciter certains désirs et à permettre à la soirée de prendre une tournure qu’ils n’auraient pas forcément cru être celle-ci de prime abord. L’ascenseur, la cravate, la baignoire, et ce gage qu’il ignore et qu’il avance même s’il espère fortement qu’il ne s’agisse pas d’un trop déplaisant, nécessitant qu’il soit enfermé dehors, qu’il doive jouer au roi du silence ou promettre de ne pas cuisiner du quinoa les six prochains mois. Dans tous les cas, Jules a du choix, et s’il semble inévitable que la soirée marque leurs retrouvailles dans tous les sens du terme, c’est elle qui va décider de la manière dont se présentent celles-ci. Jules se veut hésitante, le fait languir et Alfie penche la tête pour mieux lui adresser un regard (faussement) agacé. « Hé ! C’est interdit par le code Maslow-Rhodes je te rappelle… je crois ?, de pousser un défi ! » Il demande, soudainement plus sérieux alors qu’il lui semble bien qu’ils aient évoqué ce fameux code, mais qu’il ne se souvienne plus des règles en vigueur. « Et puis, le compliqué ne me fait pas peur, à moi. » Il lui lance avec un clin d’œil. Probablement qu’il penchera sur des plans qui permettront l’installation d’une baignoire dans un ascenseur, avec arrivée d’eau, non pas pour avoir raison, mais juste parce que l’idée a été implantée dans son cerveau, qu’elle est au conditionnelle et qu’il aime le concret. C’est pour cette raison qu’il a tout de même envie de savoir la fin du film, parce qu’il s’y est pris, qu’il le veuille ou non. Jules émet une proposition qui coupe la poire en deux, alors qu’elle propose de faire avance rapide, ce qu’il s’empresse d’effectuer. Jules dresse le portrait psychologique d’Anastasia et un sourire se dresse sur ses lèvres. « On invitera aussi Ana si on la croise que tu puisses lui dire tout ça. » Il assure avec une moue amusée. « C’est dommage, j’ai oublié le code. » Qu’il prétexte alors que Jules ne voit pas d’inconvénient à ce qu’il revende toutes ses affaires si ça peut lui permettre d’en acheter d’autres à ses frais. Sans surprise, la fin est aussi ridicule que le début, même s’il est énervé par ce film : il a envie de savoir la suite, et il ne pensait pas à avoir à s’imposer un autre visionnement de cette saga. Il est absolument outré et ne manque pas de le faire savoir. « Je sais pas trop… ça nous a quand même donné de bonnes idées. » Il murmure, un air innocent plaqué sur le visage. De là à s’imposer la suite ? Il n’est pas sûr. Ou alors, le début et la fin comme c’est le cas ce soir, sachant qu’ils ont passé une excellente soirée et qu’Alfie n’est pas contre le fait de revivre celle-ci. Pour l’heure, toutefois, il ne pense plus au film et ne se souvient pas même de l’intrigue de celui-ci alors qu’il revient sur le sujet qui l’intéresse réellement ; le choix de la jeune femme quant à la suite de cette soirée. « Comme si c’était surprenant... » Il murmure face à l’indifférence de Jules qui lui dessine un sourire sur les lèvres. Il est impatient ; c’est un fait, il l’a toujours été mais encore plus ce soir-là, encore plus avec le jeu que commence à entamer Jules, qui se penche vers lui sans pour autant l’approcher, préférant saisir la télécommande. L’appartement est désormais plongé dans un silence dont seules leurs respirations percent celui-ci, puis la voix de Jules qui prend les commandes face à un Alfie qui se veut plus docile que jamais. Son sourire ne cesse de s’agrandir lorsqu’elle lui glisse à l’oreille que le cookie va devoir attendre ; ça tombe bien, il l’a déjà oublié. Le souffle de Jules qui s’échappe d’entre ses lèvres alors que celles-ci frôlent sa peau ne fait qu’accentuer son impatience face à cette récompense promise qu’elle ne concède à lui donner qu’au bout de trop longs instants lorsqu’elle s’empare des siennes avec une douceur qui ne réactive ses blessures qu’au travers d’une légère sensation de brûlure. Il en oublie très vite celle-ci, et serait capable d’accepter bien plus encore si cela peut lui permettre de sentir Jules aussi près de lui après un éloignement voulu puis forcé. C’est le message qu’il tente de lui faire passer alors qu’il poursuit ce baiser avec moins de retenue, tandis qu’une de ses mains remonte jusqu’à se perdre dans sa nuque, et que son pouce caresse la joue de la jeune femme. Je ne peux pas avoir mal si je suis avec toi. Jules met un terme à leur étreinte en se reculant légèrement, face à un Alfie qui cherche ses lèvres jusqu’à la dernière seconde, et qui observe celles-ci du regard avant de remonter ses prunelles vers celles de la jeune femme. « Je n’ai aucune envie d’y échapper. » Qu’il formule après quelques secondes de silence durant lesquelles il s’est contenté de caresser la peau de Jules avec son pouce, cherchant ses mots pour ne pas que sa mémoire ne gâche cet instant. Par la même occasion, il comprend que le gage en question va probablement être autant à l’avantage de Juliana qu’au sien, et n’est pas mécontent de l’avoir mentionné plus tôt. Leurs lèvres se retrouvent un bref instant, et cette fois-ci il ne regrette pas que Jules mette fin à leur proximité qui en annonce une nouvelle alors qu’elle se veut directive et s’empare de sa main pour l’obliger à la suivre (comme s’il y était réellement forcé). Docile, Alfie l’imite, ses doigts glissés entre les siens pendant une fraction de secondes seulement, avant que les mains de sa compagne effleurent son torse pour lui montrer la direction à prendre. Son sourire d’emmerdeur se transforme en un sourire en coin, tandis que son regard d’ordinaire amusé se veut plus confiant, alors qu’il ne quitte pas Jules du regard tout en esquissant quelques pas en arrière jusqu’à la porte de la chambre contre laquelle son dos vient frapper, ce qui lui provoque un léger rire amusé alors qu’il baisse les yeux. « Vous allez être punie pour ceci, jeune fille. » Il souffle après quelques instants de silence pour trouver ses mots, sa tête qui désigne son genou qui ne semble plus le moins du monde récalcitrant. La main d’Alfie vient rapidement se perdre contre la poignée pour ouvrir celle-ci tandis que celles de Jules reprennent rapidement un contrôle qu’Alfie leur laisse avec plaisir, en se glissant sous son t-shirt. Le contact de la peau de Jules contre la sienne ne manque pas d’accentuer son sourire, Alfie répondant à ses directives en se mordant la lèvre pour souligner son approbation quant à cette façon de faire. Il semblerait que provoquer sa frustration soit le mot d’ordre alors qu’elle s’éloigne une nouvelle fois, pour refermer une porte qu’elle aurait pu oublier, et persistant à marquer la distance entre leurs deux corps alors qu’il ne désire que les rapprocher toujours plus. Il observe chacun de ses gestes avec une attention qu’il n’accorde que très peu et qu’elle parvient toujours à obtenir, pose le regard sur ce foulard qu’elle enlève sans pour autant s’en séparer, piquant la curiosité d’un Alfie qui l’interroge du regard. Mais il ne doute pas qu’il obtiendra des réponses très vite, et c’est la raison pour laquelle il préfère se concentrer sur le moment présent, et cette proximité qu’il désire tant. Il fait quelques pas vers Jules alors que ses mains se posent un bref instant sur ses hanches pour la rapprocher près de lui, avant de remonter le long de son dos qu’il caresse avec douceur, qui contraste avec la passion avec laquelle il retrouve ses lèvres. Finalement, ses doigts s’interrompent à hauteur de ses reins, maintenant la jeune femme contre lui alors qu’il fait quelques pas en arrière, jusqu’à buter contre le lit et se laisser basculer en arrière non sans avoir resserré ses bras autour de Jules pour s’assurer de sa chute à elle aussi. Il émet un léger rire durant les quelques secondes où il lui a laissé sa liberté, avant de très vite reprendre ses explorations ; de ses lèvres qui cherchent celles de Juliana, puis s’en écarter pour glisser le long de son cou qu’il pourrait couvrir de baisers à longueur de journées, à ses mains qui ne cessent de caresser sa peau, à ce tissu qui l’empêche d’accéder à plus et qu’il commence à défaire.
