Les rancards avaient un côté régressif auquel Chad n'était plus habitué. Même s'il avait insisté pour ne pas attacher de qualificatif sentimental à ce rendez-vous, Evelyn avait achevé de le convaincre que c'était exactement ce que c'était. Deux adultes qui se retrouvaient solennellement autour d'un café, pour rattraper le temps perdu. Il ne trompait personne. Frustré par leurs nombreuses rencontres inopinées auxquelles Casey semblait tout à fait détaché, Chad avait pour une fois décidé de prendre les devants et de l'inviter dans un cadre officiel. Leurs discussions dans le quartier étaient souvent perturbées par le voisinage, ou bridées par les oreilles fouineuses des adolescents que Casey hébergeait sous son toit, et Chad avait cette curieuse impression de faire du sur-place. Il n'était pas dupe, évidemment que l'objet de ses fantasmes passés et futurs lui faisait payer une trahison que lui-même aurait eu du mal à pardonner, mais il appréciait chez Casey une miséricorde de laquelle il comptait bien profiter. Indécis, il s'était figé devant une voiture qui bordait la route pour se détailler dans la vitre, et reboutonna sa chemise jusqu'en haut avant de se raviser aussitôt. Pourquoi était-il si anxieux ? Les deux hommes qui se connaissaient autrefois n'étaient plus que deux étrangers qui s'apprêtaient à se découvrir à nouveau. Et si l'adulte qu'il était devenu ne lui plaisait plus ? Et s'il avait eu tort de précipiter son coming out à partir du moment où il avait aperçu sa silhouette familière dans le jardin, et croisé son regard tendre comme s'il ne l'avait jamais quitté ? Chad entra enfin dans le café, où il avait entrevu Casey, absorbé dans la lecture de la carte comme il l'était dans l'élagage de sa haie lors de leur rencontre à Logan City. Il avait ce même air concentré et dissipé à la fois, comme s'il demeurait toujours sur ses gardes, et Chad ne put s'empêcher d'esquisser un bref sourire. Il salua la serveuse qui le connaissait bien, et s'installa à la table après avoir signifié sa présence à Casey en effleurant son épaule. « J'espère ne pas t'avoir trop fait attendre. » dit-il par politesse plutôt que par culpabilité. Il se savait si ponctuel, et trouvait flatteur de constater que Casey avait décidé de l'être bien plus que lui. « J'aime bien cet endroit, il y a quelque chose de serein et pourtant très studieux. Ça m'arrive souvent de faire un crochet avant d'aller à la salle, pour lire tranquillement ou profiter de la terrasse. Et toi alors, tu prends tes marques dans le quartier ? »

Casey gardait malgré les années ce même air espiègle qui plaisait tant à Chad. Son visage, qui aurait pu se voir défiguré par l’abattement, reflétait tout l’inverse de ce qu’il avait enduré dans sa vie. Si le blond ne l’avait pas si bien connu, il aurait pu croire qu’aucune épreuve n’avait jamais jalonnée son parcours, mais c’était justement ce qui le rendait si humble et digne de respect à ses yeux. Il y avait chez lui une naïveté apparente qui le rendait fatalement attirant, et qui avait le don d’attirer la sympathie. Certains le contre-diraient... Et peut-être bien qu’ils auraient raison de pointer du doigt des sentiments qu’il avait dû étouffer, et qui de toute évidence continuaient d’obstruer son jugement. Chad savait pourtant qu’il était l’exemple le plus flagrant des apparences trompeuses. Il en avait fait les frais à l’époque, et le connaissait parfois impulsif, mais toujours raisonné. Le revoir assis à cette table, le regard assuré mais évasif, éveillait en lui des souvenirs qui lui semblaient aujourd’hui si proches tant ils étaient vifs et tangibles. Des sentiments ravivés de gêne pudique et de modestie, ceux-là dont il avait dû faire preuve quand il avait toqué à sa porte cette nuit où ils avaient tous les deux rangé leur fierté au vestiaire. Alors même s’il s’apprêtait à redécouvrir un homme que le temps avait vraisemblablement changé, Chad se consolait de ressentir - à peu près dans le même ordre - les émotions qui avaient pu l’assaillir à l’aube de leur rencontre. Face à Casey, il avait l’impression d’être un adolescent qui n’avait encore rien expérimenté, et qui se sentait à la fois anxieux et électrisé à l’idée de braver l’inconnu. Leur attention respective se porta sur l’autre, comme s’ils espéraient croiser dans le regard qui leur faisait face la même lueur d’excitation et d’appréhension combinées. Chad s’obligea cependant à garder une certaine défiance, et à laisser à son interlocuteur le loisir de réduire la distance qu’il s’était promis de mettre dans leurs échanges. Il n’était pas si entreprenant, et surtout pas assez présomptueux pour se penser capable d’amadouer sa rancoeur à l’aide de son charme pourtant difficilement contestable. Attentif, il écoutait son ancien amant lui établir le bilan de son installation