Jack était un long fleuve tranquille. Il se fâchait pas, rarement, il s’en croyait logiquement pas capable. Il était le genre de gars qui ne disait jamais un mot plus fort qu’un autre, le type à qui on pouvait faire confiance pour rester toujours impassible peu importe la nouvelle qu’on lui raconte. Son visage n’était dessiné que de peu de rides, il en avait bien sûr, vu l’âge qu’il arborait et la fatigue qui l’avait suivi tout au long de sa vie, mais autrement, on ne pouvait pas dire qu’il était du genre à bouillir, du genre à se mettre en colère.

Du genre à avoir donné le premier coup, non plus.

Et pourtant son poing est toujours bien serré. Et pourtant, il sent l’impact sur ses jointures encore quelques fractions de seconde après avoir frappé Auden en pleine gueule, après avoir entendu le bruit satisfaisant d’un os (ou de plusieurs, il n’en tient pas gré) qui craque, qui casse.

Ça remonte eux deux. Ça remonte à une autre vie, à un autre monde, à un autre continent. À une connerie qui tourne mal, et à Jack qui écope de toute la faute des autres, et surtout de celle de Williams. Ça remonte à des mois en prison à cuver son air en attendant, lui qui est pas du genre à avoir de la rancœur, lui qui est pas du genre à être rancunier. La blague, ou l’exception qui confirme la règle, quand il ne se laisse pas impressionner par le filet de sang qui coule le long de la narine d’Auden. Le traître, le lâche, le gars qui avait fait comme si, et qui au dernier moment avait balancé Epstein l’œil brillant la bouche en cœur.

Alors oui, Jack était un long fleuve tranquille. Sauf ce soir. Et c’est probablement ça qui devrait être inquiétant. S’il se fâche jamais, s’il explose jamais, c’est qu’il est assurément une bombe à retardement.

(queensland police) C’est lui qu’a commencé.
Je vous jure que là c’est lui qu’a commencé.
Même pas que je l’ai cherché, que j’ai eu un mot plus haut que l’autre.
En plus je l’ai salué, j’ai lancé un grand “Jaaaack mon pote !” qui sortait du cœur, qui rattrapait les cinq, six, sept, huit ans passés sans que l’on se voit ? Non c’est plus Auden, c’est bien plus. Douze ans déjà. Douze ans depuis nos fraîches soirées canadienne et son petit retour en prison ; moi qui reprend l’avion au retour et qui prend en photo les nuages pour montrer chacune des 142 photos à Ginny. Non, vraiment, je ne comprends pas ce qui a pu se passer pour qu’on en arrive là.

Si on me pose la question, c’est lui qui a frappé en premier. Qu’importe que ce soit la vérité ou non, ça devient au moins la mienne. Il a frappé le premier, y’a mon nez qui a pissé le sang et qui fait plus mal qu’à chaque fois que j’en viens aux mains. Quel con. Quel putain de con.

Ce soir plus que jamais on a une vraie raison de se taper dessus, de cogner tellement fort qu’on en sentira plus nos mains, de cogner tellement fort que le reste du monde cessera d’exister. Juste nous deux, pour faire ce qui aurait du être fait y’a des années. Je rigole une seconde, deux peut être, le dos de ma main me sert à venir essuyer le sang qui a déjà un goût d’acier dans ma bouche. On se regarde dans le blanc des yeux une simple second et le jeu recommence enfin lorsque ma main s’abat sur son col et qu’on se retrouve à prendre tout l’espace dans le bar, à pousser les chaise, les tables et les clients. Je me retrouve sur lui alors qu’il a le dos plié en deux, à moitié allongé sur le comptoir du bar alors que les coups pleuvent sur son visage et que je ne distingue pas son sang du mien. Y’a pas de crac, je crois pas, mais il devient le réceptacle de toute ma haine sans qu’il n’y ait de raison à cela. Et ça, ça doit faire mal. Au moins aussi mal que mon nez que je sais cassé.

