| jamie + well there's just an empty space |
| | (#)Lun 11 Nov 2019 - 17:44 | |
| WELL THERE'S JUST AN EMPTY SPACE agains all odds | |
La tête posée contre le torse de sa mère, le petit Aidan était parvenu à somber pendant qu'elle lui lisait une histoire sur les pirates. Un des livres qu'elle était allée emprunter à la bibliothèque où travaillait Juliana pendant que sa fille cherchait sa nouvelle flopée de romans à ramener à la maison. Aidan, lui, n'était pas vraiment adepte des temps calmes, sauf quand il était fatigué. Il avait eu une journée bien remplie et s'était assoupi avant même que son oncle ne vienne. C'était avec un enthousiasme qu'il n'avait même pas cherché à dissimuler que Caelan avait accepté de garder les enfants de sa jumelle lorsque celle-ci lui avait avancé l'envie de se faire une sortie cinéma toute seule. Juste pour déconnecter. Etant sujette aux insomnies depuis quelques semaines (et ça n'allait pas en s'arrangeant), elle s'était dit que ça pourrait être sympathique de se permettre une sortie, comme ça. Caelan n'était pas dupe, il avait bien remarqué que Norah n'était pas au meilleure de sa forme et qu'elle mentait (et se mentait à elle-même aussi) lorsqu'elle disait que tout allait bien. Ca va. Deux mots qui sortaient par automatisme dès qu'on lui posait la question. Elle se passait donc bien de lui dire que les heures de sommeil commençaient à cruellement lui manquer. Et si jamais elle ne se sentait pas de s'allonger après le cinéma, elle se disait qu'elle pourrait demander à Alfie s'il était partant pour aller courir un peu. Elle savait qu'il ne dormait pas beaucoup non plus, la faute à son hyperactivité non diagnostiquée. Norah, bien qu'elle n'était pas médecin, était assez sûre de son coup quand elle le disait hyperactif. Mais au moins, elle savait qu'elle pouvait compter sur lui à toute heure de la journée et de la nuit quand elle avait une disponibilité pour le voir et se changer les idées. Et à chaque fois, ça lui faisait un bien fou. Il avait un talent pour ça, pour lui faire penser à autre chose. Arrivée au cinéma, elle s'achetait son billet. Elle n'était même pas tentée de prendre du pop corn, alors que c'était quelque chose qu'elle adorait. Norah s'était contentée de s'installer dans son fauteuil et d'attendre, jetant de temps en temps un oeil sur son téléphone. Elle avait entendu parlé du film par le biais d'un de ses collègues médecins, qui n'en faisait que des éloges. Un thriller palpitant, dont le dénouement n'était absolument pas prévisible. La salle enfin plongée dans l'obscurité, Norah s'enfonçait dans son fauteuil avec l'espoir de se changer les idées et d'être divertie. Dans un premier temps, elle y parvenait. Elle finissait par être vraiment prise dedans, un peu trop même. Durant l'une des scène, deux inspecteurs (parce qu'il faut toujours que ce soit un duo) se lançaient à la poursuite d'un suspect en fuite. Quand ils arrivaient au coin d'une rue peu recommandable, l'un des deux policiers eut à peine le temps de réaliser l'arme pointée en sa direction qu'il fut criblé de balles. Norah avait cru sentir son coeur s'arrêter. Non, elle ne s'y attendait pas, personne d'autre dans la salle ne s'y attendait. La rapidité des images, de l'action, tout surprenait. Norah avait sursauté, mais pas de surprise. C'était de l'effroi, de la panique, une véritable crise de tétanie car elle aurait juré avoir vu le visage de Frank à la place de celle de l'acteur qui interprétait l'inspecteur désormais mort sans que son coéquipier ne puisse faire quoi que ce soit. La brune eut un véritable flash et voyait désormais, avec précision, le moment où Frank avait été tué. Du moins, son interprétation, sa vision des choses avec les données dont elle disposait. Mais, à la place de l'écran, elle voyait son époux allongé sur le sol de l'épicerie, noyé par son propre sang car l'une des balles avait perforé un de ses poumons. Anwar qui tentait désespérément de comprimer une autre plaie dans l'espoir d'arrêter les saignements. Frank qui voyait sa vie défiler devant ses yeux sans pouvoir bouger, ni même respirer. Son regard bleu tétanisé, il ne réalisait pas la douleur. Tout ce qu'il savait, c'était que la vie lui échappait. A quoi pensait-il à ce moment précis ? Avait-il peur ? Avait-il réussi à échanger un dernier mot, un dernier regard avec Anwar ? Ce devait être les plus longues secondes de sa vie. Du moins, de ce que Norah s'imaginait, c'était une éternité. C'était insoutenable. Pourtant, elle ne pouvait pas détacher son regard de cette scène qu'elle s'imaginait. Et un autre flash. Frank n'était plus là. Ni Anwar, ni le sang, ni l'épicerie. Elle était de nouveau au cinéma, ayant manqué une bonne dizaine de minutes de films, ses joues traversés par des larmes qu'elle n'avait même senti couler. Bon Dieu, que la douleur était vive. Elle lui traversait la poitrine, lui martyrisait les entrailles. Sa main plaquée devant sa bouche, Norah avait l'impression de suffoquer et hésitait à quitter la salle tant elle se sentait mal. Prenant de profondes inspirations, la jeune femme tentait désespérément de chasser ces images de sa tête en se recentrant sur le film. En vain. Comme si l'épée de Damoclès venait de s'abattre sur elle. Pourquoi l'officier dont elle s'était occupée à l'hôpital avait survécu ? Pourquoi lui, et pas Frank ? Ce trop plein d'émotions l'empêchait de suivre la fin du film, si bien que dès que les lumières s'étaient rallumées, elle était bien la première à s'être levée et se diriger le plus vite possible vers la sortie, ayant la sensation de manquer d'air. Une fois qu'elle se retrouvait dans le hall, ses jambes lui semblaient tellement dépourvus de force qu'elle ressentait le besoin de s'asseoir au plus vite. Il n'y avait pas grand monde pour le moment, ce pourquoi elle se permit d'évacuer ce trop plein d'émotions par des pleurs brefs et étouffés par une main à nouveau disposée devant sa bouche. Norah ne se reconnaissait pas, elle n'était pas du genre à flancher comme ça. Mais c'était bien plus fort qu'elle, prenant totalement possession de son corps pendant quelques secondes. Les autres spectateurs du film commençaient peu à peu à sortir, et de constater un peu d'animation autour d'elle encourageait Norah à reprendre un peu contenance. Elle avait pris un mouchoir en papiers, séché rapidement ses larmes, s'était raclé un peu la gorge, arrangé un peu ses cheveux en y glissant ses doigts. Quand elle relevait ses iris bleus et encore injectés de sang, elle croisa un regard qu'elle n'avait plus vu depuis un moment déjà. Pas qu'elle n'était pas contente de le revoir, loin de là, mais Norah avait une sainte horreur d'être en situation de faiblesse face à quelqu'un qu'elle connaissait. Encore moins devant un de ses anciens patients. Il lui arrivait d'en recroiser quelques uns, au supermarché ou dans les couloirs de l'hôpital quand ils avaient une consultation. Le seul patient avec qui elle avait parfois laisser pointer le bout du nez de sa fragilité (et encore, c'était un gros mot), c'était avec Alfie. Mais même avec lui, elle avait toujours su garder la tête relativement haute. Et Alfie n'était vraiment pas du genre à remuer le couteau dans la plaie, à y chercher la petite bête. Mais là, Jamie était bel et bien présent, contre toute attente. L’infirmière faisait des remplacements réguliers aux urgences depuis plusieurs années, et parmi ceux qui avaient apparemment pris un abonnement, il y avait Jamie Keynes. Quoi qu’il lui semblait que ses visites se raréfiaient depuis quelques temps. "Ca, pour une surprise." finit-elle par dire en laissant échapper un rire nerveux. Il n'avait pas non plus été des plus faciles à prendre en charge, mais Norah ne l'en blâmait pas. Le britannique ne se montrait pas des plus loquaces et patients envers les soignants et elle mettrait sa main à couper que son passif était loin d’être tout rose. L’une de ses collègues lui avait raconté en long, en large et en travers, les raisons pour lesquelles le nom de Jamie figuraient sur l’ensemble des tabloids. Après une période où l’on pointait allègrement du doigts ce type de comportement, les médias avaient soif de ce genre de dramas et ils ne lésinaient pas sur les moyens. Surprenant tout de même de le voir se rendre à un lieu public, au risque de se faire blâmer par des personnes qu’il n’avait jamais rencontré de sa vie. Elle ne savait pas grand chose de sa vie, à dire vrai. C’était pas ses oignons et même si Norah aimait discuter avec ses patients, jamais ne s’était-elle montrée intrusive. S’il refusait, elle n’allait pas non plus lui arracher les poils un par un dans le but d’avoir une réponse. "Vous en avez pensé quoi, du film ?" Norah se passait bien de la question typique "ça va ?", car elle pensait que ce n'était pas franchement approprié dans son cas et elle n'aurait pas aimé qu'on lui demande la même chose en retour. Ca leur permettrait, espérait-elle, d'ignorer l'éléphant dans la pièce. De toute façon, aborder les dernières actualités ne devaient plaisant ni pour Norah, ni pour lui. Impossible de se défaire de ces images de Frank, impossible d'oublier la terreur qu'elle avait ressenti. "J'ai pas trop suivi la fin, j'avoue." Son regard humide trahissait le rire nerveux tout juste lâché. Elle secouait la tête et ajoutait, avec un geste de main. "Mais c'est pas grave. Ca finit toujours un peu pareil, de toute façon." Le méchant était arrêté, ou peut-être tué. Si les producteurs avaient l'espoir de voir un sequel naître, il y aurait eu une ouverture à la fin du film, sinon, une fin douce-amère, suffisante à satisfaire le spectateur. Norah relativiser au possible pour masquer le véritable impact du visionnage sur son état mental. "Ca me fait plaisir de vous revoir. En dehors de l'hôpital, je veux dire. Je me disais bien que vos visites se raréfiaient depuis votre dernière hospitalisation. Je me disais que c’était de bonne augure" Un arrêt cardiaque, tout de même. A trente-six ans. “Pas trop dur pour vous de continuer à prendre un traitement ?” Lui qui était si réfractaire au début de gober la moindre petite gélule, qui avait fini par céder, puis par abandonner. Accepter d’avaler des cachetons quotidiennement à un si jeune âge n’avait rien de réjouissant, ça, elle pouvait clairement l’entendre. Norah trouvait qu’il restait un homme mystérieux. Elle sentait qu’il tenait à préserver sa vie privée autant que faire se peut. Les médecins urgentistes, eux, le résumait souvent en un ours mal léché. L’infirmière savait que le Dr. Winters s’était beaucoup occupé de lui et que ça n’avait pas été une mince affaire. Elle travailalit régulièrement avec lui mais elle ne se serait pas permise de faire son indiscrète concernant le cas Jamie Keynes. C’était pas son genre. Encore moins de se montrer chagrinée en public, comme ça. Elle essuyait rapidement la dernière larme qui avait fini par s'échapper de sa paupière. Allez, reprends-toi, Norah. Mais elle n'y arrivait pas. Elle n'y parvenait plus.
