Je tourne la clef dans la serrure de la porte d'entrée de mon appartement, deux fois. Les chats sont toujours là où je les ai laissés, assis devant la porte. Il est tard - ou tôt - et je me traîne dans le couloir, suivi d'un Auden à la gueule cassée. « T'as envie de manger un truc ou pas du tout ? » Les traits un peu tirés, je viens l'aider à enlever sa veste. Ses blessures font mal à voir et à mon avis, les visibles ne sont pas les pires. Il doit me rester des tonnes de trucs de mon séjour à l'hôpital. Tant mieux. Je n'ai pas trop la foi d'aller racheter compresses et pansements.

Mais si c'était à faire, je le ferais. Je descendrais à la pharmacie la plus proche, c'est à dire celle qui se trouve à plus de quinze minutes à pieds de chez moi, parce que celle d'en bas de mon immeuble n'est pas ouverte de nuit. Elle n'ouvre même pas aux premières heures de l'aube. J'irais à cette putain d'autre pharmacie, s'il le fallait. Mais cela n'a pas besoin d'être précisé.

Mon chat le plus curieux suit Auden comme son ombre. Je viens attraper le félin dans mes bras pour aller le poser dans le couloir en lui lançant un 'oust'. J'ai un peu peur que le peintre ne lui marche malencontreusement dessus. « Installe-toi sur le canapé. Je vais chercher des compresses. », je lance par dessus mon épaule. Mon cœur bat un peu trop vite de le savoir ici et je met le tout sur le compte de la fatigue. Pourtant, je ne dors pas debout. Je suis parfaitement réveillé, et c'est ce qui me préoccupe le plus. Je ne reviens dans le salon qu'avec une trousse à pharmacie dans la main droite, un verre d'eau dans la main gauche et une paire de ciseaux entre les dents. Le tout posé sur la table basse, je retire à mon tour la veste que j'ai complètement oublié d'ôter, trop happé par le reste. « Il s'est passé quoi, entre ce type et toi ? », je marmonne en remontant mes manches. Elle est trop bizarre, cette situation. Je ne sais pas comment me comporter, comment me tenir, quoi faire de ces mains qui, lors de notre dernière rencontre, ont écrasé sur sa peinture fraîche un portrait que j'avais dessiné pendant des heures dans la pièce où nous nous trouvons justement.

Si je suis allé chez Léo c’est seulement parce que j’ai perdu les clés de chez moi dans la bagarre et que je sais qu’Itziar ne me répondra pas - et si jamais elle me répond, elle ne m’ouvrira jamais. Je sais aussi qu’aucun putain de serrurier n’est disponible à une heure si matinale et que je n’ai par conséquent aucun moyen de rentrer dans cet appartement qui est le mien. Foutues conneries. Je n’ai pas dit un mot pendant le trajet, encore aucun lorsqu’on arrive chez lui et que je découvre sa demeure pour la première fois. On était toujours chez moi, toujours à la galerie. Jamais chez lui. Je n’y avais jamais pensé, finalement. Ça semblait tellement logique jusqu’alors.

Maintenant les règles du jeu ont changé, on vient de passer au plan B ; celui dans lequel je rentre ne serait-ce dans son monde à lui mais celui aussi dans lequel je reviens dans sa vie. Après l’avoir renvoyé de la mienne comme s’il n’était personne, comme s’il n’était rien. J’avais naïvement cru que cela suffirait et pendant un temps ça a sûrement été le cas. Il n’y a pas eu de messages, pas eu personne venu toquer chez moi ou à l’atelier. Le silence et le vide, seulement, que j’ai comblé en venant me frotter à n’importe qui dans les bars. A éclater des crânes et me faire éclater le mien, parce que ça fait parti du jeu et que je ne m’en suis jamais plains. Y’a eu ce flic, y’a eu Jack, y’en a eu des dizaines d’autres avant lui que je ne connaissais même pas mais qui désormais n’oublieront pas le visage du connard qui l’a frappé au visage pour un rien.

Je gromelle pour spécifier que je n’ai rien envie de manger - et de toute façon, ce n’est pas comme si je pourrais manger quoi que ce soit ou même ouvrir ma mâchoire de plus d’un centimètre. ”Ils devraient mettre un ascenseur ici.” Je peste déjà à cause des dizaines de marches qui m’ont toutes fait un peu plus grincer des dents les unes que les autres. Je grince encore lorsque je me repose sur le canapé, lorsque cela me fait forcer sur mon abdomen et, par conséquent, mes côtes. Côtes qui sont tout sauf saines, là. Pas besoin d’être un foutu docteur pour savoir ça. ”Pas d’compresses. Y’a rien. J’vais bien.” Les mots sont mâchés alors que je refuse, bien évidemment, toute aide de sa part - comme j’aurais naturellement refusé toute aide de n’importe qui. ”J’l’ai envoyé en taule. Y’a longtemps. ‘L’a pas oublié, apparemment.” La version courte, la version édulcorée pour les enfants. Ça donne ça, plus ou moins. On omet le moment où je raconte qu’on était amis avant de devenir ennemis, qu’on a fait des conneries ensemble avant de les faire contre l’autre. Les choses changent, c’est tout. ”Si tu me donnes un truc qui fait comme les Dolipranes, j’répondrai à tes questions sans trop râler.” Un truc qui fait comme les Dolipranes ça s’appelle un analgésique, mais il n’a jamais appris ce genre de vocabulaire en anglais et il n’a pas envie de dire qu’il a seulement besoin d’un médicament contre la douleur qui lui tiraille le corps. Auden reste Auden, même sacrément amoché.

