Le bip régulier d’une machine dont j’ignore totalement l’utilité rythme le mouvement de mes doigts qui pianotent nerveusement sur mes genoux. Je ne saurais dire depuis combien de temps je suis assise là, à quelques centimètres seulement du lit d’hôpital où se trouve allongé Alfie. Il est tellement rare que j’ai l’occasion de le regarder dormir, je ne me souviens pas de la dernière fois où ça m’est arrivé, en dehors de la dernière hospitalisation importante à laquelle il a été confrontée, ou plutôt devrais-je dire, à laquelle nous avons été confrontés. Il va un peu mieux, maintenant, un tout petit peu mieux, et alors qu’il est là, étendu sur ce lit avec les paupières clauses, ses contusions masquées par des pansements réalisés par des mains expertes, on pourrait croire qu’il est parfaitement serein. Pourtant, je sais parfaitement que dès son réveil, les questions vont commencer et avec elles, la colère liée à l’incompréhension de la situation dans laquelle il se trouve, parce qu’à chaque nouveau réveil, sa mémoire semble l’avoir abandonné de nouveau. J’appréhende les heures qui vont suivre, j’ai peur de ne pas réussir à trouver les bons mots, à expliquer correctement la situation, à avoir le discours qui convient. Je pourrais me dire que ce n’est pas grave, qu’il oubliera de toute façon et que je ferais de mieux en mieux à chaque tentative, mais j’ai également l’espoir que cette fois, il imprime réellement mes mots. J’oblige mes doigts à cesser leur danse provoquée uniquement par l’anxiété et pose mes mains tremblantes sur mes genoux. Le nœud d’angoisse qui s’est formé dans mon estomac à l’instant même où j’ai décroché mon téléphone, quelques jours auparavant, semble avoir encore resserré son emprise. Il faut que j’aille prendre l’air. La respiration régulière d’Alfie m’indique qu’il est encore plongé dans un sommeil profond – en tout cas je l’espère – ce qui me laisse quelques minutes. Je me lève le plus doucement possible, arrêtant de respirer lorsqu’un léger sifflement s’échappe de ses lettres. Fausse alerte. Je me retrouve dans le couloir de cet hôpital qui est certainement l’endroit que je déteste le plus au monde mais celui où je passe le plus de temps en ce moment. En cette fin de soirée, les visiteurs commencent à se faire plus rares dans les couloirs et je n’ai donc pas à faire la queue auprès de la machine à café. Je fouille dans mes poches pour y trouver de la monnaie que j’insère dans le distributeur et sélectionne ma boisson, sans avoir besoin de réfléchir au numéro que je dois taper sur le petit écran de la machine. Arrivée à ce stade, je suppose que je peux me considérer comme une habituée. J’attends quelques instants avant de remarquer que rien ne s’est passé, ma pièce ne m’a pas été rendue, aucun gobelet n’est tombé dans l’espace dédié et l’écran du distributeur affiche un « en cours de préparation » qui me semble être assez loin de la vérité. « Merde. » Je murmure, tentant bêtement de tapoter la machine pour la faire repartir, ou d’appuyer sur toutes les touches pour voir si un miracle se produit. Rien. Absolument rien. Je soupire et ferme les yeux en posant mon front sur la vitre du distributeur qui s’embue immédiatement. Quelle journée pourrie. Quelle semaine pourrie.
Des bruits de pas me poussent à relever la tête et je suis aussi surprise que soulagée de découvrir Norah qui s’avance vers moi. « Bonsoir. » Je la salue, essayant sans grand succès de sourire. De toute façon, à quoi ça sert de donner le change ? Je porte le même pull qu’hier – mais est-ce que je l’ai vue hier ? Je ne m’en souviens même pas – j’ai des cernes immenses, mes cheveux gardent encore la trace de l’oreiller d’Alfie contre lequel je me suis allongée pour lui tenir compagnie et les plis de mon front témoignent de cette inquiétude qui ne me quitte plus. « J’étais juste venue prendre un café, mais je crois que la machine est hors service. » Je désigne du doigt le distributeur contre lequel je viens de m’acharner et laisse mon regard descendre vers le sol le temps que je rassemble assez de courage pour affronter celui de celle que je considère désormais comme mon amie. « Tu travailles de nuit aujourd’hui ? » Je lui demande finalement en relevant la tête, étonnée par sa présence à une heure tardive. Est-elle en service ? Vient-elle rendre visite à Alfie ? « Tu me l’as peut-être déjà dit… Et je suis désolée si c’est le cas… C’est juste que c’est tellement le bazar en ce moment que je… » Je marque une pause, les pensées défilent dans ma tête, les mots se bousculent pour sortir de ma bouche, et mon cerveau insiste pour me laisser extérioriser tout ce que j’ai porté ces derniers jours. « J’ai du mal à tout organiser, il faut que je pense à plein de choses, tout le temps… Je n’ai pas vraiment eu l’occasion de me poser ou encore moins de me reposer alors j’oublie la moitié de ce qu’on met dit et c’est encore plus le bazar. » Je parle trop et trop vite mais c’est plus fort que moi, maintenant que j’ai commencé, je ne suis plus capable de m’arrêter. « Tout le monde vient me demander comment il va et moi je dois sourire et pratiquement prétendre que c’est la meilleure période de notre vie pour éviter de les inquiéter. » Et puis, évidemment, si l’état d’Alfie les intéresse, le mien en revanche laisse tout le monde parfaitement indifférent. « Sa mère m’appelle dix fois par jour pour me demander s’il respire encore. » Pour se donner bonne conscience, très probablement ou parce qu’elle a déjà choisi une jolie pierre tombale, j’avoue ne pas avoir cherché plus que ça ses motivations. « J’ai promis à ma patronne que je pourrais reprendre le travail la semaine prochaine. » Quelle terrible erreur, je ne me sens pas prête à travailler, je n’ai pas envie d’être à un autre endroit qu’ici et paradoxalement je rêverais d’être n’importe où plutôt qu’à cet endroit. « Mais j’ai deux tonnes de trucs à faire avant. » Me doucher, entre autres, se trouve en tête de classement. « Il faut absolument que je trouve un papier pour faire une liste, je ne vais pas m’en sortir sans liste. » Rien que le fait d’exprimer à haute voix mes tourments suffit à me faire paniquer et je prends sur moi pour stopper cette énumération, prenant une grande inspiration, reprenant sur un ton un peu plus calme. « J’avais juste vraiment besoin d’un café. » Et d’Alfie, de mon Alfie, mais c’est à moi d’être là pour lui.
Septembre 2019. Quelques semaines la séparaient encore de la date anniversaire, pourtant Norah se réveillait déjà avec la boule au ventre tant elle appréhendait ce jour arriver. Si chaque journée avait son lot de chagrin, le trente-et-un octobre restait la pire de toutes. La chaleur estivale n'améliorait pas cette sensation de suffoquer, d'autant plus si l'atmosphère s'alourdissait d'un gros orage. On tentait de se convaincre que ça finirait par passer, mais il n'en était rien; bloquée dans son processus de deuil, elle n'arrivait pas à passer le cap. D'habitude, elle aimait savoir que son travail l'aidait à penser à autre chose, à se détacher d'un quotidien qu'elle arrivait toujours à gérer, mais qui lui semblait de plus en plus difficile, avec une accumulation de fatigue qui commençait à être conséquente. Mais là, c'était différent. Alfie était encore hospitalisé et elle aurait préféré qu'il s'agisse une nouvelle fois d'une branche d'arbre qui l'aurait sauvagement attaqué. Ce n'était que quelques points de suture. Bon, certes, une nouvelle ligne sur la liste de ses visites qui noircissaient encore plus ses hospitalisations et passages aux urgences. Mais là, c'était différent. "Norah, tu n'y vas pas." avait dit Andy, le médecin et chef de service de réanimation, mais également ami de longue date de l'infirmière. Celle-ci l'avait fusillé du regard alors qu'elle venait juste de voir Alfie, défiguré et ensanglanté au possible, entrer dans l'une des chambres dans un brancard et inconscient. "Tu vas pas me faire le coup à chaque fois." avait-elle répliquer sèchement en tentant de forcer le passage. Mais Andrew était un homme grand avec une certaine musculature et n'eut aucun mal à retenir son amie. Il ne faisait pas ça par gaieté de coeur car ils avaient toujours aimé travaillé ensemble en équipe pour les prises en charge immédiate. Mais il savait. Il savait que si elle entrait dans la chambre et qu'elle le voyait dans cet état, elle saurait agir en conséquence. Il était bien plus inquiet pour l'après-coup, une fois que l'adrénaline aura chuté et que l'affect prendra le dessus sur tout le reste. Il ne sous-estimait pas sa force et sa capacité à exercer, loin de là, mais il savait combien ce genre de situations l'impacterait. Il l'avait déjà empêchée de s'occuper de lui quand il était (encore) dans un sale état quelques années plus tôt pour les mêmes raisons, il n'allait pas se laisser prier pour répéter son acte. "Tu te fous de moi, Andy ? T'as besoin de moi. Je connais son dossier par coeur, je peux t'aider." Pas que Norah se pensait être indispensable non plus, mais elle saurait se rendre utile. "C'est bien ça le problème. Tu le connais trop bien pour le prendre en charge." souffla-t-il, l'air dur, mais soucieux. "Norah, tu rentres dans cette chambre et je te colle une mise à pied." Même s'il savait que ce genre de menace n'affectait pas particulièrement la jeune femme d'un point de vue professionnel, il lui faisait passer là un message comme quoi il ne valait pas mieux pour elle qu'elle cherche à le défier. De plus, la mise à pieds limiterait ses revenus du mois, et Norah avait besoin de chaque dollar. C'était alors contrariée et vexée qu'elle avait terminé sa journée, en essayant de récolter ici et là quelques nouvelles. Andy, au fil des jours, avait fini par l'autoriser à le voir, en tant que visite, mais certainement pas en tant qu'infirmière. Celle-ci lui en faisait baver d'ailleurs, mais c'était un maigre coût si ça évitait que Norah ne décompense gravement à terme.
Installée dans le lit de son fils pour lui lire l'histoire du soir avant qu'il ne s'endorme, la brune avait eu un moment d'absence, songeant à la nuit qui l'attendait au boulot. Elle espérait qu'il aille bien, c'est tout. "Maman, tu me racontes la suite ?" avait demandé timidement Aidan de sa petite voix quand il avait décidé que la pause qu'elle avait faite duré trop longtemps. En faisant comme si de rien n 'était, elle avait continué à lui raconter cette énième livre de pirates adapté à son âge et le petit rouquin finit par s'assoupir quelques phrases avant la fin de l'histoire, contre elle. Norah l'installait délicatement sur son lit et restait encore quelques secondes à le regarder assoupi, tranquille, à glisser ses doigts entre ses mèches rousses. Un dernier baiser sur le front avant de sortir de la chambre, de dire bonne nuit à son aînée avant de les laisser aux bons soins de leur oncle pour la nuit. Une fois arrivée et changée à l'hôpital, ses pas la guidaient automatiquement vers le service où elle travaillait. Ca faisait des années que les trajets étaient le même. Sur ce chemin là, elle passait toujours devant les machines à café et distributeurs de confiseries diverses. Elle y serait passée devant sans y prêter la moindre attention. Mais ce soir-là, une silhouette bien familière se trouvait devant l'appareil apparemment en peine. "Hey." souffla-t-elle en guise de salutations. Norah ne souriait pas autant qu'elle ne semblait pas triste; son visage était tout simplement neutre, inexpressif. Ses iris bleus scrutèrent attentivement l'était de Juliana. Elle aussi était épuisée et ne prenait pas soin d'elle. Son dévouement pour Alfie n'en était que plus évident. Norah ne se permettait pas de la juger et ne le ferait de toute façon pas. Si ça avait été Frank, elle aurait été pareille. "Les cafés de cette machine sont vraiment dégueu, en plus." précisa-t-elle en jetant un oeil sur l'appareil qui manquait cruellement de fiabilité. "Oui. Je serai de nuit aussi les deux suivantes." lui précisa-t-elle avec un maigre sourire, pour répondre à sa question. "Viens avec moi." Elle l'invitait à marcher avec elle, ça pourrait au moins lui permettre de lui dégourdir un petit peu les jambes. Le côté très infirmier de Norah pensait que c'était une bonne façon de lui éviter d'avoir une phlébite, à force de rester assise aux côtés de sa moitié. Le discours de la belle brune était totalement décousu. Elle la laissait parler tout en l'écoutant avec attention. Quelque part, elle s'identifiait sans soucis à sa situation. Un événement brutal qui change du tout au tout, un quotidien totalement bouleversé où l'on se sentait très vite submergé par le flot de responsabilités qui noyait. La fatigue cumulée avec les heures passées au chevet de l'anthropologue à l'affût du moindre signe de vie, elle était submergée. Soudainement, Norah se posta devant elle, mettant fin à leur marche, et saisit délicatement le visage de son interlocutrice entre ses deux mains, dans l'espoir de la faire sortir de ce tourbillon infernal qu'elle avait apparemment besoin d'extérioriser. Il était facile de s'y perdre et de lâcher prise. C'est pourquoi elle espérait que par ce geste, elle se ressaisisse et soit de nouvelle avec elle. "Juliana." dit-elle d'un ton ferme, mais aussi d'une extrême douceur. Un juste équilibre. Elle la fixait longuement avant de prononcer le moindre mot, juste pour s'assurer qu'elle ait bien toute son attention. "Il va bien." Norah avait été là la veille, elle serait là le lendemain. Andy n'était pas là pour la fliquer et si ses collègues venaient à le lui rapporter, elle se débrouillerait déjà. "Et tu te portes bien aussi." Norah ne s'arrêtait pas aux faits. Oui, elle était épuisée; oui, elle était morte d'inquiétude; oui, elle ne savait plus où donner de la tête. Mais elle allait bien. L'état d'Alfie était stable, même si ses blessures étaient impressionnantes à voir. Au fond, Norah s'inquiétait horriblement pour lui aussi. Parfois la prise en charge lui semblait légère mais elle faisait confiance aux médecins, ils savaient ce qu'ils faisaient. "C'est le plus important." finit-elle par dire dans un murmure. Enfin, un sourire rassurant se dessiner discrètement sur son visage, non sans une pointe d'affection. Bon Dieu, elle serait dans le même état à sa place. Enfin, elle retira les mains de sa tête quand elle trouvait que Juliana avait retrouvé un peu contenance. "Déjà, on va commencer par ce qui t'est le plus important pour le moment : le café." Elle l'invitait à faire quelques pas supplémentaires pour atteindre la salle de pause des soignants. "Et il est bien meilleur ici." Elle sortait une tasse de l'un des placards et lui servit de cette boisson chaude fraîchement préparée. C'est plutôt chouette; les collègues se préparaient mutuellement le café, prêt pour la prise de poste des suivantes. Une petite routine qui fonctionnait plutôt bien. Elle lui demandait si elle désirait du lait, du sucre avant de lui confier le contenant. Elle l'invitait ensuite à la suivre jusqu'en salle de soins. De là, elle pouvait avoir un oeil sur le monitoring, et donc, de chaque patient dont elle avait la charge. Elle l'invitait à s'asseoir, à souffler un coup. "Comment tu te sens ?" lui demanda-t-elle. "T'as pas à te forcer de sourire avec moi." Elle était bien placée pour savoir que prétendre que tout allait bien était particulièrement épuisant. Le devoir de Norah était de laisser de côté ses propres sentiments vis-à-vis d'Alfie. Elle l'appréciait énormément et bien qu'il prétextait souvent que ses passages aux urgences était une façon de la voir, ça l'inquiétait de le voir autant se mettre en danger. Le goût du risque, dirait-on. Ce n'était pas un patient comme un autre. Lorsqu'elle ne travaillait pas, elle écrivait à ses collègues pour voir ce qu'il en était. "On a des lits d'appoint, si tu veux dormir un peu." lui proposa-t-elle. "Il me semble même qu'on a une chambre vide, tu peux y dormir un peu, à moins qu'on ait une nouvelle admission cette nuit. Mais si ça te permet de te reposer quelques heures. Même, si tu veux prendre une douche, on en a une aux vestiaires, et j'ai de quoi te prêter, si jamais." Il n'y avait pas de problèmes, que des solutions. Le laxisme de Norah était parfois discutable, mais cela permettait souvent de démanteler des situations complexes, où rester dans les règles ne suffisait pas. "Je resterai à côté de lui pendant ce temps." Parce qu'elle savait que c'est ce qui allait la rassurer. "Et si tu ne te sens pas capable de retourner au boulot la semaine prochaine, ce qui est parfaitement compréhensible, je peux toujours glisser un mot au médecin pour qu'il te mette en arrêt une semaine. C'est indiscutable dans ces cas-là." Oui, Norah avait bien entendu toutes ces inquiétudes et elle les reprenait une à une, dans le plus grand des calmes. "S'il y a quoi que ce soit que je puisse faire pour toi, n'hésite pas. Si c'est quelque chose que tu dois régler à la maison, des impératifs à faire... Je peux te faire ça quand je quitte le boulot, quand les petits sont à l'école. Si ça peut te soulager d'un poids, ne serait-ce qu'un tout petit peu." Norah était une pro pour mettre en avant les besoins des autres, bien avant les siens. Et si le simple fait de se poser et de discuter un peu d'elle pouvait l'aider, alors soit. L'infirmière était d'une bonne oreille, même si l'hospitalisation l'affectait bien plus qu'elle ne saurait l'admettre.