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| | | | (#)Ven 21 Fév 2020 - 6:58 | |
| Avoir la paix, voilà le but ultime de ce petit ticket de cinéma ratatiné au fond de la poche arrière de mon jean. S’il faut m’enfermer dans une salle obscure et demeurer assis pendant deux heures pour l’obtenir, ainsi soit-il. Mais je ne peux plus rester chez moi à tourner en rond, me murer dans ma peur du regard du monde extérieur. L’ironie est difficile à accepter pour une personne qui n’a jamais supporté les réunions à rallonge et à qui l’on reprochait de travailler de trop longues journées. Les conditions sont nouvelles, et il faut bien s’y adapter. Ma paix, je l’installe au fond de la salle de cinéma, dans un fauteuil rouge à peu près au milieu de l’une des dernières rangées. Pas de boisson, pas de friandises pour accompagner le film qui débutera bientôt. Une oeuvre choisie un peu au hasard, avec dépits face au reste de la programmation qui balance entre blockbusters, énièmes remakes et films d’horreur à petit budget -et aussi petit scénario. Au mieux parviendra-t-il à accompagner mes pensées dans une cavalcade hors de la réalité ; au pire, j’aurais uniquement cassé mon rythme quotidien des dernières semaines et me serais sorti de cette impression d’être dans une prison. Les lumières baissent. Les bruissements des pop-corn saisis du bout des doigts tentaculaires accompagnent les premières minutes du film. Se prendre au jeu d’un polar est aisé ; la quête des indices, les interrogations autour des témoins, les hypothèses et les déductions moulinent dans l’esprit du spectateur comme dans celui des détectives avec connivence. Au final, l’intrigue fait son effet et je me laisse m’avachir dans le fauteuil sans plus songer au reste. Une mise entre parenthèses de mes tracas qui est particulièrement bienvenue. Et quand je quitte la salle, à contrecoeur, je peux ressentir les bienfaits de cette bouffée d’air frais -en intérieur. L’évasion fut de courte durée, mais assez efficace pour me revigorer. Je dois bien avoir quelques minutes devant moi avant que cette dopamine s’estompe et que le cours de mon existence me saute à nouveau à la gorge. Pour certains, le scénario est tout autre ; je le devine dans les larmes de crocodile qui se déversent sur les larmes de cette jeune femme écroulée dans un coin du hall. Agitant un mouchoir sur son visage, elle essuie les marques de son chagrin dans l’urgence face à la vague de spectateurs quittant la salle. Nos regards se croisent pendant ce qui ressemble à de longues minutes -le temps pour moi de situer où nous nous sommes croisés auparavant. Le souvenir serre soudainement ma poitrine ; ah, oui, l’hôpital. Une chambre claire dans le service de réanimation. Un bip régulier de moniteur témoignant du rythme de mon coeur. Une sensation de vertige après avoir été arraché à une longue chute vers les limbes. C’est là que cette chevelure rousse est apparue. Une partie de moi me pousse à passer mon chemin, tournant le dos à l’infirmière de même qu’à cet épisode de ma vie auquel je ne souhaite plus penser. L’autre ne peut plus prétendre être passé à côté de cette profonde peine qui émane d’elle, et trouverait bien trop cruel de la laisser là sans rien faire. Alors, mains dans les poches, j’approche sans savoir si je me ferais rembarrer deux mètres avant de l’atteindre. Elle m’adresse un vague sourire, au contraire. "Je ne pensais pas vous croiser un jour hors des couloirs de l'hôpital." dis-je en le lui rendant tout aussi maladroitement. Norah doit régulièrement croiser des patients, je suppose ; Brisbane est une grande ville, mais certains ont des allées et venues relativement fréquentes à l’hôpital, au point de se reconnaître l’un l’autre dans la rue. D’une certaine manière, c’est étrange. On imagine difficilement que le personnel hospitalier a bel et bien une vie en dehors de cet endroit à l’atmosphère si particulière, qu’ils existent au delà de ces murs et demeurent des humains comme n’importe qui. Il y a quelque chose de déshumanisant dans la blouse, l’uniforme, à mes yeux. Quelque chose qui efface la personnalité, l’individualité, et fond ces hommes et ces femmes dans les fondations mêmes de leur établissement de travail de la même manière que le reste des meubles. Alors Norah est soudainement très réelle, même sans les larmes. "Distrayant." je réponds à propos du film, haussant les épaules, tandis que la jeune femme choisit ni de partager, ni de justifier sa peine -avec raison. Peut-être a-t-elle reçu une mauvaise nouvelle, un texto, un appel, quelque chose de frustrant, contrariant, angoissant ; dans tous les cas, ce genre de choses se partagent rarement avec un inconnu rencontré une poignée de fois au travail et croisé au hasard au cinéma. "Les gentils gagnent, tout ça." Je n'étais pas vraiment là pour le film de toute manière, alors l’altitude du scénario n’importait vraiment pas pendant toute la durée de la projection. Ce que je sais, en revanche, c’est que le tout ne volait pas assez haut pour que je plaigne Norah de ne pas en avoir suivi de dernier quart d’heure. Mes mains restent logées dans mes poches, les épaules crispées par la gêne. L’infirmière peut être polie en prétendant apprécier d’avoir de mes nouvelles, mais pour moi, évoquer mon dernier séjour à l’hôpital et tout ce qui en a découlé n’a rien de plaisant. "Je fais avec." dis-je simplement. Il le faut bien. Je ne serais bientôt plus à un médicament près, puis mon organisme s’usera face à autant de chimie. Ce genre de lucidité n’aide pas vraiment mon moral. Cependant, celui de Norah n’a pas l’air au beau fixe non plus. "Vous savez, je reprends, hésitant, après avoir vaguement pesé le pour et le contre de ma suggestion, dans ma lointaine contrée, on dit qu'il n'y a aucune peine qu'un thé ne saurait adoucir. Vous avez l'air d'en avoir besoin, d'une grande tasse. Et il y a un café de l'autre côté de la rue. Si ça vous dit." Du chagrin d’amour à la fuite d’un évier à trois heures du matin, du décès du chat au petit bobo à vélo ; s’asseoir avec un thé permet de souffler, réunir ses esprits et prendre du recul. Avec un scone pour remplir l’estomac creusé par les larmes, le tour est joué, dans la plupart des cas. Du moins, en Angleterre, c’est le cas. |
| | | | (#)Lun 24 Fév 2020 - 12:26 | |
| WELL THERE'S JUST AN EMPTY SPACE agains all odds | |
Il y avait tant de visages parmi la foule que Norah avait déjà croisé. Bien qu'elle avait bonne mémoire, elle ne se souvenait plus de la plupart. Et puis, il était toujours plus perturbant de voir quelqu'un en dehors du cadre hospitalier. Habillés en civils, sans avoir le teint blâfard et en prêtant un peu plus d'attention à son apparence, on devenait parfois méconnaissable, qu'importe si l'on est patient ou soignant. Norah aimait bien voir certains visages qu'elle connaissait et qui la reconnaissaient, avec leur expression incrédule comme s'ils ne pensaient jamais la revoir un jour. Brisbane était une grande ville, certes, mais le monde restait petit. C'était ce qu'elle se disait lorsqu'elle avait croisé le regard vert d'un de ses anciens patients. Difficile d'oublier Jamie Keynes. La semaine suivant, certaines de ses collègues restaient plongées dans les actus people en scrutant le moindre article le concernant, afin d'aspirer chaque détail, chaque information complémentaire qu'elle pourrait trouver. Les qualificatifs qu'elles utilisaient pour le décrire étaient des plus péjoratifs. Norah n'en avait rien à cirer, de ce genre de trucs. Il fallait faire couler l'encre, beaucoup y trouvaient une satisfaction et il y avait forcément l'appât du gain derrière. Comment cette information s'en était retrouvée là et pourquoi, Norah s'en fichait totalement. Elle ne cautionnait pas ce qu'il avait fait mais elle suspectait que les journaux en rajoutent des caisses pour mieux se vendre. "Non mais Norah, tu trouves pas ça dingue qu'il profite comme ça de nanas ? Il a du charme, il sait l'utiliser et en abuse clairement. C'est dégueulasse." s'exaspérait l'une de ses collègues alors que la brune préférait discuter d'autre chose pendant sa pause café. Elle ne lui avait répondu que par un soupir las. Elle était ailleurs, pensive, et surtout, exténuée. De voir l'homme concerné en face d'elle ne lui faisait ni chaud ni froid. Il avait même l'air plutôt dépité. Pas étonnant, après un pareil fiasco. Elle s'inquiétait peut-être de son mariage. D'après les tabloids, le Keynes était père de deux enfants en bas âge, et marié. Ca ne devait pas être drôle, à la maison. Quel gâchis. "Il paraît que j'ai une vie en dehors du boulot." ironisa-t-elle avec un léger sourire, malgré ses yeux humides. "Croyez-moi, je suis la première à en être surprise." Les heures supplémentaires continuaient à se cumuler, mais c'était pour la bonne cause. Cause apparemment pas assez importante pour ses supérieures comparé à la santé mentale de la jeune femme et ils avaient particulièrement raison. Il n'y avait qu'elle pour ne pas le voir. Et encore, elle commençait doucement à entre-apercevoir à quel point elle était endommagée. Jamie devait avoir ses raisons pour se permettre une sortie dans les salles obscures tout seuls; et à raison. C'était le premier sujet de conversation qui était venue à l'esprit de la jeune femme, afin de tenter de faire ignorer au brun les larmes qui séchaient sur ses joues. Qu'est-ce qu'elle n'aimait pas pleurer. Ca la contrariait plus qu'autre chose. "A défaut d'avoir un quotidien difficile, autant se distraire avec des films qui finissent bien." Norah ignorait si elle parlait pour elle ou pour lui, ou tout simplement eux deux. La fin du film lui avait échappé et les seules images qui s'étaient gravées dans sa mémoire était la vision de Frank, vidé de son sang sur le sol froid de l'épicerie. Elle savait d'avance que si elle arrivait à s'endormir, cette image viendrait hanter ses pires cauchemars. Alors autant ne pas dormir. La soignante en profitait pour prendre des nouvelles du coeur indéniablement fragile de son ancien patient. Elle avait souvenir qu'il n'était vraiment pas enthousiaste à l'idée de devoir prendre des médicaments tous les jours en se levant. Ces comprimés devaient bien être le cadet de ses soucis dernièrement. S'en suivait un silence qui aurait pu aboutir à des au revoir. Jamie aurait pu tourner les talons après l'avoir salué poliment et reprendre sa vie là où elle s'était arrêtée avant qu'il ne mette les pieds au cinéma. C'était le scénario que Norah envisageait alors qu'elle serrait entre ses mains le mouchoir qu'elle avait, pour qu'il prenne la forme d'une boule bonne pour finir à la poubelle. Elle relevait ses yeux en sa direction alors qu'il lui proposait de boire un thé en sa compagnie. Norah était surprise. Il était vrai que l'accent de Jamie trahissait ses origines britanniques. Quoi qu'il ne semblait pas vouloir les cacher. "Eh bien..." dit-elle après un soupir. "Allons voir si ce célèbre remède est tout aussi efficace dans ce coin du monde." Elle se levait de son banc et se débarrassait de son mouchoir dans la poubelle la plus proche d'elle avant qu'ils n'entament leur marché en direction du café que Jamie avait indiqué. "Je suppose que vous en avez besoin aussi, d'une grande tasse." Ils marchaient d'un pas lent. Ils n'étaient pas pressés. Du moins, pas elle. Norah supposait que sa vie devait être un véritable enfer, depuis les révélations. Elle supposait que c'était la dernière chose dont il voulait parler. Seulement Norah ignorait trop quel sujet aborder avec cet homme qu'elle ne connaissait qu'à peine. Mais ne pas en parler était comme ignorer l'éléphant dans la pièce, alors... "Ces fameuses de thé vous suffisent, à vous ?" lui demanda-t-elle alors, en croisant les bras par nervosité. Il n'y avait pas grand monde présent au café. Une aubaine pour Jamie, sûrement. Ils choisirent une table où ils espéraient pouvoir être tranquille, loin des vitres de la devanture. "J'avoue que j'en bois pas très souvent. Je ne fais que confirmer ce mythe des infirmières qui ne boivent que du café. Mais je suis pas aussi greffée à ma tasse que d'autres." s'amusa-t-elle à dire. "Parfois une tasse de temps en temps avec mon mari devant la télé le soir quand on avait le temps. Mais avec deux gamins en bas âge, j'avoue que c'est un luxe dont je me passe bien. Mais çe me manque pas trop." admit-elle avec un sourire plus franc. "J'espère que vous ne vous en sentez pas offusqué. Je suppose que ce genre de discours doit être quasi blasphématoire pour un Anglais." ajoutait-elle d'un ton taquin, pendant que ses yeux parcouraient la carte du café et sélectionner sa boisson. Son coeur balançait entre le thé au jasmin et le thé vert du Japon.
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| | | | (#)Jeu 19 Mar 2020 - 15:54 | |
| Laisser Norah à sa peine était une option. J’imagine que ce n’est simplement pas mon genre de tourner les talons lorsque quelqu’un a visiblement besoin qu’on lui tende la main. Il a aussi, dans le fond, le souhait plus égoïste de trouver une bonne excuse pour ne pas immédiatement rentrer à la maison. Pour y faire quoi ? Lorsque mon regard a glissé sur la rue que je devais emprunter pour retrouver ma voiture et que j’ai noté l’existence du café, l’idée de proposer à l’infirmière de s’y rendre m’a immédiatement traversé l’esprit. Parce qu’elle en a visiblement besoin, et moi aussi. Là-bas, elle choisira de partager ce qui justifie les larmes de crocodile qui ont rougi ses joues, ou de parler de tout sauf de cela. Je ne la connais pas assez pour la consoler, la conseiller. L’avantage, c’est que nous ne nous connaissons pas assez non plus pour juger. C’est parfois ce genre de présence qui soulage. La personne à qui ne pas se sentir obligé de parler. Ma proposition trouve un écho et Norah accepte finalement. “Plus d’une.” j’acquiesce. Mais il faut un peu plus que du thé, dans ma situation, pour espérer se remettre d’aplomb. Le pas tranquille, nous traversons la rue. Mes yeux sont rivés sur mes chaussures au bout carré qui commence à montrer son usure. Mes mains demeurent logées au fond de mes poches comme une preuve de mon caractère inoffensif à l’égard de la brune. Difficile de savoir comment se comporter auprès d’une femme dans les circonstances actuelles. Avenant mais pas trop, galant mais pas trop. Des moments aussi simples comme aller dans un café parviennent à être entièrement remis en question, théorisés à l’extrême. Je comprends tous ceux qui ne savent plus comment faire, comme si le faux pas était inévitable. Alors je laisse Norah entrer en premier, renonçant à tenir la porte. En lui emboîtant le pas, je la suis vers la table qu’elle sélectionne, un peu en retrait. Il n’y a, dans l’air, pas plus que quelques conversations et un fond de radio aux décibels discrets. “Sur le moment, oui. Ca permet de mettre tout le reste sur pause, mettre les choses en perspective.” je réponds en m’installant. Car c’est plus le moment, la parenthèse, qui apaise, qui calme, bien plus que la boisson elle-même qui ne réchauffe que l’intérieur. Quoi que le choix de l’infusion a parfois son importance, son goût, son odeur. Elle peut inspirer des souvenirs de meilleurs moments, des jours moins gris. Dans l’attente du passage d’un serveur, et le temps de courir sur les lignes du menu à la courte carte de boissons chaudes, Norah admet ne pas être autant amatrice de thé que je peux l’être. Elle rejoint les rangs des addicts au café par intraveineuse afin de tenir le rythme soutenu de la journée. Excepté le soir. “La seule chose véritablement blasphématoire dont j’ai fait l’expérience dans ce pays, c’est la Vegemite, je lui assure avec un sourire de connivence. Cette chose devrait être hors la loi, vraiment.” Une odeur de poisson, un goût de mélasse, un enfer. Tous les étrangers font la désastreuse expérience de cette douce fierté locale dont les australiens raffolent -ce qui demeure un mystère pour moi. Ce pays a son lot de bizarreries, c’est indéniable. Entre faune et flore de concert pour tenter de tuer un maximum de la population par tous les moyens les plus ingénieux offerts par la nature, accent de chartier et une agaçante habitude de tous s’appeler mate, rien n’est à la hauteur de la grotesque Vegemite. Au delà du débat culinaire, je note dans un coin de ma tête les quelques indications que Norah distille au sujet de sa vie privée. “Alors vous avez deux enfants ?” je rebondis, puisque cela nous fait un point commun. Je parle rarement de Louise et Daniel. Je l’ai remarqué il y a peu de temps. Ils font partie de ce petit univers sacré que je protège, écarté du travail, des bains mondains. Leur existence, leur évolution et tout ce qui les rend si uniques, si beaux et m’émerveille au jour le jour, cela n’appartient qu’à moi. Je n’ai jamais voulu les évoquer avec mes collègues, pas même avec certaines têtes croisées régulièrement à des galas. Lorsque l’on me demande, j’écourte. “Mon deuxième vient d’avoir huit mois, dis-je pourtant. Une fille. Elle pousse à toute vitesse.” Trop vite à mon goût. Mais n’est-ce pas toujours le cas, aux yeux des parents ?