Auden décline les compresses, je lève les yeux au ciel en filant chercher ma trousse à pharmacie dans la salle de bain. Je crois que la situation est surtout bizarre parce qu'il n'est jamais venu ici. Mon appartement est impeccable, comme d'habitude. Trop rangé. « T'as encore du sang sur le visage, Auden. Laisse moi l'enlever, au moins. » Je déchire déjà l'emballage d'une compresse et mon chat noir court dans notre direction, trop curieux de savoir qui vient infester son appartement de sang et de sueur. Sa curiosité le tuera un jour. Le peintre mentionne son adversaire, leur historique en commun. « En taule, rien que ça. » Et je me détourne pour aller chercher de quoi apaiser la douleur, fouille dans ce qu'il me reste des médicaments que je prenais lorsque la douleur dans mon poignet était trop forte. Des cachets minuscules, qui tuent la douleur bien comme il faut, et qui font faire des malaises au matin lorsque le corps a compris que l'apaisement n'était que temporaire. Je tends le cachet blanc au brun, m'installe à côté de lui sur le canapé avant de lui tendre le verre d'eau amené précédemment.

« Ça fera pas comme un doliprane. Ça sera mieux. » J'attrape la trousse bleue posée sur la table basse et en extrait une bouteille de désinfectant. « Promis je ferai gaffe. Tu sais que je suis agile. » Dans une autre vie, j'aurais été infirmier. Dans cette vie là, j'ai trop manié crayons et archets. Machiavel le chat noir outrepasse mon regard réprobateur pour venir sentir mon invité, avec toute l'innocence qui le caractérise. Dans deux minutes, si on ne l'arrête pas, il viendra ronronner sur ses genoux. Il paraît que les animaux apaisent les tensions, un truc du genre. Je ne sais pas vraiment si ça fonctionnera sur Auden. Je prie que oui, si le médicament ne fait pas assez effet.

Je ne demanderai pas pourquoi m'avoir appelé moi, après n'avoir laissé que le vide pendant tout ce temps. Je ne demanderai pas non plus pourquoi il n'a pas demandé à être raccompagné chez lui. « Comment vont tes mains ? » Ça c'est une question utile. La première de mes préoccupations, après m'être fait casser la gueule. Mais Auden ne se fait pas casser la gueule, Auden se bat. Ce n'est pas pareil. On ne joue pas dans la même cour. « Je te filerai de la glace, pour tes côtes. » S'il n'a pas les côtes brisées, pour sûr que certaines d'entre elles doivent être fêlées. J'ai bien vu ses grimaces, alors que nous marchions. Je n'ai pas besoin d'avoir fait Médecine pour savoir qu'il faudrait qu'il voit un docteur... qu'il refusera probablement d'aller consulter. « En tous cas, t'avais raison. L'autre type avait l'air plus amoché que toi. », que je lance avec un léger sourire en coin, tentative d'humour peut-être un peu maladroite. Je me sens un peu léger.

J’ai pas besoin d’aide. Il ne le comprend pas et ça a le don de m’énerver encore plus alors que la pression a toujours du mal à redescendre depuis la veille au soir. Nos cellules étaient trop proches, je l’entendais respirer, je l’entendais souffler, je l’entendais grommeler. Cette nuit n’a rien fait pour me calmer et bien au contraire, elle a seulement attisé ma colère envers lui. Il n’a jamais rien fait contre moi mais faut croire que c’est seulement viscéral. « T'as encore du sang sur le visage, Auden. Laisse moi l'enlever, au moins. » J’ai pas besoin de lui pour nettoyer mon visage, j’ai même pas besoin de nettoyer mon visage et j’ai surtout pas besoin de lui tout court. Il me prend pour un oiseau tombé du nid et ça m’enrage de ne pas pouvoir lui prouver le contraire pour le moment.

Il s’en va pour mieux revenir ensuite, j’avale le cachet sans broncher ni même ajouter un seul mot parce que la vérité c’est que j’en ai trop besoin pour jouer au plus con à ce niveau là. Parce que le problème quand je joue au plus con, c’est que je gagne toujours. Mon bras se lève par automatisme pour se mettre en travers de sa route lorsqu’il approche le coton imbibé de désinfectant près de mon visage. Mon regard croise le vert du sien un instant, quelques secondes. Je le toise, l’examine, tente de calmer la cadence de ma propre respiration. Et sans un mot de plus, mon bras s’abaisse pour le laisser passer. Je ne fais aucun commentaire et il me connaît assez pour savoir que la bonne attitude à avoir et de n’en faire aucun de son côté non plus.

