Deux trottinettes étaient abandonnées dans l’allée de garage de Kelly. Leurs propriétaires croquaient à pleines dents dans des brownies tout juste sortis du four, un peu plus haut, sur le palier de la maison. Christopher et Marty avaient douze et treize ans. Ils étaient amis d’enfance et étaient connus pour faire les quatre cent coups sur Latimer Road, laissant leurs parents dans le plus grand désarroi. Deux mauvais garçons que la brune aurait habituellement réprimandés d’un regard au travers de la fenêtre de son salon d’où elle observait parfois le voisinage, mais qui lui étaient bien utiles en ces temps de guerre. De guerre, oui ! Une bataille sans merci pour la paix et l’intégrité de ce quartier qu’elle chérissait tant, un conflit méritant d’effectuer des alliances avec des graines de délinquants s’il le fallait. “Bon boulot, les garçons.” les félicitait-elle une nouvelle fois avec un large sourire tandis qu’ils terminaient leurs brownies avec gourmandise, dispersant des miettes partout sur leurs habits. Lorsque Chris eut les mains libre, elle lui glissa, comme convenu, le billet de dix dollars qui payait leur méfait du jour : aller une nouvelle fois détruire la boîte aux lettres de Casey. Les attaques de ce genre s’étaient multipliées depuis ces derniers temps, car ce n’était plus seulement elle contre lui, lui contre elle. Non, c’était bien plus que cela désormais. Maintenant que Chad lui avait dévoilé la vérité à propos de son orientation sexuelle, de sa condition, Kelly était persuadée d’une seule chose : tout était de la faute de Casey. Il l’avait perverti, contaminé. Il était à l’origine de tout, du mensonge qu’elle avait vécu pendant dix ans en croyant partager sa vie avec un homme qui l’aimait. Et qu’il était aisé, pratique, de tout mettre sur le dos du photographe plutôt que de faire face à l’ensemble de ses propres choix qui l’avait menée à ce point précis de sa vie. Le déni était sa spécialité, et la jeune femme se noyait dedans, cette douleur là lui causant moins de mal que la brûlante vérité. “Merci, M’dame.” fit Christopher en fourrant le billet dans son short pendant que Marty gobait son reste de gâteau d’une grande bouchée comme un hamster remplissant les poches de ses joues. “C’est Kelly.” précisa-t-elle pour la énième fois, mais toujours le sourire aux lèvres. “Je te recontacte si j’ai besoin de vous.” Elle avait son numéro de portable et lui envoyait un texto dès qu’elle avait une mission de ce genre en tête pour ses deux brigands préférés. Rayer la voiture, renverser les poubelles, taguer la porte du garage, jeter des oeufs, semer des crottes dans le jardin, casser une fenêtre, la sonnette… Tous les grands classiques du vandalisme de voisinage faisaient partie du répertoire des canailles dont Kelly tirait avantage, et elle ne détournait même pas le regard ; elle se délectait à l’idée que Casey fulmine, enrage, et perde patience. C’était un travail sur la durée, une bataille qui prenait du temps, mais elle ne manquait pas de patience, et elle était prête à absolument tout pour obtenir ce qui relevait désormais de la revanche. Les garçons quittèrent le pavillon quelques minutes après. Kelly continua de se frotter les mains de leurs méfaits dans un coin de sa tête en retournant plonger son nez porteur de lunettes dans l’inventaire du Sixteen Antlers. Elle aurait aimé être de ceux dont le travail permet d’oublier un