Je crois qu’il aurait mieux valu que je ne croise personne ce soir, alors que je suis à deux doigts de faire une crise de nerfs pour cause de tête trop remplie des différentes contraintes auxquelles je dois songer ces derniers jours. J’alterne entre regarder Alfie qui dort ou qui essaie tant bien que mal de retrouver sa mémoire immédiate et dresser une liste des tonnes de choses à faire que je mets en suspens justement pour passer mon temps à rester assise dans cette chambre sans rien faire d’autre que de répéter inlassablement les mêmes choses et en me sentant plus qu’inutile. Norah n’aurait jamais dû croiser ma route et elle va certainement le regretter parce que je me sens perdre pieds et je sais déjà que je vais être incapable de donner le change comme j’ai l’habitude de le faire. Elle s’adresse à moi avec la bienveillance qui la caractérise et ne s’attarde même pas sur mon apparence négligée et mes traits marqués par la fatigue. Je lui en suis infiniment reconnaissante et encore davantage lorsqu’elle m’entraine à sa suite, me forçant à lâcher ce pauvre distributeur sur lequel je m’acharne sans la moindre raison. Je la suis, tout ne continuant à parler, me déchargeant du poids des émotions que j’emmagasine sans jamais les exprimer. Je ne sais pas si Norah est la bonne personne pour ça, mais elle est la seule qui soit là pile au moment où le poids que je porte est trop important pour moi. Elle s’arrête et se plante devant moi, portant ses mains à mon visage pour me forcer à me reconnecter à la réalité. C’est étonnamment efficace et je stoppe mon flot de parole pour l’écouter. Ses mots sont rassurants, son ton est calme et ça me fait du bien. C’est la première fois depuis des jours que je ne suis pas celle qui doit rassurer des proches paniqués. Norah m’assure qu’Alfie va bien et que je vais bien aussi et même si je n’en ai pas la certitude, entendre ces mots sortir d’une autre bouche que la mienne m’apaise plus que je n’aurais pu l’imaginer. « Tu es sûre ? » Je demande, ne serait-ce que pour l’entendre une seconde fois. Cette question s’applique autant pour Alfie que pour moi, car si je ne suis pas sûre qu’il aille si bien que ça, je ne suis pas certaine non plus d’être au top de ma forme. La pâleur de ma peau, les cernes bleus sous mes yeux et mon appétit inexistant sont de très bons indicateurs. Je ne sais pas gérer ce genre de situation, je suis paralysée par la peur et là où ma psychorigidité devrait être une force car elle me rend organisée et efficace dans la gestion des imprévus, je me retrouve désemparée et inefficace. Pourtant, Norah a raison, le plus important, c’est que nous allions bien et si la situation est loin d’être parfaite, nous avons la chance d’être encore tous les deux. L’infirmière n’a pas eu autant de chance et je ne devrais sans doute pas m’apitoyer sur mon sort face à une femme qui s’est retrouvée à ma place peu de temps auparavant mais qui n’a pas eu la chance de connaitre la même issue. Elle, au moins, ne se plaint pas. Je m’en veux de ne pas être capable d’être aussi forte.
Norah se rend compte de mon incapacité à faire face et prend les choses en main, m’entrainant jusqu’à la salle de pause des soignants pour me préparer le café que je réclamais précédemment sans parvenir à l’obtenir. « Merci. » Je souffle en restant plantée devant l’entrée, sans trop savoir quoi faire pour l’aider. « Ce n’est pas un problème que je sois là ? » Même complètement déboussolée, le respect des règles a toujours fait partie de mes priorités et il me parait important de ne pas attirer d’ennuis à Norah alors qu’elle se trouve sur son lieu de travail et encore plus quand elle est censée assurer son service. Je la suis de nouveau alors qu’elle m’emmène dans une nouvelle salle et je ne pose pas la moindre question, me contenant de m’asseoir sur le siège qu’elle me désigne, par pur automatisme. Je dois retourner au chevet d’Alfie, je dois terminer cette liste, je dois préparer mon retour au travail, je dois… Norah interrompt le fil de mes pensées en reprenant la parole et encore une fois, elle vise tout à fait juste. Je me suis forcée à sourire tellement souvent ces derniers jours que je ne m’en sens plus capable. J’ai fait bonne figure auprès de nos amis et de notre famille, j’ai minimisé l’impact de l’agression devant Alfie lui-même pour ne pas l’inquiéter et j’ai dépensé beaucoup d’énergie pour ne lui faire voir que ma bonne humeur. J’aurais sûrement pu profiter des moments où il dormait pour aller décharger mes émotions mais c’était sans compter l’accueil des proches, les nombreux coups de téléphone à passer et les comptes rendus médicaux à écouter. J’ai hâte qu’on puisse sortir d’ici mais en même temps je redoute qu’on sorte d’ici et de me retrouver seule avec Alfie sans savoir quoi faire pour rendre sa convalescence moins fastidieuse. « Perdue. » J’admets, alors que mes yeux fixent mes genoux sans oser croiser ceux de Norah. « Je ne sais pas ce que je suis censée faire ou ce que je suis censée dire, ni même si je dois vraiment faire quelque chose ou si je suis juste totalement inutile. » Je crois que la dernière option est la bonne, malheureusement. « Il est tellement frustré de ne pas comprendre et moi je suis tellement frustrée de ne pas réussir à tout lui expliquer et quand j’y arrive enfin, je dois tout recommencer quelques heures plus tard. » Sa perte de mémoire est encore plus compliquée que tout le reste, parce qu’il ne supporte pas d’avoir la sensation d’être mis à l’écart de sa propre vie et qu’il est difficile de lui expliquer qu’il ne l’est pas mais que sa tête refuse de se montrer coopérative. « C’est compliqué. » J’ai l’impression de prononcer cette simple phrase beaucoup trop souvent ces temps-ci et je déteste avoir la sensation que c’est ce que définit le mieux mon couple, finalement. Pourquoi est-ce que les choses ne sont jamais simples entre nous ? Elles devraient l’être, s’aimer devrait être suffisant et je n’apprécie pas du tout de réaliser que ce n’est pas le cas. Je me comporte comme une véritable loque et Norah est là, adorable, avec la tête sur les épaules, à me proposer des tonnes de solution pour que je reprenne le dessus. J’ai de la chance de l’avoir pour amie. « Merci, c’est adorable tout ce que tu fais pour moi. » Je le pense sincèrement et elle n’a pas à faire ça. « Mais ça va aller, je te jure, c’est juste un petit coup de mou, je me sens déjà beaucoup mieux. » Faux, mais peut-être que le dire à voix haute va me permettre de faire en sorte que ça devienne une réalité. « Je t’empêche de travailler, en plus, ça va aller pour cette nuit ? » J’admire les personnes qui arrivent à travailler en étant obligés de changer constamment de rythme et donc en voyant leur routine être constamment bouleversée. Ça ne doit pas être facile, loin de là. Je sais que je devrais la laisser tranquille pour qu’elle puisse faire son travail mais mes fesses refusent de se lever de cette chaise. « Tu l’as vu, toi ? Tu l’as trouvé comment ? » Je ne sais pas si je pose la question à l’infirmière ou à l’amie, mais j’ai besoin d’avoir une réponse honnête pour être totalement rassurée sur les prochaines semaines – ou même mois – que nous allons devoir traverser ensemble. Je reste persuadée que ça va être plus compliqué que j’aimerais le croire.
Prendre sur soi pour parvenir à être dans les meilleures dispositions pour rassurer une personne demandait un effort considérable dont Norah était normalement habituée. C'était son quotidien, de rassurer les familles au bout du fil, à appeler parfois toutes les heures jusqu'à leur faire comprendre que ça ne servait à rien de les contacter aussi régulièrement et de faire en sorte que les patients vivent leur hospitalisation au mieux. Quand un proche était concerné, le relationnel prenait tout une autre dimension. Et cette fois-ci, l'infirmière se devait d'admettre qu'elle peinait, et ça ne lui plaisait pas. "Il est stable au niveau de ses constantes. Ses blessures prendront le temps de guérir, comme tout le reste. Mais il est dans les meilleures dispositions possibles pour s'en remettre." Norah ne s'avançait jamais en disant oui, il va guérir parce que le risque zéro n'existait pas et qu'elle ne voulait pas de fournir de faux espoirs là où elle ne pouvait pas faire de promesses. "Toi, tu es certes épuisée par tout ce qu'il s'est passé et par tout ce que tu consacres pour lui, mais tu vas bien aussi. Vous allez bien tous les deux." Norah ne s'arrêtait pas aux faits. Tout aurait pu se passer bien plus mal que ça ne l'était. Alfie aurait pu avoir un choc septique avec ses plaies, il aurait pu avoir des troubles neurologiques plus graves que des pertes de mémoire. Sur ce point, l'infirmière pensait qu'il était un véritable miraculé (et ça n'aurait pas été la première fois). Il aurait très bien pu finir tétraplégique, ou cumuler les crises d'épilepsie. Norah offrait à la brune un sourire rassurant, comme elle savait si bien le faire auprès de la famille de ses patients. Histoire de lui permettre de souffler un petit peu et de permettre à ses traits tirés de s'apaiser, elle l'invitait à la suivre dans le dédale qu'étaient les couloirs de l'hôpital. Se faire du souci pour les autres était une excellente raison pour elle de ne pas s'inquiéter ou faire attentio à ce qu'elle ressentait elle. L'image d'Alfie débarquant inconscient sur un brancard, tout le monde sur le qui-vive dans le but de le prendre en charge le plus rapidement possible pendant qu'on l'empêchait de s'approcher de lui était gravé dans sa mémoire comme un souvenir traumatique et bouleversant. Que si elle avait le pouvoir d'attribuer l'immortalité à ses proches, il en ferait partie sans la moindre hésitation. Surtout casse-cou comme il était, ça ne lui serait pas complètement inutile. Depuis la mort de Frank, une sorte de peur de l'abandon s'était générée en elle. La crainte de perte encore quelqu'un d'autre. Alors, il n'y avait pas un jour où elle ne se fait pas du soucis pour Anwar qui, même s'il avait changé de département, exerçait un métier à risque. Caelan, aussi intrépide soit-il, avait tendance à prendre à la légère ses blessures dans le seul but de ne pas inquiéter sa soeur. "Qu'ils aillent se faire voir s'ils se permettent de faire la moindre remarque." Ce n'était pas inhabituel de voir des personnes vêtus en civil dans le coin, à papoter avec des soignants. Elle ne pouvait pas s'empêcher d'esquisser un sourire attendri en notant que Juliana avait malgré tout bien les pieds sur terre. Sa tête devait être ailleurs, et même si elle n'était qu'à moitié là, avec Norah, cela était amplement suffisant pour cette dernière. Une tasse de café pour chacune allait leur faire le plus grand bien. Norah s'installait sur l'un des sièges de la salle des soins et invitait son amie à en faire de même. Elle fuyait son regard, alors que l'infirmière la regardait avec attention. "Tu sais, parfois, il suffit juste d'être là." lui répondit-elle avec douceur. "Souvent, aucun mot ne sera adapté, juste, ou apaisant. Parce que ça n'existe tout simplement pas. Il suffit juste d'une présence." C'était simple, mais poour une personne aussi dévouée que Juliana, ce n'était certainement pas assez. Et pourtant, c'était déjà amplement suffisant. "Et même s'il est endormi, je peux t'assurer qu'il sait que tu es là." Il était capable de sentir son aura, sa présence. "Concernant ses amnésies, ce que je peux te conseiller, c'est justement de ne pas perdre patience, ni de montrer combien t'es aussi frustrée. C'est ce qui prendra le plus de temps je pense, il continuera de s'énerver là-dessus. Il faut pas renchérir cette impatience là. Reste calme, répète les choses de la même façon, comme les fois précédentes, et ça finira par revenir. Mais s'il s'énerve, que toi aussi tu perdes patience, il s'énervera encore plus, toi aussi... Un effet boule de neige qui ne mènera à rien. Je sais que c'est bien plus facile à dire qu'à faire, mais il te le rendra, ça je peux te le garantir." Même si Juliana ne la regardait pas, la soignante lui esquissait un sourire encourageant. Les soins relationnels étaient la chose la moins évidente à apprendre aux proches des patients, car l'affect prenait toujours le dessus. "A force, il va assimiler les informations, ou si tu commences tes explications, il finira par être capable de se remémorer du reste. En comparaison, on utilise le même procédé pour les patients qui sont atteints de la maladie d'Alzheimer. A un moment donné, leur incompréhension ne finit par se manifester que par l'agressivité, parce qu'ils ne comprennent plus rien avec ce qu'il se passe, ils ne comprennent pas là où ils sont où, qui sont tous ces gens en blouse blanche qui veulent s'approcher de lui. Si on reste calme, qu'il n'y a pas un mot plus haut que l'autre, qu'on garde le même ton, le même volume dans la voix, ils se calmeront tout seul. En fait c'est une règle applicable pour toute personne agressive, énervée, apeurée, frustrée." expliqua-t-elle dans le but que lui donner d'autres exemples de cas concrets puisse l'aider à se projeter. "Je sais que c'est plus facile à dire qu'à faire, mais ça finira par porter ses fruits et il te le rendra mille fois." Frank avait toujours été un homme prudent, très consciencieux dans sa pratique. C'était peut-être grâce à cela que son épouse n'avait jamais eu à traverser l'épreuve que de le voir dans un lit d'hôpital. Et le jour où il avait eu vraiment besoin de soin, il n'avait même pas eu le temps d'atteindre l'hôpital. Il était déjà revenu à la maison avec des hématomes et des blessures superficielles. Là où ses collègues lui suggéraient de faire quand même un détour par le médecin traitant, il leur assurait qu'il avait sa propre soignante à la maison. "C'est son hospitalisation qui est compliqué pour toi... Ou il y a autre chose ?" Norah ne tournait jamais vraiment autour du pot. Si elle sentait qu'il y avait quelque chose de plus qui tourmentait la pauvre Juliana, elle préférait s'en assurer de suite. Peut-être qu'elle avait des soucis ailleurs, en plus de la reprise de son travail et de l'état de santé de son compagnon. Elle semblait être dans un état où le moindre détail pouvait lui donner encore plus de fil à retordre alors qu'elle avait déjà bien assez à faire. Ce n'était pas