Si personne ne les sépare ils vont réellement finir par s'entre-tuer.

Et il brûle, son poing brûle, son corps en entier aussi. La voix d'Auden qu'il étouffe dans sa gorge à la seconde où il ose parler, chaque geste qu'il double au fil des coups, qu'il amplifie, qu'il ressent encore plus. Il ignore si à un moment il saigne, ou même s'il a mal, il ignore tout quand il a des années et des années de rancœur à expier.

Évidemment qu'Auden renchérit. C'aurait pas été lui s'il avait fait autrement. Jack n'en a que la confirmation, qu'une piqure de rappel supplémentaire qu'il est bel et bien tombé sur le bon gars, que ce n'est pas sa rage qui l'a aveuglé. Il reconnaît sa droite pour l'avoir vue l'utiliser des dizaines de fois dans des combats lambdas dans des bars similaires, à l'autre bout du monde. Il reconnaît les coups de pied de traître qu'il ajoute au dernier moment, la tête qu'il utilise comme alliée, se foutant de casser quelque chose quand il a la certitude que son adversaire perde plus au change que lui.

Sa bouche goûte le fer, sa peau goûte le sel, il est dans un autre état Epstein, il se retrouve contre le bar après un boucan occasionné par leurs rages inégales. Auden qui a repris le dessus mais Jack il s'en fout, il n'en a rien à faire, il sait qu'il arriverait à diriger le combat à nouveau. Il sait que la bouteille qui est à portée se fracassera sur la tête de Williams aussi bien qu'elle le fait, une seconde après. Il sait que le plateau de service qu'il dérobe sur une table vide servira parfaitement à lui couper le souffle d'un coup d'un bon en pleine gorge.

Il le pousse et ils se poussent et à un moment, ils sont par terre, il croit. Parce que le sol est collant et humide, parce qu'il l'a immobilisé aussi, et parce qu'il a plus de facilité à marteler ses côtes que l'instant précédent. Des gens s'avancent, d'autres s'inquiètent, peu osent s'approcher vraiment. On pose une main sur l'épaule de Jack à un moment, il grogne, il hurlerait presque s'il n'avait pas si mal à la mâchoire, s'il ne sentait pas les mots se bloquer dans sa gorge tant la folie le fait suffoquer à travers.

On joue à celui qui fera le plus mal, à celui qui arrivera à verser le plus de sang de l’autre. On joue à un jeu que j’adore ; le meilleur jeu du monde, et lui face à moi est la parfaite personne avec qui jouer. Parce qu’il ne fait pas que se défendre. Il ne se défend pas du tout, même. Il attaque. Il rage, il est fou, il est hors de lui. Ça me plaît. Il a un but derrière tout ça, il n’est pas juste un énième connard que je frappe dans un bar pour une excuse de merde. Il est un connard que j’ai fait envoyer en taule y’a de ça des années et bien sûr qu’il ne l’a pas oublié. C’est parfait, ça nous donne un mobile, ça nous donne une force, ça nous donne tout ce dont nous avons besoin pour continuer à frapper sans sentir la fatigue ou la douleur dans aucun de nos muscles. Merci l’adrénaline.

Il n’y a pas de règles, pas de bienséance. Tous les coups sont permis et c’est parfait. Je rage encore plus quand il utiliser un plateau pour venir me frapper à la gorge, que pendant une simple seconde je suis contraint à desserrer mon poing sur son tee shirt et à me reculer pour tousser comme un putain de cancéreux. Oh le salaud. Alors il en profite, il renverse le rapport de force de la manière la plus lâche qui soit - et j’adore. Les coups pleuvent un instant, je peine à trouver le bon timing pour les rendre à mon tour. Il me faut une aide extérieure, une tâche de la couleur de la chaire qui se pose sur son épaule pour que je profite d’un simple temps d’inattention pour viser sa mâchoire. C’est lâche, ô c’est si lâche. C’est ce même point que je frappe encore et encore depuis le début, c’est ce même point qui doit lui faire tellement mal qu’il ne sent plus rien. C’est ce même point que j’espère être cassé pour qu’il souffre longtemps, très longtemps. Comme moi avec mon nez.