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« Hmmmm. » Un grognement étouffé résonne dans le coussin dans lequel il a la tête enfoncée, alors que ses yeux demeurent fermés et que sa main cherche son réveil pour réduire celui-ci au silence. Mais c’est peine perdue, et à part faire tomber la quasi-totalité de ce qui trône sur sa table de chevet à terre sans se soucier des potentiels dommages occasionnés, causant ainsi un vacarme qui rivalise avec l’alarme, Alfie ne parvient pas à éteindre l’objet du malheur. Normal, ce n’est pas le sien qui s’active de la sorte, mais bien celui de Jules alors qu’il sent le lit s’agiter à côté de lui. Il finit par bouger à son tour et sortir la tête de sa forteresse en kapok pour se tourner vers Jules, passer son bras au-dessus d’elle et envoyer le réveil au sol d’un geste de la main après qu’il se soit arrêté. « Dis-leur que t’es malaisée. » Il propose alors que son bras retombe doucement sur elle, que sa main se glisse vers sa hanche de façon à la rapprocher de lui et qu’il enfouit son visage encore endormi dans sa nuque. Mais il connaît suffisamment Jules pour savoir que ce n’est pas une solution envisagée, surtout qu’elle a raté suffisamment de jours de travail pour être à ses côtés, et qu’il ne peut raisonnablement pas lui en demander plus. Il finit par ouvrir les yeux avec difficultés, se frottant ceux-ci et esquisser une petite moue attristée et (très légèrement) forcée. « S’il te plait. » Il supplie avant qu’un sourire ne reprenne place sur ses lèvres et qu’il embrasse la joue de Jules. Il est interrompu dans son élan d’affection par un nouveau bruit, la sonnerie de son téléphone cette fois-ci, et il se retourne pour tâter par terre à la recherche de celui-ci et le réduire rapidement au silence. Reprenant sa position initiale près de sa petite amie. « Si je t’offre mon cookie en guise de petit-déj et que tu le manges sur le chemin, tu peux encore rester ma prism-prisonnière pendant quinze minutes. » Il suggère alors qu’il décide de l’emprisonner dans ses bras pour ne pas qu’elle lui échappe, lui glissant à l’oreille, un sourire amusé sur les lèvres : « Si tu es d’accord qu’on inverse les rob-rôles, ce matin. » Il s’amuse, bien qu’il ait en tête les souvenirs d’une nuit aussi étonnante que fantastique qui a suivi cette agréable soirée. « Probablement pour la dernière fois, d’ailleurs, car tu vas souvent être en charge vu que j’ai vraiment passé une excellente nuit. » Et il ne parle pas seulement de l’issue de la soirée de la veille, mais aussi et surtout de ce sommeil réparateur qu’il a retrouvé et dans lequel il serait resté une bonne partie de la journée si le réveil n’avait pas mis fin à celui-ci. « En tout cas, n’oublies pas que tu es ma seule attra... acti-distraction ! De la journée, tu peux pas me faire ça. » Profiteur, Alfie ? À peine. « Je vais m’ennuyer comme un rat mort le reste de la journée, alors aie pitié et laisse-moi profiter encore un peu. » Il se tortille un peu sur le lit pour reprendre une position confortable contre Jules. Mais son répit est de courte durée alors que la sonnerie de leur téléphone fixe se fait cette fois entendre et qu’Alfie lève les yeux au ciel. « D’accord, rectification, je vais peut-être aller au commissariat aromatiser une ou deux personnes pour qu’ils me foutent la paix. » Il soupire, passant une main sur son visage tout en laissant le téléphone sonner dans le vide et se prostrant un peu plus contre la jeune femme.
Cette soirée nous offre une légèreté que nous n’avions pas connu depuis de longues semaines et parce que ce moment est si agréable, je me réalise finalement à quel point tout ça m’a manquée. On se taquine comme si aucune dispute n’avait eu lieu, comme si nous n’avions pas parlé de ce bébé qui a créé une immense cassure entre nous, comme si Alfie n’avait pas eu autant de difficultés à accepter la relation entre Stephen et Leah, à voir partir Joseph après une courte cohabitation, à supporter le retour d’Harvey dans nos vies ou à reconnaitre qu’il n’avait pas vraiment fait le deuil de Rachel et que la jeune femme lui manque encore terriblement. L’accident a eu de lourdes conséquences, physiques comme psychologiques, et jamais je ne pourrais me réjouir qu’il ait lieu et si on me proposait de revenir en arrière pour effacer tout ça, supprimer ses angoisses, ses craintes et ses appréhensions, bien sûr que je le ferais. Malgré tout, j’apprécie la sérénité qui est revenu entre nous, j’aime prendre soin de lui au quotidien, j’aime le retrouver le soir en le trouvant à la maison et me réveiller le matin en pouvant me blottir dans ses bras – même s’il n’est pas nécessairement couché quand je me réveille, il ne faut pas non plus trop lui en demandant – et sentir son regard se poser sur moi alors qu’il prenait bien soin de me fuir ces derniers temps. Nos plaisanteries futiles me paraissent bien plus importantes qu’elles ne le sont réellement parce qu’elles me prouvent que tout va bien – enfin – et ça fait vraiment longtemps que je n’avais pas pu penser ou prononcer une telle phrase avec sincérité. « Je n’ai pas la moindre compassion pour ces personnes, sache-le. » Désolée pauvres petits élèves qui ne bénéficieront pas de l’immense savoir de mon petit-ami, mais je ne partage pas et ça ne changera jamais. « Je suis sûre qu’ils peuvent se trouver un autre professeur, peut-être moins talentueux mais c’est mieux que rien. » Evidemment, c’est en toute objectivité que je prétends que personne ne peut l’égaler. Ce n’est même pas une vaine tentative de flatterie de ma part, mais je le pense sincèrement. J’ai eu de la chance le jour où Alfie a croisé ma route, il m’a tenu la main jusqu’à ce que je parvienne à guérir toutes mes blessures, il a attendu patiemment que je franchisse chaque étape, que je surmonte chaque obstacle, il m’a guidée sans me brusquer et il m’a aidée à retrouver cette confiance en moi que j’avais perdue. Je n’irais pas jusqu’à dire que tous les mauvais souvenirs se sont envolés et que les conséquences de ceux-ci ont totalement disparus, mais je suis une autre femme à ses côtés, plus heureuse, plus confiante, ou en tout cas, je l’étais jusqu’à ce qu’il y a quelques mois puisque ces derniers temps, mes certitudes ont commencé à s’effriter. Je préfère ne pas y penser, pas ce soir, pas maintenant que tout se passe bien et que nous pouvons parler de tout et de rien avec une légèreté que je ne veux pas perdre. « Je n’aurais jamais cru entendre une phrase pareille sortir de ta bouche. Toi, Alfie Maslow, tu serais capable de ne pas aller jusqu’au bout d’une mission pour remplir ton objectif ? J’ai du mal à le croire. » Alfie-casse-cou Maslow ne renonce à rien, jamais, les départs d’incendie inopinés dans l’appartement, les légères traces de brûlé sur le plan de travail, des résidus de batailles en tout genre encore visibles sur le parquet parfois un peu amoché et les nombreuses cicatrises présentes sur son corps en témoignent. L’occasion de le taquiner est bien trop belle et je m’en donne à cœur joie.