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| | | | (#)Ven 20 Mar 2020 - 12:49 | |
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Ne s'étant pas faite d'avis sur les récentes accusations de Jamie Keynes, Norah savait apprécier qu'il puisse se soucier un petit peu d'elle alors que leurs précédentes rencontres ne se résumaient qu'à ses hospitalisations. Souvent, on ne la reconnaissait même pas en dehors de sa blous d'infirmières. C'était tout simple, de proposer d'aller boire un thé, même à une heure aussi tardive. Et elle pouvait presque comprendre qu'il ne veuille pas vraiment rentrer chez lui pour le moment, ou ailleurs s'il dormait ailleurs. Elle avait vaguement entendu dire qu'il était marié et l'alliance qu'il gardait au doigt le confirmait. Norah supposait que sa femme devait lui faire la misère, depuis que les nouvelles avaient explosé au grand jour. Elle doutait qu'une tasse de thé suffisait à lui faire oublier tous ses tracas. Leur marche était des plus silencieuses. Il maintenait une distance respectable avec elle, il n'était pas même avenant. Plutôt réservé, discret. Il ne voulait pas faire plus de vagues, dans l'espoir, peut-être, de faire taire cette affaire. "Et ces mises en perspective... Elles sont fructueuses ou pas ?" demanda-t-elle lorsqu'ils s'installaient à une table suffisamment reculée pour qu'ils puissent y trouver un peu de tranquillité. N'étant guère amatrice de thé, Norah prenait un peu de temps pour parcourir les suggestions pour se décider et faire son choix. Nullement choqué par les goûts en matière de boisson chaude de Norah, Jamie se focalisait plus sur une spécialité australienne qu'il ne semblait pas aimer du tout. La brune laissait échapper un rire face à sa réaction. "J'en mange, mais je suis loin d'en raffoler non plus." répondit-elle avec amusement. On n'en trouvait même pas dans ses placards de la cuisine à dire vrai. "Mais c'est beaucoup plus digeste, voire même appréciable quand on l'incorpore ailleurs. J'ai déjà fait un cheesecake avec une fois, c'était pas tout mauvais." argumentait Norah. Car l'un de ses principaux atouts était la pâtisserie et elle aimait beaucoup s'essayer à de nouvelles choses, pour le plus grand plaisir des papilles de ses proches. L'Australie devait être pour Jamie, un tout autre univers. Encore sauvage, avec d'étranges coutumes. Norah avait déjà vu circulé sur internet des articles et des diaporamas sur son pays natal qui semblaient déconcerter le reste du globe. Ca l'amusait plus qu'autre chose. En France, ils mangeaient bien des escargots et des cuisses de grenouille. A côté, la Vegemite, c'était rien du tout. La jeune femme acquiesça ensuite d'un signe de tête afin de répondre à la question posée par son interlocuteur. "Une fille et un garçon, oui." répondit-elle avec un sourire. Ses raisons de vivre, plus précisément. Parler des enfants était toujours un sujet de conversation récurrent et riche pour les parents. Il y avait toujours quelque chose à dire à leur sujet, de ces petites choses quotidiennes tout comme les événements qui ponctuaient les semaines. Jamie se confiait en premier lieu sur les siens, notamment sa petite dernière, de tout juste huit mois. "Ils sont absolument géniaux, à cet âge-là." dit-elle avec un sourire franc. "Ca commence à gambader à quatre pattes, et ils commencent à comprendre ce qu'il se passe autour d'eux. J'avais adoré ces moments là. Surtout quand ils se mettent à se lancer dans de grands débats avec leur doudou avec beaucoup de babillage et en répétant quasiment toujours la même syllabe." Prise de nostalgie, Norah se souvenait de l'intrépidité d'Aidan à quatre pattes, traversant le salon comme une fusée, alors que Julie, elle était plus prudente et s'évertuait à se dresser sur ses deux jambes le plus rapidement possible. Norah avait adoré être témoin de ces instants là. Qu'est-ce qu'elle serait capable de donner pour le vivre à nouveau, avec un troisième enfant. "Comment s'appelle-t-elle ?" lui demanda-t-elle. L'infirmière s'intéressait toujours au prénom que l'on donnait à ses bambins, trouvant toujours plaisir à découvrir des noms qui lui plairaient. "Ma fille aînée a dix ans, et mon fils en a eu cinq le mois dernier. Si vous ne voyez déjà pas le temps passer à l'heure actuelle, sachez que ça ne va pas s'arranger par la suite, loin de là." dit-elle avec un sourire amusé. A la prochaine rentrée, il ira à l'école, apprendre à écrire, à compter... Déjà. Là, Norah réalisait, encore une fois, combien le temps était passé vite, ces dernières années. Un sourire triste se dessinait sur ses lèvres. Elle s'apprêtait à parler un petit peu de Frank lorsqu'une serveuse fit son apparition pour prendre commande. La soignante optait finalement pour un thé au jasmin. Une valeur sûre. Elle laissait le Britannique faire son choix et regardait ensuite l'employée s'éloigner, laissant un moment de vide traverser Norah. "Aidan était à peine plus âgé que votre fille quand il a perdu son père." dit-elle finalement, relevant finalement le regard vers lui. Il n'avait donc aucun souvenir qui lui était entièrement propre de son père. Il s'en forgeait peut-être tout seul et il devait sûrement manquer d'une figure paternelle. Il pouvait beaucoup compter sur son parrain pour cela et Anwar s'évertuait pour le voir autant que possible. "La... scène où le flic se fait tuer est assez représentatif de ce qu'il s'est passé." résuma-t-elle afin de ne pas avoir à se plonger dans les détails pour le moment. Il n'en fallait pas plus à ses yeux pour comprendre pourquoi cette séance au cinéma l'avait tant retourné. Le thé saurait-il adoucir cette peine là ?
Dernière édition par Norah Lindley le Dim 12 Avr 2020 - 6:19, édité 1 fois |
| | | | (#)Sam 4 Avr 2020 - 14:21 | |
| Deux chaises dans un coin tranquilles nous appellent comme si elles nous avaient attendu tout ce temps pour cette occasion spécifique. Deux personnes qui ne veulent pas vraiment rentrer chez eux et confronter les problèmes de leur réalité. Deux futures tasses de thé dans l’espoir d’y trouver de l’apaisement et du courage pour faire face. Parfois, il n’en faut pas plus ; parfois, une tasse ne suffit pas. Je ne sais pas quelle peine anime Norah, je suis assez certain que ce moment pourrait lui être bénéfique. Parfois, tout dépend de la personne avec qui on partage ce moment ; parfois, tout dépend de la volonté de s’accorder un moment en soi. “Ca ne fonctionne pas toujours pour trouver des solutions, mais pour calmer les nerfs, assurément.” je réponds aux petits doutes persistants de l’australienne sur l’efficacité des méthodes britanniques. Nous sommes tout de même bons dans certains domaines, et l’introspection et le cynisme peuvent s’ajouter à la liste aux côtés de la résistance au mauvais temps et des bonnes relations avec ses colonies. Un seul sujet peut me fâcher avec ma patrie d’adoption, et c’est un élément tout particulier de leur gastronomie. L’avantage c’est que la majorité de la population sait parfaitement que la Vegemite est une immondice et ne se vexent pas face à la critique. La question est donc pourquoi continuent-ils d’en manger et d’en raffoler ? Un mystère qui s'épaissit grâce à Norah et sa propre consommation de la chose. “Ne dites pas ça, vous allez me ruiner le cheesecake pour toujours.” dis-je en secouant la tête, demeurant dans le déni de ce que je viens tout juste d’entendre. Le rire s'atténuant, je me penche sur un sujet à la fois plus sérieux pour tenir une conversation digne de ce nom, mais léger afin de garder ce sourire bien accroché aux lèvres de la brune. C’est l’effet que font les enfants, leurs bêtises, leurs aventures, leurs découvertes. Norah m’apprend donc avoir un garçon et une fille. “Les miens aussi.” je complète avant de me pencher plus précisément sur ma fille. La huitième merveille du monde à mes yeux, une véritable perle. Oui, elle n’est pas facile et oui, elle a son caractère bien trempé à son tout jeune âge, mais je ne suis que plus fasciné par une telle affirmation, une personnalité aussi forte, et il me tarde d’en apprendre plus, de la voir évoluer dans cette direction et parvenir à la guider, la canaliser, pour qu’elle devienne le bout de femme exceptionnel qu’elle est déjà à mes yeux. “Elle s’appelle Louise.” dis-je avec le sourire typique du papa fou d’amour pour son trésor. Dans le cas de Norah les rôles s’inversent et la fillette est plus âgée que le garçon. Impossible de douter de l’affection qu’elle leur porte et de l’instinct maternel de l’infirmière qui les évoque avec tant de tendresse dans le regard. Un pointe de tristesse atténua sa lueur, mais je ne saurais pas immédiatement de quoi il en retourne ; une serveuse passe, et je commande un thé à la menthe pour ma part. Quelque chose de frais et revigorant, c’est ce dont je pense avoir le plus besoin actuellement. Puis, tandis que je m’apprêtais à rebondir au sujet des enfants de Norah, celle-ci lâche une confession qui me laisse étourdi un instant. Le père ne fait plus partie du tableau familial, décédé. Je garde le silence, pesant chaque mot que me vient à l’esprit et dont je ne suis pas convaincu de la pertinence. Le film a fait remonter à la surface le traumatisme de l’australienne, et la voilà donc à fuir la projection, aux prises avec un deuil incomplet. “Je suis désolé d’entendre ça.” dis-je avec compassion. Personne ne peut imaginer la douleur qu'engendre la perte d’un être cher, à la fois mari et père. Et le poids sur les épaules de la jeune femme qui se construit aujourd’hui tant bien que mal. Je ne peux pas me projeter dans sa peau, je ne peux pas savoir ce qu’il en serait pour moi si je perdais Joanne d’une manière aussi tragique. Je crois que quelque chose en moi périrait en même temps. Mais quel serait le quotidien, la vie avec les enfants et leur réaction ? La bombe est assez grosse pour quelqu’un que l’on ne connaît pas bien. Savoir quoi en faire est délicat. Durant mon mutisme, le thé nous parvient. Et le silence se poursuit un instant supplémentaire, pendant que je défais le sachet, le dispose dans ma tasse et remplit celle-ci d’eau chaude. “Quand mon frère est décédé, j’ai pris quasiment vingt ans pour faire mon deuil, dis-je finalement avec un calme placide. Ca ne m’empêche pas de le voir un peu partout.” Dans ce qu’il aimait faire, manger, dire, de son vivant. Dans les habitudes qu’il m’a légué, dans les objets qui font remonter nos souvenirs communs. Tous les jours, quand je reçois des mails formels concernant la Fondation à son nom. “Pendant longtemps, j’ai eu l’impression qu’il était encore là, d’une manière ou d’une autre. Comme on dit que les morts veillent sur nous, vous savez. Maintenant, ce n’est plus aussi présent.” Depuis que j’ai cessé de me blâmer et que j’ai accepté de le laisser partir, de vivre pour moi, sa mémoire n’est plus un poids dans un coin de ma tête. Cependant, lâcher prise est sûrement le plus difficile dans le processus du deuil. Peut-être que Norah manque de réponses et s’y raccroche, tant il y a une forme d’injustice dans la manière dont son mari fut tué. Les zones d’ombres ne permettent pas de passer à autre chose. En cela, nous sommes différents, et je n’ai pas la prétention de croire que mon deuil équivaut le sien ou me permet de la comprendre ; mais j’en connais la couleur, j’en connais le goût et la palette de sensations, d’émotions. |
| | | | (#)Dim 12 Avr 2020 - 6:24 | |
| WELL THERE'S JUST AN EMPTY SPACE agains all odds | |