Je m’apprêtais à rendre de nouveaux coups lorsqu’il m’est arraché et qu’on m’arrache au sol à mon tour. On nous sépare. Putain. Putain d’inconnus qui se mêlent de ce qui ne les regardent pas. C’était notre affaire, notre problème qu’on devait régler depuis presque dix ans. Et eux ils arrivent au dernier moment pour tout gâcher. Le monde est flou mais la tâche que représente Jack reste toujours discernable. Je me tortille, je hurle, je rage ; mais la vérité c’est que rien n’y fait. On l’éloigne de moi, on m’éloigne de lui. On est seuls contre plusieurs sur nous, on est fatigués et blessés et on a à peu près aucune chance. Le jeu est déjà terminé. ”C’est pas fini Epstein !” Je menace, promets, crache du sang à mes pieds.

Et dans sa tête, ça tourne, et tourne encore. Ce sont que les sensations qui arrivent à le ramener à lui-même. Ce sont que des sensations qui arrivent à le secouer suffisamment pour ressentir les coups, pour les arrêter quand il peut, quand il veut. Parce qu'il est dérangé là Jack, parce qu'il en redemande. Parce qu'il sait que lorsqu'Auden cogne fort, c'est parce qu'il a eu mal, fort. Sick minded qui s'ignore et qui frappe, qui craque, qui grogne, qui rattrape. Ils se perdent l'un sur l'autre à mélanger leur agressivité comme s'ils étaient pareils, comme s'ils avaient enfin trouvé un terrain d'entente. Et ils se tueront, bien sûr qu'un jour ça arrivera. Ne peut pas exister autant de rage entre deux personne sans que la finalité ne soit tragique, nocive. Epstein le sait, il le sait et il n'abandonne pas pour autant.


”C’est pas fini Epstein !” on les a séparés, il a fallu le faire. Et Jack a quand même les jambes libres, il est debout et ses côtes lui martèlent les poumons, l'étouffent à chaque expiration. Un coup de pied sur la table à portée, il la bute du plus loin qu'il puisse, rageant encore que l'italien l'esquive. Auden qui crache du sang et Jack qui lui crache dessus au passage. C'est que le début Williams, c'est que le début. Mais il s'abaisse pas à lui répondre, seul son regard noir suffit, le coup d'oeil qui aurait pu le tuer sur place s'il avait eu la décence de le tenir.

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Évidemment qu'ils sont derrière les barreaux. Évidemment que Jack n'en bouille que plus, d'être de retour à la case départ, d'être dans une cellule qui lui donne le vertige, qu'il lui file une crise de claustrophobie qu'il garde pour lui, ravalant avec dureté. Son dossier qui ne sert à rien ici, grand bien lui en fasse, on leur a promis que sous caution ils seraient sortis au petit matin. On leur a promis, tout en les mettant chacun dans une cellule différente. Bonne idée.

Et pas un mot qui franchit les lèvres d'Epstein, pas un seul. Il ne fait que fixer Auden de l'autre côté du couloir, face à lui, il ne fait qu'enregistrer tous les endroits où il saigne, tous les coups qu'il a pris. Il se rejoue les moments-clés en boucle dans sa tête pour arriver à se calmer, son souffle qui reprend un rythme normal à un moment, plus profond, caverneux. Il passerait la nuit entière à ne pas le lâcher des yeux si ça pouvait lui confirmer qu'ils sont bel et bien dans la même ville, enfin, et que oui, tout ça est clairement que le début.