Norah qui allait la juger sur son état ou sur comment elle se sentait. L'infirmière ne devait pas être franchement mieux, mais elle laissait absolument tout de côté. Quoi de mieux que d'ignorer ses sentiments pour que tout lui revienne en pleine tronche à un moment inopportun ? "Ca ne semble pas être juste un petit coup de mou." rétorquait Norah. L'hôpital qui se fout de la charité ? Oh que oui. "Dans tous les cas mes propositions restent toujours d'actualités, si jamais tu changes d'avis." Passer encore plus de temps au travail semblait être à Norah une solution idéale. Ca l'aidait à penser à autre chose et à s'assurer également qu'Alfie se porte bien et que ses collègues ne fassent pas n'importe quoi dans sa prise en charge. "Non, ne t'en fais pas pour moi. Je connais les patients qui sont là et c'est calme pour le moment, j'ai le temps." lui répondit-elle avec un sourire, dans le but de s'assurer que Juliana ne se voit pas comme une gêne ou un frein à son exercice. Elle se permettait tout de même d'ouvrir sa session sur l'ordinateur qui se trouvait à côté d'elle pour jeter un oeil sur les prescriptions et regarder les dernières constantes relevées pour s'assurer de ne rien manquer. Elle en profitait aussi pour boire une gorgée de café, qu'elle manquait d'avaler de travers, prise de court par la question de Juliana. Elle ne s'attendait pas à ce qu'on s'attende son avis à elle (même si elle le donnait toujours volontiers même quand on ne le lui demandait pas). "Disons que je n'ai pas eu l'occasion de le voir... de près." admit-elle, l'air contrarié et inquiet. "La seule fois où j'ai pu le voir, c'est quand il a débarqué ici avec les urgentistes. Depuis le chef de service m'a interdit de m'occuper de lui et les collègues font leur possible pour appliquer cette consigne." dit-elle d'un ton amère. Norah levait les yeux au ciel, encore exaspérée qu'on la flique à ce point. "Pour mon bien, disent-ils." Un rire jaune s'échappait de sa bouche. "C'est pas la première fois qu'ils m'ont fait le coup. Parce que, Alfie et moi, nous sommes amis. Apparemment ça pose problème." Elle se refusait d'admettre qu'il était éventuellement possible qu'elle puisse avoir d'autres sentiments pour lui. Aussi infimes étaient-ils, ils étaient pourtant bien là, enfouis quelque part. "Mais par contre, quand il fait chier tout le monde aux urgences, là on ne se gêne pas pour faire appel à moi." Malgré la rancoeur qu'elle avait envers le médecin, Andrew, Norah savait que sa décision relevait de l’inquiétude à son égard plus qu'autre chose. Ils se connaissaient depuis longtemps et savaient comment ils fonctionnaient l'un l'autre. Norah avait beau être en rogne, son ton restait parfaitement calme. La différence de ton n'était que très fine, mais perceptible. "Il a beau avoir un sacré palmarès en terme d'hospitalisation, je crois que c'est la première fois que... j'ai eu véritablement peur pour lui." Norah n'allait pas se mentir, l'affect avait rapidement pris le dessus pendant quelques secondes, avant de vouloir prendre les choses en main. "Les traumas de la face comme ça... C'est impressionnant visuellement. C'est la première chose qu'on voit. Quand t'es infirmière ou soignant, tu te demandes toute de suite s'il va falloir qu'il passe au bloc pour une reconstruction de la face, à quel point le cerveau est atteint, si les saignements sont toujours actifs, comment il va s'alimenter par la suite, la gestion de la douleur... Et tout le monde panique au vu de ses visites précédents, qu'ils soit impossible à gérer, tout ça." Les problématiques étaient ailleurs. "Je n'ai de nouvelles que par les transmissions de mes collègues et par le médecin, mais je n'ai pas encore pu le voir à proprement parlé." Même si Norah n'avait pas manqué d'occasions pour se faufiler dans la chambre ne serait-ce que pour s'assurer qu'il va bien et ne pas seulement se fier au monitoring qui était retransmis en salle de soin. Elle avait beau avoir ses opinions tranchés et ses envies de rébellion par moment, peut-être qu'elle-même craignait de le voir dans un tel état. "Si je m'en arrête aux faits, les derniers examens qu'il a eu sont rassurants. Son dernier scanner montre qu'il n'y a pas de saignements, pas de signe d'infection sur sa dernière prise de sang... J'ai depuis longtemps compris qu'il avait la peau dure, mais qu'il soit coriace comme ça, il mériterait une médaille." dit-elle sur une note plus légère. "A moins qu'il ait trouvé quelqu'un qui veille constamment sur lui." Elle lui lançait un regard. La personne dont Norah faisait référence se trouvait juste en face d'elle. "Un véritable ange gardien." Norah croyait aux fantômes dur comme fer, et peut-être qu'elle commencerait à croire qu'il y avait des âmes bienveillantes dotées d'une aura protectrice en ce bas monde, et que l'une d'elle se trouvait justement sous ses yeux. A cette pensée, Norah esquissait un sourire rassuré; oui, Alfie entre de bonnes mains.
J’aurais aimé être plus forte que ça et ne pas craquer devant Norah qui a largement assez à faire avec deux enfants dont un en bas-âge, un métier très prenant et une organisation à revoir après un décès extrêmement douloureux. Elle n’a pas besoin de m’avoir dans ses pattes, je le sais, mais c’est plus fort que moi, j’ai besoin de parler, de me confier, d’extérioriser mes peurs et d’être rassurée. Norah est tombée au mauvais endroit, au mauvais moment et si je n’étais pas en train de déballer toutes mes angoisses, je prendrais sûrement la peine de culpabiliser et d’être sincèrement désolée pour elle. D’autant plus que la jeune femme est parfaite, elle est ferme mais douce et rassurante sans trop en faire pour ne pas me donner l’illusion de balancer juste de belles paroles en l’air pour faire taire mes peurs. « On va bien. » Je répète après elle, pour intégrer encore davantage ces paroles que j’ai tant de mal à assimiler comme étant la vérité. Pourtant, elle a raison, aucun de nous n’est en danger de mort, on va surmonter ça comme on a surmonté tout le reste, tout ira parfaitement bien. Je me déplace un peu comme un robot jusqu’à la salle de soin avant de me laisser tomber sur le premier siège disponible. J’aimerais vraiment réussir à me reprendre, mais mon cerveau semble décidé à n’en faire qu’à sa tête, m’envahissant d’un flot de pensées que je peine à maitriser et à canaliser. « J’aimerais que ma présence suffise, mais je vois bien que ne pas comprendre l’énerve et que ce que je fais ne suffit pas. » Ou plutôt que les explications que je lui fournis ne suffisent pas, parce que d’un réveil sur l’autre, il a oublié tout ce qu’il s’était passé dans les heures précédentes. Il en veut à sa tête de ne plus fonctionner correctement et j’ai l’impression qu’il reporte cette frustration sur les personnes présentes à ses côtés. Je sais qu’il faut que je sois patiente, j’ai bien conscience que Norah a raison et que la seule chose que je peux faire c’est attendre, mais parfois, malheureusement, ce n’est pas si simple que ça et la fatigue et l’inquiétude prennent le dessus sur ma bienveillance et mon dévouement malgré moi. « C’est exactement ça, j’essaie de lui expliquer, il ne comprend pas forcément tout parce que c’est vraiment difficile d’expliquer à quelqu’un ce qui parait évident pour nous, du coup il s’agace, je panique, je m’explique encore moins bien et c’est la catastrophe. » Bon, d’accord, j’exagère un peu, mais je me sens tellement nulle et pas à la hauteur que je vois les choses encore plus noires qu’elles ne le sont réellement. Je sais que je vais m’habituer à tout ça, mes explications deviennent plus fluides et claires avec le temps et le fait de les avoir écrites sur un papier au lieu de toujours les prononcer à haute voix en oubliant la moitié des informations est une nette amélioration. Il faut que j’arrête d’agir comme si un drame était survenu. Certes, c’est le cas, mais ce n’est pas rendre service à Alfie que je me comporte comme si la fin du monde était sur le point de nous tomber dessus.
L’infirmière est perspicace, sûrement parce qu’elle est passée de connaissance à amie et qu’elle commence à me connaitre, et elle touche une corde sensible en me demandant si l’hospitalisation est ma seule source de stress. Je soupire, cherchant mes mots pour tenter de lui expliquer la situation sans pour autant me servir d’elle comme la psychologue qu’elle n’est pas. Norah est adorable de s’occuper de moi comme ça alors qu’elle est en plein milieu de ses heures de travail, je ne veux pas trop lui en demandant non plus. « C’est juste que cette hospitalisation tombe vraiment mal… Enfin, il n’y a aucune hospitalisation qui tombe bien mais… Je marque une pause, parce que je ne suis pas sûre de vouloir prononcer cette phrase à haute voix. Je ne l’ai jamais fait par le passé, à part peut-être en présence d’Evelyn avec laquelle je ne suis pas vraiment entrée dans les détails, parce que je ne me sentais pas capable d’affronter la réalité. … C’était déjà un peu compliqué entre nous avant tout ça, on avait beaucoup de désaccords, je crois, et de non-dits surtout, on n’avait pas besoin de ça en plus. » Je laisse mon regard parcourir le sol, incapable d’affronter le regard doux de la jolie infirmière. « On a beaucoup parlé des difficultés qu’on doit surmonter et je pensais que nos conversations allaient nous permettre de mettre cette mauvaise période derrière nous, et puis il y a eu cette agression et j’ai eu l’impression qu’on essayait de me l’enlever à nouveau. » Peut-être qu’imaginer une conspiration de l’univers contre nous est un poil excessif mais c’est pourtant mon ressenti, malgré tout, il y a toujours quelque chose de nouveau qui nous tombe dessus et empêcher notre couple de surmonter les obstacles beaucoup trop nombreux qui s’accumulent devant nous. « J’ai toujours eu peur de le perdre, d’abord à cause de son travail qui le mettait en danger, puis il y a eu cette grosse hospitalisation et il a décidé, ou plutôt j’ai décidé, qu’il devait rester à Brisbane alors je me suis dit que j’allais arrêter d’avoir peur, enfin. Mais après il y a eu toutes ces tensions entre nous, et maintenant ça… J’aimerais juste qu’on ait un tout petit peu de répit. » Ou plutôt que j’ai un tout petit peu de répit, parce que le problème c’est que cette situation ne semble déranger que moi finalement, Alfie n’a jamais voulu tout ça, et je me sens fautive de tout ce qu’il s’est produit après cette décision à laquelle il n’a pas participé alors que c’était sans doute la plus importante de toute sa vie. « Je sais que ça parait ridicule et j’ai l’impression d’être égocentrique, je ne veux pas être comme ça, mais c’est plus fort que moi. » Et encore une fois, j’attends de Norah un soutien et une écoute qu’elle ne devrait pas avoir à m’apporter parce qu’elle a plus important à faire que d’écouter mes malheurs qui n’en sont pas vraiment.
En plus, je me rends progressivement compte que Norah a ses propres problèmes avec cet accident, notamment cet éloignement forcé qu’elle semble très mal vivre et que j’ai un peu de mal à comprendre. Certes, Alfie et elles sont amis mais c’est justement parce qu’elle éprouve beaucoup d’affection pour lui qu’elle aurait été absolument géniale pour gérer ses soins. Elle sait comment lui parler, quoi lui dire, comment agir avec lui et ce n’est pas le cas de tous les soignants. Alfie n’est pas le patient le plus agréable et malléable, ça aurait été bien que Norah puisse rester à ses côtés. « Il t’a vraiment interdit d’être là pour lui ?! Je trouve ça nul, tu as besoin de le voir, toi aussi, justement parce que vous êtes amis, et tu as été son infirmière par le passé et ça s’est très bien déroulé, je ne vois pas ce qui est différent maintenant. » Mais je ne sais pas vraiment comment fonctionne le corps médical alors j’imagine que ça n’aide pas à ma compréhension. « Même en tant qu’ami, tu n’as pas le droit d’aller le voir ? » Ce serait un comble, tout de même, je suis sûre qu’Alfie serait ravi de l’avoir à son chevet et à mon avis, elle serait bien plus douée que moi pour trouver les bons mots. Après tout, c’est son métier et elle n’a pas du tout l’air aussi paniquée et perdue que je peux l’être. Enfin, c’est ce que je pensais avant qu’elle ne se confie elle aussi sur la peur qu’elle a ressenti en le voyant arriver aux urgences. J’essaie tant bien que mal de ne pas paniquer de nouveau en entendant ces mots qui sont loin d’être aussi agréables et rassurant que ceux qu’elle a pu prononcer pendant que je me battais avec la machine à café, mais je comprends qu’elle ait besoin d’en parler à son tour, surtout si son chef continue à la tenir à l’écart alors qu’il serait sûrement plus agréable pour elle de pouvoir participer et de se sentir utile. Malgré tout, lorsqu’elle me parle de cerveau atteint, de reconstruction du visage, de gestion de la douleur et d’alimentation, je sens les battements de mon cœur qui accélèrent de nouveau. « Mais ça va bien se passer, n’est-ce pas ? Tu as dit que ça allait… Il ne va rien avoir de tout ça ? » La panique se fait clairement entendre dans ma voix, j’aimerais la rassurer autant qu’elle l’a fait tout à l’heure, mais c’est elle l’infirmière, moi je ne peux que prier pour que tout s’arrange et qu’on puisse bientôt rentrer à la maison. Elle se montre rassurante une nouvelle fois, pourtant, mais les mots qu’elle a prononcés me hantent malgré tout et il m’est difficile d’oublier la perspective de ces multiples opérations. Je n’arrive même pas vraiment à sourire lorsqu’elle prétend que je suis son ange gardien, parce que je suis loin d’imaginer que je sois aussi bien pour lui. « Son ange gardien n’est pas très doué alors, j’imagine qu’il n’est pas courant d’avoir un patient avec un aussi grand nombre d’hospitalisations à son actif. » Mais j’ai aussi conscience que contrairement à Norah, j’ai de la chance de l’avoir toujours en vie à mes côtés. Elle est là pour me soutenir alors qu’elle a vécu un drame qui la hantera certainement pendant des années. « Je suis désolée, tu ne devrais pas avoir à jouer les baby-sitter avec moi, d’habitude je m’en sors mieux que ça. » Je suis douée pour tout gérer et tout organiser, je le fais tout le temps, mais aujourd’hui les choses sont différentes et moi aussi j’ai besoin d’une épaule sur laquelle me reposer.