S'il y avait bien quelque chose pour lequel Norah était réceptive auprès des britanniques, c'était bien leur humour. Complètement décalé, parfois complètement tordu, elle s'était déjà fendue la poire plus d'une fois devant l'un de leur film. Mais là, Jamie proposait un tout autre remède venant de son pays lointain, et même si celui-ci ne parvenait pas à soigner tous les maux, il permettait au moins de se détendre un petit peu. La discussion s'étant d'abord enclenchée sur le thé, elle s'était tout naturellement glissée vers une tradition australienne, qui avait particulièrement choqué les papilles du brun. "Je serai prête à vous mettre au défi de le goûter un jour, vous m'en direz des nouvelles. Et si vous n'aimez pas... eh bien je vous ferai aimer autre chose de typiquement australien. Un Lamington, peut-être ?" lui proposa-t-elle avec une pointe d'amusement. Et si, en dehors de la nourriture, il y avait un sujet qui mettait toujours le monde d'accord, c'était bien les enfants. Ils en avaient chacun deux, à des âges différents, mais ils savaient s'émerveiller de la moindre progression de leur progéniture. Un sujet de conversation qui pouvait durer pendant des heures tant il y avait de choses à dire, de détails à partager tout en sachant apprécier l'émerveillement de son interlocuteur pour ses propres enfants. Ces regards remplis d'amour et d'affection étaient de valeur inestimable et il était facile de voir pour Norah que Jamie était complètement fou de sa fille. Le voir aussi fasciné la fit sourire. "C'est un très beau prénom, j'aime beaucoup." répondit-elle en toute honnêteté. "Ma fille aînée s'appelle Julie, et comme j'avais un avis assez tranché pour elle, j'ai laissé le père choisir pour le deuxième, et il a voulu le nommer Aidan." Dans les deux cas, Frank et Norah étaient d'accord avec le choix de chacun, il n'y avait pas d'opposition franche. L'infirmière les voyait grandir de jour en jour, et pourtant, elle avait l'impression de tout manquer. Elle voyait pourtant leur progression au quotidien. Julie avait de son côté gagné beaucoup d'autonomie et était une fillette qui, même si elle pouvait compter sur son lot de copines, avait souvent des envies de se retrouver seule, entourée de romans qu'elle dévorait en peu de temps. Et Aidan, lui, laissait baigner son hyperactivité dans des univers imaginaires qu'il se façonnait de toute pièce. Aidan préférait lui dépenser son énergie débordante par des activités diverses et variées. Norah avait hâte de pouvoir l'inscrire à un sport, elle savait qu'il s'y plairait et que ça lui ferait un bien fou. A elle autant qu'à lui. La soignante ressentait toujours une profonde tristesse quand elle se disait que Frank n'aurait jamais l'occasion de voir ses enfants grandir, voir ce qu'ils devenaient. Il en serait extrêmement fier, c'était certain. L'aveu sur son décès était venu plutôt naturellement. Norah s'était dit qu'il valait mieux crever l'abcès et faire état des choses avant de laisser Jamie supposer quoi que ce soit ou le laisser croire que les choses soient différentes et ainsi éviter tout malentendu. L'annonce laissa Jamie abasourdi dans un premier temps. Elle ne lui en tenait absolument pas rigueur, elle comprenait que l'on ne sache trop quoi dire après une telle révélation. Le silence qui régnait lui convenait tout aussi bien et il fut interrompu par l'arrivée de la serveuse, munie des boissons chaudes récemment commandées. Elle esquissa un faible sourire face à sa première réaction tout en entourant son mug bien chaud de ses deux mains. Une confession poussant à une autre, le brun révélait qu'il avait également perdu un être cher, il y a longtemps de cela. Elle le regardait d'un air navré. Ecoutant attentivement son propre vécu, Norah ressentait une sorte de soulagement en apprenant qu'elle n'était pas la seule à voir la personne décédée un petit peu partout. "Je ne me vois pas vivre comme ça pendant vingt ans." confessa-t-elle d'une gorge serrée, en relevant les yeux vers lui. Pendant trois ans, Norah n'avait fait que prétendre. Son indépendance naturelle prenant le dessus sur tout le reste, elle voulait tout gérer seule au maximum, laissant totalement de côté son travail de deuil pour prioriser la qualité de vie de ses enfants. Elle se devait de reconnaître qu'elle commençait à ressentir qu'elle en payait le prix. "Comment vous avez tenu ?" lui demanda-t-elle finalement. Elle se doutait bien qu'il n'y pas de solution miracle et de laisse le temps au temps de faire les choses. Mais elle tenait à savoir, espérant peut-être user de ses méthodes pour les appliquer dans sa propre vie. "Je le vois encore tout le temps." souffla-t-elle. "Au point d'avoir ressenti le besoin de déménager de là où nous vivions. Je me disais que ça partirait. Un nouveau départ, quoi." Elle haussait vaguement les épaules. "J'avais tort. Il y a toujours ces matins où, au moment du réveil, je suis intimement persuadée qu'il est toujours. Que s'il n'est pas au lit, c'est qu'il n'est pas encore rentré du boulot ou qu'il devait partir tôt." Un inspecteur aussi dévoué qu'il pouvait être n'avait pas vraiment d'horaires. Frank était profondément amoureux de Norah, mais son deuxième amour était son travail. "Et d'un coup, tout me revient, et..." Chaque retour à la réalité était douloureux, et ce n'était pas parce qu'ils étaient fréquents que cette souffrance s’atténuait avec le temps. "Je suis pourtant du genre à adorer les histoires de fantômes." reconnut-elle avec sourire forcé. "Soit c'est lui qui s'accroche à moi, soit c'est moi qui s'accroche à lui. Ou peut-être les deux, j'en sais rien." Le résultat était le même; c'était insupportable à vivre. Norah passait ses tourments au silence alors qu'ils étaient bel et bien là. "Vous étiez sacrément jeune quand vous avez perdu votre frère." réalisa-t-elle soudaine. Une autre injustice. Norah ne connaissait pas les parents mais ils n'osaient imaginer leur propre vécu, de voir sa chair et son sang leur être retiré si tôt. Elle ne se voyait pas perdre un de ses enfants. Rien que d'y songer, un frisson glacial vint électriser sa colonne vertébrale. "C'était votre petit, ou grand frère ?" lui demanda-t-elle alors d'un air sincèrement intéressé. Il avait dans tous les cas perdu un être qui lui était très cher. Cela leur faisait un point commun, des plus sinistres, certes, mais au moins ils parvenaient à se comprendre l'un l'autre à ce sujet.
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| | | | (#)Ven 24 Avr 2020 - 11:44 | |
| La petite dernière portait les prénoms de ses grand-mères. Pour Jamie, qu’importe l’ordre à dire vrai ; il était heureux de leur rendre hommage de cette manière. S’il n’avait pas eu la chance de se lier à Molly, à qui sa fille devait son second prénom, autant qu’il l’avait souhaité et autant qu’il aurait aimé que sa petite-fille le puisse également, elle avait été d’un précieux soutien pour l’anglais. Il ne trouvait pas grâce aux yeux des parents de Joanne, mais son aïeule, elle, s’était montrée plus ouverte d’esprit et compréhensive. L’aperçu qu’il en avait eu lui avait amplement permis de comprendre l’importance de cette femme pour son épouse. Quant à Louise, celle dont le bébé avait hérité le premier prénom, elle avait été pour Jamie une bouée de sauvetage au sein de sa famille après le décès de son frère. Elle fut la seule à véritablement lui témoigner de l’affection. Sa demeure dans le sud de la France ressemblait plus à foyer que la maison où il vivait avec ses parents à Londres. Il s’y sentait chez lui, quelques semaines par an. Au final, sa fille avait le même don pour son Jamie. Après la venue au monde de Daniel, si proche de Joanne en caractère, si affectueux envers elle, le brun appréciait que la cadette lui ressemble dans son tempérament. Elle était, en ces temps troublés, son plus grand réconfort. Et elle n’était pas facile, du haut de ses dix mois. Mais la patience de Jamie à son égard était inébranlable. “Vous avez vous aussi une légère influence française dans vos choix de prénoms, non ?” remarqua-t-il en découvrant ceux de Norah. Aidan était plus courant dans les pays anglo-saxons, mais Julie provenait de l’hexagone sans l’ombre de sa doute. Les sonorités françaises avaient toujours séduit au delà des frontières de ces mangeurs d’escargots. Peut-être que Norah avait également un peu de famille dans cette partie du monde, ou était-elle un brin francophile. Quant à son mari, son choix fut bien moins exotique. L’infirmière leva le voile sur sa disparition, et révéla par la même occasion les raisons de sa courte de crises de larmes au cinéma un peu plus tôt. Face à ce récit, Jamie comprit aisément que le scénario avait remué le couteau dans la plaie. S’il faisait le calcul, cela remontait à quatre ans. La blessure était encore fraîche, le trou béant dans la vie de cette famille, et l’anglais savait fort bien ce qu’il en était. En partageant l’histoire d’Oliver, il espérait se montrer digne de la confession de Norah, assez solide et expérimenté pour l’entendre et la comprendre. “Peut-être que vous, vous n’en aurez pas pour vingt ans.” rassura Jamie, bien plus optimiste pour Norah que pour l’adolescent qu’il était au moment des faits. Il songeait que l’âge apportait du recul sur le concept de la mort et de l’après, qu’il devenait un peu plus simple à leurs âges de composer avec la perte d’un être cher. Il ne s’estimait pas être le meilleur exemple en terme de gestion du deuil. “Je ne peux pas prétendre avoir tenu.” admit-il donc. “Je n’ai vraiment commencé à aller mieux qu’en arrivant à Brisbane, il y a 8 ans de ça.” Ce fut ensuite la rencontre de Joanne, de quelqu’un qui n’exigeait strictement rien d’autre de lui que de l’honnêteté et de la sincérité, quelqu’un qui souhaitait véritablement apprendre à le connaître, que Jamie était parvenu à faire la paix avec ce passé. Mais le tout premier pas vers cette guérison fut de couper les ponts avec l’Angleterre, ses parents, la maison de son enfance -de s’affranchir de ces démons et partir plus loin que ce que les fantômes étaient capables de traverser en terre et en océans. C’était un réflexe commun, de quitter les lieux liés à un traumatisme dans l’espoir que ces souvenirs restent sur place, imprégnés dans les murs -comme Norah l’avait fait. “C’est normal d’avoir pensé de cette manière. N’importe qui aurait cherché à fuir un lieu aussi chargé en souvenirs.” Cela n’était jamais aussi simple. Un fantôme est souvent une émotion à laquelle on s’accroche, une peur, un chagrin, un regret autour duquel nos doigts restent serrés ; et alors, on se hante soi-même en refusant de les laisser partir. L’australienne pouvait bien prétendre ne pas savoir si c’était elle qui s’accrochait à son mari ou l’inverse, Jamie était certain que les morts ne demeuraient jamais aux alentours de leur propre volonté, qu’ils étaient prisonniers de ces souvenirs ressassés pour se blesser soi-même, coincés dans cette incapacité ou cette interdiction que l’on s’impose à ne pas tourner la page. “Je pense que vous savez.” souffla-t-il. Dans le fond, tout le monde savait. Car la mort n’était difficile que pour ceux qui restaient. Jamie ne s’était jamais attardé sur le chagrin de ses parents, aussi froid cela soit-il de sa part. Ils avaient perdu leur fils, mais lui, à l’époque, se pensait bien plus à plaindre d’avoir perdu son frère. Quoi qu’il n’y avait jamais eu de compétition ; il n’avait simplement jamais eu la maturité ou le vécu nécessaire pour se projeter de leur côté de l’histoire. Désormais père de deux enfants, il savait que le décès de l’un d’eux l’anéantirait. “C’était mon grand frère. J’avais treize ans, et lui dix-huit.” Il lui semblait que cela remontait aussi bien à la veille qu’au siècle dernier. Les souvenirs était à la fois vifs et flous. Il pouvait en revoir les images, mais il lui semblait avoir la tête sous l’eau. “Il s’est pendu. Ce n’était pas aussi violent et inexplicable que ce qui est arrivé à votre mari. C’était soudain, mais en réalité j’avais déjà commencé à perdre mon frère des mois avant sa mort.” Il s’était éloigné et avait commencé à disparaître petit à petit. Cependant, ce n’était pas ainsi que Jamie choisissait de s’en souvenir. Il préférait chérir la mémoire de ce frère parfait. “Est-ce que vos enfants savent ce qu’il s’est passé ? Comment est-ce qu’ils le vivent ?” demanda-t-il. D’une certaine manière, un meurtre était à ses yeux une manière bien plus cruelle de perdre quelqu’un. En tant qu’épouse de policier, Norah avait sûrement eu conscience de cette éventualité depuis toujours, sans que sa probabilité ne lui paraisse concrète, réelle. C’était l’un de ces événements qui n’arrivait qu’aux autres, ou dans les films. Jusqu’à ce que la réalité rattrape la fiction. |
| | | | (#)Ven 8 Mai 2020 - 16:03 | |
| WELL THERE'S JUST AN EMPTY SPACE agains all odds | |