La haine est incomparable, incommensurable ; la tension palpable. Les muscles brûlent, le corps saigne. Pourtant si jamais un de ceux qui me retiennent relâche la pression je suis prêt à rejouer à ce même jeu dans la seconde, peu importe les conséquences. Si on me laisse une porte de sortie, je saurai la saisir. Je saurai lui sauter à la gorge comme un animal enragé et je sais qu’il en fera de même - parce qu’on est deux animaux enragés dans l’histoire. Le gorge brûle, la respiration est difficile mais bon sang que ça fait du bien. Peu importe à quel point ça fait mal, je ne regrette rien. Si j’ai mal, il a mal aussi. Plus j’ai mal, plus il a mal aussi. Et ça me va. C’est dans le deal, je l’accepte.

Y’a des sirènes, y’a des remontrances, y’a des flics en uniforme, y’a des menaces, y’a tout un tas de trucs qu’on nous explique en nous laissant dans la même pièce et mon regard qui ne quitte toujours pas le sien. S’ils me lâchent je le tue. S’ils me lâchent je sais déjà que je vais poser ma main à l’arrière de son crâne et venir lui exploser le nez et la tête sur la table devant laquelle il est assis.

Sauf qu’ils sont pas si cons que ça, finalement. Ils nous séparent une bonne fois pour toutes, mettent double dose de barreaux entre nous deux. Ils n’ont pas été assez intelligents pour éviter qu’on se voit, cependant. Tant pis pour eux, ils vont voir à quoi ressemble un Auden qui ne sait pas tenir sa langue dans sa poche même si mon corps entier me fait mal. Je sens le sang séché sur mon visage à chaque fois que je bouge, je le goûte encore dans ma bouche. Mon nez est hors service et je suis plutôt heureux de ne pas avoir vu l’étendue des dégâts. Cela ne m’empêche pas de continuer à chanter, à me vanter, à faire de la vie de Jack un enfer parce que c’est une constante entre nous. Mes mains passent à travers les barreaux, mon visage se coince entre deux bouts de fer froid. Et, ouais, ok, ça fait comme l’effet d’un glaçon sur le visage pour calmer les coups et les plaies. ”Hey Epstein, tu m’ferais pas un petit tour des lieux ? C’était comme ça au Canada ? Ou non, attends, j’espère que t’avais du sirop d’érable pour le petit déjeuner au moins ? Ahh la belle vie, tu pourrais me remercier quand même, t’as eu quelques mois tranquille.” Je souris. Il y a sûrement encore du sang dans ma bouche, mais ça ne m'empêche pas de sourire encore et encore.

C'est aux premières heures de la nuit que la sonnerie de mon téléphone portable me réveille en sursaut. Instantanément, machinalement, je décroche, bien qu'il me faille quelques secondes pour assimiler les propos que me souffle un cousin au ton dur qui voile son courroux à l'autre bout du fil. Mon regard se pose sur la silhouette de Ginny qui se mouve doucement, ma réactivité regrettablement insuffisante pour ne pas avoir contré l'interruption de son sommeil. Je caresse amoureusement, délicatement, la nuque de cette dernière avant de me dérober du lit et communiquer avec mon cousin sans nuire davantage à son repos. Mes pieds nus contre le plancher du couloir, mes sourcils se froncent. J'assure, conciliant, avancer la dite caution nécessaire à la libération du musicien sans poser réellement de questions. Mon cerveau semble encore perdu dans les limbes et ce n'est qu'une fois la discussion achevée que je me creuse les méninges quant à comment parvenir à retirer l'argent nécessaire sur mon compte en banque pas si gonflé que ça.