Le chat noir (comme par hasard) s’approche de moi et ne doit rien sentir d’autre qu’un mélange de sueur et de sang mais je le laisse faire ce qu’il désire, approchant ma main de son museau pour ensuite venir caresser doucement sa tête. Les animaux m’exaspèrent bien moins que les humains, ce n’est un secret pour personne qui m’a déjà observé en leur présence. Mes yeux toisent à nouveau les siens alors que nos visages n’ont plus été aussi proches depuis des semaines et je réponds brièvement à sa question après avoir serré du poing et testé le répondant de chacun de mes doigts. ”Elles ont vu pire. Rien à signaler.” Les phalanges sont simplement rougies et un peu amochées. Rien que je n’ai déjà vu. ”Pourquoi tu ne demandes pas ce que t’as envie de savoir ?” Si j’avais été à sa place ce n’est pas la question joker que j’aurais choisi. On le sait tous les deux. Il a beau s’inquiéter, ce n’est pas la seule question qui lui traîne dans la tête.

Je réponds simplement d’un “ok” alors qu’il tease déjà le bloc de glace que je vais devoir coller sur mes côtes. C’est ce qui se rapproche le plus d’un remerciement, sûrement. ”Attend de voir la prochaine fois où je pourrai le cogner. Ca sera pire.” Je souris comme un con ce qui me fait ensuite tousse et ce qui, bien sûr, réveille ma douleur jamais endormie dans les côtes. Le tout se termine donc par un simple grognement.

Avec toute la délicatesse du monde, le regard concentré, je passe la compresse sur les plaies du visage de l'artiste. A certains endroits, le sang est complètement sec. Je me contente de faire vite, car je sens bien toute la tension qui règne dans cette pièce. Sans quitter son visage des yeux, je change de compresse. J'agis dans le silence le plus complet, veillant à ne pas trop opérer de pression sur sa peau. Ma main gauche ne tremble plus. Elle n'a pas intérêt de s'y mettre maintenant. Pas alors que j'ai besoin d'elle plus que jamais.

La présence du chat n'a pas l'air de déranger Auden. Mach' s'en réjouit. « Ne lui donne pas trop d'attention. Il ne va pas arrêter de t'embêter. » Et le sermon, murmuré, pourrait s'appliquer à une autre personne dans cette pièce. Je me mords l'intérieur des joues, me retiens vaillamment d'éclater de rire devant l'absurdité de cette situation. Je me préoccupe de ses mains, que je détaille du regard le temps d'une poignée de secondes. « Tant mieux. » dis-je à propos de ses mains, avant de me concentrer à nouveau sur son visage. Je ne laisse pas sa question de me désarçonner. Du moins, je tente de faire en sorte que cela ne soit pas trop visible. Doucement, je me débarrasse du coton que je tenais juste là entre mes doigts. « Pourquoi t'as pas demandé à rentrer chez toi ? T'es jamais venu, ici. » Est-ce que ça lui a un jour effleuré l'esprit ? Je pense plutôt qu'il s'en fiche. Pour marquer une pause, j'attrape un autre coton que j'imbibe de désinfectant. « La fille qui vit avec toi, elle était pas dispo' pour venir te chercher ? » Non, c'était vachement mieux d'appeler Léo qui n'a plus de nouvelles - et qui n'a pas osé en demander - depuis cette autre fois, à l'atelier.

Le voir sourire me fait un peu de bien. Je ne retiens plus le mien, me détourne un instant pour ranger médicaments et désinfectant dans la trousse qui gît sur la table basse. « Il avait l'air costaud, quand même, le type. Prend un poignard, la prochaine fois. Ou un tesson de bouteille. Pourquoi tu l'as envoyé en taule ? » Je suis vraiment le mec le mieux placé pour donner des conseils de baston. Mon autre chat vient de grimper sur le canapé. Auden a l'air de les attirer. Peut-être qu'ils pensent que le peintre est mieux placé que moi pour fomenter des plans histoire de dominer le monde. Et ils auraient peut-être raison. « Je te laisserai le lit, si t'as envie d'aller dormir. Je garderai les chats au salon. Enfin, sauf si t'as envie de dormir avec ces deux là. Ils t'ont déjà adopté. » Quel euphémisme. Ils lui montrent plus d'amour qu'ils ne m'en montrent quotidiennement. Je ne comprendrai jamais les chats.

La mâchoire serrée, je reste impassible alors qu’il s’applique à panser mes plaies superficielles sur mon visage. Aucune n’est profonde, aucune n’est inquiétante et aucune ne requiert mon attention. Toute la douleur a été drainée ailleurs. Mes yeux se concentrent sur les siens alors que lui met tout son coeur dans cette entreprise, comme si tout ceci avait une quelconque importance. Le problème en étant aussi près de lui c’est qu’aucun de ses réactions ne peut m’échapper et ses joues pincées sont comptées. Mes yeux se plissent naturellement, comme si ça allait m’aider à mieux le comprendre, et je me contente de seulement rester fidèle à moi même et de ne rien ajouter. Tout est normal, oui, bien sûr.