instant tout le reste de leurs soucis. Il n’en était rien ; elle ne pouvait pas se noyer dans les commandes de caisses de vin pour mettre de côté de sa peine et, au contraire, se retrouvait souvent songeuse, perturbée par le flot de pensées qui l’envahissait soudainement. Finalité, elle prenait du retard, et cela était inacceptable en cette période de fin d’année. Les chiffres devant ses yeux avaient peu de sens. La brune pouvait lire et relire la même ligne que les informations ne s’imprimaient pas dans son esprit, que son cerveau ne parvenait pas à la moindre réflexion cohérente. Dépitée, elle ôta sa monture et frotta ses yeux secs, éreintée par son incapacité à se concentrer. Cette sensation de blocage était aussi frustrante que épuisante. Au final, elle n’aurait su dire si deux minutes ou deux heures étaient passées depuis la visite des adolescents qu’on frappa à nouveau à la porte. “J’arrive !” lança-t-elle à travers le salon d’une voix bien plus joviale que ce que les traits de son visage laissaient réellement transparaître, dissimulés derrière les murs du pavillon. Kelly avait quelques pas entre son ordinateur et l’entrée pour inspirer profondément et préparer son impeccable sourire. Un dernier passage de ses doigts dans ses cheveux afin de les discipliner, et elle jeta un coup d’oeil dans le Judas afin de découvrir l’identité de son visiteur. Nul besoin de sourire ou de prétendre ; il s’agissait de Casey, et lui n’avait droit qu’à son profond mépris. “Tiens, tiens.” souffla-t-elle en ouvrant grand le battant. “Est-ce que tu viens enfin m’annoncer en personne que tu quittes le quartier ?” Un bien grand espoir qu’elle cultivait, mais à voir la mine de son très cher voisin, Kelly se persuadait qu’elle commençait à toucher au but.

La vie de Lee avait commencé à voler en éclats bien avant l'emménagement de Casey dans le quartier. Cependant, c'était lui qui prenait pour ces deux années de frustration qui la dévoraient peu à peu depuis le divorce. Parce qu'il était facile de mettre une cible sur son front, de concentrer sa colère sur lui afin de mieux la contenir, la cacher. C'était leur petite guerre de voisinage comme il en existe partout, se disait-elle sans réaliser mes proportions qu'elle lui donnait. Et puis quoi ? S'il fallait que le meilleur gagne il était clair que ce serait elle. Elle mourrait les ongles plantés dans ses bégonias avant qu'on parvienne à la déraciner de chez elle. Casey n'avait pas cet acharnement, cet esprit conquérant et vainqueur. Il ne l'avait jamais eu. Alors il perdrait, forcément. "Tu aimerais bien ça hein ? Eh bien je peux te dire que ce n'est pas prêt d'arriver. Tu vas te lasser bien avant moi de tout ça." Kelly pencha la tête et lui adressa un rictus narquois, comme on observe un chiot faire ses premiers tours. "Alors que ça commence à peine à devenir amusant ?" En réalité, la visite de Casey n'était qu'une confirmation qu'elle s'approchait se son objectif. Ignorer ses manoeuvres et toute sa présence était certainement le meilleur moyen d'agacer et faire céder une Kelly dont la volonté était proportionnelle à l'attention qu'on lui accordait. "Je ne partirais pas, et je sais que toi non plus. Je sais aussi que tu n'es plus une gamine Kelly, pourtant tu t'abaisses à de tels enfantillages et pourquoi ?" La jeune femme croisa les bras sous sa poitrine et ne répondit rien à la provocation de bas étage de son