Je reviens discrètement dans la chambre à coucher, mes yeux passent du cadran de mon réveil-matin à mon écran de cellulaire en veille. Une main passe sur mon visage, étouffe un bâillement. Les cernes se dessinent, les traits se tirent, je glisse suavement un baiser dans le cou de Ginny et lui susurre à l'oreille que je m'absente quelques temps et que je l'aime. Il était absolument hors de question que je laisse Jack dans sa cellule même si je n'avais strictement aucune idée des motifs qui l'y avaient mené. L'Epstein demeurait ma famille et sans lui, clairement, je ne serais pas là. J'avais toujours pu compter sur le canadien ; ce soir, j'avais l'occasion de lui rendre un peu la pareille et je n'allais pas m'en priver, même si cela signifiait de mettre en oeuvre des fantaisies financières. Je quitte la demeure familiale aussi silencieusement que possible, précautionneux de ne troubler davantage de sommeil.

Quelques dizaines de minutes plus tard, je me retrouve avec une enveloppe refermant la caution aspirant à délivrer le cousin. J'ai l'impression de me retrouver dans un film de gangsters avec une telle somme d'argent que j'ai enfermée dans ma boîte à gants comme si je redoutais qu'une main malveillante sorte de nulle part et s'en réjouisse. Je me stationne devant le centre pénitentiaire et après quelques mots échangés avec un policier mal réveillé, l'échange est fait. Étrange, comment l'argent peut tant acheter.
L'on m'indique de revenir quelques heures plus tard, Jack tout de même condamné à passer une nuit à blanc dans sa cellule.

Je refais le chemin inverse pour revenir docilement, une bonne vingtaine de minutes avant l'heure de sortie annoncée par le représentant de l'autorité précédemment. J'ai des souvenirs de la libération de Noa et le constat que j'ai endossé le rôle de chauffeur pour deux sortants de prison m'étreint. 2019 aura composé une bien drôle d'année. J'opte pour entrer directement à la prison, favorisant y attendre le cousin et pallier à d'éventuelles demandes supplémentaires de la police si besoin était.

J'ai failli enguirlander celui qui, dans la nuit, a foulé aux pieds le peu de sommeil que je tentais désespérément de récupérer. Les paroles - mais surtout la voix - sorties du combiné ont achevé de me réveiller. C'est tout en marchant - 'en essayant de ne pas tomber' serait plus adéquat - que j'écoute la voix à l'autre bout du fil, à laquelle je réponds sur un ton un peu mou, endormi. Mes chats viennent tenter de m'achever, se plantant sur mon chemin, comme pour essayer de retenir mon départ imminent alors que je suis déjà presque habillé. Je peste en manquant de m'écraser sur le plancher, mais retient malgré tout l'endroit où je dois me rendre. Je n'ai eu aucun effort à faire pour reconnaître la voix à l'autre bout du fil, qui aura fait passer mon cœur de la cadence 'sommeil' à celle de la plus folle des courses d'endurance. De l'argent à avancer, oui, oui d'accord, il n'y aura aucun problème, de toute façon l'argent dort sur mon compte et s'y ennuie. Demain matin, pas de problème, non bien sûr que non, parce que lorsque Auden appelle, Léo ne marche pas : il tape littéralement un sprint.

Un peu comme un voleur, je me retrouve devant le distributeur de billets de ma banque, qui ne voudra jamais me laisser retirer le cash nécessaire. 'Revenez en agence pour un montant plus élevé', lancera la borne, et j'aurai envie de lui envoyer des coups de pieds qui ne mèneront à rien. C'est effectivement en grommelant que je remonte dans mon appartement pour fouiller tiroirs et placards poussiéreux afin de dénicher ce qui complétera la somme que je suis parvenu à retirer. Mes félins m'observent, curieux, et je promets de revenir vite, comme le papa gâteux que je suis. Je déteste l'endroit dans lequel je mets les pieds très peu de temps après avoir attaché mon vélo de l'autre côté de la rue. Mes poches gonflées d'argent me filent la frousse, je déteste me balader de nuit lorsque je ne suis pas accompagné - ou lorsque je ne l'ai pas décidé. Et cette nuit, on dirait que toutes les composantes sont réunies pour que je rejoigne mon chez-moi. En vitesse. Je crois que je ne suis pas seul, à être venu acheter un brin de liberté, cette nuit. C'est la blague d'un policier au sourire édenté qui m'aura mis sur la piste. Je n'ai jamais acheté la liberté de personne, et si j'ai un jour mis les pieds dans une prison ou un commissariat, ce ne devait être que pour venir déclarer le vol de mon vélo.