« Pourquoi t'as pas demandé à rentrer chez toi ? T'es jamais venu, ici. » C’est une question de merde. Je lui ai offert la voie royale et il l’a utilisé pour une question de merde. Mes yeux roulent au ciel et je me retiens de souffler - il pourrait croire que je suis gêné de ses paroles et ça n’a rien à voir avec ça. Je m’attendais tout simplement à autre chose, une sorte de tout sauf ça. Cela n’a aucune importance à mes yeux et pendant un instant j’ai cru qu’il en était de même pour lui. ”Faut un début à tout.” Pour mieux en savourer la fin ensuite, sûrement. L’autre question est un semblant plus intéressant bien qu’Itziar soit loin d’être mon sujet préféré. On fait avec, là aussi. ”On est colocataires, pas amis.” Si elle pouvait me vendre au premier venu pour ensuite me voir brûler sur un feu de joie, elle le ferait. Et même si elle avait à payer pour voir ce spectacle, elle le ferait. Personne ne brûle la chambre de personne et c’est déjà un très bon début, bien plus que ce que j’aurais pu espérer. Je me retiens de lui dire qu’il n’était pas mon premier choix ; pas envie de virer vers le pathos. Il était le second, et c’est déjà quand même pas mal pour un gars avec qui j’ai couché quelque fois.

”Il est pas si costaud qu’ça, c’est juste qu’ils sont enrobés au Canada. Le froid, tout ça.” Il n’est vraiment pas si costaud que ça, le Jack. On a la même stature. On se vaut. C’est ça, qui est le plus drôle avec lui. Le jeu est équitable, le jeu n’est pas couru d’avance. On a justement le temps de jouer, de se jauger, d’apprendre à connaître l’autre et tenter d’anticiper ses tactiques. Comme lui n’a pas su anticiper que je le balance aux flics. Boum, échec et mat. ”On jouait ensemble et puis j’en ai eu marre. Un de nous devait tomber, ça a été lui.” Il parlait de ses chats en se référant à lui même, je parle de Jack en me référant encore une fois à Léo. On joue. Tant que ça m’amuse, on peut continuer à jouer. Le jour où j’en aurai marre, il tombera. A nouveau. De plus haut, de bien plus haut. C’est comme ça que je fonctionne. Robin-Hope aussi est tombée. Ils finissent tous par le faire, tôt ou tard. ”Les chats n’ont besoin de personne pour se garder.” Viens avec moi. J’ai passé la nuit sur un lit fait de métal et avec la tête encombrée de la voix de ce foutu connard d’en face, un peu de chaleur humaine ne me fera pas de mal. Seulement pour cette fois-ci, puis retour à la réalité. ”Je rentre chez moi cet après midi. Et je te rembourserai ce que je te dois. On sera quittes” Comme si tout n’était qu’une question d’argent, oui. Ce serait tellement plus simple si c’était ainsi.

Ma question ne lui plaît pas. Je me retiens d'appuyer le coton contre une de ses plaies juste pour l'emmerder un peu, lui et ses yeux qui roulent, lui qui se moque bien de savoir si la question a, pour moi, une once d'importance. Mais je suis un gentil garçon. Je me tais, j'écoute. Je déploie toute l'attention et toute l'agilité du monde pour essayer de ne pas lui faire mal. Faut un début à tout, oui, mais peut-être pas à ça. Parce que ce n'est le début de rien. Ça a toujours été mieux comme ça. « C'est mieux si certains trucs n'ont pas de début. », je lâche distraitement, pas convaincu moi-même, en envoyant de côté le coton imbibé de désinfectant. En réalité, je préférerais que certains trucs n'aient pas de fin. Mais c'est une toute autre histoire. « Si vous payez tous les deux le loyer, je crois que c'est important, quand même. Moi, je serais allé chercher mon coloc' pour cette raison là. » Je n'ai pas de coloc', de toute manière. L'affaire est réglée.

Je lâche un rire à sa remarque sur le Canada. « Je suis aussi Canadien et puis j'ai pas la stature d'un ours. » Ouais, j'ai même tout sauf la stature d'un ours. Même pas celle d'un ourson. On s'adapte vite. Mon sourire décline un peu à sa remarque suivante, que je sens à double tranchant. Je me contente d'opiner du chef, de terminer de ranger la table basse. La trousse et le verre d'eau en main, je retiens fort un sourire à sa remarque suivante. « Les chats se garderont seuls, alors. », que je répète avant de me lever pour aller me débarrasser de tout ce qui encombrait la table basse du côté de la cuisine. « Tu pars quand tu veux, Auden. J'attends personne, de toute manière. » Et ce n'est pas comme si j'allais vraiment en cours correctement, en ce moment. Mon activité principale consiste à m'abîmer les doigts sur mon piano ou sur mon violon.