Un sourire amusé étirait discrètement les lèvres de la brune lorsque Jamie supposait qu'elle avait une affection particulière pour les prénoms français. Norah devait accorder qu'ils avaient un certain charme mais ce n'était pas vraiment la raison première de ce choix qui lui avait paru plus qu'évident dès qu'elle avait fait la rencontre de sa fille. Dix ans déjà. Elle n'avait pas vu le temps passer et voilà que Julie approchait déjà la préadolescence dans le plus grand calme. Avec des tempéraments aussi posés que l'étaient ceux de ses parents, il n'y avait là pas de grande surprise qu'elle soit si différente. La pomme qui ne tombe jamais bien loin du pommier, ce genre de trucs là. "Pas vraiment, non." s'amusa-t-elle à lui répondre avec un regard pétillant l'espace d'une seconde. "C'est surtout pour l'adoration que je porte pour Julie Andrews." Norah se contrefichait bien de ce que pouvait bien penser les gens sur le fait de donner le prénom d'une célébrité à son enfant. Surtout que Julie était loin d'être ringard et ridicule (contrairement à d'autres). Et de toute façon la plus grande majorité des connaissances de la soignante n'avait pas la curiosité de lui demander pourquoi Julie ? tant ce prénom restait commun comme un autre. Elle l'aurait appelé Arwen qu'on l'aurait déjà fiché comme fan du Seigneur des Anneaux. Elle aimait bien ces films, d'ailleurs. "J'imposais Mary Poppins et la Mélodie du Bonheur à mes frères histoire de faire baisser un petit peu le taux de testostérone de la fratrie." Elle jurait qu'ils avaient fini par apprécier. A moins qu'ils aimaient beaucoup trop Norah pour chercher à la vexer, parce qu'il n'était jamais bon de l'énerver. "J'ai toujours adoré cette actrice d'aussi longtemps que je me souvienne, elle a un charme de dingue. Et à dire vrai, je trouve que ma Julie a aussi un charme de dingue, donc son prénom lui va à merveille." ajoutait-elle d'un air taquin. Ah, la fierté parentale. Il y avait beaucoup d'actrices pour la plupart disparue à ce jour avec lesquelles elle avait grandi.Par exemple, l'une des chansons qu'elle préférait chanter à ses enfants quand ceux-ci avaient un chagrin était Que Sera, interprété par Doris Day. Parler de ses enfants était beaucoup plus facile que de parler de son mari. Malgré tout, la brune n'avait pas hésité pour donner quelques détails qui permettraient à son interlocuteur de comprendre un petit peu mieux la situation. Lui aussi avait connu la perte douloureuse d'un être cher, suivi d'un deuil terriblement long et pénible. "Nous verrons bien." souffla-t-elle alors qu'il espérait que ce long chemin ne prenne pas autant pour elle que pour lui. Perdre son âme soeur était l'une des pires choses à vivre, surtout à un tel âge. Il y avait même des moments où Norah venait à craindre de perdre ses enfants, d'une façon ou d'une autre. Comme si un esprit frappeur tenait à lui arracher ce qu'elle avait de plus précieux. Cette simple pensée la terrorisait et pourtant elle ne l'avait partagé à personne à ce jour. Elle n'y pensait pas quotidiennement non plus, loin de là. Ces songes apparaissaient notamment dans les moments les plus sombres. Ses yeux se relevaient subitement vers lui lorsqu'il lui assurait qu'elle savait qui n'arrivait pas à laisser l'autre partir. Non pas que sa réponse lui déplaisait. Pourtant Norah était plutôt cartésienne dans son genre, sauf lorsqu'il s'agissait de fantômes. Elle avait déjà vu plus d'une étrangeté au travail pour se trouver des raisons d'y coire. "Très honnêtement, je pense que c'est un peu des deux." répondit-elle. "C'était supposé être une nuit comme une autre." soupira-t-elle, l'air las. "Si on met de côté la tempête." Une donnée à ne pas négliger, mais ce n'était pas elle qui l'avait criblé de balles. Quand Frank revenait d'une journée compliquée, d'une intervention où il s'en était fallu de peu, il devenait particulièrement affectueux. C'était un homme de peu de mots. Lorsqu'il revenait au milieu de la nuit, il allait embrasser les enfants et venait ensuite de blottir contre son épouse, la réveillant même parfois juste pour échanger quelques baisers et lui dire qu'il l'aimait. Rien de plus. Il ne parlait pas de ses journées, mais Norah avait rapidement su repérer ces signes qui montraient qu'il avait eu une journée particulièrement difficile. Jamie avait de son côté encaissé une perte bien plus jeune. "Ca reste quand même particulièrement violent. Même s'il y avait des signes des mois durant." Le suicide était violent, et à ses yeux, la pendaison était ce qu'il y avait de pire. Jamie l'avait sombrer des mois avant cela et elle supposait qu'il n'avait rien pu faire pour l'aider. Ils étaient si jeunes, tous les deux. Parlant de jeunesse, le Britannique se questionnait sur la façon dont les enfants Lindley vivaient la situation. "Julie le sait, oui." lui répondit-elle. "Elle a souvenir de ce soir d'Halloween, quand il a du partir parce qu'il venait d'être appelé alors qu'il ne devait normalement pas bosser le soir là." Norah eut un bref moment d'absence. "Mes proches disent qu'elle est ma copie conforme, ça a ses bons et mauvais côtés." Elle avait beau être la plus jeune de sa fratrie, c'était elle que ses frangins appelaient en premier quand il y avait un soucis. "Elle avait sept ans mais elle très vite compris ce qu'il se tramait. Les premiers jours, elle n'a pas eu vraiment réactions, même après lui avoir expliqué un peu la situation. Mais je pense qu'elle a vraiment percuté le soir qui a suivi l'enterrement." Une fois que la maison était vide et que Julie avait compris que son père ne reviendrait plus jamais. "Il y a eu une période qui était vraiment à vide pour elle, ce n'était pas non plus très évident à l'école mais elle a fini par rattraper son retard de façon assez impressionnante. J'ai toujours été émerveillée par la capacité qu'avait les gamins à encaisser des événements aussi marquants. Je veux dire, bien sûr que ça l'affecte, qu'il y a des jours où elle me sort que son père lui manque, avec parfois un peu de chagrin. Mais elle a malgré tout réussi à surmonter cette épreuve avec une force extraordinaire. Bien plus vite que moi." admit-elle sans détour. "Ca l'a boostée en terme de maturité, mais en contrepartie, j'ai peur qu'elle ait, à cause de cette maturité, rate une partie de son enfance." Il était là, le revers de la médaille. Julie restait encore une enfant. Elle n'était pas malheureuse, elle était bien entourée et ses résultats à l'école étaient plus que correctes. "Il y a quelques mois, elle est même venue me dire l'air de rien que "j'avais le droit d'avoir un nouveau chéri."." Un rire nerveux lui échapper alors qu'elle réarrangeait une mèche de ses cheveux. Cette phrase l'avait beaucoup marqué, surprise que sa petite ait eu cette pensée là en tête. "Pour Aidan, c'est un peu plus compliqué. Il est encore jeune pour comprendre vraiment le concept de la mort, mais... Il est à l'école, il côtoie des camarades qui ont encore leur papa, et pourquoi lui il n'en a pas. C'est... bien plus délicat. Jusque là, ça allait. Il n'avait connu que ça mais maintenant qu'il a des éléments de comparaison." Surtout que la mort de Frank était inattendu. "Il sait que son père était policier et je me voyais pas lui donner une version édulcorée du style qu'il dort pour très longtemps, etc. Ce n'est déjà pas facile de l'endormir de base alors lui raconter ça par option de faciliter, il n'oserait plus jamais fermer les yeux." lâcha-t-elle. Ce n'était pas la mort d'un grand-parent, où l'on pouvait dire qu'il était très très vieux, ou très malade. "Il a compris le principe du policier qui arrête les méchants, alors je lui ai dit que l'un d'entre eux lui avait fait très mal, avec un très gros bobo, et qu'à cause de ça, il a fermé les yeux, et..." Norah n'avait jamais réussi à passer son deuil, alors devoir trouver les justes mots pour que son fils de cinq ans, qui n'aura jamais le moindre souvenir propre de son père, comprenne où celui-ci se trouvait, lui avait demandé énormément d'effort. Elle en avait les larmes aux yeux. "Ca ne l'empêche pas d'être heureux. Il est encore petit et ne comprend pas tout, mais j'ai quand même un peu peur que le manque paternel finisse par survenir." Et ça, Norah ne pouvait pas y faire grand chose, à moins qu'elle ne finisse par parvenir à endosser le rôle des deux parents. Mais ce challenge lui semblait parfois difficile à relever, alors qu'elle le faisait déjà au quotidien. "Il me manque tellement." dit-elle après un long moment de silence, alors que ses yeux étaient rivés sur son thé, qui était en train de tiédir. Elle ne se voyait pas changer de pays, comme Jamie l'avait fait. Norah aimait l'inconnu, mais elle ne voulait pas vraiment partir dans une telle aventure avec deux jeunes enfants, et surtout, en tant que mère célibataire. "Qu'est-ce qui vous a décidé de partir d'Angleterre ?"l ui demanda-t-elle finalement. "Est-ce qu'il y a eu un élément déclencheur pour que vous vous décidiez à prendre l'avion ?" Car il n'avait pas choisi la destination la plus proche qui soit et il fallait une sacrée dose de courage pour y parvenir. "Si on prend pas en compte ce qui a pu se passer récemment... est-ce que vous êtes heureux de votre choix ?" Difficile de passer à côté des derniers scandales, mais Jamie avait tout de même une famille. Elle ignorait tout de sa vie personnelle, mais envers et contre tout, il avait réussi à se reconstruire après une lourde perte et cela incitait Norah à croire qu'elle finirait aussi par y parvenir un jour.
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| | | | (#)Ven 15 Mai 2020 - 15:30 | |
| Norah avait le même regard que toutes les mères qui évoquaient leurs enfants ; il était évident qu’ils étaient la prunelle de ses yeux et qu’elle les aimait inconditionnellement. Elle racontait la genèse du prénom de sa fillette avec malice et enthousiasme malgré les larmes versées quelques minutes plus tôt. C’était l’effet qu’ils avaient, les enfants. Ils apportaient leur lot de souci, mais tant de joie également. Leur authenticité avait souvent le don d’éclaircir l’horizon des pires journées. La petite Mary Poppins en herbe, donc, était le miroir de sa mère. Jamie ne connaissait pas assez Norah et n’avait jamais eu l’occasion de croiser ses petits, il prit donc ses dires pour argent comptant. Il acquiesça doucement concernant la capacité des plus jeunes à traverser les pires épreuves. Si petits, ils semblaient presque indestructibles. Bien plus que les soit-disant adultes qui devaient veiller sur eux et ignoraient leurs montagnes de problèmes et de traumatismes irrésolus dans un bon verre d’alcool à la moindre occasion. Peut-être était ce plus simple, à leur âge, quand les soucis n’étaient pas si gros et leurs conséquences si désastreuses. Ils savaient tout relativiser, faute de tout saisir. Ils ne savaient pas ce que l’absence d’un père pouvait faire, jusqu’à ce qu’ils aient l’âge d’en avoir conscience. Mais Norah avait le temps et les capacités de faire le nécessaire pour que ses enfants ne se perçoivent pas comme “ceux qui n’ont pas de papa” pour toujours. Julie, elle, ne perdait pas le Nord concernant le bonheur de sa mère. “Précoce, en effet.” remarqua Jamie avec un rire. “Mais elle n’a pas tout à fait tort.” Les années étaient passées, l’infirmière ne devait pas se priver de compagnie ou d’une nouvelle histoire d’amour. La jeune Julie espérait sûrement un nouveau père, d’ailleurs, sous couvert de trouver un prince charmant à sa maman. La gestion de la situation pour Aidan semblait non seulement plus complexe, mais aussi plus émotionnelle pour la brune dont les yeux s’embuèrent rapidement. Un modèle d’homme semblait absolument vital pour l’évolution d’un petit garçon. Du moins, c’était ce que le schéma traditionnel tendait à faire croire. Jamie avait vu Joanne se débrouiller sans lui avec leur fils pendant quasiment un an, et il était convaincu que s’il était resté hors de leurs vies, Daniel ne s’en serait pas plus mal porté. Il n’avait d’yeux que pour sa mère. “Il vous a vous. Je vous assure qu’aux yeux d’un enfant, c’est tout ce qui importe. C’est nous, les adultes, qui avons tendance à nous faire du souci tandis qu’eux s’adaptent à toutes les situations.” De l’amour, de la guidance, il n’en fallait pas plus. L’anglais était persuadé que Aiden s’en sortait bien, avec ou sans figure paternelle. Lui-même aurait préféré se passer de ce privilège plutôt que de subir un homme comme Edward Keynes. Tandis que le regard de Norah se noyait dans ses larmes et dans le fond de sa tasse de thé, la main de Jamie se glissa jusqu’à la sienne en signe de compassion. Bien sûr que son mari lui manquait. Il ne le savait que trop bien. Mais rien de ce qu’ils pouvaient dire ou faire n’avait le pouvoir de le ramener. Alors il n’en dit pas plus, il n’en fit pas plus. Il effleura simplement sa main, et lui proposa un maigre sourire.