voisin. La seule chose à laquelle elle s'abaissait, comme il le disait, c'était d'utiliser des intermédiaires afin d'effectuer ses plans, et ceux-ci étaient en effet des enfants. Du reste, elle demeurait persuadée du bien fondé de ses persécutions. "Pour un homme que tu ne récupérera jamais ? Je t'en prie, tu es bien plus intelligente que ça." Les sourcils de Lee se froncèrent sévèrement. C'était ce qu'il pensait, qu'elle espérait récupérer son ex-mari ? Elle qui avait demandé le divorce de son propre chef ? Cela n'avait aucun sens et prouvait bien que Casey ne comprenait rien à ses motivations -ni à elle et encore moins sa relation avec Chad. Il n'avait jamais rien compris de toute manière, mais cela ne l'empêchait pas de se prendre pour le centre du monde de la sorte. "C'est particulièrement présomptueux de ta part de croire que je fais ça pour Chad." Au moins, Casey lui faisait le plaisir de confirmer tout ce qu'elle pensait à son sujet. "A quoi bon faire tout ça ? Tu perds ton temps, et le mien. Refait ta vie, et tourne la page. Je suis sûr qu'il y a un pauvre malheureux qui n'attends que toi." Oh, qu'elle en avait assez. Assez qu'on lui dise ce qu'elle était supposée faire depuis son divorce, de comment aller de l'avant, chacun y allant de son bon conseil sans la comprendre, la connaître, sans la voir telle qu'elle était. Elle sentait sur ses épaules la pression sociale de la jeune divorcée qui doit absolument se remettre en selle, comme si malgré tous ses efforts, c'était à nouveau son statut marital qui la définissait. Cela n'avait pas fonctionné une fois pour la rendre heureuse. Elle en avait assez, oui. Assez de Chad qui prétendait qu'elle l'avait forcé à se cacher, de Casey qui se permettait d'y aller de son commentaire sur sa manière de gérer la fin de cette relation. De quel droit pensaient-ils savoir, si elle-même n'avait plus la moindre idée de ce qu'elle voulait ? "Tourner la page ? Facile à dire pour toi ! Ce n'est pas à toi qu'on a menti pendant dix ans ! Ce n'est pas toi qui doit repartir de zéro !" explosa-t-elle sans autre signe avant coureur que son pied frappant le sol. "Tu n'as pas la moindre idée de ce que je vis en ce moment, de tout ce que j'ai perdu, alors ne vient pas me dire de tourner la page comme si j'avais simplement bousillé mes escarpins préférés." Ce n'était pas que Chad sur lequel elle avait été forcée de tirer un trait. Un divorce était synonyme d'excommunication d'où elle venait, et ce rejet par les Témoins impliquait qu'elle ne pouvait plus voir ses propres parents. Sa famille et sa foi lui tournait le dos. "Je ne veux pas récupérer Chad et je ne fais certainement pas tout ça pour lui. Je le fais pour moi, je le fais pour le quartier, et au nom de Jésus." Du moins pouvait-elle le prétendre et y croire un peu afin de justifier ses actions sans simplement avouer qu'elle avait besoin d'un punching-ball, et qu'elle estimait que Casey était sûrement à l'origine de tous ses problèmes ; c'était sans doute lui qui avait mis ces horreurs d'homosexuel dans la tête. "Il est hors de question que tu fasses à ces ados ce que tu as fait avec Chad. Je ne te laisserais pas les corrompre. Il est trop tard pour sauver ton âme et je n'ai pas pu sauver Chad, mais il n'est pas trop tard pour ces jeunes." Qu'il parte avec, dans le pire des cas, mais leur déperdition n'aurait pas lieu dans son quartier. Not under my watch.