J'entre dans la chambre devant Auden, tente de mettre un peu d'ordre dans le bordel qui règne autour du lit. Si mon appartement présente parfaitement bien et donne l'illusion que je suis un type rangé, toute l'illusion disparaît lorsque l'on passe les portes de ma chambre. Une chaise couverte de vêtements que j'ai hésité à passer le matin même et de nombreux livres et carnets entassés çà et là donnent le ton. Dans une bibliothèque, des vinyles partagent la place de grandes pochettes vertes pleines de croquis. « J'ai encore ton pull, celui que tu m'avais prêté une fois, si tu le veux pour la nuit. » Il est sagement plié dans mon armoire. « Si tu veux prendre une douche, tu peux. Oh, attends, la glace. » Je repasse dans le couloir, sors de quoi poser sur ses côtes, enroulé dans un torchon. De retour dans la chambre, je lui laisse les glaçons avant de me laisser tomber dans mon lit, non sans avoir ôté tee-shirt et jean. « Qu'as-tu fait du portrait ? » Il sait duquel je parle. A l'heure qu'il est, ce dernier est probablement détruit. Et moi, je regrette mon geste.

« C'est mieux si certains trucs n'ont pas de début. » Ose dire la même chose sans métaphore de merde. Ose dire que tu veux juste que je m’en aille et qu’on oublie tout. Ose. Rien qu’une seule fois. Mes yeux se mettent à le chercher sans le trouver, parce qu’il fuit. Ses mots fuient, ses yeux fuient et seules ses mains se raccrochent encore à l’instant. Il continue de parler d’Itziar comme si, là, elle avait une quelconque sorte d’importe que ce soit à ses yeux ou aux miens. Il continue d’en parler, tente de trouver une excuse valable pour que je l’aie appelé lui et pas elle.

”Quand tu râles tu r’sembles à un ours.” Que je me rattrape aux branches tant bien que mal, avec plus de mal que de bien. Il n’est pas comme Jack, de toute façon. Lui a le don de me faire sortir de mes gonds avec un seul regard alors qu’il ne m’a jamais rien fait ; ça c’est propre à Jack. Léo, c’est autre chose. Lui, il prend même le temps de me spécifier que je suis libre de mes allers et venus et je dis rien, j’ajoute rien ; parce que ça me semblait bien trop logique pour qu’on en parle. C’est pas comme si je comptais rester, c’est pas comme si j’avais prévu que tout se passe de cette manière ci.

Et je le suis dans la chambre, et je l’écoute parler du pull, et je le vois revenir avec les glaçons, et je le vois qui se met déjà à l’aise comme au premier jour. Il fait comme s’il ne s’était rien passé de mal, comme s’il n’y avait jamais eu d’embuche - et je ne sais pas si je déteste cette sensation ou si c’est l’inverse. ”Fait trop chaud avec un pull.” Qu’il en retienne ce qu’il veut, de cette phrase, ça sera sûrement ce que je sous entends. Je ne me souvenais même pas qu’il avait encore un de mes habits. Le chiffon entourant la glace se retrouve posé sur la commode alors que j’ai un sourire en coin, discret mais présent, à l’énonciation du portrait. ”Faudra venir à l’atelier pour que t'en aies le coeur net.” Je tease, laisse flotter toutes les hypothèses possibles, m’enfuie dans la salle de bain puisqu’il m’a lui même proposé de me doucher et que j’ai seulement hâte de ne plus sentir la sueur de Jack.

Le jet est lancé au maximum et il en est de même pour la température. Ça brûle, ça fume, ça fait sûrement plus de mal que de bien et c’est pourtant tout ce dont j’ai besoin. Je m’évertue (qu’il est drôle, ce mot) à arracher la fine couche de ma peau pour être certain qu’il ne reste aucune trace de la nuit dernière et une fois ma peau ayant réellement viré couleur chair à rouge groseille, je daigne enfin sortir de la douche et enfin de la salle de bain, seulement vêtu de mon sous-vêtement. J’ai pas d’autres habits, de toute façon, et Léo fait une taille enfant. A mon tour, je me couche dans le lit sans oublier la poche de glace que je pose au point le plus sensible de mes côtes.

"Pourquoi t'es quand même venu ?" Pourquoi t'as encore fait un truc que je ferai jamais pour toi ?

« Je t'emmerde. Je ne ressemble pas à un ours. » La comparaison me fait un truc. En bien. Même si je suis presque sûr que c'était une moquerie. Une gentille moquerie, alors ? C'est tranquille. Je suis tranquille. Pas l'ombre d'un portrait à éclater sur un tableau, pas l'ombre d'un Auden qui me jette dehors. Il n'est jamais venu ici. Il faut une première fois à tout. Tout est sous contrôle. Je vais continuer de mettre mes sourires sur le coup de l'immense fatigue qui fait ployer mes épaules.