La bienfaisance des familles des patients était toujours la bienvenue car elle permettait d'avoir une prise en charge globable du patient, de lui permettre de se remettre sur pied avec un moral d'aplomb, grâce au soutien de ses proches. Mais certaines se montraient parfois bien trop présentes, et l'effet escompté s'annulait totalement, voire même s'inverser. Norah perdait le compte des patients qui l'avaient déjà supplié du regard de demander aux parents et proches de partir parce qu'ils étaient trop là, trop souvent, trop longtemps. Une mission qu'elle appliquait sans faire d'incident diplomatique. C'était plus facile pour elle de le leur demander que lorsque le patient tente de se faire entendre. Parfois, les familles prétendaient savoir mieux que le patient lui-même ce dont il avait besoin. Bien qu'elle n'était pas de nature physiquement violente, Norah avait déjà été tentée quelques fois de mettre une torgnole par ci par là pour éclaircir les idées. Enfin, elle le disait, mais elle ne le ferait sûrement pas. "Bien sûr que si, ça suffit." répondit l'infirmière, à peine Juliana eut-elle le temps de terminer sa phrase. "Qu'est-ce que tu voudrais faire de plus, franchement ?" Rien. Il n'y avait rien que la belle femme pourrait faire pour qu'Alfie se remette sur pieds en deux temps trois mouvements. "Croisi-moi, je sais combien c'est frustrant, que d'attendre. Attendre tout en sachant qu'on ne peut absolument rien faire de plus. C'est quelque chose qui m'arrive tous les jours et au début, je sortais du boulot assez insatisfaite de ce que j'avais pu faire. Alors que je savais très bien qu'il n'y avait rien d'autre à faire, en qualité d'infirmière pour pouvoir aider tel ou tel patient." Et ça avait même tendance à la contrarier de temps à autre, et à ces moments là, Frank avait toujours su trouver les bons mots pour l'apaiser. "C'est super dur d'accepter le fait qu'il n'y a finalement que le temps qui nous permettra d'y voir plus clair. Qu'il y a une volonté placée je-ne-sais-où indépendant de notre volonté, des soins prodigués, de la détermination et de l'attention que tu lui portes." Norah n'était pas croyante pour un sou. Elle voulait bien penser qu'il y avait éventuellement une ou plusieurs entités qui dirigeaient tout ça mais certaine et qu'à défaut d'avoir trouver qui ou quoi, on aimait l'appeler Dieu, ou Allah, ou Bouddha, ou tous ces autres personnages mythiques et mystiques de différentes religions. Elle les respectait mais ne s'investissement dans aucune d'entre elles. Par contre, allez lui parler de fantômes, et là elle aura plus d'une histoire à vous raconter. "Le plus dur dans tout ça, c'est de pas perdre patience. Plus tu seras frustrée, plus il le ressentira. Et lui en parallèle il s'énervera de toute façon de ne pas parvenir à aligner ses neurones comme avant, et il va voir que ça t'exaspère de plus en plus, ça va le rendre tendu, et inversement... Bref, un effet boule de neige de dingue qui ne sera bénéfique pour personne." Pas la peine d'être psychologue ou anthropologue pour se rendre compte de ce type d'engrenages relationnels. "Je peux te donner l'exemple du patient agressif. Si un soignant s'excite contre lui en retour, le patient va continuer à monter dans les tours, et c'est là que ça devient dangereux pour tout le monde." Les mots qui dépassent la pensée, les phrases qui se remplacent peu à peu par des gestes violents. Ca pouvait aller très vite. "Après je suis quelqu'un qu'il est très difficile à énerver ou plutôt... à faire perdre mon calme, plutôt." Certains qualifiaient même Norah de froide, impassible. "Si je garde toujours le même ton, la même attitude et que la personne en face voit que ce qu'il dit et fait n'a aucun impact, il va se calmer tout seul. Pourquoi est-ce qu'on m'a envoyée s'occuper de lui à l'époque ?" Certes Juliana n'était pas encore avec Alfie à ce moment-là, mais Norah supposait qu'elle avait du entendre parler de leur rencontre pour le moins explosive quand il était en isolement pendant plusieurs semaines. "Il m'a insultée de tous les noms d'oiseaux possibles mais les faits sont là. L'hôpital tient encore debout, et lui est toujours en un seul morceau alors qu'il bat des records évidents de visites à l'hôpital." dit-elle avec une pointe. "C'est juste un conseil, fais-en ce que tu veux. Mais pense à cette logique là la prochaine fois qu'il se réveillera et qu'il ne se souviendra pas de certaines choses. Ca marche du feu de Dieu. Peut-être qu'il sera quand même agacé de te le demander une nouvelle fois, mais beaucoup moins que s'il te voyait frustrée toi aussi. Je dis pas que c'est facile, je le sais bien. Mais une fois que tu auras trouvé comment faire, ça sera beaucoup plus facile pour toi." Norah ne pouvait rien faire de plus que lui donner des conseils et quelques explications qui pourraient l'aider pour la suite. La convalescence de Maslow ne faisait que commencer et le soutien de sa compagne allait être primordial. Bien qu'il était quelqu'un d'extrêmement fier, il avait indéniablement besoin d'elle au quotidien. Ce pourquoi elle aussi, se devait de s'accrocher et de parvenir de se réjouir de la moindre petite évolution de son état. "Et si vraiment toi tu te sens dépassée, n'hésite pas à laisser la main à quelqu'un. Quelqu'un qu'Alfie tolérerait aussi, bien sûr." Car nul doute qu'un Alfie irrité et un peu perdu perdrait ses moyens plus facilement que lorsqu'il avait été enfermée entre quatre murs des semaines. "T'as aussi droit à un répit." Ses nerfs étaient mis à rude épreuve depuis son hospitalisation... et peut-être même avant. Juliana admit sans trop de détours que le couple Rhodes/Maslow n'était pas au beau fixe depuis puis. Même si elle ne voyait qu'Alfie que ponctuellement, ce n'était pas le genre de sujets de conversation qu'il évoquait facilement. Le regard légèrement surpris, l'infirmière se demandait alors si elle était digne et bien placée pour savoir ce qui se tramait précisément dans leur couple. C'était pas vraiment ses oignons, mais ils restaient ses amis et elle ne pouvait que se faire un peu de soucis pour eux quand même. "C'est trop indiscret de demander pourquoi c'était déjà compliqué avant ?" lui demanda-t-elle finalement. Au moins elle serait fixée et si Juliana préférait garder cette partie de sa vie là privée, Norah le respecterait sans problème. La belle brune restait noyée dans cette peur constante de perdre son petit ami d'une façon ou d'une autre. La soignante ne pouvait que la comprendre. Plus d'une fois avait-elle été apeurée de voir Frank partir sur une intervention à risque, à se demander s'il allait revenir en un seul morceau. "Je sais ce que c'est..." souffla-t-elle, le regard bas, une phrase plus pour elle qu'adressée à Juliana. Ce que le brun supportait le moins, c'était qu'on lui mette des chaînes, de quelque façon que ce soit. A vouloir trop le garder pour lui, Juliana était désormais tétanisée à l'idée de le perdre sa moitié. Au moins, elle en avait conscience. "Lui non plus ne veut pas te perdre, je t'assure." Ca, Norah le savait. "Je pense pas que ça fait de toi une égocentrique, mais vous dépendez beaucoup de l'un l'autre, et je dis pas ça de façon péjorative." Il y avait juste un milieu, un équilibre à trouver, pour éviter de basculer dans la jalousie et la possessivité et que ça se termine en relation toxique. Juliana était par la suite effarée de savoir qu'on empêchée l'infirmière de s'occuper d'Alfie. Lasse, Norah se contentait d'hausser les épaules tout en croisant les bras, puis de lâcher un soupir. "Tu sais, l'affect et le professionnalisme font rarement bon ménage, surtout lorsqu'il s'agit de prendre soin d'une personne que l'on apprécie. Je m'en sens capable. Mes collègues, non." Norah comprenait leur démarche. "C'est pas la première fois qu'on me fait le coup et je sais que la fois précédente, Alfie en a même remercié mon supérieur. C'était qu'il était pour." La soignante pouvait avoir la rancoeur à la peau dure et là c'était le cas. C'était passé, elle ne pouvait rien y changer et elle avait espéré que ça ne se reproduise plus. Elle était irritée de savoir qu'elle avait tort. Ce qui était différent depuis la fois précédente, c'était qu'elle n'avait quasiment pas pris de vacances, qu'elle était épuisée et à bout et qu'elle la seule à ne pas le voir, et qu'elle ait potentiellement un béguin pour lui (mais ça aussi elle ne le réalisait pas.) "Je sais pas." répondit-elle à Juliana avec un rictus navré. "C'est pas l'envie qui manque. J'avoue que j'ai déjà jeté plus d'un coup d'oeil sur son dossier médical pour être sûre que tout aille bien. Ca c'est quelque chose qu'ils ne peuvent pas m'empêcher de faire." Au moins ça lui permettait d'avoir un oeil sur sa prise en charge, à défaut de pouvoir s'occuper elle-même de lui." Norah parvenait difficilement à s'en contenter mais elle faisait avec. Elle s'était montrée assez pragmatique en choisissant de présenter à Juliana les risques potentiels suite au traumatisme crânien d'Alfie. Mais la laisser dans l'ignorance n'était pas une bonne solution non plus, elle l'aurait appris de toute façon plus tard, et peut-être de manière bien moins agréable que de l'entendre de la voix de Norah. "Il va bien." répéta Norah dans le plus grand des calmes. "Je peux te garantir que le pire est passé. La convalescence va prendre du temps, mais c'est un moindre mal comparé à ce qu'il a pu subir." Que s'était-il passé exactement, d'ailleurs ? Norah ne croyait pas un mot de la version déblatérée par les secours quand ils avaient transféré Alfie dans le service. "Si, cet ange gardien-là est même particulièrement doué, parce qu'il est à chaque fois ressorti de là sur ses deux jambes." lui répondit-elle avec un sourire franc. "Il n'y a pas tout le monde qui peut se vanter de ça." Norah ne pensiat pas foncièrement Frank. Lui n'avait même pas eu la chance d'arriver jusqu'à l'hôpital. Il avait succombé à ses blessures bien avant. "T'as pas à t'excuser. On a tendance à négliger un peu le vécu des proches face à un événement aussi traumatique. Je suis même rassurée que tu aies pu extérioriser un petit peu tout ça." Norah ignorait si la brune était bien entourée ou non, si elle avait des proches sur qui elle pouvait compter durant des coups de mou comme celui-ci. "Ca va peut-être te paraître déplacé, mais tu sais, si jamais tu n'as pas envie d'être seule à la maison, tu peux dormir quelques nuits chez moi. J'ignore si c'est plus proche de l'hôpital ou quoi, mais si ça peut te permettre de te changer les idées et d'avoir un peu de compagnie, ma porte t'es toujours ouverte, à n'importe quelle heure." Il était de notoriété commune que la porte des Lindley était toujours ouverte aux amis et à la famille quand ils en avaient besoin. Une permission que personne jusqu'ici avait abusé, de là à drainer toute forme d'hospitalité. Les deux brunes ne se côtoyaient que depuis quelques mois et elles avaient une personne en commun qui leur était extrêmement chère. Juliana était en détresse, ça crevait les yeux, et Norah ne se voyait tout simplement pas la laisser partir comme ça sans rien une fois qu'elles auront terminé de papoter ensemble.
Je prends une grande inspiration et essaie d’intégrer les paroles rassurantes et les sages conseils de Norah. Elle a raison, sur tous les points, je ne pourrais rien faire de plus et essayer d’en faire trop ne servirait absolument à rien si ce n’est pas me stresser encore plus et à l’oppresser alors qu’il n’en a évidemment pas besoin. En réalité, je ne sais pas de quoi Alfie à besoin et c’est bien ça le problème. Si je le savais, il me suffirait d’agir en conséquence et je crois que savoir que mes actions ont une utilité me serait d’une grande aide. J’essaie d’imprimer tout ce que me dit la jeune femme pour ne pas faire trop d’erreurs et honnêtement, ça ne me parait pas si compliqué que ça. Ne pas laisser paraitre ma frustration me semblait déjà évident avant qu’on en parle et même si ce n’est pas toujours simple, parce que je suis déçue pour lui lorsque je constate que toute l’histoire doit encore une fois être répétée, je sais qu’il est mieux pour lui que je me montre encourageante et rassurante plutôt qu’impatiente et désagréable. Pour ce qui est de ne pas le surprotéger, ça, c’est sûrement un peu compliqué mais je vais faire de mon mieux pour ne pas être trop sur son dos. Le dernier point consiste à le laisser gérer seul sa colère en prenant de la distance et ça, en revanche, je ne suis pas sûre d’en être capable. J’ai envie d’être auprès de lui pour l’aider à gérer ses émotions mais Norah semble penser qu’il a besoin de les gérer et les canaliser par lui-même et je sais qu’elle doit avoir raison, elle a nettement plus d’expérience que moi dans le domaine. « Je vais essayer de faire tout ça. Merci pour tes conseils. » Norah me parle de sa rencontre avec Alfie et de la manière dont elle a réussi à gérer les choses malgré les difficultés à gérer la colère et la frustration qu’il éprouvait et je suis presque horrifiée d’entendre la manière dont il s’est comporté avec le personnel soignant. Pourtant, je me doute bien que s’il était dans cet état c’est qu’il ne se sentait pas compris et entendu et que son état physique ne lui permettait pas d’effectuer tous les gestes qu’il avait envie de faire. Toutefois, j’imagine qu’il est plus facile pour le corps médical d’avoir un patient enthousiaste et positif plutôt que quelqu’un qui râle et fait entendre ses opinions avec une colère non dissimulée. « J’admire ta patience, franchement, à la bibliothèque quand les clients sont un peu désagréables, j’ai beaucoup plus de mal à faire preuve de patience et de tolérance. Peut-être que c’est différent lorsque les personnes dont on s’occupe sont malades, ça nous donne forcément un peu plus de compassion. » Je ne suis pas quelqu’un de facilement irritable et il m’en faut beaucoup pour sortir de mes gonds. Toutefois, je n’hésite pas à faire remarquer des impolitesses répétées quand je le juge nécessaire et j’ai du mal à laisser les gens me parler comme si j’étais à leur service sous prétexte que leur fournir les informations demandées est mon travail. « Tu sais, si j’avais dû demander de l’aide à quelqu’un, ça aurait sûrement été à toi, et je suis vraiment désolée que ce ne soit pas possible. » Je sais que je peux faire confiance à Norah, elle aura toujours les bons mots et la bonne attitude. Mais elle me l’a dit, elle ne peut pas intervenir.