C'est dans un bar ouvert de nuit que j'attends l'heure que m'a donné le flic, comme si j'attendais dans le couloir de la mort. Les minutes s'égrainent si lentement que j'ai l'impression de m'être assoupi. C'est en tentant de masquer mon état un peu catastrophé que je repasse les portes de cet endroit de malheur. Mon palpitant tourne au dessus de douze mille tours par minute. Mon regard tombe sur un visage qui me semble être familier. Je ne bat des cils que pour chasser les souvenirs - un peu vagues - de mon passage à l'hôpital, quelques mois auparavant; passage qui n'avait pas manqué de me marquer. Un petit toussotement plus tard, je me rends à l'évidence : celui que je crois identifier comme l'infirmier m'ayant autrefois pris en charge ne me reconnaîtra probablement pas. Et je crois que la situation est assez gênante comme cela. J'en oublie même de me demander ce que fait l'artiste dont j'ai acheté la sortie dans un lieu aussi sordide. « Y'a pas photo, je préfère quand même l'ambiance des hôpitaux. » que je regrette immédiatement de lancer, un peu sans but, pas très certain que la situation ne se prête à la discussion. Et qui me dit que c'est effectivement le type de mes souvenirs, ces derniers ayant été mis à mal par la morphine qui voyageait à l'époque dans mes veines ?

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Il parlera pas, pas une fois. Il lui dira rien, absolument rien. Il a rien à lui dire et surtout, surtout, il a peur de toute la rage, de toute la hargne qui passeraient ses lèvres. Il est enragé Jack, il a frappé, et il frapperait encore. Il a mal partout, le sang commence à peine à sécher sur son visage, mais il en redemande, il rêve que de ça.

”Hey Epstein, tu m’ferais pas un petit tour des lieux ? C’était comme ça au Canada ? Ou non, attends, j’espère que t’avais du sirop d’érable pour le petit déjeuner au moins ? Ahh la belle vie, tu pourrais me remercier quand même, t’as eu quelques mois tranquille.”

Et Auden et son sourire de merdeux, ce même sourire à qui Jack dédie son plus gros, son plus beau, son plus puissant crachat. Epstein qui fait voler du sang entre les barreaux, qui vise ses dents blanches encore trop intactes à son goût, ses lèvres fendues grâce aux soins du canadien. Il le maudit, il veut le tuer, c'est ça qui lui fait peur, ça qui l'empêche de respirer. Si c'est pas aujourd'hui, ce sera un autre jour pour sûr - mais Auden crèvera de ses mains, et ainsi, enfin, ilretournera en prison par la faute du peintre. Pour les bonnes raisons cette fois.

▲ ▲ ▲

Ça l'emmerde, ça le fait chier à un niveau encore plus douloureux que la fameuse douleur qui martèle ses tempes, quand il relègue son appel à Isaac. Il déteste être l'aîné et entraîner son cousin dans ses lubies nocturnes, il déteste être le mauvais exemple et encore plus lorsqu'il sait qu'il dérange. La voix enrouée de sommeil du Jensen coupe avec celle enragée de Jack, qui marmonne, qui grogne, mots incompréhensibles qu'il soupire de sa langue qui claque. Il évite le regard d'Auden qu'il sent chauffer sa nuque, retourne dans sa cellule et n'y dormira pas une seule seconde. Trop occupé à jouer la scène encore et encore, du premier coup au dernier, chaque étape qu'il mémorise, chaque attaque qu'il démonise. La prochaine fois sera pire. Il se le jure, à tous les moments où ses iris voilés, où son visage bleuté se tournent à nouveau vers Williams dans la cellule d'à-côté.