Nous rejoignons ma chambre de bordélique. Moi, je cours partout. Je déteste que 'courir partout' soit une caractéristique que je contrôle si peu et qui dévoile tant de choses sur mon état d'esprit du moment. Il est tard - tôt ? - Léo, tu devrais arrêter de courir partout. Auden a ses glaçons. Il refuse le pull. J'avais presque oublié que nous étions en été. Quelque chose en moi se souvient que décembre, c'est l'hiver. C'est le froid. Le froid me manque un peu. Que Auden ne fasse pas tout un flan pour le pull que j'ai oublié de lui rendre est au moins aussi agréable que de croire déceler un sous-entendu à ses propos. « Ah ouais, l'été il fait chaud. » Je lance, les yeux rieurs, avant de doucement secouer la tête de droite à gauche. Je me laisse tomber sur le lit en même temps que j'évoque le portrait. Je préfère être allongé avant d'avoir la réponse et je m'attends à être solidement envoyé sur les roses. Mon sourire répond au sien, accompagné des picotements caractéristiques du rougissement que me monte de plus en plus souvent aux joues. « C'est une vraie invitation même pas déguisée, ça ? Auden ! » J'appelle, mais il est déjà parti. Pleutre. Je me glisse dans les draps, léger sourire aux lèvres. On ne pourra plus me l'enlever.

Je suis vite rejoint par un Auden qui sent le propre. Je ferme le livre dont je feignais la lecture, trop peu concentré pour comprendre ne serait-ce qu'un seul mot. « Pourquoi t'as appelé ? Je veux dire, pourquoi tu m'as appelé moi. » Au cas où il n'aurait pas remarqué, la dernière fois était peut-être un peu trop électrique pour laisser supposer que j'étais ne serait-ce que sur la liste des gens à contacter en cas de gardav'. « J'suis venu parce que je suis venu. » Il m'arrive de faire des choix de merde. Celui là n'en est pas un. Pas vrai ? « J'avais des trucs à faire dans ce quartier là, de toute façon, ça ne me dérangeait pas. » Oui, si tard dans la nuit, très exactement. Je me retiens d'éclater de rire tant la réponse est absurde, mais je contiens le tout d'un sourire. Il n'aura pas une miette des raisons qui m'ont poussé à venir le chercher chez les flics, parce que je les méconnais moi-même. Tout est encore trop en bordel dans ma tête. « Pourquoi ça t'intéresse, de toute manière ? » Non, ça ne l'intéresse pas. Il va se moquer. Je me tourne vers lui, m'accoude à mon oreiller pour détailler le peintre du regard. « Tu veux que je te lise une histoire pour t'endormir ? » que je lance, moqueur. Pitié, ne déteste pas ma lourdeur.

Je devrais le savoir, à force, qu’une question de ma part en amène dix autres de lui. Je devrais le savoir, que ce petit con va éviter d’y répondre pour mieux tenter d’en apprendre plus. Comme si ça marchait. « Pourquoi t'as appelé ? Je veux dire, pourquoi tu m'as appelé moi. » La réponse que je voudrais lui donner est à double tranchant ; elle rétablit la vérité sur le fait qu’il ne soit pas mon premier choix mais me fait aussi simplement passer pour un con qui n’a pas d’amis - et là, voyez, c’est là que ça coince. La meilleure solution reste le silence, d’autant que je sais par avance qu’il va détester ça. « J'suis venu parce que je suis venu. » Mais que ferait-on donc sans Léo et son incroyable clairvoyance, uh ? Il enchaîne avec les excuses foireuses, celles qu’on utilise tous, celles qu’on sait pertinemment qu’elle ne consistent qu’en un tissu de mensonges. Personne n’a de course à faire aux premières heures du jour, personne ne traverse toute la ville pour se rendre dans un quartier miteux pour que cela coïncide bizarrement avec la garde à vue d’un homme qui nous a envoyé sur les roses (envoyer chier, c’est le terme que j’aurais utilisé) il y a peu.
”Bugiardo.” Tu mens comme tu respires, Léo.

« Pourquoi ça t'intéresse, de toute manière ? » ”Ca ne m’intéresse pas.” Simple, prévisible, logique. Et je le vois, le brun, qui se retourne déjà, qui affiche un sourire de vainqueur, qui recommence ce jeu que j’aime autant que je déteste. Mes yeux se révulsent en même temps que mes paupières se ferment et je souffle doucement. ”Si j’avais voulu que tu me renvoies des questions, j’l’aurais stipulé.” Tu m’emmerdes déjà. « Tu veux que je te lise une histoire pour t'endormir ? » ”Si j’entends ne serait-ce les premiers mots d’une foutue histoire je t’étouffe avec ton propre oreiller.” Et là, pour sûr que plus aucune côte ne me fera mal, pour sûr que plus aucun de mes muscles ne me tiraillera et que la fatigue ne sera qu’un mauvais souvenir.
Ma main se pose sur le haut de sa tête et mes doigts se posent de chaque côté de ses tempes pour qu'il tourne la tête et cesse de me dévisager avec ce sourire en coin. Sachant pour autant que cela ne suffira pas, c'est moi qui me détourne, qui me penche légèrement de l'autre côté du lit et qui érige la couverture entre nous deux comme une muraille ; à défaut de réellement pouvoir me tourner sans me perdre en insultes. "C'était pas une invitation. T'as jamais été banni non plus." Qu'on soit clairs. C'est pas parce que ses mots se sont perdus sous les filets d'eau que je n'ai rien entendu, que je n'avais rien envie de rétorquer à ça non plus.