Lui ne perdait pas une occasion de prendre une gorgée de thé. Le plus chaud, le meilleur. Une fois tiède, l’amertume prenait le dessus sur les arômes, et Jamie n’y touchait plus. Sa tasse était donc bientôt vide. La dernière lapée lui laissa le temps de réfléchir à la synthèse du récit bien caché derrière sa décision de tout quitter pour l’Australie. “Eh bien, c’est bête, mais, j’ai eu trente ans, lâcha-t-il avec un léger rire, car tout était parti de là. Quand j’ai eu ce gros chiffre rond sous les yeux, j’ai réalisé le nombre d’années que j’avais perdues à être dans l’ombre d’un fantôme, et je me suis dit ; ça suffit. J’ai divorcé de ma première femme, j’ai fait mes valises, j’ai choisi le pays le plus à l’opposé possible de l’Angleterre, et voilà.” Bien entendu, il n’était rien d’aussi simple que de partir à l’autre bout du monde et espérer que les choses se déroulent sans accroc, que le passé accepterait de laisser deux océans entre lui et vous. A plus d’une reprise, Jamie avait fait face aux conséquences de son départ, aux personnes même qu’il avait souhaité fuir, et à ce fantôme qui avait parcouru le globe dans un coin de sa tête. Il n’avait pu totalement fuir ce qui l’avait forgé durant trente ans. Mais cela, Norah n’avait pas besoin de le savoir. “Non, je n’ai jamais regretté depuis.” répondit-il, et malgré les mésaventures, cela était la stricte vérité. Il avait certes envisagé de retourner sur le vieux continent une fois ou deux, mais l’envie lui passait. Bondir en arrière n’était pas son genre. Jamie traînait à ses pieds bien des boulets, mais il demeurait une force de la nature dont l’instinct ne lui dictait que d’aller de l’avant, d’abattre les murs, d’aller plus loin. Et s’il vivait actuellement ce qui était de loin l’un des plus grands défis de son existence, une partie de lui avait conscience que les noeuds finiraient par se dénouer, et que qu’importe l’issue, les choses changeraient, la vie reprendrait, et il avancerait de nouveau. “J’aime toujours autant l’Angleterre, j’aime y retourner de temps en temps, rentrer au domaine familial, reprit-il. Mon père a donné le nom de mon frère a une association qui s’occupe d’enfants, et dont j’ai maintenant la charge, alors je dois m’y rendre de temps en temps. J’aime y passer la période des fêtes, entre Noël et le Nouvel An. Je crois que je ne me suis jamais vraiment habitué au réveillon sur le sable et non sous la neige.” Ni au Père Noël surfant sur les vagues sous trente-cinq degrés. Jamie préférait largement admirer un paysage blanc, un ciel gris perle, et admirer la cime enneigée des arbres nus de la forêt qui entouraient le domaine Keynes. “Quoi qu’il soit, l’Australie est rapidement devenue mon pays d’adoption.” Malgré la faune, la flore, et même la Vegemite. Désormais, Jamie était remarié à une australienne pur souche, ses enfants étaient nés ici. Il était pour ainsi dire coincé sur ce gros caillou encore un long moment. L’avenir était incertain, mais son théâtre serait Brisbane, et nulle part ailleurs. “Ma femme, Joanne…” soupira-t-il, son alliance lui brûlant le majeur comme s’il avait perdu le droit de l’appeler ainsi. Dieu seul savait si celle-ci se considérait encore vraiment comme sa femme, dans son fort intérieur. “Elle m’a beaucoup aidé à clore le chapitre du deuil et à aller de l’avant.” Elle avait également fait les frais de toutes les conséquences que ce suicide avait eu sur la vie de l’anglais, tout ce qui l’avait forgé par la suite, tout ce qui faisait qu’il était lui. Lui et ses mauvais choix, lui et ses colères, ses peurs, son éternel sentiment d’abandon. Lui qui la poussait à bout un peu plus chaque jour. “J’espère que vous trouverez quelqu’un qui saura faire la même chose pour vous.” Et il savait, surtout, que Norah était en capacité de faire preuve de bien plus de reconnaissance que lui ne l’avait jamais pu.
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| | | | (#)Mar 19 Mai 2020 - 10:42 | |
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Norah était convaincue que Julie n'avait pas pu pleinement profiter de son enfance suite au décès de son père. Mentalement, elle avait grandi incroyablement vite, ayant des réflexions que seuls des personnes plus âgées qu'elle pouvait avoir. Elle ne semblait pas malheureuse, mais sa mère se désolait de constater que son innocence s'était évaporée beaucoup trop tôt. Devenue très cartésienne, la fillette visait drôlement juste avec ses remarques pertinentes et inattendues, avec une répartie dont Norah pouvait être plutôt fière. Si c'était une histoire de génétique que d'avoir un tel caractère, l'on pouvait dire qu'elle tenait de ses deux parents. Parce qu'il n'y en avait pas un pour rattraper l'autre, et ça donnait une vague idée de la teneur de leurs débats et de leurs disputes quand il y en avait. Le regard impassible de l'infirmière se releva vers Jamie dès que celui-ci allait dans le sens de Julie, quant au fait qu'elle ne devait pas s'arrêter à rester la veuve de Frank, bien que beaucoup continuaient à l'étiqueter sous ce nom là. "Je n'ai même pas réussi à y songer jusque là." admit-elle. "Alors qu'elle me sorte ça dans le plus grand calme, comme si c'était juste évident pour elle... C'était pire que de se prendre une claque." Un électrochoc dont elle ne se remettait toujours pas vraiment. "C'est pas faut de me l'avoir suggérée. Mon frère jumeau a commencé à aborder le sujet." Il avait essayé d'être le plus délicat possible, sachant pertinemment que c'était un sujet Ô combien sensible. "Je mentirai si je disais qu'à l'heure actuelle j'aurai encore l'impression d'être infidèle si j'envisageais de passer à autre chose." Elle ne se privait pas de sortir pour autant, appréciant toujours aller se chercher un café ou une boisson fraîche quand elle sortait du boulot et qu'elle voulait bien s'accorder cinq minutes juste pour elle. Mais quand on l'abordait avec une voix mielleuse, elle avait le réflexe de les rembarrer par une phrase ou parfois même un simple regard. Jamie tentait de l'apaiser, en lui assurant qu'elle suffisait largement à ses enfants, qu'ils ne demandaient pas plus qu'elle pour être heureux. Norah aurait tout donné pour qu'ils puissent récupérer leur père, tout autant qu'elle aurait tout fait pour que Frank puisse les voir grandir. "Il les aimait tellement." souffla-t-elle d'une voix tremblante. Lui qui appréhendait tellement durant la première grossesse de son épouse. Frank avait rapidement compris quel bonheur c'était dès qu'il avait pu prendre Julie pour la première fois. Il n'était que très rarement ému aux larmes, mais Norah jurait avoir vu ses yeux bleus s'embuer à ce moment-là. Peinant sûrement à démontrer son soutien dans l'épreuve que Norah tentait toujours de surmonter, Jamie avait approché ses doigts des siens. Ce simple contact fit lever son regard vers ses iris verts. Elle en était reconnaissante, aussi silencieux son soutien pouvait-il être. L'ombre d'un sourire venait même étirer un peu ses lèvres délicates. On pouvait deviner un petit merci par le mouvement de ces dernières, sans pour autant qu'il y ait un son qui sorte de sa bouche. Elle le laissait faire, ses doigts se relevant parfois sensiblement par automatisme par ce contact, qui, malgré tout, avait quelque chose d'intime. Frank aimait bien faire pareil, aussi, avait-elle songé pendant une fraction de secondes. Il était loin d'exprimer son affection par le contact. Il était plutôt réservé, mais maîtrisait les mots comme personne, avec un regard clair qui était des plus expressifs lorsqu'il ne se trouvait qu'avec elle. Norah en oubliait de boire son thé, alors qu'elle s'intéressait à Jamie et les raisons qui l'avaient poussé à quitter son pays natal. Alors, la crise de la trentaine n'était donc pas trop une légende. Il en était la preuve vivante. Après, il en avait aussi les moyens. Tout le monde ne pouvait se permettre d'absolument tout plaquer pour s'envoler de l'autre côté du globe. "Radicale, cette crise de la trentaine." dit-elle avec une pointe d'amusement. Et malgré la vie mouvementée qu'il avait depuis quelques temps, il ne regrettait absolument son choix. Il n'en oubliait pas ses racines pour autant. "Même si je me doute que c'est une façon comme une autre d'honorer sa mémoire, c'est pas trop difficile pour vous de voir le nom de votre frère s'afficher dès que vous gérez l'association ?" lui demanda-t-elle. Norah se mettait cinq secondes à sa place, et elle n'était vraiment pas sûre d'apprécier de donner le nom de son mari pour représenter une cause. Réflexion faite, non, elle n'aimerait vraiment pas ça. Un nouveau rictus amusé s'affichait sur son visage lorsqu'elle l'entendait dire qu'il n'arrivait pas à s'habituer au Noël australien. "Ca a tout son charme, pourtant." lui assura-t-elle. "Tout le monde ne peut pas se vanter d'aller faire une journée baignade un 25 décembre et de faire un bonhomme de neige avec du sable." Une activité que Julie chérissait tout particulièrement. Norah avait une photo d'elle à côté de son bonhomme de neige en sable depuis son plus jeune âge – les premiers étant faits par ses parents avant que la petite ne s'y mette également. Et à la naissance d'Aidan, ce dernier s'était ajouté aux clichés. "Faut dire qu'on est un pays particulièrement accueillant." se vantait-elle en s'adossant confortablement à sa chaise. Norah se disait que tous ceux qui venaient y faire leurs études, ou en étant fille au pair, ou juste pour découvrir le pays pendant plusieurs mois, c'était pour une bonne raison. Victime de son succès, l'Australie se montrait de plus en plus exigeante dans l'acceptation de visas. "Ce doit être un sacré bout de femme, pour qu'elle y soit parvenue." fit-elle remarquer. "Qu'elle ait réussi à surmonter un fardeau que vous traîniez depuis vingt ans, c'est un véritable exploit." Norah venait presque à l'envier. Elle n'oublierait jamais Frank, mais elle rêvait d'un homme étant capable de la rendre aussi heureuse que son feu mari ait pu le faire. Jamie avait de la chance. La soignante se doutait bien que sa vie de couple ne devait pas être des plus brillants dernièrement. Il espérait que Norah ait la même chance que lui. "On verra bien ce que l'avenir me réserve." Le pragmatisme de l'infirmière était assez connu dans son entourage. Sa froideur et son détachement en surprenaient plus d'un. Elle n'allait rien forcer, déjà qu'elle ne se sentait pas encore prête à envisager une nouvelle relation amoureuse, bien que c'était certainement le meilleur moyen pour qu'elle aille mieux, pour que ses proches la voient sourire un peu plus. Ses frères n'aimaient pas la voir encore plus impassible qu'elle ne l'était déjà initialement. "Franchement, vous y croyez ? Que je me trouverais un jour quelqu'un." C'était bien mignon d'espérer, mais Norah n'était que factuelle. Un de ses dictons favoris était : je suis comme Saint Thomas, je ne crois que ce que je vois. Pour l'heure, en plus d'être incapable d'aller voir ailleurs, même pour un peu de bon temps, elle doutait fort que le fait qu'elle ait déjà deux enfants jouent en sa faveur. Elle les passerait en priorité envers et contre tout, et fallait faire avec. Norah se montrait intransigeante sur de nombreux points, que ce soit au boulot ou dans sa vie privée. De plus, elle ne laissait pas beaucoup de monde lire en elle. "Comment elle vous a aidé, à surmonter tout ça ?" s'intéressa-t-elle alors. Il ne devait pas y avoir de méthode miracle, Norah en avait bien conscience.
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| | | | (#)Jeu 4 Juin 2020 - 17:19 | |
| Refaire sa vie, cette étape qui semblait impossible. Par où commencer ? Comment s’y prendre ? Que faire ? Encore fallait-il seulement se l’autoriser, s’accorder ce droit ; lâcher prise du passé, faire lâcher au passé son emprise aussi, et comprendre qu’aller de l’avant ne constitue pas une trahison de qui que ce soit. Loin de prétendre parler pour ceux qui n’étaient pas (plus) présents, Jamie s’était finalement fait une raison à ce sujet : leurs proches ne souhaiteraient pas que leur mémoire soit un boulet au pied de ceux qu’ils ont laissé derrière eux. S’accrocher au jour le jour, alourdis par le deuil, le monde terni par cette sensation de manque, l’absence ; l’on s’imagine loyal dans la grisaille de l’on s’impose.Vivre et se souvenir était une manière en soi de faire perdurer l’existence des disparus. Garder leur mémoire vive, les narrer, les transmettre ; c’était leur survie à l’intérieur des gens, leur héritage. Faire le deuil, c’était arpenter un chemin. Aller de l’avant était, au final, la plus longue et difficile des étapes, la plus belle surtout, la plus importante, la plus significative. La destination. Mais Norah n’était pas prête à franchir le pas. Elle se retenait, se débattait contre le temps qui passait, contre l’absence d’un père pour ses enfants, contre la famille inquiète et lasse de sa solitude, contre ceux qui diraient qu’elle devait tourner la page, tout cela au nom de l’amour qu’elle avait encore pour son mari. Jamie sourit avec bienveillance. S’il était à sa place, nul doute qu’il ne serait pas différent. “Le bon moment viendra, avec la bonne personne.” assura-t-il. Rien ne servait de presser, de forcer. C’était un processus et chaque étape était nécessaire ; en brûler une seule revenait uniquement à glisser le problème sous le tapis, pour un temps. Ce genre de choses remontaient à la surface -comme tous les cadavres, aussi rongés que le temps passé à les ignorer. Des fantômes plus effrayants et terribles encore. Non, Norah irait à son rythme, c’était ce qui importait. Ses enfants n’avaient besoin que d’elle. Un foyer pouvait parfaitement tenir sur un seul pilier, le temps qu’ils grandissent pour la soutenir à leur tour. Cette unicité familiale était ce qui avait toujours manqué à Jamie, ce qui avait rendu le décès d’Oliver si aliénant. Les choses auraient ô combien différentes si les Keynes n’étaient pas tels qu’ils étaient. On ne pouvait leur retirer qu’ils avaient aimé leur fils aîné -ils l’avaient vénéré, même. Ils avaient essayé de se comporter en parents, à leur manière, maladroitement, mais de la seule manière qu’ils connaissaient -avec des exigences et des conditions. Lorsque Jamie avait découvert l’association fondée par son père afin d’honorer la mémoire d’Oliver, il lui avait semblé découvrir une facette inconnue de cet homme, une sensibilité chez celui qu’il avait perçu comme un tyran et un monstre durant vingt ans. En revanche, il ne savait toujours pas quoi penser de cet héritage de sa part, ce passage de flambeau. Désormais l’anglais faisait perdurer la Fondation armé de peu de connaissances mais assez de bon sens. C’était finalement devenu son rêve à lui, d’ouvrir les portes d’un établissement Australien au nom d’Oliver en lettres métallisées. “Au début, ça l’était, répondit-il à Norah qui s’interrogeait du malaise qu’il pouvait ressentir face au souvenir de son frère envahissant sa boîte mail. C’était très perturbant. Puis petit à petit, j’ai appris à apprécier cette piqûre de rappel. Son nom est utilisé pour quelque chose de positif, et la fondation aide des centaines de jeunes tous les ans. Je me dis qu’il en serait heureux.” Tendre la main à des enfants aujourd’hui de la manière dont il aurait fallu le faire du vivant d’Oliver pour le sauver pouvait laisser comme un arrière goût d’injustice, mais Jamie préférait voir le problème dans l’autre sens ; il évitait à d’autres de traverser ce qu’il avait vécu. Il maintenait des familles unies, il épargnait à des fratries d’être soudainement amputées d’un de leurs membres. C’était trop tard pour lui, mais c’était juste pour eux. Au final, il était parvenu à refaire sa vie à l’autre bout du monde. Si le climat et quelques coutumes locales n’avaient pas encore percé sa carapace de flegme britannique, l’amour, lui, l’avait traversé de part en part. Joanne ne manquait pas de mérite lorsqu’il s’agissait de supporter et jongler avec les dogmes, traumas et humeurs de son mari. Un cocktail qui, malgré toutes ses précautions, lui avait explosé plus d’une fois à la figure -et aujourd’hui, encore une fois de plus. “Elle…Elle a toujours fait preuve de beaucoup de patience avec moi.” acquiesça Jamie. Mais elle ne le comprenait pas. Elle ne parvenait pas à accepter le fond de mélancolie persistant de son époux, à voir que ses hauts et ses bas n’avaient rien à voir avec elle. Lorsqu’il ne la blessait pas par ses actes, Jamie l’attristait par tous les autres moyens. Et ils continuaient à s’infliger cela quotidiennement. Il força un sourire face à Norah. Malgré le sujet intime qu’ils abordaient en partageant chacun leur perte d’un être cher, il n’irait pas jusqu’à lui confier le branle-bas de combat qui agitait tout son foyer. Il restait quelques apparences à sauver, hors des murs de la maison.