La conversation dévie sur les difficultés que rencontre mon couple et je suis mal-à-l’aise d’en donner les détails face à une jeune femme qui est l’amie d’Alfie avant d’être la mienne. Je sais qu’il n’y a pas forcément d’ordre de priorité, elle est là pour moi et je la considère comme bien plus qu’une simple connaissance, mais je n’ai pas envie de lui donner l’impression que je casse du sucre sur son dos ou que je l’accable de reproches non justifiées. C’est d’autant plus compliqué que je ne comprends pas trop ce qu’il se passe entre nous, en réalité. « On n’a pas la même vision du future et nos projets ne sont pas compatibles. » Je réponds simplement, parce que c’est la vérité et ça me fait mal de le reconnaitre. Nous ne voulons pas abandonner nos rêves et je trouve ça compréhensible mais il faudra bien que l’un de nous deux fasse des concessions. J’aimerais être cette personne mais renoncer à mon désir de devenir maman me parait insurmontable à l’heure actuelle et j’espère qu’avec le temps, ce besoin me paraitra un peu moins vital qu’il ne l’est actuellement. « Peut-être que je dépends beaucoup de lui, en effet. » Trop. Et c’est bien ça le problème. Norah ne le dit peut-être pas de manière péjorative, mais je sais que la dépendance n’est pas quelque chose que l’on peut voir positivement. J’ai toujours eu du mal à m’imaginer toute seule et il est vrai que je me construis un avenir à deux et pas un avenir seule. Pourquoi le ferais-je alors que j’ai toujours eu la certitude que nos vies seraient liées jusqu’à notre mort ? Mais j’avais aussi cette certitude-là avec Julian et l’avenir m’a prouvé que j’avais eu tort de trop me projeter. Suis-je en train de reproduire les mêmes erreurs ? J’ai confiance en Alfie et j’ai confiance en notre amour, je ne veux pas me mettre à en douter, mais Norah est en train de me confirmer que j’ai raison de reprendre davantage ma vie en main et d’essayer de me construire un avenir dans lequel ma relation ne prendra pas toute la place. Je veux prouver à Alfie que je ne suis pas un poids pour lui et que je ne me repose pas constamment sur lui pour avancer dans la vie. Peut-être que lorsqu’il le comprendra, il n’aura plus envie de me fuir comme il l’a fait. « Alfie a remercié ton supérieur de t’avoir forcé à t’éloigner, tu en es sûre ? » J’en reste complètement bouche-bée. Je ne pensais pas qu’il puisse être capable d’une chose pareille et je me doute que Norah a dû en être attristée. Elle avait été tellement douée avec lui la première fois, pourquoi lui retirer un rôle qu’elle remplit pourtant à merveille. Elle semble l’accepter, mais est-ce réellement le cas au fond ? « Et toi ça ne te dérange pas d’être mise à l’écart alors que tu es de loin la plus compétente pour t’occuper de lui ? » Moi ça me révolte, on s’en fout de l’affect, justement c’est l’affect qui la rend meilleure alors pourquoi ne pas laisser exercer le rôle qu’elle joue si bien. Je ne comprends pas, mais je ne suis pas du métier alors j’imagine que j’ai tort. « J’ai l’impression qu’on me passe du temps à me dire qu’il a eu de la chance, à chaque accident… Un jour, ça ne sera plus le cas. » On ne peut pas simplement souhaiter avoir de la chance pour assurer sa survie, c’est impossible. En l’occurrence, Alfie n’est pour rien dans l’agression qu’il a subi, mais il peut choisir de ne pas mettre sa vie en danger pour ne pas aggraver la situation et j’espère qu’il continuera à se préserver. « Je ne veux négliger le vécu de personne et encore moins le tien. » Norah a peut-être beaucoup de compassion à mon égard, mais je ne veux pas que mes problèmes me rendent incapable de voir que les autres en ont peut-être aussi. « C’est très gentil de me le proposer et j’apprécie beaucoup ton offre mais ma sœur a décidé de venir de Melbourne pour ne pas me laisser seule alors je vais essayer de passer du temps avec elle. » Mary n’est pas parfaite mais elle a un cœur énorme et j’apprécie qu’elle ai fait le déplacement pour moi. Me sentir aussi bien entourée me fait chaud au cœur et me rendre compte que mes amis sont aussi présents que peut l’être ma famille est un véritable soulagement. Finalement, peut-être que j’ai tort de voir les choses en noir. En étant aussi épaulé, on ne peut s’en sortir.
Norah avait plus d'une corde à son arc, et à défaut de pouvoir aller voir Alfie par elle-même sans qu'elle ne se fasse sermonner par ses collègues, elle pouvait au moins donner autant de conseils et d'outils possibles pour ses proches afin d'améliorer la prise en charge et éviter que leur relation ne vole en éclat. L'infirmière avait de la chance, Juliana était de celles qui étaient attentives et réceptives à ce qu'un soignant pouvait dire. Elle n'était pas là à prétendre à tout va qu'elle savait mieux que quiconque quoi faire avec Alfie afin qu'il se porte mieux. Accepter une aide extérieure n'était pas toujours évident pour tout le monde, mais la brune appréciait ce regard neuf et professionnel même si Norah était aussi impliquée affectueusement. "C'est une autre approche, quand on travaille à la bibliothèque. Je veux dire, ici, on soigne des patients. Toi, tu as affaire à des clients, alors l'approche est différente. Cette politique de le client est roi m'hérisse le poil parfois, surtout dans des endroits comme la bibliothèque." admit-elle sans détour. Par chance, s'occuper d'une patientèle ne l'interdisait pas de les recadrer en bonne et due forme quand cela était nécessaire. Et Norah ne se gênait pas. On la cherchait on la trouvait, mais peut-être pas de la façon dont on pourrait s'attendre. "Tu pourras toujours compter sur moi." lui assura-t-elle. Norah avait conscience que ses proches n'osaient pas lui demander trop d'aide, car elle avait elle-même beaucoup à faire et à gérer au quotidien. De plus, tout le monde avait constaté qu'après trois ans plus de trois d'acharnement pour survivre à son veuvage, elle s'essoufflait peu à peu. Il n'y avait qu'elle pour ne pas le voir, ni l'accepter. "Et même si on veille à ce que je reste éloignée de cette chambre, tu vois bien que je trouve quelques stratagèmes pour veiller au grain." dit-elle d'un air satisfait, alors qu'elle faisait allusion aux conseils qu'elle venait de lui donner et au monitoring retransmis en salle de soin pour suivre de près les constantes des patients du service. Au fil de leur conversation, les deux belles brunes s'avançaient sur un sujet particulièrement épineux qu'étaient les problèmes qui mettaient à mal le couple Rhodes-Maslow. Norah s'inquiétait pour eux. Ils vivaient un tel idylle. "Il est fou amoureux de toi, Juliana." répondit-elle sans détour, la fixant droit dans les yeux. "Et c'est un euphémisme." Pour les quelques fois où, durant leurs sessions de footing, ils parlaient d'elle, Norah pouvait voir sans faire d'effort combien il referait le monde entier pour elle si c'était ce qu'elle désirait. Mais l'avenir de leur couple n'était pas perçu de la même façon pour les deux protagonistes. "C'est pas une mauvaise chose, de dépendre de lui." L'infirmière était intimement attachée à son feu mari, elle ne l'exprimait pas de la même façon que Juliana pouvait le faire avec Alfie, mais le sentiment était le même. Juste vécu différemment. Norah allait revenir sur le sujet là plus tard. Son air devint plus grave dès lors qu'elle avait avoué à Juliana le fait que son compagnon ait refusé les soins de l'infirmière. Juliana, interloquée, ne sut quoi dire de plus face à telle attitude. "T'inquiètes pas, je lui en veux toujours pour ça et je ne manque de le lui rappeler de temps à autre." Non, c'était quelque chose que Norah ne cautionnait et ne comprenait toujours pas. Et qu'on lui sorte que c'était pour son bien à elle et qu'elle n'aurait pas su gérer étaient purement bullshit pour elle. Oui, elle prononçait bien le mot là pour faire comprendre son ressenti. "Mais oui, sûre et certaine." soupira-t-elle d'un air las, en croisant les bras. Elle n'allait pas non plus inviter Juliana à aborder le sujet avec Alfie, cela ne ferait que créer plus de discordes qu'il n'y en avait déjà. Avec le temps, Norah avait fini par faire avec et passer outre. Elle n'oubliait pas. Malheureusement pour lui, elle avait excellente mémoire. "Si, ça me dérange." reconnut-elle. "J'ai pas la prétention de dire que je suis la plus à même de m'occuper de lui. Mais j'ai su le gérer, je sais très bien comment il fonctionne. Mais non, apparemment, ça suffit pas apparemment." Alfie était loin d'être le patiente le plus facile. A vrai dire, c'était tout le contraire et il adorait se rendre insupportable. Et à côté, il y avait Norah qui prenait une sorte de plaisir à lui rentrer dans le lard. Ses méthodes, aussi laxistes pouvaient-elles, s'étaient avérées efficaces avec le cas Maslow. Et elle l'appréciait énormément pour la personne qu'il était. Parfois un peu trop, même. "On te dit ça parce qu'on ne sait pas quoi te dire d'autres. On veut se faire le plus optimiste possible." Elle lui esquissait un sourire triste. "Tu sais, avec Frank... J'étais relativement dans le même état d'esprit. Rien de comparable, tu me diras, mais j'arrive à m'aligner. Dans la mesure où chaque fois qu'il partait en mission, pour une intervention, ou qu'importe, à chaque fois qu'il rentrait, je me disais Dieu merci, on m'a rendue mon mari. Surtout depuis la naissance de notre deuxième enfant." C'était la raison de nombreuses de leurs disputes. "Et un jour..." Elle haussa les épaules. Et un jour, il n'était plus revenu. Prise d'émotion, Norah peina subitement à avaler sa salive. Voilà qu'elle angoissait à l'idée de perdre Alfie aussi. En dehors de cette hospitalisation, Norah n'avait jamais eu vraiment pour lui. Elle se disait que c'était un grand gaillard et qu'il allait très bien s'en remettre. Mais il semblerait que cette fois-ci était celle de trop. "Alors crois-moi, je comprends ta peur." Quand elle travaillait, Norah mettait toujours son alliance et sa bague de fiançaillées sur son pendentif qu'elle gardait autour du cou. Elle ne s'en détachait jamais. "Et je ne pense pas que tu aies négligé une seule fois ce que j'ai pu vivre de mon côté. Ce n'est déjà pas donné à tout le monde d'y accorder de l'importante." dit-elle avec un léger sourire, surprise de voir que Juliana puisse faire preuve d'autant d'empathie alors qu'elle vivait une situation des plus complexes. "T'en fais pas pour moi, tu as bien assez à penser en ce moment." lui assura-t-elle, en déposant une main amicale sur son épaule. "Et je suis rassurée de savoir que tu as des personnes pour t'entourer, je susi certaine que ça te fera le plus grand bien." C'était ce dont elle avait besoin. Elle espérait que sa soeur parvienne à lui changer un peu les idées, qu'elle pense à autre chose qu'à Alfie pendant quelques instants pour repartir d'un bon pied ensuite. "Mais si finalement, à un moment, tu as envie de lui arracher les cheveux, sache que ma fille serait absolument ravie de jouer avec les tiens." Même si sa phrase avait une tournure de plaisanterie, le fond n'en était pas moins sincère. Juliana pouvait venir sonner chez elle quand bon lui semblait si elle ressentait le besoin, Norah serait toujours là pour l'accueillir. "Je sais que c'est très dur de voir le verre à moitié plein dans ces cas-là. Encore plus quand on est crevées, quand on ne voit aucune progression parce qu'on s'attend à quelque chose d'évident, au premier regard. Mais je t'assure qu'ils sont là. Et même si Alfie s'énerve à tout bout de champ, dis-toi qu'il est pas du genre à baisser les bras et qu'il a plus d'un tour dans son sac." Norah avait eu l'occasion de voir qu'il était un homme plein de ressources. "Et si jamais il faut le recadrer parce qu'il devient trop insupportable, je veux bien me charger de le remettre dans le droit chemin." Elle ne se gênerait pas. Il y eut un long moment silencieux où il n'y avait que le bip du monitoring pour ne pas avoir à entendre les mouches voler. Norah aussi, était épuisée, mais pas pour les mêmes raisons. Ses insomnies, ses nuits passées au boulot pour gratter quelques dollars supplémentaires. "Ce qui m'énerve le plus c'est... Qu'on ne me laisse tout simplement pas m'occuper d'un patient qui arrive dans mon service. Bien sûr qu'avec Alfie, l'approche sera différente, mais ça ne change rien au fait que je peux aider à une prise en charge optimale. J'ai pas l'audace de dire que tout irait bien mieux si on me laissait m'en occuper, mais..." Norah, frustrée au possible, lâcha un soupir d'exaspération. Pour autant le ton de sa voix restait exactement le même. Il fallait vraiment aller trop loin pour la voir partir en furie. "... Toute personne qui arrive dans cet hôpital ont une chance de s'en remettre. Ou sinon, pour les fins de vie, l'opportunité de partir dans les meilleures conditions possibles. C'est une évidence de faire absolument tout ce qu'on peut pour que ça se passe bien, qu'importe la situation." En début de carrière, Norah avait connu ces quelques situations qui l'avaient impactée plus que de raison. Avec l'expérience, elle avait appris à être empathique sans pour autant trop s'investir personnellement, au risque d'en perdre des plumes et de faire des dérives. A ce jour, elle n'avait plus aucun problème. Elle avait suffisamment de recul et elle savait qu'elle était capable de garder la tête froide en toute circonstances, même si ça concernait ses proches. Elle le savait. "... Frank n'avait même pas eu le temps de voir une ambulance arriver, ni d'avoir l'opportunité de passer les portes des urgences pour qu'on lui laisse une chance, aussi infime pouvait-elle être." souffla-t-elle. "Et ceux qui ont la chance d'arriver à temps, j'aime le fait qu'on puisse faire notre maximum pour que ça fonctionne et que tout reparte comme avant. On est tous dans le même bain, alors pourquoi empêcher des agents de faire ce qu'ils savent faire le mieux ?" s'interrogeait-elle en jetant un oeil à la porte derrière laquelle se reposait Alfie.