« Bugiardo. » « I don't speak spaghetti. » que je réplique, arrogant. Je n'ai absolument aucune idée de ce qu'il vient de dire, mais ça sonnait un peu comme une insulte. Je crois. De toute façon, tout ce que je raconte ne l'intéresse pas, je ne comprends pas pourquoi il demande. Pour emmerder, probablement. Ça ne fonctionne pas. Je ne vais pas m'agacer. « T'as pas précisé que je ne pouvais pas le faire. T'as même dit "si tu me donnes un truc qui fait comme un doliprane, je répondrai à tes questions sans trop râler". » Je tente d'imiter son ton, accoudé à mon oreiller, sourire aux lèvres. « Tu râles. », que je souligne comme s'il y avait besoin de le faire. Alors, qui est l'ours ?

Et voilà que je me moque, que je suis presque lancé pour lui raconter une histoire. Charlie va bientôt avoir un bébé. Il faut que je m'entraîne. Auden n'est bien sûr pas un bon sujet d'expérience, mais ça semblait assez évident. « Okey, okey, pas d'histoire. Dommage, j'en avais des cool en réserve. », je continue, le ton dégoulinant de sarcasme. Le brun se lasse visiblement de mes moqueries et c'est contre mon gré que je me retrouve à fixer le mur blanc de l'autre côté du lit. Un grand soupir plus tard, je me laisse tomber de mon côté, dans les draps. Le silence se fait. Je déteste le silence. La mine un peu boudeuse, je m'amuse à tirer un fil qui pend hors de ce qui devrait être sa place : bien aligné avec les autres. Je suis incapable de dormir, désormais. Toute l'énergie de la planète semble s'être concentrée dans mon corps. Une poignée de mots provenant de l'autre côté du lit plus tard, je me tourne doucement sur l'autre flanc, les yeux posés sur la masse de cheveux bruns qui dépassent de la couette. « Personne ne me bannit de nul part. Mais la dernière fois, t'avoueras que c'était... » Un moment bizarre. Ma lèvre a mis quelques jours à s'en remettre. Ma colère a mis de très longues heures à redescendre. Mon estomac se souvient encore des tablettes de chocolat englouties et de la vengeance que j'ai effectué sur toute la nourriture sucrée trouvable dans mon appartement.

Je choisis de ne pas terminer ma phrase. Je n'ai pas envie de repenser à tout ça. Le silence se fait à nouveau, je tire maintenant sur les fils d'un bracelet usé qui orne mon poignet. « Ça sert à quoi, qu'ils se gardent seuls, les chats ? C'est à peine si t'as pas construit le mur de Berlin avec les draps, là. » que j'ironise dans un murmure. Mes yeux se sont habitués à l'obscurité.
Pas le reste.

”J’ai dit “sans trop râler”, j’ai pas dit que je râlerai pas.” S’il veut jouer sur les mots, on va jouer sur les mots, encore plus si cela peut me donner raison - parce que je sais que j’ai raison, je sais que j’ai pris le temps de choisir la bonne tournure de phrase parce que mes râlements étaient plus prédictibles que n’importe quoi d’autre dans ce monde. Au moins je souligne qu’il a su prendre ses marques, qu’il a enfin su poser des mots sur ce qu’il pense tout bas. Sans doute qu’auparavant il n’aurait jamais osé faire une telle chose, craignant qu’en me contrariant tout ne puisse s’arrête subitement.
Et par tout, j’entends rien, absolument rien, puisqu’il ne se passe rien.

Pourtant moi je n’ai pas tant changé, je reste cet être humain qui atteint sa dose d’interactions sociales au bout de cinq minutes et je pense avoir largement dépassé le quota ces derniers temps, assez pour une décennie au moins. Certains font exception à cette règle mais ce n’est pas encore le cas du brun et sans doute que cela ne le sera jamais. Il est à part pour certaines choses mais pas pour toutes. ”Je t’avais prévenu de pas t’attacher.” Il y a fort à parier qu’il ne m’a pas cru, qu’il se pensait être l’élu, qu’il s’est cru le nouvel héros d’un de ces films hollywoodiens dans lesquelles le frontière entre héros et anti héros est trop fine pour être perceptible. Mais ouais, ok. C’était spécial. C’était pas prémédité non plus. Ça a fait un vide, un temps, avant que tout ne revienne finalement à la normale.

On a le droit à quelques nouvelles minutes de silences et pendant une fraction de secondes je crois percevoir le son de sa respiration qui se calme. Pendant un instant, un simple instant, un si court instant, j’ai l’espoir fou qu’il se soit endormi et que je pourrai en faire de même à mon tour. Cela ne dure pas longtemps, bien sûr, puisqu’à peine ce moment passé qu’une nouvelle question lui brûle déjà les lèvres. Stupide garçon qui n’a toujours pas appris à se taire. ”Je t’empêche pas d’aller les rejoindre, s’ils te manquent tant que ça.” Mais le problème c’est pas les chats, on le sait tous. Le problème c’est qu’il n’a pas ce qu’il veut, parce qu’il pensait qu’il aurait tout et il n’a finalement rien. ”Le Mur de Berlin a toujours été un lieu d’expression, j’le trouve pas si mal que ça au final.” Si on oublie toute l’histoire derrière, parce que je ne suis quand même pas aussi con que j’en ai l’air. ”Je repars dans quelques heures, t’habitues à rien.” Il va le faire quand même, ce stupide riccioli d’oro.