Le film nous donne d’autres occasions de nous titiller et ce film a beau être d’une affligeante nullité, il a le mérite de nous lancer dans une future carrière de critiques cinématographique qui nous va à ravir. Chaque scène, chaque dialogue et chaque détail est propice à une nouvelle phrase pleine de bon sens – pas vraiment, mais bon – pour souligner à quel point ce chef d’œuvre est loin d’en être un, en réalité. Alfie n’en rate pas une et je rigole à m’en faire mal au ventre, mes abdos étant peu habitués à un tel travail. Je passe une des meilleures soirées en sa compagnie depuis bien longtemps et rien ni personne ne pourrait venir ternir ma bonne humeur, Alfie a l’air de partager mon opinion et même ses allusions sur mon incapacité à tolérer d’ingérer de l’alcool, même en quantité minime, ne parvient pas à me vexer réellement, je sais de toute façon qu’il ne s’agit que de taquineries de sa part et je suis loin de pouvoir le contredire sur tous les points. En revanche, j’espère que je ne me suis jamais rendue aussi ridicule qu’il semble le prétendre mais mes souvenirs ont malheureusement été plutôt altérés et je suis presque obligée de croire ce qu’il me dit sur paroles. Malgré tout, pour mon amour-propre, j’aime croire qu’il exagère pour me taquiner et qu’à aucun moment je ne me suis retrouvée en si fâcheuse posture. « Tu dois me confondre avec quelqu’un d’autre, peut-être ma collègue Sally ? On a presque la même coupe de cheveux, j’imagine que ça peut prêter à confusion avec le visage plongé dans un tonneau. » Pauvre collègue Sally, elle n’a pas méritée d’être mêlée à tout ça et je me demande si je n’aurais pas dû inventer quelqu’un qui n’existe pas, mais à force d’emmener Alfie aux événements organisés par la bibliothèque, il doit sans doute connaitre tout le monde et il serait sûrement intrigué que je n’ai pas parlé de cette nouvelle venue. D’ailleurs, je me demande si je dois l’emmener cette année au réveillon de la bibliothèque ou si son côté on dirait que je me suis jeté du cinquième étage d’un immeuble mais tout va bien, j’ai atterri dans un buisson ne risquerait pas d’être un problème pour tous les enfants du personnel présents ce même soir. J’ai beau considérer que mon petit-ami reste magnifique, peu importe les blessures qu’il peut infliger à son corps, je me doute qu’un œil extérieur et un peu moins amoureux ne serait pas du même avis que moi sur le sujet. Toutefois, j’oublie vite la collègue Sally et le futur réveillon pour me concentrer encore une fois sur le navet qui semble donner beaucoup trop d’idées à Alfie – mais je ne m’en plains pas, loin de là – sans compter sur le fait que je lui en donne sans forcément le vouloir, regrettant presque instantanément de lui avoir suggérer cette sélection de films qui risque de m’empêcher de fermer l’œil pendant de longs mois. Son enthousiasme ne me surprend pas et il va falloir que je trouve de sacrées bonnes excuses pour louper toutes les soirées films du jeudi soir à partir du moment où je lui aurais fait ce cadeau. Je prie pour qu’il ait oublié d’ici là et qu’il puisse parfaitement se satisfaire d’une écharpe tricotée par mes soins. « Super, on pourra se faire des soirées inceste, ou des soirées pornographie infantile, je suis sûre que c’est ce qui manquait à notre quotidien. » Je lève les yeux au ciel, moqueuse, mais malgré tout consciente que je ne lui ferais pas renoncer à cette idée si facilement d’autant plus que la censure doit couvrir un champ bien plus vaste que ces domaines dont le simple nom suffit à me donner envie de vomir. Presque autant que les films d’horreur qui ne sont définitivement pas à mon goût et qu’Alfie persiste à me faire découvrir, pour une raison que j’ignore. Un jour, j’arriverais à lui faire comprendre qu’il ne ressortira rien de bon de tout ça et que la Jules terrorisée par un simple bruit de moteur à l’extérieur ne gagne pas à être connue. « Il faut croire qu’on partage tout. » Heureusement non, ma mémoire en bon état permet de compenser les défaillances de celles d’Alfie mais si ses problèmes peuvent m’être d’une quelconque utilité, je n’ai pas de scrupule à en profiter.
Le navet cinquante nuances nous laisse un certain nombre de possibilités enthousiasmantes mais parce je continue sur ma lancée dans les taquineries et qu’il mérite que je me montre moins conciliante que je ne voudrais l’être après m’avoir pratiquement traitée d’ivrogne, je gagne du temps, j’essaie de lui faire croire que je n’ai envie de rien de tout ça et qu’il serait plus judicieux de reporter. Bien sûr, je sais que je ne le trompe pas, je crois que je ne pourrais pas vraiment mentir à Alfie, même si je le voulais, parce que mes émotions me trahissent et surtout parce qu’après plus de trois ans de relation et un an de vie commune, j’imagine qu’il me connait suffisamment pour connaitre mon ressenti sans que j’ai besoin de l’exprimer. « Je ne lance aucun défi, je constate, nuance ! » Je m’exclame, l’air parfaitement outré qu’il ait pu remettre en cause mon respect de notre si précieux règlement fictif qu’il va vraiment finir par écrire un jour tant il semble lui porter une affection particulière. « Et je n’ai pas peur non plus, je suis pragmatique, le compliqué demande du temps de mise en œuvre. » J’explique, tentant une jolie pirouette de rattrapage pour ne pas avoir l’air de la fille paniquée qui a besoin de tout prévoir pour chaque seconde va s’écouler pour se sentir rassurée. En réalité, je sais exactement ce que je veux et je le savais déjà au moment où cette idée de gage a été lancée, mais l’idée de jouer les indécises pour le faire languir ne me déplait pas et il mériterait même d’attendre des mois voire des années après avoir évoqué l’idée d’une invitation pour la jolie brune au caractère peu affirmé que nous avons pu admirer à l’écran. Elle est loin d’être moche, certes, mais à choisir, je préfère quand même Christian. « Inutile, ça s’arrange dans les films suivants, elle n’a pas besoin de nous. » Je précise, balayant cette idée d’une invitation potentielle qui pourrait donner envie à Alfie de me remplacer, autant ne pas tenter le diable. Il a raison, sur d’autres points, le film n’était pas si terrible que ça et a au moins eu le mérite de faire travailler notre imagination – ou plutôt la mienne puisque la sienne n’a pas besoin d’être développée davantage – et de donner à cette soirée une tournure tout à fait différente de celle initialement prévue. L’atmosphère a changé dans la pièce et mes taquineries sont encore moins crédibles qu’auparavant, laissant transparaitre une impatience que j’essaie de dissimuler sous un masque d’indifférence. Sans même la connaitre, Alfie ne semble pas réfractaire à mon idée, au contraire, et j’apprécie qu’il me suive sans me demander la moindre précision, comme s’il était évident qu’il n’avait pas besoin de savoir réellement ce que j’ai en tête pour apprécier ce moment. Sa confiance me donne davantage d’assurance et me pousse à ne pas renoncer à cette idée qui a eu le temps de faire son chemin dans ma tête et qui me parait aussi effrayante qu’agréable, finalement. En temps normal, je me serais posée beaucoup de questions, des milliers mêmes, mais le désir prend vite le dessus sur la raison et mes gestes deviennent plus instinctifs que réfléchis. J’oublie d’être angoissée, j’oublie de justifier la guérison miraculeuse de mon genou, j’oublie d’avoir peur de ce que je m’apprête à faire, j’oublie la retenue dont j’étais censée faire preuve pour ne pas raviver ses blessures, j’oublie tout.