L’ironie aurait été que Kelly somme Casey de quitter son porche sous prétexte que son domicile est une propriété privée dont elle peut l’obliger à partir lorsqu’elle le souhaite ; elle-même convenait que cela aurait été un comble, à la vue de ses manigances touchant à l’intégrité de la maison du jeune homme. Et puis, elle ne pouvait manquer l’occasion de s’époumoner sur lui, tel qu’elle en avait rêvé pendant des années, passant sur lui, au passage, ses nerfs rudement mis à l’épreuve depuis son divorce. Casey rendait cela si simple, de le détester, de vouloir lui hurler dessus, lui arracher les cheveux, lui planter des ongles dans les yeux. Il était si facilement méprisable dans ses mots, son regard, son attitude toute entière. Lee haussait si rarement la voix qu’elle en oubliait à chaque fois la sensation que cela procurait. Elle n’aimait pas être en colère, c’était un sentiment bien trop extrême à ses yeux. Haïr alourdissait le coeur et l’âme. C’étaient des choses dont elle ne souhaitait pas la présence dans sa vie, et donc, elle s’en détournait, se maîtrisait, au profit de pensées positives et d’émotions agréables. Cependant, une fois le brun sous les yeux, la frontière entre ses véritables émotions et le monde devint si fine que la colère devint un plaisir. Elle ne cesserait de blâmer Casey pour rien au monde, tant cela lui faisait du bien. Là encore, s’il voulait mettre fin à son courroux, il lui faudrait accepter la défaite dans cette bataille et quitter son gazon de son propre chef. "Ecoute je ne sais pas ce que tu vis c'est vrai, et à vrai dire une partie de moi est plutôt ravie que tu touches enfin la monnaie de ta pièce." Quelque chose que le karma se chargera de lui faire regretter, songea Lee qui n’eut jamais saisi les intentions de ceux qui se réjouissent du malheur des autres -même de leurs pires ennemis. "Mais je sais ce que c'est de tout perdre, de devoir partir de rien. Alors me fait pas croire qu'avec ta belle maison tu peux pas partir de l'avant. Trouver ta voix sans Chad." Parce qu’une maison guérit tous les maux, cela est bien connu. Casey se fait définitivement plus stupide qu’il ne l’est. Il n’hésita pas un instant à blasphémer devant elle. Une preuve supplémentaire -quoi que non nécessaire- de sa damnation. "Bah voyons Jésus...tu crois que t'es la première à sortir ce genre d'arguments ? Laisse le où il est plutôt que te cacher derrière lui." crachait-il avec virulence. “Typiquement la parole d’un pécheur.” elle souffla, secouant la tête d’un air navré. Il avait tant tourné son dos à la foi que lui-même ne se rendait sûrement pas compte de ce qu’il disait. "Quant au quartier, tu dois être une des seules à qui ça pose un problème. Personne n'est venu me voir." Un sourire amusé réapparu sur les lèvres d’une Kelly qui retint un rire mauvais. Casey était-il véritablement si naïf, ou faisait-il exprès de prétendre ne rien voir dans le seul espoir de la discréditer ? De croire que sa présence faisait l’unanimité était ridicule au possible, et improbable, autant qu’il faille qu’elle lui assure le contraire elle-même. “Qu’est-ce que tu crois ? Que parce que personne n’est venu te confronter alors tout va bien ? Les gens n’en pensent pas moins, Casey. Ils n’osent simplement pas te le dire en face. Mais la prochaine fois, regarde bien qui change de trottoir à ton approche.” Elle, elle savait. Lee connaissait les noms de tous ceux qui voyaient leur nouveau voisin d’un mauvais oeil. A cause de sa sexualité, ou à cause des gamins qu’il logeait, certains avaient des avis bien arrêtés sur la question. Seule la décence les empêchait de s’exprimer ; Kelly se chargeait donc d’être la voix de ceux qui ne pouvaient, ou