L’avenir semblait incertain pour l’infirmière, et Jamie ne pouvait prétendre avoir toutes les solutions. Chaque chemin était différent. Il n’avait aucune légitimité à la conseiller, lui dire ce que l’avenir lui réservait. Cela ne dépendait que d’elle, et du bon vouloir du destin -que d’autres prétendaient pouvoir lire dans les cartes et les étoiles. L’anglais, lui, dans une tentative pour alléger l’atmosphère, prit la tasse de Norah délicatement. Méticuleusement, il ouvrit le sachet de thé et laissa les feuilles baigner dans l’eau. Puis il en vida le contenu dans la sienne, vide. D’un air sérieux, concentré, il fixa le fond de la tasse, la souleva, la tourna dans un sens, dans l’autre, ponctuant son manège de petits “hm…" d’intérêt. Finalement, il reposa la porcelaine sur la table et haussa les épaules. “Si je savais lire dans les feuilles de thé je suis certain que ces machins auraient un sens, mais ce n’est définitivement pas dans mes compétences.” Les feuilles détrempées ne formaient rien de plus lisible que l’écriture d’un médecin ou des cumulus dans le ciel. Il ne croyait pas du tout en ce genre de choses à dire vrai. Ces mysticismes permettaient de voir et entendre ce que l’esprit espérait assez fort pour le rendre réel. Joanne y était bien plus sensible que lui. Elle aussi, elle aimait les histoires de fantômes, comme Norah. Elle aimait rêver leur amour par delà les âges. Lui n’avait jamais vraiment su quoi en dire et quoi en penser. “Elle a juste été là quand j’en ai eu besoin, il reprit, puisque l’australienne souhaitait savoir comment la jeune femme l’avait sorti d’un deuil tardif et omniprésent. Et elle m’a rappelé tous les jours que je méritais d’aller de l’avant, que ce n’était pas la perte d’Oliver qui me définissait.” Après avoir clos ce chapitre, il avait eu la surprise de découvrir tous ceux qu’ils devait rattraper. Puis il était devenu père, et tout ceci était passé au second plan. Il n’était toujours pas bien doué pour le bonheur, pour le voir, l’accepter et en profiter. Tout était intrinsèquement lié, il le savait bien. “Vous savez, je pense qu’au bout d’un moment, cette peine devient un refuge. On se conforte dedans parce que c’est une chose qu’on finit par connaître par coeur. Le deuil n’est plus une phase, c’est… un état. Et on s’y enferme, à la fois par peur, et pour se rassurer.” Il avait pu faire le tour de la question des centaines et des centaines de fois, l’anglais. Il la connaissait, la peur, il savait cette façon qu’avaient les gens d’accourir vers ce qui leur semblait le plus sûr, même si cela leur faisait plus de bien que de mal. On s’enferme dans le travail, dans la boisson, dans la drogue, dans la violence et le déni compulsif. Tout pour calmer le tourment, vivre avec sans le subir -ni l’affronter. “Ca peut être terrifiant de s’autoriser à passer à autre chose. De juste, détacher ce boulet à notre pied et recommencer à nager vers des expériences inconnues.” C’était ce qu’il voyait en Norah, en tout cas. “Vous irez mieux, un jour.” Il lui assura -car c’était tout ce qu’il pouvait promettre. La douleur, l’absence, le manque finiraient par cesser de la hanter. “Enfin, c’est ce que le thé m’a l’air de dire.” qu’il conclut avec un petit sourire.
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| | | | (#)Mer 10 Juin 2020 - 15:36 | |
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Autant Norah arrivait très bien à gérer la mort dans le cadre de son travail, à accompagner les familles durant les premiers instants suivant la perte de leur proche, autant cette notion prenait une toute autre dimension lorsqu'il s'agissait d'elle. A force de se négliger, Norah n'allait pas tarder à en payer le prix fort. Jamie n'en avait là qu'un prémisse, une introduction, mais cela lui était apparemment suffisant pour avoir une idée de la souffrance qu'elle endurait au quotidien, silencieusement. Mieux même, il la comprenait. Il savait parfaitement ce qu'elle traversait et était de facto le plus à même de la guider. De lui assurer qu'un jour, tout irait mieux. Et bien que la belle brune le connaissait à peine, qu'elle faisait fi de tout ce qu'on pouvait dire sur lui, elle le croyait sincèrement. Lui avait passé ce cap, sans pour autant l'oublier. Le nom de son frère représentait désormais une association dont il avait la responsabilité. "Et en arrivant ici, vous n'avez pas eu envie d'implanter l'association ici ?" lui demanda-t-elle finalement. "Ou est-ce que ça représente pour vous le dernier cordon d'attache, l'ultime raison pour revenir quelques fois par an dans votre pays natal ?" Car même s'il l'avait fui autant que possible à la trentaine, il semblait tenir à y revenir de temps en temps malgré tout. Un peu de nostalgie, le mal du pays peut-être. Ou autre chose. Dans tous les cas, il semblait vraiment tenir à empêcher des familles à franchir la même épreuve que lui. Un accomplissement, un besoin certain d'équilibrer une balance bien sensible en épargnant à d'autres familles des drames dont elles ne se remettraient certainement jamais. Il y en avait tous les jours, des drames. Des fatalités que l'on se devait d'accepter afin de ne pas tous finir dans l'abîme. Jamie semblait vivre une période particulièrement difficile pour lui, qu'il tentait de masquer et de relativiser en feintant un sourire à son interlocutrice. Norah n'était pas dupe non plus. Tout ne devait pas être rose dans leur couple, surtout après les dernières révélations. Mais ce n'était pas ses oignons et elle ne comptait remuer le couteau dans le plaie. Elle n'était pas si curieuse que ça. Elle arqua un sourcil lorsqu'elle vit Jamie prendre sa tasse vide et d'ouvrir le sachet de thé qu'elle avait laissé dedans. Elle lui aurait bien ri au nez s'il prenait cette pratique au sérieux. Il restait néanmoins très bon acteur, à d'abord faire semblant jusqu'à admettre que son amour du thé ne l'aidait en rien à prédire l'avenir au fond des mugs. Avec cela, il parvint à arracher un sourire amusé à la belle infirmière. L'on pouvait même entendre un léger rire sortir de sa bouche. "Ca tombe bien, parce que j'avoue que j'aurais pas fait l'effort de faire semblant d'y croire." La divination, ce genre de choses, non, Norah n'y croyait pas. Mais il avait réussi à l'amuser et rien que cela lui fit un bien fou, même si ce n'était que pour quelques secondes. Il revenait doucement sur le sujet de sa femme, sur la façon dont elle avait réussi à lui faire franchir toutes ces étapes de deuil qu'il avait décidé de laisser être mis de côté pendant tout ce temps. La brune était particulièrement admirative, sur ce point. Elle l'enviait presque. "Je n'y trouve aucun confort." rétorquait-elle. "C'est pas devenu l'excuse universelle de mes mauvais jours, ni un prétexte pour en faire moins au boulot." Norah ne pouvait pas en dire autant de certaines de ses collègues, qui se mettaient très volontiers en arrêt au moindre bobo. "C'est pas vraiment un refuge, pour moi. On peut dire que oui, je m'y suis acclimatée parce qu'il le fallait." Elle haussait les épaules. "Je dis pas que je suis malheureuse non plus, il y a juste... Il manque quelque chose." Aussi indépendante Norah avait-elle toujours été, elle avait adoré aimer et être aimée en retour. Elle n'aurait jamais pensé qu'elle puisse puisse devenir si attachée à cette sensation là. "J'ai parfois plutôt l'impression que certains continuent de me voir comme la veuve Lindley. Surtout pour encore les rares fois où je vais revoir d'anciens collègues de Frank. Ils vivent tous assez mal le fait que le coupable n'ait toujours pas été retrouvé. Surtout son ancien coéquipier. Il ne me le dit pas, mais je le connais suffisamment pour savoir qu'il n'aura jamais la conscience tranquille tant qu'il n'aura pas la main sur lui." dit-elle songeuse. Elle haussait les épaules, se demandant parfois s'il était normal qu'elle n'ait pas autant ce besoin de justice qu'Anwar. "Au boulot, ils ont compris depuis longtemps que j'apprécie pas vraiment qu'on cherche à me couver d'une façon ou d'une autre, alors ça va." Son regard s'était perdu dans le vide, tentant désespérément de faire une rétrospective de ces dernières années. "Je peux pas dire que j'ai peur d'avancer. Peut-être que si, j'en sais rien. Mais si vous me demandez j'avance, je vous répondrait que c'est juste que je peux pas." Norah se sentait coincée, bloquée dans l'état dans lequel elle se trouvait. "Mais apparemment c'est un concept que peu de personnes semble parvenir à saisir." soupira-t-elle d'un air las. Elle n'avait jamais trouvé d'autres mots pour définir de meilleure façon cette impression plus que désagréable. Encore une fois, une partie de sa fierté en prenait un sacré coup lorsqu'elle l'admettait. "Vous pensez que je fais partie de ceux qui se concilient là-dedans ?" Elle attendait de la franchise de sa part. Si Jamie ne la connaissait pas assez, il allait rapidement apprendre qu'il ne valait pas mieux trop mâcher ses mots avec elle, ni tenter de passer par quatre chemins. "Vous semblez si sûr de vous en disant cela." répondit-elle d'un ton calme. La belle brune l'observait longuement avec ses yeux clairs. Jamie Keynes semblait être quelqu'un de bien plus complexe et authentique que ce qu'elle avait pu entendre à son sujet. Peut-être avait-elle tort. Elle n’arrivait pas encore à très bien le cerner. "Je croyais que lire dans les feuilles de thé ne faisait pas partie de vos talents." Un sourire venait également étirer discrètement ses lèvres. Mais s'il avait réussi à effectivement à sortir d'un deuil dans lequel il était enlisé depuis des dizaines, peut-être que Norah allait y parvenir à son tour. Peut-être qu'elle retrouverait quelqu'un qu'elle pourrait aimer autant qu'elle n'avait pu aimer Frank bien qu'à ce jour, cela lui semblait bien peu probable. "Mais c'est gentil de ne pas me voir comme une cause perdue." Un peu d'exagération dans une phrase qui débordait malgré tout de sincérité. "Je l'espère pour vous aussi, que ça ira mieux." Il savait à quoi elle faisait allusion. Ca ne devait pas être la joie à la maison pour qu'il se rende au cinéma tout seul et qu'il prolonge la soirée en partageant un thé avec une femme qu'il ne connaissait qu'en tant que soignante. "Vous méritez toujours d'aller de l'avant." Il suffisait de voir à quel point les médias avaient tendance à déformer la réalité. Etant dans le domaine de la santé, elle s'exaspérait de voir ce qu'ils pouvaient raconter. Alors c'était à se demander si les frasques de Jamie n'avaient pas été amplifié juste pour vendre les feuilles de choux. Elle se le demandait, maintenant qu'elle l'avait en face de lui. "Ce n'est pas ce que vous voyez, dans votre propre tasse ?" dit-elle en indiquant son mug. Après une longe pause qui n'avait absolument pas gêné l'infirmière, celle-ci finit par reprendre parole. "Vous savez, c'est la première fois depuis très longtemps que je me permets une soirée de ce genre. Ca ne m'avait pas vraiment effleurée l'esprit jusque là, de faire quelque chose sans les petits." lui fit-elle remarquer. "A vrai dire, je pense que c'est la première fois depuis..." Il comprendrait, inutile de répéter encore une fois que son mari était veuve. Pourtant, c'est pas faute de lui avoir proposé moultes fois depuis ce jour tragique que l'on pouvait garder ses enfants pour qu'elle puisse prendre un peu l'air et penser à elle. "Et vous avez raison, ce thé m'a fait du bien." Comme quoi certaines méthodes britanniques avaient du bon. "Mais j'avoue que je serai pas contre pour aller boire un verre. Du style, un bon verre de whisky, ou du vin." Quelque chose qu'elle ne s'était permise que très rarement dernièrement. Elle supposait qu'on ne lui en voudrait pas si elle rentrait tard pour une première sortie toute seule. Et un verre de thé ne lui semblait pas suffisant pour oublier le film qu'elle venait de voir. "Ca vous tente ?" Cela aurait pu sonner comme du rentre-dedans mais il n'en était rien. Norah appréciait sa compagnie; il ne jugeait pas son deuil, il ne faisait pas de tentatives maladroites pour la rassurer. Et cela lui était amplement suffisant. "Parfois, juste un verre, ça peut être un bon remède aussi." dit-elle d'un air taquin, faisant référence au moment où il lui avait proposé la boisson qu'ils venaient tout juste de terminer. "A moins que vous préféreriez retourner auprès de votre famille. Je comprendrais." Son quotidien n'était sûrement pas des plus simples non plus et si cette soirée était également synonyme de parenthèsse pour lui, peut-être qu'un verre supplémentaire en discutant peut-être de couche-culottes et de la pluie et du beau temps était la bienvenue.