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Il y a trop de bruits autour de moi et ça m’empêche de lire mon livre. Je relis la même phrase pour la troisième fois en luttant pour ne pas relever les yeux de cette page que je tiens absolument à finir mais un bruit sourd d’objets qui dégringolent me force à lever la tête et je m’apprête à passer un savon au groupe de jeunes qui se croit dispensé de suivre les règles imposées par la bibliothèque. Mais sous mes yeux, aucun groupe de jeunes mais une lumière vive qui me force à refermer les yeux et un bruit strident qui me fait mal aux oreilles. Je refuse d’ouvrir les yeux. Je refuse d’affronter une nouvelle journée. Je refuse de retourner dans le monde réel après cette nuit que nous avons passé. Le bras d’Alfie passe au-dessus de moi pour venir punir celui qui nous a sauvagement extirpés de notre sommeil et je ne proteste même pas tant j’approuve le châtiment qui n’est même pas assez sévère à mon goût. « Hmmm. » Je murmure d’une voix ensommeillée, les yeux résolument fermés alors qu’Alfie vient se blottir contre moi. Je passe un bras autour de lui pour éviter qu’il ait la mauvaise idée de mettre fin à ce contact et tente péniblement d’émerger, chose qui ne me pose habituellement aucun problème mais qui n’est pas loin de me paraitre insurmontable aujourd’hui. Malheureusement, mon emprisonnement n’a pas l’effet escompté puisque la sonnerie du téléphone d’Alfie le force à s’éloigner pour aller récupérer ce deuxième fléau de la technologie contre lequel je prévois de sérieuses représailles. « Mais, reviens ! » Je proteste, alors que les quelques secondes nécessaires à Alfie pour éteindre le téléphone et revenir vers moi me semblent déjà bien trop longues. Normalement, je devrais me lever, filer sous la douche, avaler un petit-déjeuner en vitesse et partir travailler mais je n’en ai pas la moindre envie et les tentatives d’Alfie pour me convaincre de renoncer à mes obligations professionnelles rendent la motivation encore plus difficile à trouver. « Je peux pas manger ton cookie, t’as promis. » Je ne perds pas le nord, je tiens vraiment à ce qu’il avale quelque chose et je ne préfère pas préciser que les saveurs dudit cookie me donnent envie de manger n’importe quoi d’autre sauf ça. Mes yeux s’ouvrent enfin pour se poser sur mon petit-ami et je mets quelques secondes à m’habituer à la luminosité de la pièce. Mes joues rougissent à l’évocation de la nuit qu’on vient de passer et je résiste à la tentation d’enfouir mon visage sous un oreiller pour me soustraire à son regard. « Je ne savais pas que j’étais un si bon somnifère. » Je plaisante, masquant ma gêne sous une taquinerie comme j’ai l’habitude de le faire. Malgré tout, je dois reconnaitre que j’ai bien envie de rester sa prisonnière, en effet que la perspective de rester là, collée à lui tant que son hyperactivité n’aura pas repris le dessus, le poussant à se lever pour vaquer à ses occupations est bien plus tentante que le tri des livres et les conseils à donner à des parents perdus. « Quinze minutes. » Je capitule finalement, parce que j’aurais de toute façon été bien incapable de mettre un terme à cette étreinte dont je veux profiter. « Mais tu ne t’ennuieras pas, tu as un réveil à réparer. » Je souris, à l’évocation du pauvre petit réveil gisant sur le sol. « Et non, l’application de quatre morceaux de scotch n’est pas considéré comme une réparation. » Je précise, à tout hasard, imaginant déjà qu’il serait bien capable d’utiliser les bouts de masking tape multicolores achetés par mes soins pour une activité manuelle que j’avais prévue avec Anabel. La petite fille était ravie et il y a eu des paillettes un peu partout dans l’appartement et sur moi pendant plus de trois semaines, mais là n’est pas la question. La sonnerie du téléphone fixe retentit cette fois dans l’appartement, provoquant un soupir agacé de ma part. « On avait dit quinze minutes. » Je râle, pas décidée à devoir retourner au monde réel qui semble pourtant bien décidé à se rester à nous avant le délai que j’ai accordé à Alfie. L’idée de profiter davantage de sa tendresse matinale est définitivement oubliée lorsque le commissariat est évoqué. Mes sourcils se froncent, j’ai dû louper un épisode. « C’était le commissariat, tout à l’heure ? » Je demande, alors que je connais déjà la réponse. « Pourquoi tu ne veux pas écouter ce qu’ils ont à te dire ? » A mon sens, c’est plutôt une bonne chose que les policiers ne laissent pas tomber cette histoire de cambriolage alors que sa perte de mémoire associée à l’absence de biens disparus rend difficile une quelconque investigation. Je resserre davantage mon étreinte autour de lui, autant pour l’empêcher de fuir cette conversation que parce qu’aborder un tel sujet nécessite une proximité supplémentaire. « Ils ont l’air de prendre ça au sérieux et c’est une bonne chose. » Il ne l’entend sûrement pas de cette façon, mais de nombreuses personnes partout dans le monde n’ont pas la chance d’être entendus alors qu’ils essaient d’exprimer leur souffrance, il a la possibilité d’être écouté et compris, lui, il ne devrait pas passer à côté et je compte bien tout faire pour qu’il ne loupe pas cette opportunité.