Les conseils de Norah sont bons à prendre et je fais de mon mieux pour tous les intégrer. J’essaierais de m’en servir quand le moment viendra, et s’ils ne sont peut-être pas tous applicables à ma situation, ils me permettent au moins d’avoir des pistes pour savoir comment réagir face à tous ces événements qui me dépassent. Elle ne réalise sûrement pas à quel point elle me fait du bien en servant mon obsession maladive du contrôle qui devient encore plus intense lorsque je sens que tout m’échappe, pourtant c’est vraiment le cas et je lui ne suis vraiment reconnaissante. « Merci beaucoup d’être là. » Ces mots ne sont certainement pas assez forts pour exprimer ma gratitude mais ils sont sincères. J’apprécie sa présence autant que ses mots rassurants et ses promesses de rester un vrai soutien pour moi – et surtout pour nous – dans ce que nous traversons. J’apprécie qu’elle veille sur Alfie et sur moi, sans pour autant se montrer intrusive. Elle est une amie en or et le moment où j’appréhendais sa venue à la bibliothèque, ne sachant pas trop si ma façon de faire lui plairait, me semble loin, très loin. Mais bien sûr, je n’oublie pas qu’elle est avant tout l’amie d’Alfie et c’est la raison pour laquelle j’essaie de ne pas trop m’épancher sur nos problèmes de couple. Je ne sais pas ce qu’il lui a dit mais je me doute qu’elle n’a pas l’intention de m’en faire part et je n’ai pas prévu de lui demander d’agir de la sorte, mais je ne veux pas non plus qu’elle se sente piégée entre deux opinions qui s’opposent, sans savoir si elle doit donner raison ou tort à l’un des deux. « Je… » Je sais. Allais-je dire alors qu’elle semble persuadée de l’amour qu’il me porte, mais je n’arrive pas au bout de ma phrase parce que je réalise que cette certitude n’en est pas vraiment une, à présent. « Je ne crois pas que ce soient nos sentiments qui ont changé, c’est plutôt… » Notre capacité à nous comprendre ? A nous parler ? A nous écouter ? Tout ça en même temps, sûrement, car après tout, ce sont des choses liées. « … Notre compatibilité. » J’achève, alors que mon cœur se serre en réalisant la portée de mes mots. Je pense sincèrement que nous nous aimons toujours – même si cette petite voix dans ma tête ne me permet pas d’en acquérir l’absolue certitude – mais nos projets d’avenir diffèrent de telle sorte que nous ne pouvons pas nous mettre d’accord sur le chemin à prendre tous les deux. Et que se passera-t-il si on décide finalement d’en prendre chacun un différent ? C’est une question à laquelle je ne veux pas répondre, parce que ma vie, c’est à ses côtés que je l’envisage et nulle part ailleurs. « Mais ce n’est pas le plus important en ce moment. » Il n’est pas en état d’élaborer des projets sur le long terme en ce moment et, par conséquent, moi non plus. Je vais me concentrer sur l’essentiel, à savoir son rétablissement et remettre à plus tard des problèmes qui restent pour le moment sans solution. Norah a l’air sincèrement préoccupée par ce que je lui raconte et je ne veux pas dramatiser la situation plus qu’elle ne l’est. Jusqu’à preuve du contraire, nous sommes loin d’être au bord de la rupture et même si nous ne parvenons pas à trouver d’objectif commun, je suis certaine qu’avec le temps, et une meilleure compréhension des besoins de l’autre, nous parviendrons à retrouver cet équilibre qui me manque affreusement. Je ne laisserais pas tomber, c’est une certitude.
Pour le moment, c’est à la jeune femme que je veux m’intéresser, parce que la jolie infirmière a déjà fait beaucoup pour moi et je me rends compte que j’ai sans doute un peu négligé sa perception des choses et sa manière de le vivre. Après tout, elle aussi est touchée par tout ça, et ses souvenirs du passé me le prouvent. « Tu lui as demandé pourquoi il avait choisi de t’évincer ? » J’ai du mal à comprendre ce qui aurait pu pousser Alfie à la repousser alors qu’il parait évident qu’elle est la personne la plus apte à comprendre ses besoins et à les satisfaire puisqu’elle a déjà réussi à faire de lui un patient à peu près civilisé ce qui ne doit pas être une chose facile. J’imagine que je ne sais pas tout, et ça ne devrait certainement pas me surprendre, j’ai l’impression que chaque conversation avec un proche de mon petit-ami m’apprend quelque chose que j’ignorais, et ça me dérange plus que je ne me l’avoue à moi-même. « Moi je pense que si, justement, tu es bien la mieux placée pour t’occuper de lui. » Je proteste alors qu’elle avoue modestement qu’elle n’est pas persuadée d’être la plus à même de le prendre en charge. « Je sais que je ne connais rien à tout ça. » Je désigne la pièce d’un vague geste du bras, pour parler du monde médical dans sa globalité. « Mais je ne trouve pas ces choix très logiques. » Pourquoi diable l’évincer si elle sait comment s’occuper d’Alfie pour éviter que sa colère n’éclate ? Si c’est pour éviter un attachement entre eux, c’est stupide vu qu’ils sont déjà amis et donc proches. J’aimerais qu’elle ne se sente pas mise de côté et qu’elle ne remette pas en question ses capacités qui sont, de toute évidence, excellentes. Je commence à réaliser que l’accident d’Alfie et ma réaction lui rappellent douloureusement ce qu’elle a vécu avec Frank et je me sens coupable de raviver ses souvenirs. J’attrape sa main pour la serrer brièvement dans la mienne en sentant un trop plein d’émotions l’envahir, et je regrette de ne pas pouvoir associer à ce geste d’affection les bons mots qui allégeraient sa peine. « Je ne peux même pas imaginer ce que tu as dû ressentir. » Je lui avoue, parce que même si j’entrevois une affreuse douleur qui a dû mettre un temps infini à s’estomper, je ne peux pas savoir quel effet elle procure parce que je ne l’ai pas moi-même ressentie. Une chose est sûre, je prie de toutes mes forces pour que ça n’arrive jamais, parce que j’ai trop besoin qu’Alfie reste à mes côtés. Je ne serais pas aussi forte que Norah s’il devait lui arriver malheur, j’en ai la certitude. « Bien sûr que j’accorde de l’importance à ton vécu, c’est ce que fait une amie. » Et j’apprécie vraiment qu’elle soit à mes côtés en ce moment, en jouant à la fois le rôle de la professionnelle et de l’amie, parce qu’elle n’est pas paniquée comme le sont tous mes proches et qu’elle n’essaie pas de me dicter une conduite type que je n’arriverais pas à adopter. Je crois que c’est la discussion la plus calme et posée que j’ai pu avoir ces derniers jours et ça fait du bien. « Ca me ferait très plaisir de venir jouer avec Julie, et ça me donnera une bonne excuse pour échapper à Mary, on dirait presque que tu as déjà eu l’occasion de croiser ma sœur pour être aussi perspicace. » La petite dernière des Rhodes est un amour, je ne le nie pas, mais elle est aussi une pile électrique difficilement tenable qui, en période de stress et en voulant trop bien faire, peut devenir un véritable aspirateur à énergie pour son entourage. Malheureusement pour elle, j’ai besoin de toute mon énergie en ce moment – ou du peu que j’arrive encore à trouver – et je ne peux pas me permettre de la lui laisser. « C’est gentil de vouloir avoir le mauvais rôle à ma place, mais déjà qu’on te laisse à peine t’approcher de lui, si en plus tu ne peux le faire que pour le recadrer, ça va être encore plus frustrant. » Et me cacher derrière Norah pour ne pas avoir à assumer mes pensées et mes propos, ce n’est vraiment pas une bonne chose à faire. Je suis sûre qu’on va réussir à retrouver un semblant de normalité quand sa mémoire sera de nouveau opérationnelle. D’ici-là, il faudra simplement que je prenne patience. « Tu as essayé de leur expliquer tout ça ? Que tu as simplement besoin de participer parce que c’est ton métier et qu’il te tient à cœur ? » Même si en l’occurrence, j’ai l’impression qu’elle a surtout envie d’aider tout le monde parce qu’elle n’arrive toujours pas à supporter de ne pas avoir pu aider Franck. « Mais tu sais, tu en fais déjà beaucoup, tu as certainement aidé des centaines de personnes et tu en aideras des centaines de plus dans les années à venir. » Je lui fais remarquer, parce que je ne veux pas qu’elle s’en demande trop. Elle ne peut pas être là en permanence, elle doit aussi penser à sa famille et à elle-même, c’est important. « Je suis sûre que tu aimerais pouvoir aider tout le monde en permanence, mais parfois ce n’est juste pas possible. » C’était le cas pour Franck et je comprends parfaitement qu’en tant que membre du corps médical, avoir été impuissante soit affreusement difficile à accepter. Norah en a bavé ces dernières années et elle ne mérite pas de souffrir encore davantage.
Les remerciements de Juliana étaient simples, mais efficaces. Parfois, les mots manquaient. Il n'existait rien dans le vocabulaire anglais qui pouvait s'approcher, même de loin, d'émotions qui dépassaient l'entendement. C'était assez frustrant, mais Norah s'émerveillait de constater qu'il y avait des choses à l'apparence anodine qui pouvait dépasser l'entendement. Les scientifiques pouvaient toujours aller se brosser, il n'arriverait certainement jamais à pouvoir déterminer ce dont il s'agissait, l'intensité à laquelle on pouvait la vivre. On tentait d'y remédier lorsqu'il s'agissait d'angoisses, de tristesse, des émotions que l'on apparentait à des pathologies. Mais toutes ces émotions positives, on ne s'en souciait pas au point de ne prendre la peine de trouver des mots qui pouvaient un tant soit peu les décrire. "C'est normal. Je suis là pour ça." L'on pouvait croire les soignants modestes, mais il n'en était rien. Faire ce que Norah faisait, cela faisait partie de leur quotidien. Une normalité, une évidence, une action pour laquelle on ne se posait pas de questions avant de s'y mettre. Cela pouvait être déconcertant et pour d'autres, faire ce que l'infirmière faisait demandait énormément d'effort. Difficile pour ces personnes là de concevoir que cela puisse être tout à fait naturel. Pathologique lorsque l'empathie virait à l'excès et que le don de soi deshumanisait totalement le soignant, tant le malheur des autres vampirisaient son énergie. "Donc ce serait votre compatibilité qui aurait changé ?" lui demanda-t-elle. La compatibilité venait surtout des sentiments qu'ils ressentaient pour l'un l'autre, il semblerait difficile aux yeux de Norah de les dissocier. Bien qu'elle ne connaissait pas encore Juliana sur le bout des doigts, elle savait qu'Alfie rêvait d'aventure. La sédentarité n'était vraiment pas sa tasse de thé et dès qu'il se sentait un tant soit peu enchaîné, il s'y opposait vivement. "J'ignore ce qu'il en est dans votre couple, Juliana. Et je veux pas me montrer intrusive en t'assénant de questions alors que t'as clairement d'autres choses à penser. C'est pas à moi de te dire comment ça se passe dans un couple non plus." La dynamique était différente. Une singularité qui n'avait que du bon d'exister car le monde serait terriblement ennuyeux si tous les couples vivaient leur vie de leur même façon. "Mais dans vos tensions, il n'y a aucune issue qui puisse rendre les concessions envisageables ?" Car cela aussi, faisait partie de la vie de deux amoureux. Sacrifier certaines choses pour le bien de l'être aimé, en mettre d'autres en avant après de dures négociations. Quoi que négocier avec Alfie n'était vraiment pas une tâche aisée, car même en tant qu'amis ou soignant-soigné, c'était une sacrée histoire à chaque fois. Norah et Alfie étaient tous les deux des têtes de mule et aucun n'était prêts à lâcher le morceau avant d'avoir un peu montrer les dents. Si Juliana était de la même trempe, le couple devait vivre des instants sacrément difficiles alors qu'ils ne voulaient rien d'autre que de trouver un équilibre. "Même si ce n'est pas en haut de la liste de tes priorités, ça reste quand même quelque chose d'important et qui te tient à coeur. Donc pas à mettre aux oubliettes non plus." dit-elle avec un fin sourire. "Peut-être que même cette situation, aussi dramatique puisse-t-elle, vous permettra de voir les choses autrement." En général, ce genre d'événements soulevait beaucoup de remises en question, autant pour les patients que pour les familles. Les priorités se concentraient sur l'essentiel, sur ce qui était vraiment le plus important. "Laissez-vous le temps de surmonter tout ça. Je pense que vous y verrez plus clairs par la suite." lui souffla-t-elle avec un sourire rassurant. "Tout ce que j'espère, c'est que ça aille mieux entre vous." Elle le leur souhaitait sincèrement. Norah était loin d'être une experte en relations conjugales et elle ne pensait pas vraiment vouloir les aider. Mais elle trouvait ça dommage de considérer que leur relation puisse se terminer à cause de discordances alors que les sentiments étaient véritablement là. Elle déposa délicatement sa main sur la sienne. "Vous méritez d'être heureux, tous les deux, ensemble." Paroles qu'elle trouvait ensuite peut-être un tantinet déplacé, ou peut-être inadapté. Toujours est-il qu'elle n'en pensait pas moins. La situation se retournait sensiblement et l'on se concentrait plutôt sur le vécu de Norah. Elle n'avait pas l'habitude, entre ces murs, qu'on s'intéresse à son point de vue mais elle le donnait volontiers et sans mâcher ses mots quand on le lui demandait. "Andy... heu... Le médecin du service s'est contenté de me dire que c'était pour le mieux et qu'ils ne voulaient pas, l'un comme l'autre, que je le vois dans l'état dans lequel il était." Une nouvelle fois, l'infirmière roulait des yeux. "C'est un sujet qu'on évite, Alfie et moi. Je lui en veux toujours et je pense que lui ça lui passe totalement dessus." En gros, il n'en avait plus rien à faire. Et Norah pensait encore ses mots poliment car il lui arrivait de dépasser la limite de la vulgarité. Vocabulaire corrigé dès que Julie avait un jour prononcé merde du haut de ses trois ans. Rien de très glorieux, comme mot appris et une bonne leçon pour ses parents en cadeau bonus. "Peut-être qu'il est plus pudique qu'il ne veut l'admettre." supposait-elle. "Pas dans le sens du style montrer son corps, mais plutôt de se montrer en