n’osaient pas en faire entendre une. "T'es vraiment pas croyable tu sais...tu crois que je m'amuse à transformer des hétéros en homos ? J'ai beaucoup plus intéressant à faire." Tellement plus intéressant qu’il était prêt à perdre plusieurs minutes de sa vie sur le seuil de sa porte dans le but particulièrement vain de faire abdiquer Kelly. Peut-être avait-il des oiseaux et des pierres à photographier ? "Chad il était gay avant de te rencontrer, reprit le jeune homme, s’attaquant au véritable sujet de son animosité, au coeur de sa colère envers Kelly. C'est plutôt toi que je devrais accuser de corruption le concernant. Et dis pas que tu savais pas, parce que tu devais bien te douter de quelque chose. Mais non, t'as quand même poursuivi la chose, parce que Chad te donnait l'image dont tu avais besoin pour croire que t'avais réussi ta vie. Bien joué, regarde à quoi ça t'a mené....et je t'interdis de penser que je pervertis les ados, je les aide, et pas en leur faisant croire qu'ils ont une maladie ou une tare comme toi et les gens comme toi le ferait, mais en leur donnant confiance en eux et en ce qu'ils sont. Comme j'ai essayé avec Chad mais c'était trop tard, t'avais déjà fait tout le mal en lui." Cette fois, elle ria. Casey n’avait donc ni changé, ni grandi. Il demeurait bloqué dix ans en arrière dans cette querelle qu’il avait monté de toutes pièces. Lee n’avait jamais contraint Chad à quoi que ce soit. Elle ne s’était jamais lancée dans une croisade contre cette homosexualité dont elle n’avait pas connaissance, ou contre Casey qui avait pris le jeune homme pour acquis. Elle avait simplement suivi sa voie, et réalisé son vœu de le faire auprès de celui qui lui inspirait l’émotion la plus proche de l’amour en comparaison à tout ce qu’elle avait vécu -et tout ce qu’elle était capable d’éprouver. Dès lors, elle n’avait jamais rien fait qui ne soit pas dans l’intérêt de son mariage. “Tu crois vraiment tout savoir, hein ? Sur moi, sur Chad, sur notre relation.” fit-elle, prise d’un soudain calme olympien, d’une froideur sèche et acérée. “Tu ne sais rien du tout. Et je n’ai certainement pas à me justifier de quoi que ce soit à une personne dans ton genre.” Autrement dit, Kelly avait nullement l’intention d’épiloguer sur l’évidente paranoïa de Casey et le complexe de persécution qui lui faisait attribuer un véritable complot à la jeune femme. Il ne fut jamais question de corrompre qui que ce soit, de voler qui que ce soit. Elle voulait le bonheur, comme n’importe qui, et Chad le lui donnait. C’était la seule chose qui importait, à l’époque comme aujourd’hui. “Regarde-toi, quel hypocrite tu fais, reprit Kelly en toisant Casey avec dédain. A faire croire que tu voulais le meilleur pour Chad quand tout ce que tu souhaitais en réalité, c’était de l’avoir pour toi. Qu’est-ce qui te fait croire que c’était de toi dont il avait besoin ? Que tu étais la meilleure option ? Tu étais tout bonnement jaloux, et aujourd’hui, tu es envieux de ces années que j’ai pu passer avec lui pendant que tu te persuadais que j’étais l’ennemi alors que tout ce que j’ai toujours fait, c’était pour notre bonheur. D’ailleurs, tu es tellement bouffi d'orgueil que tu refuses de croire qu’il ait pu être vraiment heureux avec moi. Qu’il n’avait pas besoin de toi. Tu es encore bouffé par ta jalousie de l’époque. C’est pathétique.” Et maintenant, il semblait croire que ces jeunes qu’il prétendait aider allaient remplir le vide dans sa vie, compenser ce qu’il n’était pas parvenu à obtenir et qu’il blâmait Lee de lui avoir pris ; Chad, et dix années de matins à se réveiller à ses côtés. “Si tu veux un conseil… Tourne la page.” lui dit-elle, ce qui n’était que de bonne guerre.