D’aussi loin qu’il s’en souvienne, il n’a jamais été de ceux capables de ne faire plus qu’un avec leur lit tant ils refusent de quitter celui-ci. Si Alfie apprécie le confort d’un matelas (quoi que, ce que son travail lui a prouvé, c’est qu’il n’est pas plus malheureux en ayant rayé toute forme de confort de son quotidien), il a toujours considéré que passer des heures affalé sur celui-ci est une perte de temps monumentale. Il est de ceux qui considèrent que vingt-quatre heures ne suffisent pas dans une journée, en témoigne son quotidien chronométré à la seconde près. Au-delà de ça, il pourrait avoir toute l’envie du monde de s’octroyer une grasse matinée digne de ce nom qu’il n’y arriverait pas ; son corps lui impose d’être constamment en mouvement, et jamais il ne supporterait d’être allongé et parfaitement éveillé plus de quelques dizaines de minutes de suite. Une demi-heure, quarante tout au plus ; mais jamais au-delà, au risque d’avoir l’impression que les fourmis dans sa jambe envahissent tout son corps jusqu’à tenter de réduire celui-ci en miettes. Il ne le supporte pas ; raison pour laquelle il a cessé depuis longtemps de se flageller de la sorte. Si sa journée doit débuter à cinq heures du matin parce qu’il ne tient plus en place ; qu’il en soit ainsi. C’est ainsi qu’il mène sa vie depuis de nombreuses années, ayant appris à s’occuper en silence pour ne pas déranger son entourage, lui permettant ainsi de ne pas devenir totalement dingue. Et quand bien même il aime plus que tout se réveiller dans les bras de Jules, cela n’est pas toujours suffisant pour l’empêcher de vaquer à ses occupations pendant que sa moitié termine sa nuit. Au contraire, il est vrai que ces dernières semaines il avait à cœur de fuir le lit conjugal le plus tôt (parfois au milieu de la nuit) pour éviter la jeune femme. Mais aujourd’hui, il n’a qu’une seule envie : rester auprès d’elle, la retenir prisonnière et l’empêcher de se rendre à son travail. Loin d’être si mignon qu’il n’y paraît, il s’agit surtout d’une envie aux motivations purement égoïstes comme souvent avec l’anthropologue. Si l’envie primaire est dictée par le contact de Jules qu’il recherche perpétuellement tant celui-ci, en plus d’être agréable, est apaisant, la raison secondaire de sa demande réside dans l’ennui qui sera le sien une fois la jeune femme partie pour la journée. Ce n’est plus un secret qu’il n’en peut plus de passer ses journées enfermé dans cet appartement ; et même si officiellement il n’a aucune raison de s’imposer un tel emprisonnement, Alfie n’accepte que difficilement les récents événements, et sortir l’obligerait à être confronté à des regards suspicieux et des questions désagréables. Alors il passe ses journées entre les murs de cet appartement qu’il ne peut bientôt plus voir en peinture, à trouver de nouvelles occupations et à vouloir se frapper la tête contre les murs lorsqu’aucune idée miraculeuse ne lui vient en tête.
Jusqu’à ce matin, jusqu’à sa volonté de retenir Jules tout contre lui pendant encore un quart d’heure, qu’il pourra peut-être transformer en heure en lui suggérant une panne de réveil, puis en journée en la convaincant de feinter la maladie. Et si depuis son accident ils se sont inévitablement rapprochés, hissant un drapeau blanc bienvenu après plusieurs semaines de tension, il n’est pas certain qu’il aurait formulé une telle demande si la soirée de la veille ne l’avait pas persuadé que les choses étaient susceptibles de revenir à la normale, alors qu’il commençait à émettre de sérieux doutes et à penser que l’accident n’était qu’un prétexte pour repousser certaines vérités et décisions susceptibles de briser le cœur de l’un et l’autre. Non, hier, il n’a pas été question de ses blessures, de prendre soin de lui, d’afficher ce regard compatissant que son entourage proche lui adresse depuis plusieurs semaines. Il n’était pas le blessé et elle n’était pas son infirmière, ils étaient juste Juliana et Alfie, un couple qui se retrouve en tant que tel après des semaines à douter à remettre en question la solidité de celui-ci. C’est un sentiment qu’il commençait à oublier et qu’il avait besoin de retrouver (et probablement que la jeune femme aussi). Ainsi, aucun réveil et aucune obligation professionnelle ne peuvent se mettre au travers de cela aux yeux de l’anthropologue qui, à cet instant, ne prend pas réellement compte que les choses ne sont pas aussi faciles que cela.
La question du réveil réglée maintenant que celui-ci trône au sol, le bras de Jules qui l’entoure à son tour, il s’imagine naïvement que son plan parfait va se réaliser. C’est toutefois la sonnerie de son téléphone qui retentit bientôt, et si sa première envie est d’éclater celui-ci à terre comme il l’a fait avec le réveil, il se souvient par la suite qu’en bon bordélique, son smartphone ne peut pas aller plus bas. Un sourire sur ses lèvres s’affiche alors que sa petite amie proteste le temps qu’il réduise au silence son téléphone, en songeant au fait qu’il sera peut-être plus facile que prévu de convaincre celle-ci d’appeler son employeur, d’autant plus qu’il propose une solution qui lui paraît parfaite pour gagner du temps non pas pour rester blotti dans ses bras, mais bien pour la convaincre de rester toute la journée à ses côtés. Toutefois, elle n’a pas oublié sa promesse de la veille et Alfie hausse les épaules. « C’est une promi-promesse que je veux bien briser pour quelques minutes de plus. » Il glisse avec un sourire, qui s’élargit face à la gêne perceptible d’une Jules qui n’a pas à rougir comme elle fait. « Je parlerai plutôt de doudou. » Il souligne, toujours le sourire aux lèvres, parce que finalement c’est bien ce qu’elle est devenue pour lui ; un repère qui l’aide à se sentir mieux depuis qu’elle est entrée dans sa vie. Mais il est vrai qu’il a particulièrement bien dormi cette nuit, pas uniquement à cause de leur programme, mais surtout parce que la soirée de la veille lui a permis de réduire au silence certains doutes qui prenaient toute la place dans ses pensées. « Vingt ? » Qu’il demande par la suite, débutant les négociations. Certes, il a proposé quinze, parce qu’il ne peut pas débuter les enchères en exigeant une heure de son temps, elle lui aurait ri au nez avant de le planter là. Quinze minutes lui paraissaient raisonnables, et il a eu raison. « Alors là, t’es dure, c’était pas du tout dans mes plat-plans. » Bien-sûr que non. Deux options principales se sont dessinées dans son esprit au moment d’expédier monsieur réveil au paradis des réveils : l’achat d’un nouveau, ou de la super glue. Et comme Jules n’a pas mis son veto, c’est la solution pour laquelle il va probablement opter.