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| | | | (#)Mar 30 Juin 2020 - 16:19 | |
| Depuis qu’il n’avait plus d’emploi traditionnel, à temps plein, dans un bureau, Jamie s’était retrouvé avec un bon nombre d’heures de temps libre par jour sur les bras. Des heures qu’il tentait de mettre à bon escient. Il s’était plongé dans la peinture, exutoire thérapeutique, dans son rôle de père, et surtout dans l’aboutissement de ce projet de plusieurs années : l’ouverture d’une branche australienne à la Fondation Keynes. Les ambitions de Jamie n’étaient jamais faites de demies mesures, encore moins dénuées de valeurs. Non seulement le bâtiment accueillant les locaux de l’association sortaient de terre plutôt que de prendre place dans un établissement existant, mais en plus, tout était pensé dans les moindres détails pour offrir aux jeunes l’accompagnement, le soutien, la motivation et la stimulation nécessaires à la reprise en main de leur vie. Les espaces pour les plus petits aux apprentissages pour les plus grands, rien n’était laissé au hasard. Et cela tenait à coeur à l’anglais. “J’ai en effet pour projet d’étendre l’action de la fondation ici, et après énormément de péripéties structurelles, j’espère que nous serons sur les rails cet été.” confia-t-il à Norah. Cela ne l’empêcherait pas de retourner régulièrement en Angleterre, dans la branche mère de l’association, et peut-être d’y passer les fêtes de temps en temps. Le mal du pays n’était jamais bien loin.
Norah n’achetait pas le cinéma des feuilles de thé, mais au moins avait-elle sourit, et Jamie acceptait ce rictus pour maigre victoire sur la mélancolie de l’infirmière. Elle lui expliquait, non sans une certaine frustration, la sensation de manque qui pavait son quotidien, l’absence, la sensation d’être incapable d’avancer, non pas parce qu’elle ne le voulait pas, mais parce qu’une force l’en empêchait comme un boulet à son pied. Elle vivait avec cette étiquette sur le front, celle de la veuve d’un policier. Le décès de celui-ci au cours de ses fonctions et le statut héroïque de ce genre d’événement devait certainement ajouter un poids sur ses épaules auquel Jamie n’avait pas songé dans un premier temps. Difficile de passer outre pareil label et l’attachement des anciens collègues à la mémoire, la vengeance de la collègue disparu, pouvait expliquer en partie la sensation de statisme de Norah ; même si elle parvenait à avancer, elle avait tout un poste de police pour la ramener au bon souvenir de ce qu’elle avait perdu -et qu’ils avaient perdu aussi. La situation de l’infirmière n’était pas simple, et en l’écoutant dérouler les détails, lebrun se sentait d’autant plus profondément désolé pour elle. Au final, elle n’avait pas l’air d’être du genre à tomber dans cette catégorie de personnes qui restaient volontairement -inconsciemment- prisonniers de leur deuil. “Non, je ne pense pas. Mais prenez garde à ce que cela nous vous arrive pas.” fit-il avec bienveillance. Cependant, il était également un peu plus certain que les choses finiraient par s’arranger pour elle, et qu’aller de l’avant serait un jour à sa portée.
Non, ce n’était pas les feuilles de thé qui le lui avaient dit. “Toujours pas, mais peut-être qu’avec un peu d’entraînement je pourrais tenir ma reconversion professionnelle.” plaisanta-t-il. Jamie ne savait pas bien à quoi allaient ressembler les prochains mois de sa vie. Sa vie de famille était un leurre qui cachait la disgrâce de son couple. Professionnellement, il était persuadé que plus personne ne lui donnerait un travail d’importance, que le monde des médias et de la mode lui étaient désormais fermés, qu’on murmurerait toujours après son passage dans les couloirs de n’importe quelle entreprise. Il semblait qu’il lui faille créer son propre chemin désormais, à partir de strictement rien. Il ne comptait pas éternellement se terrer chez lui, il réfléchissait beaucoup à l’avenir. C’était une autre forme de deuil qu’il faisait ; celle d’une vie qu’il s’était donné tant de mal à fonder de ses propres mains, à mériter, celle qu’une courte aire gâchée. “Ma tasse est surtout pleine de nombreuses incertitudes.” dit-il avec un faible sourire. Mais il aurait aimé, à cet instant, avoir un moyen de jeter un coup d’oeil dans le futur, de savoir quelles hypothèses se dressaient devant lui. Des indices, des pistes, quelque chose afin de le guider, de le rassurer. Il y aurait toujours un demain, et jour après demain, mais quoi seraient-ils faits ? Et encore après, quelles certitudes demeurent ? Toutes ces interrogations lui glissaient entre les doigts comme du sable fin. Il n’en dormait pas, souvent.
Si le film n’avait pas été le plus grand moment de cinéma qu’il ait connu ni le plus efficace des divertissements, ce moment avec Norah avait été, en revanche, une véritable parenthèse, une bouffée d’air frais, dans le quotidien confiné que Jamie s’imposait. C’était ironique compte tenu du sujet de leur conversation, pourtant, évoquer la mort n’avait rien éveillé de négatif en plus. Bien moins que la perspective de rentrer chez lui. “Ca dépend, est-ce qu’on peut lire l’avenir dans un verre de whisky ?” répondit-il à la proposition de l’australienne de poursuivre leur discussion autour de quelque chose de plus fort que du thé. Elle semblait avoir sincèrement besoin de profiter et prolonger ce moment à elle, loin de ses enfants. Et il avait besoin de s’évader au moins autant qu’elle. La perspective d’une soirée en compagnie d’une personne qui ne semblait ni le juger, ni lui parler par curiosité morbide, était particulièrement réjouissante. Pourtant, il lâcha un soupir, réalisant que l’idée n’était pas raisonnable. “J’adorerais mais… j’ai bien peur de devoir vous laisser, confessa-t-il à contrecoeur. Ma femme ne va pas tarder à rentrer du travail, je n’ai pas envie de devoir lui expliquer que je suis rentré après elle parce que je buvais un verre avec une autre femme. Elle est assez jalouse et… disons que le contexte actuel n’aide pas.” Jamie ne savait que trop bien à quoi cela allait ressembler, et il n’était pas prêt à tenter le diable pour la douce compagnie de Norah. De plus, le moindre cliché indiscret de lui en belle compagnie était un risque considérable d’ajouter de l’huile sur le feu, et bien assez de personnes voulaient le voir sur le bûcher. “Peut-être une prochaine fois.” ajouta-t-il, sans promesse, avant de se souvenir qu’il devait bien lui rester une ancienne carte de visite quelque part au fin fond de son portefeuille. Lui donner ses coordonnées ne pouvait qu’augmenter les chances de réitérer ce genre de moment un jour. Il en tendit une à Norah, un brin attristé par le logo de GQ estampillé à côté de son nom. “Elles ne sont définitivement pas à jour, mais… n’hésitez pas.”
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| | | | (#)Sam 4 Juil 2020 - 14:23 | |
| WELL THERE'S JUST AN EMPTY SPACE agains all odds | |
Norah était admirative du milieu associatif. Toutes ces organisations qui se fondaient sur une expérience vécue, la perte d'un proche ou la mise en évidence d'inégalités et d'injustice, venaient en aide à des centaines de milliers de personnes dans le monde. Ils étaient les personnes qui redonnaient foi en l'humanité. Il y avait toujours des bénévoles prêts à donner de leur temps pour donner le sourire aux patients hospitalisés, du plus jeune au plus âgé. Il y en avait d'autres qui ouvraient de nouvelles voies, de nouvelles alternatives pour les plus démunis et les plus désespérés. "J'ignorais que vous étiez philanthrope et altruiste." C'était dire à quel point elle ne s'était pas laissée emporter par une curiosité malsaine que certaines de ses collègues pouvaient avoir à son égard. Certains riches espéraient améliorer leur image en faisant preuve de générosité, d'autres faisaient là tout simplement parce qu'ils avaient un bon fond. Jamie avait toutes les raisons de se trouver dans la deuxième catégorie. Il ne semblait pas vouloir user de cette carte là pour dissimuler ses dernières frasques. "Je suivrai ça de près." dit-elle avec un sourire encourageant. Jamie avait la qualité de ne pas juger trop rapidement la difficulté dans laquelle se trouvait l'infirmière au quotidien. Un poids qui se faisait du plus en plus lourd au quotidien et elle avait toujours cette sensation que certaines personnes de son entourage peinaient à comprendre. Elle n'usait pas de l'excuse du deuil pour qu'on lui pardonne tout (ça n'avait jamais été son genre de toute façon). Ses explications le laissaient sans mot, mais à en voir l'expression de son visage, il semblait être à l'écoute, peut-être même un petit peu surpris maintenant qu'on lui avait exposé un autre point de vue que le sien. Il ne voulait pas la voir s'enfermer dans un cercle vicieux qui la maintiendrait prisonnière des années durant. "Je ferai au mieux pour que mon inconscient ne s'embourbe pas là-dedans." lui dit-elle avec un maigre sourire. "Il y aura bien un jour où je me réveillerai le matin, et où je me sentirai mieux." A déterminer quel serait le déclic, quand il surviendrait. Elle ne pensait pas être une cause désespérée. Elle faisait avec, mais espérait sincèrement se débarrasser de ce poids là un jour. Penser à Frank sans avoir le coeur lourd, sans sentir son estomac se retourner dès qu'elle retombait sur une photo de lui. Elle ne voulait que de la nostalgie, pas cette tristesse pesante et lancinante. Elle ne se percevait pas d'avenir propre pour l'heure tandis que celui de Jamie était plus qu'incertain. Norah se doutait que de telles révélations avaient du perturbé tous les aspects de sa vie. Qu'en était-il de son emploi, de son mariage, de sa famille ? Il était perdu et l'infirmière l'avait bien remarqué. "J'espère pour vous que vous serez vite fixés, avec toutes ces incertitudes." lui souffla-t-elle en déposant à son tour une main délicate sur son avant-bras. "Quelles que soient les options qui s'offrent à vous. Même si j'espère que ce soient les meilleures qui en ressortent à terme." Rester dans l'attente était ce qu'il y avait de pire à ses yeux. Alors elle n'osait pas imaginer le calvaire qu'il pouvait traverser. Elle retirait sans trop attendre sa main avant de lui proposer de poursuivre leurs conversations autour de boissons un peu plus corsées. Elle laissa échapper un rire face à la plaisanterie du brun. "Qui sait." répondit-elle, amusée. Toujours est-il que l'alcool dénouait des langues, peut-être que ça leur ferait du bien, à l'un comme à l'autre. Bien qu'il devait être tenté, Jamie jouait la carte de la prudence, surtout par rapport à son mariage. Son épouse était du type jalouse. "Je comprends, ne vous en faites pas." Elle pouvait comprendre la jalousie, Norah ne l'avait jamais vraiment été avec Frank pour autant. Ils se faisaient particulièrement confiance là-dessus. Il était très peu probable qu'ils se rencontrent une nouvelle fois par hasard. Elle n'allait pas remettre les pieds dans un cinéma de si tôt. "Peut-être, oui." C'était juste une manière polie comme une autre de se dire raisonnablement au revoir entre deux personnes qui se connaissaient sans pour autant vraiment se connaître. Ce pourquoi elle fut particulièrement surprise lorsque le Keynes dégaina une carte professionnelle qui traînait dans son portefeuille. En contrepartie, elle saisit le stylo qui traînait toujours dans son sac à main pour écrire son numéro de téléphone sur l'une des serviettes en papier. "Vous non plus, n'hésitez pas." Il avait l'air d'avoir besoin de se vider un peu la tête de temps en temps au moins autant qu'elle. "En espérant que votre femme ne s'offusque pas que je vous donne mon numéro. Promis, c'est pas du rentre-dedans." plaisantait-elle, gardant en tête que sa dulcinée était suffisamment jalouse pour se méfier d'une simple conversation autour d'une tasse de thé entre Jamie et Norah. "No offense." Elle n'était pas dans un bon état d'esprit pour tenter de draguer qui que ce soit, de toute manière. Ils rejoignirent ensemble la sortie du salon de thé une fois l'addition réglée. Ils échangèrent sourire gêné, un peu maladroit, même. "Prenez soin de vous, Jamie." dit-elle en croisant son regard. "J'espère sincèrement que les choses s'amélioreront de votre côté. Tenez bon."
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| | | | | | | | jamie + well there's just an empty space |
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