Pathétique. Une fois que le mot avait traversé ses lèvres, Kelly nota à quel point il sonnait juste. C’était très exactement ce qu’elle pensait de Casey, ce qu’il lui inspirait -avec une dose certaine de dégoût. Il était petit, il était misérable, il n’était personne. Elle n’avait jamais eu cure de lui, de sa pauvre existence, tandis que lui l’avait érigée en grande méchante de son conte de fée. Une véritable sorcière de l’Est qui trompe, triche et manipule pour arriver à ses fins. Mais le problème ne venait pas d’elle, non. Lee avait parfaitement conscience qu’on ne pouvait pas lui reprocher d’avoir tout simplement fait sa vie telle qu’elle l’entendait, en cherchant la perfection à chaque instant, le tableau idéal de la vie de couple. Toute personne devrait savoir ce qu’elle veut, ce qu’elle vaut, et ce qu’elle mérite. Et elle le méritait, ce mariage avec l’homme parfait, ces dix années de vie commune qui furent les plus heureuses qu’elle eût jamais connu. Rien de ce que pouvait dire Casey changerait cette certitude. C'était sa jalousie qui parlait, et rien d’autre. Il pouvait bien se persuader que Chad avait accepté d’épouser la brune par peur, sous la contrainte, elle s’en fichait. Il n’était pas là pendant tout ce temps, et Lee avait une décennie de souvenirs pour le contredire. Il se berçait d’illusions et c’était visiblement son mécanisme de défense contre sa défaite. Il avait perdu Chad à l’université et ne pouvait le digérer. Il continuait à espérer, elle le voyait dans ses yeux. “Peut être qu'on finira ensemble Chad et moi, peut être pas. J'en sais rien je ne suis pas devin.” disait-il, faisant naître une vague de nausée depuis les entrailles de Kelly. Son autorité sur son imagination débordante l’empêcha de visualiser les deux hommes étreints dans un baiser langoureux. Elle laissait cette vision aux démons qui accueilleront Casey en enfer. Ce qui la faisait jubiler, c’était l’idée que le purgatoire du brun consiste à assister encore et encore à son mariage avec Chad, jusqu’à la fin des temps. "Moi j'ai tourné la page, c'est toi qui n'y arrive pas, sinon tu ne m'enverrais pas tes voisins pour faire ton sale boulot. Laisse tomber, laisse nous tranquille.” Kelly leva les yeux au ciel. Ce couplet que répétait sans cesse Casey la lassait. Ce n’était pas en le martelant devant sa porte qu’il parviendrait à la faire changer d’avis. Elle n’avait aucune intention de cesser ses persécutions, et ce n’étaient pas les beaux discours du brun sur Chad, leur mariage, leur nouvelle vie et l’acceptation de sa jalousie qui la persuaderaient que cela n’était pas tout ce qu’il méritait. “On a pas besoin d'être en guerre, on peut aisément s'éviter toi et moi. Comme ça on pourra tous les deux tourner la page." Non, il n’y avait pas de tout ça pour elle. Il n’y avait pas de nouveau chapitre à l’horizon, rien d’autre que sa solitude et son amertume. Plus encore, elle ne se sentait pas prête à lâcher prise, accepter que le passé était teinté de mensonge, et qu’elle était bel et bien la sorcière de l’Est de la ville. Elle pouvait se passer d’un exutoire pour sa colère, d’un bouc-émissaire pour sa peine. Elle en avait besoin pour encaisser le fait que tout, absolument tout partait à vau-l’eau. “Je préfère être parfaitement sûre de ne plus jamais te croiser par ici en faisant en sorte que tu déguerpisses de mon quartier.” siffla-t-elle entre ses dents. La guerre n’était pas terminée, loin de là. Et cet écoeurant homosexuel de Casey ne pouvait vraisemblablement pas comprendre qu’il n’existait pas pire ennemi à se faire qu’une femme blessée. “En commençant par te faire quitter mon palier.” Le regard noir et déterminé, elle approcha son visage du sien, l’air menaçante. Elle approcha encore, même si l’odeur de cet indésirable lui soulevait le coeur. Elle approchait jusqu’à ce qu’il n’ait d’autre choix que de reculer, libérant enfin le paillasson de ses pieds impies. Non, elle ne lâchait rien, et si Casey tenait tant à sa paix, alors il n’avait faire ses valises et s’installer loin d’elle. La jeune femme se redressa finalement, glissa une mèche de cheveux derrière son oreille, et le menton bien haut, le cou dressé sur toute sa hauteur avec grâce, le sourire venant contraster avec l'infinité de cercles de l’enfer où l’on pouvait la voir imaginer Casey rôtir comme un dinde à Thanksgiving, elle reprit mielleusement; “Super discussion, Casey. Avec des qualités pareilles en pep talk tu aurais donné de superbes services. Si seulement entrer dans une église ne te faisait pas brûler.” Puis elle claqua la porte sous son nez, décrétant qu’elle avait bien assez longtemps respiré le même air que Casey Hanson.