Finalement, son sourire qui ne l’a pas quitté depuis son réveil disparaît au moment où c’est leur téléphone fixe qui résonne dans l’appartement, et Alfie se dit qu’il est temps de résiller l’abonnement ; qui utilise encore un fixe à leur époque ? S’il l’avait fait plus tôt, cela lui aurait évité cette déconvenue. À vrai dire, il n’a pas besoin de sortir du lit pour se douter de l’identité de l’interlocuteur, c’est le même que celui qui a tenté de le joindre sur son portable : le commissariat. Et il se doute de ce qu’il pourrait entendre, raison pour laquelle il n’a pas pris le temps de décrocher ; il a mieux à faire, de toute évidence (quoi, exactement, c’est une autre histoire). « Oui. » Qu’il annonce simplement en reprenant sa position et glissant sa tête dans l’oreille près de Jules, comme une tentative d’en revenir au but initial et d’oublier cet obstacle qui se met au travers. Il en ressort son visage lorsque Jules lui fait comprendre que son plan a échoué, et que d’un réveil en douceur, ils en viennent à une conversation qui aurait pu être évitée – selon lui. « Je sais ce qu’ils vont dire. » Il débutant en laissant échapper un léger soupire, marquant une pause pour faire de l’ordre dans ses pensées. « Mais qui, qu’est-ce qu’ils peuvent me dire ? » Il débute, avant de reprendre. « Je me souviens de rien. D’absolument rien. » Ce n’est pas un trou de quelques heures qu’il a, ce sont des jours entiers qui lui manquent. « Qu’est-ce qu’on peut faire de ça ? » Rien. Absolument rien. Alors quel est l’intérêt de se déplacer pour qu’on lui répète la même chose ; qu’ils n’en savent pas plus et qu’il serait utile qu’il porte plainte pour que l’enquête puisse progresser. Mais quel est l’intérêt de porter plainte quand on ne se souvient même pas de son second prénom ? Qu’est-ce qu’ils peuvent tirer de lui ? Rien. Il ne peut rien faire, et il commence à se persuader qu’il ne pourra jamais. « Et tu veux vraiment qu’ils viennent ici ? » Il demande en appuyant son regard. « Qu’ils te posent plein de questions ? » Même si dans les faits, elle n’en sait pas beaucoup plus que lui. « Qu’ils foin-fouillent partout ? » Qu’ils investissent leur appartement, mais surtout leur vie privée, quand bien même il s’agit de leur travail et qu’ils le font correctement, il n’en doute pas. Mais il doute d’apprécier de voir son espace personnel envahit de la sorte une seconde fois, même s’il s’agit cette fois-ci d’une bonne cause. Mais ça, il ne le dira pas.
Je n’ai pas été très difficile à convaincre, et pour cause, les instants que nous avons pu passer ensemble sans que des doutes, des questionnements ou des disputes ne viennent alourdir l’atmosphère ont été très rares, ces derniers temps. De manière plus générale, je ne me souviens pas avoir observé Alfie rester sans bouger, le matin, et ça aurait pu m’inquiéter – puisque je m’inquiète pour tout, en ce moment – si le sourire rayonnant sur son visage ne me prouvait pas que cette inertie matinale est un choix et non pas un indicateur d’un problème de santé plus ou moins grave. Forcément, je ne peux donc que capituler et accéder à sa demande qui risque pourtant de me mettre en retard, ce dont je n’ai pas l’habitude. J’ai toujours mis un point d’honneur à mener mes journées avec une organisation quasiment militaire, et si j’ai réussi, grâce à Alfie, à être un peu moins rigoureuse sur mes plannings lorsque je ne travaille pas, j’ai conservé mon envie de suivre la même routine à la minute près durant les jours où je me rends à la bibliothèque. L’ancienne Jules aurait donc sûrement paniqué en réalisant que ces quinze minutes signifiaient quinze minutes de décalage avec ses habitudes et qu’il allait falloir tout faire plus rapidement ou accepter de laisser une étape de sa « to do » liste de côté. Heureusement pour moi, l’ancienne Jules n’est pas ici et je n’ai aucun mal à me réjouir de ces quelques minutes de bonheur et de complicité gagnées, parce qu’elles seront peut-être éphémères et que les précédents événements m’ont appris à ne jamais rien considérer comme acquis. « Absolument pas. » Je rétorque, devant son envie de délaisser mon cookie malgré la promesse faite la veille. Je tiens à ce qu’il se nourrisse convenablement, retard au travail ou pas. Il doit reprendre des forces s’il veut se remettre plus rapidement, et puis, le sucre rend heureux – ou en tout cas, il me rend heureuse alors j’imagine que c’est pareil pour tout le monde – et il a sacrément besoin d’un peu de bonheur, ces jours-ci. « Une promesse ne peut pas être brisée, sinon ça ne servirait à rien d’en faire, donc tu mangeras ce cookie. » Je plante mon regard dans le sien, fronçant les sourcils telle une institutrice en pleine remontrance, mais ça ne dure pas bien longtemps. Je suis bien trop heureuse d’être là – le pouvoir des endorphines – pour pouvoir ne serait-ce que simuler la contrariété pendant plus d’une poignée de secondes. Et le fait d’acquérir le statut de doudou n’arrange rien à la situation – si on oublie que le doudou, en plus d’être rassurant et indispensable à son propriétaire est plein de bave et le meilleur ami des microbes – puisque je doutais ces derniers temps de la place que j’avais dans la vie et dans le cœur d’Alfie. Il me rassure, sans trop s’en rendre compte, et j’espère sincèrement que cette situation durera. Ces dernières semaines ont été difficiles à encaisser et leur souvenir reste encore douloureux à présent, d’autant plus que j’ai tout à fait conscience que nos problèmes ne sont pas réglés. Nous avons simplement décidé implicitement de nous accorder une trêve après l’agression d’Alfie et je redoute la fin de cette trêve qui me rappeler que notre couple est faillible alors que j’étais persuadée que ce n’était pas le cas.
Manifestement, ma capitulation a été bien trop rapide puisque de quinze minutes accordées sans chercher à combattre, nous passons à vingt ce qui commence à rendre une arrivée à une heure raisonnable plus que compromise, à moins que je saute l’étape de la douche en plus de celle du petit-déjeuner, ce qui est inconcevable. « Je vais vraiment être en retard. » Je proteste, essayant sans grand succès d’adopter une moue boudeuse pour illustrer mes propos. Je suis sûre qu’il a parfaitement conscience que je ne me sens pas capable de lui refuser quoi que ce soit, après ce qu’il s’est passé, mais j’aime remplir les tâches qui me sont confiées sans les remettre à demain ou donner une charge de travail supplémentaires à mes collègues. Je ne me vois pas planter tout le monde, surtout lorsque l’excuse que je donnerais est un mensonge et qu’il s’agit en réalité de profiter de la présence de mon petit-ami en restant lovée dans ses bras pendant de longues heures. Bien sûr, c’est une perspective enthousiasmante – très enthousiasmante – mais pas du tout raisonnable et je suis quelqu’un de raisonnable, surtout professionnellement parlant. « A moins que tu trouves une solution pour que je gagne du temps, mais à part me doucher dans le bus, je ne vois pas trop. » Ce qui ne risque pas d’arriver, bien sûr, déjà parce que je ne pense pas qu’il y ait un coin douche dans un bus mais aussi parce que même si c’était le cas, je ne pourrais jamais fermer les yeux sur l’hygiène douteuse de ce genre d’endroit. « Mais tu te rends compte que plus tu négocies, plus tu perds du temps sur les quinze minutes que tu as durement gagnées ? » Quinze minutes, c’est long et court à la fois, et il serait dommage de les gâcher en bavardages inutiles. Je suis la première désolée de devoir l’abandonner à sa solitude pendant une journée entière mais je suis ravie de lui rappeler qu’il ne risque pas de s’ennuyer après la figure de haute voltige qu’il vient d’imposer à mon réveil. Paix à son âme. « Tu veux dire que tu envisageais de faire encore pire ? » Car si Alfie peut crier au scandale en prétendant que ma vision des choses est erronée, c’est bien qu’il a une autre idée derrière la tête, je ne vois pas les choses autrement. En réalité, je m’en fiche un peu, tant qu’il trouve quelque chose à faire qui puisse lui permettre de conserver ce sourire auquel j’ai l’impression d’avoir eu droit si rarement depuis le début de sa convalescence, tout me va. Je suis sans doute un peu trop laxiste, ou plutôt un peu trop permissive, que ce soit en tant qu’infirmière ou en tant que petit-amie, mais je me dis que c’est mon rôle de faire en sorte qu’il retrouve sa joie de vivre le plus rapidement possible et si je dois un peu oublier ma propre vie pour y parvenir, alors ça ne me pose aucun problème. En l’occurrence, il est, de toute façon, évident, que si je suis encore blottie contre lui, ce n’est pas seulement pour lui faire plaisir mais aussi parce que j’en mourrais d’envie et je sais déjà qu’il va être très difficile de devoir sortir du lit, aujourd’hui.