Isy arrive, il arrive accompagné, et y'a la tête d'un gamin que Jack verra même pas, déjà occupé à lever sa silhouette ankylosée, à se mettre sur ses pieds quand tout son corps lui hurle qu'il aura mal, longtemps. Foutaise. « Y'a pas photo, je préfère quand même l'ambiance des hôpitaux. » et celle de la morgue tu l'aurais trouvée comment, comme ambiance? Il marmonne sans rien dire, il rage, il ramasse ses affaires, il s'excuse d'un coup d'oeil, maudit l'univers entier d'un autre.

J’en appelle une qui répond pas et ça m’énerve. La rage monte à chaque nouvelle sonnerie de téléphone qui se perd dans l’écho de merde que fait leur téléphone de merde parce qu’on sait jamais, y’a peut être les codes de l’arme nucléaire dans le mien. Mes doigts s’enroulent au fil du combiné (parce qu’ils vivent encore au Moyen- ge, apparemment) et mon pied tape dans le mur, me faisant me rappeler que les côtes cassés/n’importe quoi d’autre me font un mal de chien. Finalement je me rends compte de l’évidence au bout du troisième appel et d’un magnifique message vocal laissé par inadvertance sur le téléphone de Rosalie. Elle aura une belle surprise, demain, assez belle pour oublier que j’irai chez elle la tuer après demain. Alors je mets en marche les deux dernières neurones dans mon cerveau, ma tête se pose contre le métal froid et pas du tout confortable et plus j’y pense et plus la réponse devient évidente. Parce que forcément que j’allais l’appeler lui au final, forcément.

La nuit me fait oublier ce moment douloureux qui n’a absolument rien à envier à l’état de mon corps - je n’imagine même pas celui du vieux tas de rouille qu’est Jack. A coup sûr il porte le tétanos sur lui. Plus personne ne dit rien mais on sait tous les deux qu’aucun ne dort et que si jamais ils en viennent à rouvrir nos cellules on ne perdrait pas une seule seconde pour recommencer là où on s’en était arrêté. En pire. En bien pire.

« Y'a pas photo, je préfère quand même l'ambiance des hôpitaux. » C’est là qu’on devrait aller si j’étais pas le pire abruti de l’univers, si j’étais pas aussi buté et si j’allais pas faire comme si je n’avais aucune douleur alors que chaque mouvement devient encore plus douloureux lorsque je me relève enfin. Y’a seulement sa remarque qui m’arrache un sourire en coin. Juste un. Un petit, en plus. Parce qu’il est quand même venu, qu’il a quand même répondu à mon appel tard dans la nuit, qu’il a quand même attendu la première heure pour venir au commissariat. Alors que je ne suis pas sûre que j’aurais fait le contraire.

”J’préfère l’ambiance quand on est chez moi, Riccioli, mais on peut toujours s’arranger.” Ma voix se perd, s’enroue. Je n’avais pas parlé depuis la veille au soir, quand j’avais insulté nos gardiens pour d’obscures raisons - ou alors était-ce quand j’avais promis une énième revanche à Jack ? J’ai oublié. Le fait est que je fais de mon mieux pour ne rien laisser paraître, pour rassembler mes affaires en vitesse et enfin me tirer de cet endroit de malheur. Léo en saura le moins possible, Léo ne saura rien du tout si tout va bien. Je le rembourse et on est quittes. C’est le deal que je viens de me faire à moi même ; que tout en restera là. Mes pas en sont encore convaincu lorsqu’ils s’approchent de Léo et mon sourire en coin les soutient. Ma main, celle qui remonte dans son dos, celle qui remonte le long de sa nuque, celle qui vient déjà se perdre dans ses cheveux ; elle, celle là même, elle en est beaucoup moins certaine. Mes yeux ne quittent pas Jack du regard, lui qui est parti devant, lui qui a lancé son regard le plus haineux en partant. La silhouette d’Isaac se dessine près de lui et de toutes les choses les plus inattendues du monde, cela en fait certainement parti. Faisant mine de rien, je colle mon index et mon majeur entre eux et les dépose sur ma tempe, lui offrant le plus beau pseudo-salut militaire dont je suis capable.