situation de faiblesse. A des moments où il se résignait et se disait qu'il n'avait pas d'autres choix que de se faire soigner et de suivre les consignes qu'on lui donnait. Il aime pas se savoir vulnérable et d'être contraint de le montrer." Et ce n'était pas une question de fierté non plus. "Peut-être que tu as plus de réponses que moi à ces questions. Mais je dois reconnaître que c'est plutôt rassurant de savoir qu'il y ait quelqu'un qui partage mon avis." Elle laissait échapper un rire bref avant de se replonger bien malgré elle dans des souvenirs douloureux. Depuis quelques semaines, il en fallait peu à Norah pour ramener beaucoup de choses au sujet de Frank. De près ou de loin, elle trouvait les parallèles sans trop problème et cela ne faisait que lui causer davantage de peine alors qu'elle devrait normalement être dans une période où elle chercherait à se reconstruire, enfin. "C'est... insupportable." Norah avait pris du temps avant de trouver un mot qui se rapprochait un tant soit peu de de ce qu'elle pouvait ressentir. Mais elle n'en était pas vraiment satisfaite. C'était un euphémisme, une bien pâle description mais elle ne trouvait rien de mieux. Elle esquissait un sourire, faible mais reconnaissant, lorsque Juliana s'était permise de saisir sa main, signe de soutien. "T'as d'autres choses à penser qu'un homme tué il y a plusieurs années de ça." L'infirmière déposa sa main sur la sienne pendant une fraction de secondes. "Mais c'est gentil de ta part, j'apprécie beaucoup." Même si la brune semblait être bien entourée, Norah s'était tout de même permise de lui proposer de crécher chez elle si l'envie lui disait. Parfois, s'éloigner un peu de sa famille pouvait faire du bien aussi. "Je suppose que c'est un truc de fratries nombreuses; on sait chacune ce que c'est, après tout." souffla-t-elle avec un petit rictus. "Même s'ils pensent être bienveillants, les familles sont parfois plus pesantes qu'autre chose. Je me dis que c'est pas plus mal de savoir qu'il y a des possibilités de sortir de ce cercle là, ne serait-ce que pour voir un peu autre chose." Et Norah lui offrait cette opportunité là et la brune savait désormais qu'elle pouvait la saisir quand bon lui semblait. De plus, elle avait marqué l'esprit de Julie (normal, une adulte qui adorait autant les livres qu'elle, elle ne pouvait qu'être admirative) et cette dernière n'en serait que plus ravie de lui partager ses opinions sur ses dernières lectures. "Ca me gêne pas, tu sais. De recadrer. Au fond ça le frustrerait plus lui que moi mais il se rendrait bien vite compte que je ne fais que ça pour son bien." Il ne l'avouerait jamais à haute voix, cela dit. Et Norah pensait qu'elle savait très bien gérer ses propres frustrations. "Ce serait une façon comme une autre d'être là pour lui." ajoutait-elle en haussant les épaules. La compagne d'Alfie se demandait si l'infirmière avait déjà essayé d'en parler avec ses collègues, et surtout, Andy, le chef de service. "Ces débats sont des plus stériles, crois-moi. Le médecin est têtu, je suis têtue..." Et surtout, il tenait à Norah et ne voulait pas accélérer un processus dans lequel elle était coincée et dont il n'arrivait pas à l'en faire sortir. Il faisait ce qu'il pouvait, il faisait donc de son mieux pour limiter la casse, quitte à s'attirer les foudres de son amie de longue date. "Je t'assure que je cherche pas à jouer les super-héros. Pas mon genre." lui répondit-elle avec un sourire attendri et amusé. "Je fais ce que j'ai à faire, j'aime juste pas qu'on me mette des freins. Ca peut être ça, ça peut être l'attitude de certains de mes collègues, ou même parfois des étudiants qui me sortent pas les trous de nez. J'ai déjà vécu des situations où je savais que je ne pouvais rien faire de plus pour que quelqu'un aille mieux, que c'était au-delà de mes compétences. Mais là, on m'en empêche, tout simplement." Norah jetait un coup d'oeil sur l'écran où étaient retransmises en direct les constantes de ses patients. Elle avait compris que son amie faisait allusion à Frank aussi. Elle n'était pas celle qui vivait le plus mal ce sentiment d'injustice; pour cela il fallait plutôt s'adresser à son frère aîné, ou à Anwar. Peut-être qu'elle méritait de savoir ce qu'il s'était passé. "Frank a été assassiné. Il était inspecteur de police." dit-elle après un long moment de réflexion. "Le soir d'Halloween, en 2016." La nuit de la tempête, impossible à oublier pour les habitants de Brisbane. "S'il y avait bien une personne pour qui j'aurai tout fait pour pouvoir l'aider, ça aurait été lui." Norah forçait un sourire. Ce n'était pas un sujet qu'elle abordait facilement, mais le calme qu'elle utilisait dans ses paroles pouvaient être ce qu'il y a de plus perturbant. Comme si elle était totalement détachée. En d'autres circonstances, elle serait certainement fondue en larmes, mais il fallait croire que porter sa blouse blanche et être sur son lieu de travail lui permettaient de garder sa contenance et son self-control légendaire. Elle soupira. "Depuis, je peux pas m'empêcher d'avoir un peu peur pour mes proches. Même pour toi. Autant Alfie je m'y suis faite, il a son abonnement aux urgences et il en est fier, je m'y suis faite ça va. Mais le jour où je l'ai vu débarquer ici, ça m'a... Pour la première fois depuis que je le connais, j'ai vraiment eu peur pour lui." Et ça, c'était pas rien, pour Norah. Autant elle avait toujours réussi à gérer ses émotions, autant là l'idée de savoir qu'elle aurait pu le perdre, ou qu'elle pourrait perdre Anwar dès qu'il allait au boulot, et la naissance d'une appréhension grandissante pour ses frères la hantaient. Car elle ignorait si elle parviendrait à surpasser le fait de perdre quelqu'un à nouveau. "Maintenant, il va bien, il va s'en remettre, je suis confiante à ce sujet. Mais sur le moment, quand tu sais rien de ce qu'il s'est passé, t'as mille et une pensées qui se bousculent dans ta tête et..." Elle haussait les épaules. "Je suppose que tu as eu aussi ce ressenti là quand on t'a contacté pour ça." Elle devait donc savoir de quoi elle parlait.
La loyauté dont Norah fait preuve à cet instant précis alors que notre amitié est relativement récente me fait un bien fou. J’ai besoin de quelqu’un à mes côtés qui comprenne ce que je ressens et ait conscience de la position dans laquelle je me retrouve ce qui n’est pas le cas de bon nombre de mes proches. Je me sens rassurée par la présence de la jeune femme et au fur et à mesure que nous discutons, mes angoisses disparaissent petit à petit pour me laisser plus sereine et davantage apaisée. Bien sûr, je sais que me retrouver de nouveau face à Alfie et à tous les problèmes qu’il subit me renverra à ce stress dont je n’arrivais pas à me débarrasser, mais Norah m’offre un instant de répit presque vital et je ressens énormément de gratitude à son égard. Elle me questionne sur les problèmes de couple que nous avons en ce moment et je ne peux pas lui en vouloir vu que c’est moi qui aie commencé à en parler. A dire vrai, je n’aurais pas de problème à me confier à elle si je n’avais pas peur qu’Alfie désapprouve que je fasse des confidences à son amie, mais elle m’a tellement aidée jusque-là que je me laisse un peu aller. « Je ne sais pas si elle a changé ou si on ne s’était pas rendu compte qu’on ne l’était pas. » On ne va pas se mentir, mes projets de vie ont toujours été ceux-là, j’ai juste trop tardé à lui en parler parce qu’au fond, je savais que ce n’était pas dans ses priorités et que je voulais profiter de notre idylle avant que la réalité nous rattrape. J’aimerais bien ne pas me dire que finalement, nous aurions dû savoir dès le début que malgré notre attirance et, plus tard, l’amour que nous avions l’un envers l’autre, il fallait peut-être envisager le futur et pas seulement l’instant présent. « Je suis sûre qu’on trouvera un moyen d’arranger les choses, c’est juste que pour le moment c’est un peu trop récent, on a besoin de réfléchir et on en a pas vraiment eu le temps. » Je refuse d’envisager que nos divergences d’opinions mettent un point final à notre couple et je suis certaine que nous réussirons à dépasser ça. Pour le moment, je ne trouve pas la solution miracle qui viendrait rendre notre avenir un peu moins flou, mais elle existe, j’en suis persuadée parce qu’à aucun moment, je ne peux croire que notre couple aura une fin. « Je l’espère aussi. » Un sourire vient clôturer ce sujet que j’ai toujours du mal à aborder, sûrement parce que ça le rend un peu trop réel. J’espère que Norah a raison et qu’on mérite d’être heureux tous les deux, mais surtout qu’on finira par l’être autant qu’il y a quelques mois.
Je ne serais pas étonnée que la rancœur de Norah ne soit pas importante dans l’esprit d’Alfie. J’ai aussi beaucoup de mal à voir de quoi elle parle quand elle évoque un état dans lequel il ne voulait pas être vu. Je sais qu’ils se connaissent depuis longtemps, tous les deux, et qu’elle a l’habitude qu’il soit un patient régulier de l’hôpital suite à la réalisation de ses idées pas forcément extrêmement pertinentes. Pourtant, j’ai l’impression qu’il y a des aspects de leur relation qu’il n’a pas vraiment développé en ma présence et les conflits ou incompréhension pouvant exister entre eux en font partie. « C’était quand, tout ça ? » Je demande, histoire de retracer chronologiquement des événements que je n’arrive pas à saisir. Est-ce que je faisais déjà partie de la vie d’Alfie à ce moment-là ? Est-ce qu’il s’agit d’un souvenir d’un passé plus lointain dont la jeune femme n’arrive pas réellement à se défaire ? Une chose est sûre, elle semble encore peinée aujourd’hui et elle ne devrait pas rester dans cet état. « Je comprends que tu évites le sujet si tu penses que ça risque de mal se passer en l’abordant, mais il ne faut pas que ça te mine, non plus. » Et elle peut dire ce qu’elle veut, ça a l’air d’être un peu le cas, malgré tout, surtout parce que cette situation doit lui donner un air de déjà-vu. Je n’ai pas entendu Alfie repousser la jeune femme, pour le coup, mais compte-tenu de l’altération de ses capacités au niveau de son cerveau, je ne suis pas certaine qu’il soit tout simplement capable d’y réfléchir et d’imposer des idées qu’il a du mal à rassembler et à comprendre. « Je sais qu’il est comme ça, ce n’est pas une nouveauté. » Je soupire, alors qu’elle m’informe qu’Alfie n’aime pas se montrer vulnérable. Il déteste se sentir faible, je le sais bien, et il préfère dissimuler ses craintes et ses doutes derrière un enthousiasme qui parvient bien souvent à donner le change. « Mais le savoir ne rend pas les choses plus faciles. » J’estime bien le connaitre, après plus de trois ans passés à ses côtés, mais chaque événement venu bouleverser notre quotidien m’a appris que j’avais encore des tonnes de choses à découvrir et que mon attitude n’était pas forcément la plus adaptée. « Ce serait plus facile s’il n’était pas aussi borné. » Trop de fierté mal placée et une capacité d’écoute des avis opposés presque inexistante, et malgré mes efforts pour lui faire entendre raison, parfois, je dois bien admettre que c’est quelque chose de compliqué.
Comme si la situation n’était pas déjà catastrophique, c’est le sujet du mari décédé de Norah qui vient ensuite rejoindre notre conversation et je suis certaine que le mot insupportable n’est pas assez fort pour décrire ce qu’elle a pu ressentir en apprenant sa mort. « Ce n’est pas parce que ça fait des années que ce n’est pas important. » Bien sûr, au début, les gens ont dû être plus attentifs à elle, plus prévenants et plus à l’écoute aussi, et puis la vie a repris son cours, les gens ont continué à avancer alors que pour Norah, le deuil a dû être bien plus difficile et douloureux. Personne ne doit définir le temps que doit durer ce deuil, ma mère est là tous les jours pour me le rappeler, alors je veux que mon amie sache qu’elle a encore le droit de faire passer cet événement au premier plan, qu’il soit récent ou non. « Mon père est décédé quand j’avais l’âge de Julie. » Je lui révèle, étonnée de réussir à parler à voix haute d’un événement que je garde d’habitude pour moi. « Ma mère n’a jamais réussi à s’en relever et autour de nous, beaucoup de gens jugent qu’elle ne fait pas assez d’effort et qu’il faudrait qu’elle se fasse violence pour aller de l’avant. » Mais je ne fais pas partie de ces personnes, parce que je sais bien que cette douleur n’est pas feinte et que si elle ne parvient toujours pas à accepter, ce n’est pas parce qu’elle n’en a pas envie mais parce qu’elle n’en est pas capable. « Alors je suis admirative de ce que tu as réussi à accomplir. » Norah semble traverser son deuil avec courage, s’accrochant à la vie pour le bien de ses enfants, et mieux que beaucoup de gens, je réalise à quel point elle a dû déployer des efforts surhumains pour reprendre goût à la vie. « Ça doit être terriblement frustrant pour toi, d’être mise à l’écart, et j’aimerais qu’il en soit autrement, mais j’ai l’impression qu’il est entre de bonnes mains malgré tout, tu peux être rassurée. » J’aurais préféré que Norah soit à nos côtés, parce qu’il m’est plus facile de parler avec elle, mais l’équipe médicale autour d’Alfie s’occupe bien de lui et je ne veux pas cracher sur ces mains tendues. Et je réalise combien ça doit être frustrant de ne pas avoir le droit d’aider alors qu’elle en a les capacités, surtout qu’elle n’a rien pu faire pour son mari, mort avant même d’atteindre l’hôpital. « C’est naturel d’avoir peur pour les autres après ce que tu as vécu, mais tu en fais déjà beaucoup. » Peut-être même trop ? Quand je vois tout ce qu’elle fait au quotidien, je suis vraiment très admirative. « J’aimerais bien qu’il rende son abonnement. » De mon point de vue, il n’y aucune fierté à avoir à ce sujet. « Parce que ça fait déjà deux fois que je reçois cet appel, j’aimerais bien qu’il n’y en ait pas de troisième. » Norah a parfaitement raison, décrocher mon téléphone pour recevoir un appel de l’hôpital a été une expérience traumatisante que je voudrais ne jamais revivre.