C’est un second appel qui déjoue finalement nos plans et vient obscurcir ce début de matinée pourtant si prometteur. A l’instant même où je pose la question de l’interlocuteur du premier appel, je regrette de m’être lancée sur ce terrain-là, mais ne pas le faire autant été égoïste. Je ne peux pas éluder le sujet sous prétexte que je veux rester sur mon nuage, loin des problèmes du quotidien et surtout loin des démons qui entravent son bonheur et réduisent sa bonne humeur. Il donne le change, bien souvent, mais il ne peut pas nier que ses angoisses – dont je suis souvent témoin – sont encore très présentes et qu’il va être nécessaire de se confronter un jour ou l’autre à ce qu’il s’est passé pour qu’il puisse retrouver la paix. « Je sais que ça te frustre de n’avoir aucun souvenir de tout ça et de ne pas pouvoir les aider à trouver le coupable, mais ce n’est pas pour ça qu’il ne faut pas, essayer, tu ne crois pas ? » J’imagine qu’il a peur de se sentir inutile, de réaliser qu’il n’a aucune prise sur les recherches qui vont être effectuées, ou peut-être même qu’il appréhende de découvrir l’identité du coupable parce qu’il sait que cette personne est suffisamment proche de lui pour que ça l’atteigne. « Ce sont des professionnels, c’est leur travail de rechercher des agresseurs et de faire en sorte qu’ils ne blessent plus personne, et bien sûr que ta mémoire les aiderait, mais ils savent très bien que tu n’es pas en capacité de te souvenir et tu n’en es pas responsable. » S’il pouvait éviter de porter toute la misère du monde sur ses épaules, ça irait peut-être déjà mieux pour lui, mais c’est Alfie dont il s’agit, il se sent impuissant et ça l’énerve, tout comme ses pertes de mémoire successives l’irritaient au plus haut point. « On s’en fiche de ce que je veux, ce qui compte c’est qu’ils arrivent à t’aider. » Moi j’en suis incapable, tout ce que je peux faire, c’est le serrer dans mes bras après chaque cauchemar en lui promettant que ça ira mieux alors que je n’ai aucune certitude à ce sujet. Alors oui, je suis totalement prête à voir des dizaines d’inconnus retourner mon tiroir à sous-vêtements si ça peut les aider à identifier la personne qui a infligé toutes ces souffrances à Alfie. « Je répondrais à toutes leurs questions avec plaisir si ça peut te permettre d’avancer. » Je suis sincère. Bien sûr que je n’ai aucune envie de voir notre intimité mise à nue, de voir des inconnus investir notre espace privé, découvrir notre quotidien alors qu’il n’appartient qu’à nous, ou poser des questions auxquelles je n’ai pas envie de répondre, mais je reste persuadée qu’Alfie ne parviendra pas à aller de l’avant tant que cette question restera sans réponse. Il doit savoir qui lui a infligé ça et pourtant, il est le seul à se voiler la face et à ne pas s’en rendre compte. « Tu ne crois pas que s’ils insistent autant c’est qu’ils pensent vraiment pouvoir t’aider ? » Après tout, les flics ne doivent pas courir après le travail à faire, compte tenu du fait qu’ils doivent crouler sous les demandes. S’ils le font, c’est que c’est réellement important. « Et toi, tu penses que tu pourras reprendre le cours de ta vie sans savoir qui c’est ? » Parce qu’après tout, c’est surtout ça la question, même si j’ai peur qu’il ne soit toujours pas capable de voir la vérité en face ou qu’il préfère ne pas la voir parce qu’il ne sent pas prêt à l’affronter.
Il a sacrifié et il est encore prêt à sacrifier beaucoup de choses pour Juliana. À commencer par son travail, même s’il n’est pas prêt à le verbaliser, une partie de la liberté qui l’a toujours caractérisé (même s’il ne le regrette pas) ou encore certains de ses penchants autodestructeurs dont il s’est en partie guéri grâce à la jeune femme (et là, il est parfois amené à le regretter). Alors, finalement, un cookie n’a pas beaucoup de poids dans l’équation, et la promesse peut être brisée sans qu’il ne soit susceptible de le déplorer. Jules n’est pas du même avis et un fin sourire se dessine sur ses lèvres, autant par rapport à l’autorité qu’elle met dans sa protestation que par le paradoxe de la situation même s’il garde ce constat pour lui-même. Si elle s’oppose avec vigueur à la perspective qu’il ne tienne pas sa promesse, de son côté il n’a jamais eu de difficulté à retirer celles-ci. Il y en a formulées de nombreuses pour satisfaire autrui, en étant parfaitement conscient qu’il ne les tiendrait pas ; pire, il n’a – la plupart du temps – pas même essayé. Alfie n’est pas un homme de parole ; certains diront que ses addictions l’ont forgé ainsi, d’autres qu’il a trop souvent été déçu au point de ne pas perdre son temps avec des engagements envers qui que ce soit, la vérité est qu’il s’agit simplement de sa façon d’être. Son besoin de liberté, d’être constamment maître de ses choix et des changements de ceux-ci l’ont dissuadé de s’engager auprès de son entourage ; et il n’est ainsi par rare qu’il se décommande à la dernière minute parce qu’il a mieux à faire quand bien même il a promis qu’on peut compter sur lui. Alors oui, dans l’échelle de ses promesses, le cookie ne représente pas grand-chose, et si pour Juliana il est prêt à sacrifier celui-ci pour la garder auprès de lui quelques minutes de plus, c’est aussi pour elle qu’il concède à satisfaire sa part du contrat. « À vos ordres, cheffe, je vais même attei-attendre que tu sois là pour le voir de tes propres yeux. » Autrement dit, il n’hésitera pas à l’asseoir à la table de la cuisine, prendre place sur la chaise face à elle et déguster le fameux cookie, lentement, mais sûrement. Oui, miette par miette, théâtralisant chacune de ses bouchées, les yeux plongés dans ceux de Jules pour lui faire comprendre que, finalement, un cookie ne représente pas grand-chose et qu’elle peut effectivement regretter ses propos. « J’aime quand tu la joues autoritaire. » Il murmure à son oreille avec un large sourire ; sans même penser à la soirée de la veille ou à la nuit qu’ils viennent de passer, se contentant d’apprécier cette version de Jules ; celle qui persiste à avoir besoin de contrôle, sans que celui-ci n’en devienne une obsession comme cela a pu l’être par le passé, où chaque petit détail pouvait être propice à une véritable crise de nerfs incontrôlée de la part de la jeune femme, sans même qu’elle en ait pleinement conscience, sans même qu’elle ne le veuille, parfois. Et s’il Alfie l’aime, c’est autant pour ses qualités que ses défauts ; et ce n’est pas parce qu’elle a appris à prendre de la distance avec ses habitudes qui faisaient parfois de sa vie un enfer qu’elles ont totalement disparues ou qu’Alfie souhaite que ce soit le cas, c’est en partie parce que cela fait partie de la personnalité de Juliana qu’il est tombé éperdument amoureux d’elle.