dans le quartier. Une installation qu’ils savaient tous les deux tumultueuse et contestée, mais que Casey décrivait avec beaucoup d’optimisme. Son désir de s’accrocher à ce nouveau foyer n’était pas tombé dans l’oreille d’un sourd, et Chad esquissa un sourire satisfait. À cet instant précis, la perspective de le croiser tous les jours lui semblait des plus attrayantes. « Je t’avais dit que tu finirais par t’y faire. » dit-il sans se départir de son sourire, et sans la moindre complaisance. Chad n’était pas plus satisfait d’avoir raison que d’avoir donné tort aux méfaits des plus conservateurs du quartier. « Tu sais que je ne suis pas bricoleur pour un sous, mais si jamais tu as besoin d’aise pour la déco je suis ton homme. » C’était étrange, de prononcer ces mots. De se donner à lui en quelque sorte. Et cette volonté de disséminer une partie de lui dans sa maison. Chad espérait qu’il ne verrait pas cette invitation comme une intrusion dans sa vie. La serveuse dissipa ses doutes, et leur permit de se concentrer sur lui. Comme s’ils avaient des secrets à partager, ils avaient attendu tous les deux qu’elle s’éloigne avant de reprendre le fil de leur discussion. « Je suis assez occupé en ce moment. C’est même un miracle que j’ai pu trouver un moment pour souffler. Il y a beaucoup à faire à la caserne, et je crois que je vais bientôt devoir trouver une nouvelle colocataire... enfin bref, au final je suis bien content d’être assez distrait par le travail... » Il hésita à continuer ses explications, puis se ravisa. S’il était si satisfait, c’était parce que sa dernière discussion avec Kelly continuait de le hanter, et aussi parce qu’il pouvait faire abstraction de l’aliénation sentimentale dans laquelle il s’était enfermé depuis qu’elle avait définitivement quitté sa vie. « C’est un peu mon carburant. » conclut-il finalement pour leur épargner ce sujet qu’ils voulaient de toute évidence éviter tous les deux. « Je devrais te présenter ma coloc d’ailleurs, elle organise des mariages et je suis sûr qu’elle aurait du travail pour toi. »

Comment ne pas discipliner ses attentes lorsqu’il avait réduit celles de Casey à néant une décennie plus tôt ? Il s’efforçait de ne pas discerner derrière les coups d’œil furtifs de l’homme en face de lui la même curiosité pudique que celle dont il faisait preuve lui-même à chacun de leurs échanges. De ne pas voir derrière ses apparences soignées une quelconque stratégie de séduction, ou dans ses réponses avenantes une invitation à s’aventurer plus loin. La charme naturel de Casey compliquait la tâche, et il était difficile de ne pas tomber dans le piège de sa modestie. Quiconque discutait avec lui avait envie d’en savoir plus, car il savait distiller les informations sans jamais céder à l’excès, et aimait partager autant qu’il aimait écouter. Chad plus que personne était curieux d’en apprendre plus sur l’homme qu’il avait laissé sur le carreau, et il était même prêt à entendre tout ce qu’il avait pu manquer sans jamais faire preuve de cynisme. Même jusqu’à sa l’écouter parler de sa vie sentimentale. Il voulait tout voir, tout savoir, à commencer par les succès qu’il avait pu lui prêter au fil de leurs conversations. Ce qu’il avait construit à Logan City était à son image. Un édifice chaleureux et solide malgré les vicissitudes de la vie. Casey approuvait, et malgré le matraquage qu’il s’infligeait Chad ne pouvait s’empêcher d’y entrevoir une main tendue. Un pas vers lui qu’il concédait de faire dans l’incertitude de leur relation. Un sourire étira leurs lèvres respectives. Timide mais perceptible. Chad se laissa déconcentrer un court instant. Une distraction volée à son imagination si fertile chaque fois qu’il était pendu à sa bouche. La réalité de la conversation le rattrapa bientôt, et il avait fallu à Chad une demi seconde pour reprendre le fil de ses pensées. « Pas tout de suite. » affirma-t-il en haussant les épaules. Les vacances lui apparaissaient comme un enfer personnel. Tout ce temps pour méditer sur sa vie relevait davantage du tourment que du repos. « Pour le moment je n’ai pas vraiment de projets. » C’était bien la première fois de sa vie, et c’était peut-être ce qui l’effrayait le plus. Pas de programme élaboré dans son calendrier. Juste le vide de l’incertitude. L’embarras du choix. Un cauchemar pour l’indécis qu’il était parfois. « Tu en as d’ailleurs toi... Des vacances ? » demanda-t-il, sceptique à l’idée que ses adolescents puissent lui laisser du répit lorsqu’il l’avait décidé. Ils dévièrent inévitablement sur Evelyn, qui avait pris une place si prépondérante dans sa vie. À son plus grand plaisir. La savoir sur le départ contribuait à sa morosité latente, même s’il se refusait de lui montrer. Il ne voulait pas la retenir en otage de son propre malheur. « Je pense qu’elle en a envie depuis quelque temps. Elle est restée simplement par charité. On s’adore, mais on savait tous les deux dès le départ que c’était une situation temporaire. » Casey n’eut pas trop le temps d’afficher une mine désolée que son portable joua les troubles fête. Il s’excusa platement, et Chad devina à son air contrit qu’il n’avait pas le choix. L’inquiétude succéda à la surprise, et il n’était pas difficile de prédire que leur rendez-vous était condamné à être avorté. Casey précipita quelques mots d’excuse et s’apprêtait déjà à quitter la table lorsque Chad se leva naturellement à son tour.  « Mince je... » balbutia-t-il, visiblement partagé entre la déception et la confusion. Il n’était pas pour autant résigné à l’idée de se voir fausser compagnie, et proposa dans un élan de spontanéité : « Je peux t’accompagner ? En souvenir du bon temps ? Je suis toujours aussi nul en matière de plomberie, mais je suis de bonne compagnie. » dit-il à sa décharge, tentant d’afficher une moue penaude pour appuyer son cas.

Pendu à la réponse de Casey, le blond avait retenu son souffle. L'espace d'un instant il s'était égaré dans l'analyse de son attitude, en quête d'un signe avant-coureur d'une réponse affirmative. Il n'avait pourtant pas douté que sa courtoisie l'empêcherait de décliner, mais n'était pas encore assez confiant dans la solidité de leur relation pour se défaire d'une pointe d'appréhension. Pour lui, ce n'était pas qu'une simple invitation à poursuivre leur échange, mais aussi un gage de toute la considération qu'il portait à ce rendez-vous et à leur tentative de renouer. Aussi était-il particulièrement tourmenté à l'idée que ses timides espoirs puissent, en bien moins de temps qu'il avait fallu à leur cœur pour s'emballer à nouveau, être réduits à néant. Casey hocha la tête bien rapidement, et l'angoisse de Chad sembla se dissiper en même temps que son visage se détendait. Il entrevoyait dans sa validation un sentiment partagé de soulagement, et Chad lui retourna un sourire de satisfaction fugitif. Il extirpa son porte-feuille de sa poche pour déposer à son tour un billet sur la table, et gratifia la serveuse d'un signe de la main sur le chemin de la sortie. Le trajet fut bref et silencieux. Dans l'habitacle, le stress de Casey était palpable, mais Chad ignorait la limite de sa légitimité à le rassurer. Il lui aurait bien accordé quelques mots de réconfort infondés ; des paroles un peu vides de conviction et de sens comme quoi tout allait bien se passer, mais il se ravisa et préféra rester à sa place de simple convive. Sans surprise la route fut rapide. Après tout ils étaient voisins et Chad faisait le trajet à une allure plus ou moins pressée tous les matins. Sur la pelouse où il avait aidé Casey à se débarrasser des pancartes vindicatives des adolescents du quartier, les pensionnaires l'attendaient penauds. Leur tuteur se rua hors de la voiture, tandis que Chad le talonnait discrètement. Il les salua au passage, au moment où Casey la convia à l'intérieur. La dernière fois qu'il était entré dans cette maison, il avait déjà eu l'impression d'être un intrus, mais le sentiment s'estompa aussitôt qu'ils constatèrent l'étendue des dégâts. L'eau s'écoulait en trombe de l'évier, et avait investi toute la cuisine jusqu'au vestibule. Casey se débattit un court instant avant de se rétracter, et de solliciter l'aide de Chad pour couper l'eau. Un manque de réflexe qu'il ne pouvait pas reprocher aux enfants alors qu'il ne l'aurait pas eu à leur âge. Il s'exécuta, et ne rechigna pas à mettre les genoux dans l'eau pour se faufiler sous l'évier. Le robinet était plutôt facilement distinguable, et Chad entreprit aussitôt de le tourner dans un sens. Il ne lui avait fallu qu'un millième de seconde pour deviner, par les vociférations croissantes de Casey et par la pression qui semblait décuplée, qu'il valait mieux tourner dans l'autre sens. « Mince je suis vraiment désolé. » avait-il bredouillé embarrassé. « C'est bon maintenant ? » demanda-t-il, même si le bruit interrompu de l'eau l'avait mis sur la piste. Il se dégagea de sa tanière et se releva pour faire face à un Casey trempé jusqu'aux os. Lui-même mouillé jusqu'à la taille avait vite fait de relativiser le contact désagréable de l'eau qui s’immisçait sous les pans de sa chemise. La situation était grotesque, mais Chad n'avait pas envie de tourner en dérision un désarroi que Casey était en droit de ressentir à la perspective de devoir tout éponger. Il se contenta donc de lui adresser un rictus un peu navré, tandis que son regard balayait le sol inondé de la pièce. « On aura été plus efficace que dans mon appartement d'étudiant. » dit-il tout de même pour détendre l'atmosphère. Et de détailler une nouvelle fois le buste de Casey, irrésistiblement moulé dans ses vêtements.