« Je t’avais prévenu de pas t’attacher. » Comme tu es drôle, Auden Williams. « Pourquoi tu dis ça ? » Mais ma vaine tentative de faire bonne figure sonne faux. Je me retiens de toussoter, comme un mauvais comédien de théâtre. Comme tu es drôle, Auden, lorsque tu me laisses rajouter du rouge sur tes peintures, lorsque tu m'appelles depuis chez les flics, pour ensuite ériger entre nous l'équivalent de l'Himalaya. Ok, j'abuse peut-être un peu. « J'suis pas attaché. Personne m'attache nul part, je ne m'attache à personne. Je ne suis pas un chien. » Mais je m'enfonce malgré tout un peu plus sous les draps, le visage boudeur, les traits tirés et visiblement fatigué par le bref échange. Auden a disparu de l'autre côté du lit. Et moi, je m'écrase contre ce mur de silence, que je brise pourtant bien vite. Tout le monde sait que je ne sais pas me taire, même ceux qui me connaissent depuis dix petites minutes à peine. Et ce portrait, remis sur le tapis - que diable fait-il ici, ce portrait, à revenir sur le devant de la scène, lui qui doit être écrasé dans une benne à ordures - ce portrait que je ne sais plus ni détester ni aimer, ce simulacre de souvenir que je crois avoir tenté d'oublier. Que j’ai horreur d’en avoir parlé à nouveau.

Et voilà que je mords une nouvelle fois à l’hameçon - je n'apprends jamais de mes erreurs, faut-il y déceler quelque pathologie; on ne peut pas s'auto-diagnostiquer - lorsqu'il évoque l'atelier. Voilà que j'ai arrêté de faire semblant de ne pas être curieux, voilà que je brise à nouveau l'épais silence qui s'était installé dans la pièce l'espace de quelques minutes seulement. « Ils ne me manquent pas tant, les chats. » Mais c'est toi qui a dit qu'ils pouvaient se garder seuls. Dis le, bon sang, dis le, ce n'est rien du tout. Il me sauve, avec son mur de Berlin. Même si moi, après l'avoir évoqué, je trouve que les draps blancs et l'obscurité évoquent plutôt une montagne endormie. Quand va-t-il se réveiller, le volcan qui y sommeille ? Probablement jamais. « Je ne m'habitue à rien. C'est toi qui a parlé des chats, c'est tout. » Il a déjà dit que je pouvais aller les rejoindre, et je n'en ferai rien. Je sais comment je suis. Pire, il sait aussi. « Je ne m'habitue à rien. », que je répète. « Je préférais rajouter du rouge sur tes peintures. » Ou du bleu. C'était plus facile. N'importe quelle couleur fera l'affaire. N'importe laquelle, pourvu qu'il me laisse reprendre la place que j'ai l'impression d'avoir, un petit morceau de rien qui me fait comme une impression de quelque chose de grand.

Il questionne et me renvoie la pareille, encore et encore parce que c’est ce qu’il sait faire de mieux dans ce putain de monde. J’ai simplement envie de lui dire de la fermer, pour une fois, d’arrêter de remuer le couteau dans la plaie parce que ça ne l’en fera pas sortir. « J'suis pas attaché. Personne m'attache nul part, je ne m'attache à personne. Je ne suis pas un chien. » Oh, Léo, Léo. Léo qui fait des montagnes d’un rien, Léo qui se voile la face sans discontinuer tout en pensant réellement que personne ne va s’en rendre compte. Comme seule réponse, je souffle longuement, ignore la douleur sur mes côtes et prend sur moi pour ne pas lui sortir le même discours que la dernière fois.

Léo dérive vers les chats, il soulève mes propres paroles, y ajoute ses propres commentaires, son souffle autant las que vexé. « Je préférais rajouter du rouge sur tes peintures. » Et même si on est dans le noir complet, je prends le temps de fermer mes paupières pendant un long moment, comme si ça allait m’aider à me concentrer sur mes paroles. ”Moi aussi.” Quand il ne s’agissait que de rouge - si jamais il n’a jamais été question que de ça -, tout était plus facile et plus simple à comprendre. La peinture nous liait, nous occupait, nous passionnait. C’était simple, quand il ne s’agissait que de ça.

Et quand il gagne, parce qu’il gagne toujours, je me retourne de son côté et abaisse la barrière de couverture qui avait été hâtivement érigée. Mon bras se dénoue et s’étend jusqu’à lui et mes mains se reposent à l’arrière de son crâne, jouant doucement de ses boucles brunes. ”Maintenant dors.” Je finis par statuer, sérieux au possible. On avance pas à pas, à défaut d’être capable de stagner.