Abaissant mon visage près de l'oreille de Léo - dans un rictus de douleur -, je lui susurre quelques mots sans jamais ô grand jamais ne quitter Jack des yeux. "Si tu voyais son état à lui, tu saurais que j'ai largement gagné."

On s'revoit bientôt, Epstein.

Mes doigts pianotent distraitement, machinalement, la surface fraîche du bureau m'opposant à un gendarme. Son regard scrute l'écran de son ordinateur, sa jambe tressaute nerveusement sous le mobilier. Une somme d'argent est troquée contre une liberté paradoxale et quelques minutes plus tard, le manège recommence en l'honneur d'un garçon dont les traits me disent quelque chose bien que je peine à le recadrer parfaitement. « Y'a pas photo, je préfère quand même l'ambiance des hôpitaux. » Un sourire en coin étire mes lippes, poli, conciliant, mes souvenirs traquant le cas du jeune homme au cœur des mirages de mes innombrables jours et nuits de travail aux urgences. Puis, la raison l'emporte, soulignant que l'essentiel demeure en le fait que le brun se porte manifestement comme un charme. « Merci, » J'articule, prenant fidèlement, fièrement, le compliment d'une fonction publique comparée à une autre.

J'observe, impassible, mon cousin maugréant se relever du banc de sa cage péniblement. Il m'apparaît tel une tour déconstruite, désarmée, désabusée, dont tous les joints et liens menacent de crisser, endolorir, briser. Mon cœur se serre de constater les dégâts d'infortune sur l'existence de Jack, je lui épargne de faire l'inventaire de tous les maux qu'il a dû essuyer, à ma connaissance, au cours de sa vie. A mes yeux, le Epstein était le stéréotype parfait du type au bon fond que la vie démolit, sur lequel le destin s'acharne inlassablement. Bien entendu, je n'excusais pas bon nombre de ses torts et comportements ; cependant, je savais les justifier et j'étais persuadé, optimiste, idéaliste, que la roue tournerait une bonne fois pour toutes pour le quadragénaire. Il le méritait. Il avait beau avoir causé de la peine, il avait aussi généré beaucoup de bien - dont sauvé au moins une vie.

”J’préfère l’ambiance quand on est chez moi, Riccioli, mais on peut toujours s’arranger.” Et je le reconnais plus rapidement que Léo, Auden. Sa voix m'interpelle, je conjecture le mystère planant sur les événements ayant conduit Jack derrière les barreaux. Je réponds d'un hochement de tête au salut militaire de l'artiste, sachant d'emblée que je ne confierais cette rencontre fortuite à Ginny seulement si elle m'en parlait directement. Inutile d'inquiéter davantage celle que j'aime ; de plus, je ne fais pas dans la délation. Jack à ma hauteur, j'initie le mouvement vers la sortie de l'institution puis mon bolide datant d'une décennie trop éloignée de l'actuelle pour que ce soit rassurant. ”Where to?” Je questionne le musicien, prêt à tout mettre en oeuvre pour lui venir en aide sans absolument rien forcer, demander ; que cela signifie casser la croûte dans un fast-food douteux, lui prêter la chambre d'ami de ma demeure, lui tenir compagnie chez lui ou l'y laisser pour qu'il y termine en solo la nuit, écouter ses silences comme ses états d'âme : mon attention ainsi que mon temps reposaient toujours à sa disposition en toutes circonstances.