Assailli par des pensées contradictoires, Chad se tenait immobile. Ce sentiment l’avait longtemps délaissé, et il ignorait si c’était de la pudeur ou justement une forme d’excitation qui le rendait si pantois. Malheureusement, la situation ne s’y prêtait pas, lui rappelait le chahut des adolescents à l’extérieur, et il s’efforça alors de détourner son attention là où elle ne vaguait pas à des fantasmes qui lui paraissaient pourtant rationnels. Après avoir balayé la pièce du regard, il le laissa glisser sur son propre corps, que l’eau n’avait pas épargné. Il la sentait couler furtivement le long de sa jambe, jusqu’à se nicher au creux de sa chaussure. Elle était froide, mais la chaleur de la scène était plus réconfortante encore que les rayons du soleil qui irradiaient à travers la fenêtre, juste au-dessus de l’évier. Des nénuphars de lumière étincelaient dans toute la cuisine, et à leurs pieds immergés. Casey avait l’air tout aussi confondu que lui, et se remémora avec une même nostalgie les caprices de leurs destins croisés. Il y avait une certaine harmonie dans leurs rencontres, et les similitudes étaient trop flagrantes pour être méprisées. Chad croyait rarement à la providence, mais en ce qui les concernait, il trouvait les signes divinement concordants. Grossiers aussi, comme si, à ce stade, la subtilité était trop risquée, et qu’il valait mieux être le plus explicite possible pour leur faire comprendre que leurs vies étaient connectées de manière intrinsèque. Dans un autre contexte, Chad l’aurait invité chez lui, aurait laissé à un expert le soin de faire le sale travail à leur place, et il aurait angoissé dans l’attente de ce baiser qu’ils savaient tous les deux voué à sceller leur relation. « Je t’en prie. Je crois qu’on est quitte maintenant. » taquina-t-il, réalisant que peut-être ce n’était rien d’autre qu’une faveur rendue dans le seul but d’équilibrer la balance cosmique. Non, pour lui il était évident que ce n’était qu’une délicieuse catastrophe destinée à remettre sur les rails le train de leurs sentiments. Qu’existait-il de mieux que les réminiscences d’un commencement heureux pour faire renaître un amour étouffé par la crainte et convenances ? Il était prêt désormais. Chad lui emboîta le pas, forcé de lever le pied exagérément pour éviter de faire des vaguelettes dans l’eau. Casey était si à l’aise dans son rôle de parent qu’il demeura en retrait, admiratif de cette autorité bienveillante qu’il semblait exercer. Les adolescents s’exécutèrent, curieusement euphoriques à l’idée de s’amuser avec une machine qui prenait la poussière dans le garage. Chad aurait pu jurer qu’ils étaient trop vieux pour s’enthousiasmer de ces tâches avilissantes auxquelles devaient se résoudre les adultes, mais peut-être que la dureté de la vie les avait rendus aussi matures que Casey pouvait l’être à leur âge. Et peut-être aussi que ces murs et ce toit étaient trop affectueux pour les laisser moisir sous l’eau croupie. Perdu dans ses songes, Chad donnait l’impression de réfléchir alors que sa décision était toute prise. Le vent avait tourné, et il pouvait désormais affirmer être à sa place. Tout le monde s’activait autour de lui, et il réalisa soudain que la question de Casey restait suspendue au silence. « Oui. » dit-il tout simplement, comme si l’évidence ne méritait même pas de s’épancher davantage. Comme si c’était ce qu’il avait toujours voulu faire. « Je veux dire, ce serait la chose la plus intéressante à faire sur ma to-do list du jour. » précisa-t-il, alors que la liste en question défilait insipide dans son esprit. Casey lui lança énergiquement une serviette qu’il attrapa au vol, et de se fendre d’un sourire au coin des lèvres. Il n’aurait pas pu espérer meilleur pire rencard.