Pourtant, on ne peut pas dire que son comportement au cours des dernières semaines était cohérent avec l’amour qu’il porte à la jeune femme ; et ce n’est que bien trop tard qu’il entreprend d’illustrer à nouveau cela par des gestes tendres, des attentions qu’il avait délaissées et une présence qui était devenue rare, alors qu’il refuse de la libérer pour qu’elle débute sa journée, là où d’ordinaire il n’aurait même pas été présent pour assister à son réveil. « C’est pas toi qui est en ren-retard, c’est eux qui sont en avance. » Qu’il propose, car il s’agit d’une vision de la réalité bien plus appréciable à cet instant, alors qu’il conserve sa prise autour de la frêle silhouette de Jules ; et même diminué physiquement, il ne compte pas la lâcher sans s’être battu jusqu’à ne plus avoir la moindre bribe d’énergie. Heureusement que la jeune femme n’est pas une adversaire très coriace, sans quoi il aurait déjà été vaincu. Sa moue boudeuse ne parvient pas à le convaincre de la laisser tranquille, bien au contraire, il la trouve d’autant plus adorable alors que son visage se perd à nouveau dans le cou de Jules. Il ne relève la tête que lorsqu’elle persiste à protester. « Ton piji-pyjama te va très bien, on a assez de parfums, et je peux te conduire au travail. » Même s’il ne garantit pas que ce soit synonyme de gain de temps. « Boom, une demi-heure de plus ! » Il souligne, un sourire victorieux aux lèvres, reprenant sa position initiale avant de laisser échapper un soupir à peine exagéré. « Le but, c’est que tu finisses par ci-céder. » Il admet, reculant légèrement la tête pour croiser son regard alors qu’il affiche un air mutin sur le visage, tel le gamin qu’il est et qui ne compte pas mettre un terme à son caprice. C’est à nouveau un large sourire qui s’affiche sur ses lèvres alors que Jules est outrée par le sort qu’il a réservé à son réveil, et Alfie finit par afficher un air angélique sur le visage (ce qui, venant de lui, n’est absolument pas crédible). « Mieux, tu veux dire ? » Et il se mure dans le silence alors qu’un sourire amusé naît sur ses lèvres, laissant à la jeune femme le soin d’imaginer le pire (ou le meilleur, si elle accepte de se fier à ses propos).
La décontraction d’Alfie est malmenée par un premier coup de téléphone, puis définitivement enterrée lors du second, alors qu’il parvient sans peine à faire le lien entre les deux appels. Un râle s’échappe d’entre ses lèvres, suivi d’une plainte ; peut-être qu’il vient de trouver le programme de sa journée, bien moins plaisant que celui rêvé qui consiste à ne jamais sortir de ce lit, et à ne jamais libérer Jules. Il aurait dû s’en douter, que cet instant de légèreté bienvenu après des semaines compliquées ne pouvait pas durer éternellement ; il n’a pas mérité que celui-ci s’éternise, et c’est un juste retour des choses que sa volonté purement égoïste soit ainsi mise à mal. Mais ses capacités le sont également depuis plusieurs semaines, raison pour laquelle il ne voit pas l’intérêt de se rendre au commissariat ; il sait très bien quelle sera l’issue d’un tel rendez-vous. Ce n’est pas qu’il est défaitiste, il est seulement réaliste ; privé de ses capacités verbales, de ses souvenirs, le problème ne réside pas dans ce que pourra dire Alfie et qui s’avérera confus, mais dans le fait qu’il n’y a tout simplement rien à dire. « Je ne vois pas l’intérêt d’essayer. » Il persiste face aux paroles de Jules qu’il prend pour ce qu’elles sont, des encouragements, pour autant cela ne leur permet pas de prendre une dimension plus concrète dans son esprit. Le trentenaire a toujours eu des idées bien arrêtées, raison pour laquelle il sera difficile de lui faire changer d’avis maintenant qu’il s’est persuadé qu’il ne peut rien faire pour arranger sa situation. Et malgré tous ses efforts pour faire appel à l’optimisme qui le caractérisait il y a encore quelques mois, pour parvenir à dresser la liste des pour qui serait suffisamment efficaces face à celle des contre qui s’imposent naturellement dans son esprit, il n’y parvient pas. « Mais comment ils peuvent m’ad-aider, s’il n’y a rien ? » Il persiste, Alfie, il en viendrait presque à s’énerver alors qu’il accentue le mot, avant de se détacher de Jules pour passer une main sur ses yeux alors que son regard se perd sur le plafond. Professionnels ou pas ; cela ne change rien aux faits : il ne peut rien leur donner, il n’a rien à offrir, il n’a aucun souvenir, aucun indice qui pourrait leur utile. Ce n’est pas faute d’avoir cherché, d’avoir cogité des nuits entières, de s’être forcé, encore et encore, à se rappeler, mais les seuls résultats de ces efforts poussés ont résidé dans une volonté de retrouver le chemin de ses vieux démons pour mieux se punir à défaut de parvenir à punir le monde entier de ce qui lui arrive, et qu’il considère comme responsable, parce qu’il a toujours eu plus de facilité à rejeter la faute sur les autres qu’à prendre ses responsabilités. « Mais j’avance, Jules, je t’assure. » Il précise alors qu’il tourne la tête vers la jeune femme, captant son regard tandis qu’il se mord la lèvre, un poil agacé, à mesure que Juliana essaie de lui faire changer d’avis. « Ils me l’ont dit, à l’hôpital, que sans al-éléments ce serait compliqué, voire impossible. » Il ajoute, alors que son regard revient sur le plafond. « J’en sais rien, Jules. Je veux juste pen-passer à autre chose, peu importe la façon. » Il précise en haussant les épaules, verbalisant pour la première fois son désir de ne plus être coincé dans cette position où il ignore où se situe sa place, parce qu’il ignore encore comment appréhender ce nouveau lui qui demeure toujours étranger, des semaines après les faits. « Je veux dire, c’est un incu-inconnu, c’est la seule certitude, alors ça change quoi ? » Il questionne, avant de reporter à nouveau son regard sur elle. « Qu’est-ce que ça change, pour toi ? » Car dans le fond, c’est la réelle question. Si de son côté ça n’a pas d’importance, pourquoi ça en a autant du sien ?