Aucun couple ne pouvait correctement fonctionner sans quelques tensions ici et là. Cela ne pouvait être qu'une petite contrariété, ou à l'extrême virer à des éclats de voix où l'on se met à douter s'ils allaient être capables de franchir ce cap-là. Bien que beaucoup avait tendance à idéaliser le couple Lindley, surtout depuis la disparition de Frank, Norah ne cachait pas qu'ils avaient essuyé bien plus d'une querelle, pour des raisons qui se voulaient récurrentes. Ce n'était pas une partie de plaisir, mais elle préférait cela que de laisser pourrir tout un lot de non-dits qui allaient finir par leur faire plus de mal que de les confronter aux faits le plus rapidement possible. Il semblerait que les tensions entre Jules et Alfie soient difficiles à vivre, surtout pour elle. L'infirmière ignorait ce qu'il en était de son ami à ce niveau là. La brune semblait véritablement désespérée à ce sujet. "Tu dois avoir l'impression que ce qu'il lui est arrivé doit tomber au plus mal..." supposait-elle. "Alfie aura besoin de temps pour vraiment s'en remettre, aussi. Mais on se dit souvent que c'est durant ce genre d'événements qui permet de... réfléchir vraiment à ce qui compte le plus." Un phénomène que Norah remarquait fréquemment auprès de ses patients. Il y avait tout une histoire de syndrome post-traumatique, mais quand on frôlait la mort de près ou de loin, on reconsidérait les priorités. L'infirmière sentait que son amie ne désirait pas s'attarder sur ce sujet-là. Elle comprenait que ça pouvait être diffficile, surtout en ces circonstances. "Je suis peut-être pas la mieux placée pour, mais si jamais tu as un jour besoin d'en parler... Il suffit d'un coup de fil, ou d'un message, et je suis là." dit-elle à voix basse, avec un léger sourire. Car s'occuper des problèmes des autres était bien plus important que de songer aux siens. Elle qui n'avait jusqu'alors pas osé trop s'immiscer dans la vie privée d'Alfie, elle y avait désormais les deux pieds dedans, par tout un concours de circonstances. Norah se surprenait à se lancer à son tour à des sujets qu'elle n'abordait quasiment pas, ou très peu. Elle se demandait bien quelle mouche l'avait piquée. Curieuse d'en savoir plus sur la première fois où Alfie ne voulait pas inclure l'infirmière parmi les soignants qui s'occupaient de lui, elle lui demandait à quand remonter ces faits. "Quand il était revenu de Colombie. En 2017, du coup." finit-elle par lui répondre après quelques instants de réflexion. Norah ne savait que très peu de choses à ce sujet finalement, tant Andrew avait réussi à l'évincer de sa prise en charge. "C'est pas que forcément j'évite le sujet. Je pense pour lui c'est oublié depuis longtemps et qu'il resterait campé sur sa position tout autant que moi. Ce serait un débat purement stérile." Elle haussa les épaules. "Je l'ai connu dans ses mauvais jours, c'est pas ça qui me fait peur." Alfie avait un vocabulaire particulièrement riche en terme d'insultes et elle se doutait bien qu'il était capable de s'en prendre à quelqu'un physiquement si on le cherchait trop. Peut-être était-elle inconsciente, ou que ses frères avaient trop cherché à l'endurcir et à ne pas se laisser faire, mais s'il était venu à la frapper, soit. Elle aurait pu dire qu'elle l'avait cherché parce qu'elle l'avait provoqué. Mais elle n'y pouvait rien s'il n'arrivait pas à contrôler ses pulsions. Elle l'appréciait comme telle. En revanche, elle en connaissait plus d'un à qui le poil se hérisserait s'ils voyaient Norah rentrer du boulot avec quelques hématomes. Qu'il soit aussi têtu ne facilitait la tâche à personne, pas même à Jules apparemment. "J'aime bien voir ça comme un challenge." répondit-elle avec un simple sourire. "Depuis que je le connais en tant que patient, d'ailleurs." Au début, ça avait plus irrité Alfie qu'autre chose d'avoir trouvé quelqu'un qui lui tenait tête sans le juger. "Et je suis quelqu'un qui adore les challenges. Et jusque là, mes méthodes avaient plutôt bien fonctionné avec lui." Une belle réussite qui avait finalement débouché sur une amitié insolite mais des plus solides. "Chacun ses techniques." conclut-elle avec un sourire. Elle ne doutait pas que Jule soit également pleine de ressources. Elle saurait quoi faire. Toutes les deux dans la confidence, Norah avait fini par apprendre à Jules la façon dont Frank était parti. A chaque qu'elle le verbalisait, son absence devenait de plus en plus douloureuse. La brune s'en montrait très conciliante et compréhensive, car sa propre famille fut la victime d'un drame similaire. Elle avait perdu son père très jeune – beaucoup trop jeune, aux yeux de Norah – . La soignante était surprise à quel point ses enfants avaient réussi à franchir cette étape là. Il s'y était habitué, ils arrivaient à vivre sans même si Julie confessait parfois que son père lui manquait. Et Aidan, lui, n'aurait jamais le moindre souvenir qui lui serait totalement propre. "Qu'est-ce que j'ai accompli ?" rétorqua-t-elle d'un air peu glorieux. A ses yeux, il n'y avait pas de quoi être admiratif. Elle se surprenait à dire cette phrase à haute voix, révélant par là le peu d'importance qu'elle accordait aux efforts qu'elle fournissait pour faire croire que la vie continuait. Elle se poursuivait pour les autres, mais pas pour elle. "Tout ce que je fais, je le fais pour les enfants." reconnut-elle. "Le reste, c'est moins important." Ca ne faisait pas partie de sa liste des priorités du moins. Bien peu de ses proches avaient eu l'occasion de constater la façon dont Norah se voyait, se considérer. Là, Jules en était le témoin direct et peut-être ne la connaissait-elle pas assez et peut-être ne parviendrait-elle pas à saisir l'état de faiblesse dans lequel elle se plongeait un peu plus chaque jour. "Et moi je juge les personnes qui ont osé jugé ta mère. Parce que... pour être passée par là, je..." Norah secouait la tête, exaspérée de voir que certaines personnes n'étaient apparemment pas fichues de respecter le deuil des autres. Elles les verrait bien à leur place, tiens. Comment ils réagiraient, eux ? "Je la comprends." S'il n'y avait pas eu Anwar, Caelan, elle ignorait comment Norah serait à ce jour mais elle se doutait bien qu'elle ne serait pas aussi bien qu'elle ne l'était actuellement. "C'est une bonne équipe, tu peux leur faire confiance." précisa Norah. Elle n'était peut-être pas toujours d'accord avec les méthodes des uns et des autres, les pratiques pouvant sensiblement varier selon les générations et les écoles, mais le plus important était qu'Alfie s'en remette, ce qui était le cas. "Ca n'empêche pas que j'aurais aimé y contribuer aussi." Elle le faisait, indirectement. En discutant avec Juliana, en regardant de loin le dossier médical d'Alfie. Jules aurait bien voulu que ce dernier arrête de s'étoffer, à force de visites aux urgences et d'appels inquiétants qu'elle recevait. Norah se doutait bien qu'à la longue, pour une jeune femme éperdument amoureuse de sa moitié, ça devait être insupportable au bout d'un moment. "Je ne suis pas certaine que c'est quelque chose qu'il puisse te promettre." lui répondit-elle d'un air navré. Alfie était intrépide, il avait besoin d'aventures, même si cela résultait souvent à quelques blessures de guerre. "Peut-être que pour lui, ce sera la fois de trop, et qu'il sera peut-être un peu moins... téméraire." dit-elle après un moment de réflexion. "C'est encore trop tôt pour le dire, là, il a d'autres plaies à guérir, il doit se remettre de tout ça, mais peut-être que tu remarqueras une différence, d'ici quelques mois. Quoi qu'il se soit passé ce jour-là, ça laisse des marques, même pour quelqu'un d'aussi solide qu'Alfie." Il n'allait pas en sortir indemne, ça Norah en étaiti certaine. Et elle ne parlait pas que de l'état de sa mâchoire. C'était au-delà de ça. "J'espère pour toi que tu n'auras plus d'appels de ce genre." Elle espérait beaucoup de choses pour Alfie et Jules. "Tu... Tu as conscience que ça ne sera probablement pas facile une fois de retour à la maison, n'est-ce pas ?" lui demanda-t-elle quelques minutes plus tard, après certaines hésitations. Elle ne voulait pas que la brune se dise que tout était réglé une fois qu'il serait autorisé à rentrer chez lui. C'était une grande étape, mais ça ne résolvait pas tout. "Je parle pas de ce qu'il se passe entre vous, c'est pas ça. Mais des suites de ce qui lui est arrivé." Peut-être qu'il en ferait des cauchemars, peut-être des insomnies, peut-être qu'il aura des absences. Les risques étaient multiples, et il y aurait tout autant de raisons. "Je dis pas ça pour te faire peur, Jules." Mais autant qu'elle sache la vérité. "Et même pendant ces moments là, tu sais que tu peux faire appel à moi." Tant qu'elle comprenait qu'elle n'était pas seule. C'était ce qui comptait le plus.
J’aurais préféré avoir une discussion avec Norah dans d’autres circonstances. Je rêverais de me retrouver attablée à la terrasse d’un bar, verre de vin à la main, le sourire aux lèvres, à refaire le monde avec enthousiasme auprès de cette jeune femme qui est devenue une amie avec le temps. Malheureusement, c’est dans la salle de repos d’un hôpital qui commence à devenir cruellement familier que nous avons enfin l’occasion de nous parler et autant dire que ce n’est pas le moment le plus agréable de ma vie. Heureusement, Norah se montre adorable, à l’écoute et compréhensive et au fur et à mesure que les minutes passent, je me rends compte que je me détends un peu. « Je ne pense pas qu’il y ait vraiment de bon moment pour ça. » Je commente, même si au fond, je suis persuadée qu’elle a raison. J’étais envahie par les questions et voilà que je dois les mettre en suspens pour gérer un événement imprévu et extrêmement angoissant pour lui comme pour moi. « J’espère qu’il en ressortira du positif. » Mais j’en doute fort, je ne vois pas ce qui pourrait nous arriver de positif à la suite d’une amnésie extrêmement difficile à gérer pour Alfie et face à laquelle je me trouve complètement désarmée. « Merci, je suis désolée de t’infliger tout ça. » Je crois que j’ai tendance à être désolée à chaque fois que je suis le centre d’attention et que je fais subir aux autres mes problèmes. C’est tout juste si je ne suis pas désolée de respirer par moments. Je sais que je devrais arrêter de faire ça, mais c’est plus fort que moi, et face à une femme dont les problèmes quotidiens doivent être nombreux et bien plus préoccupants que les miens, j’ai encore plus honte de tout ramener à moi.
D’autant plus que je me rends vite compte que tout n’est pas rose dans la vie de Norah. J’en étais déjà persuadée, la fatigue se lit sur son visage, mais j’aurais aimé me tromper. Alfie fait d’ailleurs partie de ses soucis, ou plus précisément son passé avec lui et même si ça ne me regarde pas vraiment, je suis curieuse de savoir ce qu’il s’est passé entre eux. « Je vois. C’est dommage de ne pas pouvoir communiquer à propos de quelque chose qui semble beaucoup t’affecter. » Ne pas pouvoir communiquer, voilà justement le cœur de nos problèmes, je ne devrais donc pas être étonnée qu’Alfie ne réserve pas uniquement à moi son souci d’extériorisation de ses émotions ou sentiments. Evidemment, je n’oublie pas que je suis moi-même fautive dans cette histoire, j’ai également beaucoup de mal à dire ce que je veux ou ce que je pense par peur de le froisser ou d’être à côté de la plaque et si j’ai pendant des mois estimé que ce n’était pas vraiment important, je réalise désormais doucement que pour le bien de notre couple, il faudrait que ça change. Je me garde de relever le fait que Norah considère mon petit-ami davantage comme un challenge que comme un ami – et pourtant j’aurais des choses à dire sur le sujet –, Norah semble avoir gros sur le cœur et une image d’elle-même plus que négative, ça ne laisse pas vraiment place pour un autre débat. « Mais justement, Norah ! Tu fais passer tes enfants avant tout, sans même te prendre en considération, tout le monde n’en est pas capable. » Pour moi aussi, il me parait logique de faire passer ses enfants avant tout le reste, mais je n’en ai pas et je ne sais pas à quel point ça peut être difficile dans certaines situations, d’autant plus que l’exemple que j’ai de ma mère me prouve bien que toutes les mamans ne sont pas capables d’avoir assez de force pour prendre en charge leur famille. Alors je continuerais à trouver Norah admirable même si elle ne se rend pas compte de tout ce qu’elle accomplit. « Tu sais, parmi les personnes qui jugent ma mère, il y a mes frères et sœurs. » J’admets, baissant les yeux vers le sol comme si ce simple aveu allait suffire à ternir l’image qu’elle a de moi. C’est la vérité pourtant, l’intolérance existe au sein même de notre foyer alors comment pourrais-je en vouloir à de parfaits étrangers de penser comme eux ? C’est impossible.
Je comprends que Norah se sente frustrée d’avoir été évincée d’une équipe avec laquelle elle aurait aimé travailler parce qu’elle a une excellente connaissance du patient concerné et je suis déçue qu’elle n’en fasse pas partie parce que j’ai plus confiance en elle qu’en beaucoup d’autres personnes. Malgré tout, je sais pertinemment qu’il ne sert à rien de forcer les choses, ces décisions ne me regardent pas et je dois simplement me laisser guider par les conseils de l’équipe médicale qui se charge de s’occuper d’Alfie. En réalité, tant qu’il retrouve la mémoire et qu’il se remet correctement, je n’ai aucune exigence, c’est tout ce qui compte à mes yeux. « Je suis même certaine que c’est quelque chose qu’il ne peut pas me promettre. » Et c’est un vrai problème qui n’a pas de solution. Je ne peux pas passer les dix prochaines années à laisser mon cœur faire le yoyo au rythme des expériences plus ou moins dangereuses tentées par Alfie, ce n’est pas possible, je vais finir par craquer. « C’est très rassurant ce que tu dis, tu le sais ? » Je souris, je sais qu’elle ne pense pas à mal en me disant ça mais j’espère que les traces qui marqueront Alfie après cette énième incidents ne seront pas aussi négatives que celles qu’il possède déjà. Je suis effectivement bien placée pour savoir que ce genre d’événement laisse des traces que ce soit psychologique ou physique, je l’ai déjà vécu à ses côtés et je m’apprête à le vivre de nouveau. « Je t’avoue que j’essaie de ne pas trop y penser… D’un côté, j’ai hâte qu’on rentre à la maison, qu’on retrouve nos marques et notre vie et de l’autre, j’ai peur qu’on ait du mal à reprendre nos marques. » Et de devoir jouer les infirmières à domicile, également puisque je sais pertinemment que ce rôle ne me va pas vraiment bien. « J’aimerais pouvoir appuyer sur un bouton avance rapide pour ne pas avoir à vivre toutes ces étapes. » Et si c’était possible, il y a sûrement plein de moments dans ma vie que j’aurais été heureuse de zapper, mais ce n’est pas aussi simple et je sais que ce que je vais avoir à affronter ne sera pas simple, loin de là. « Merci d’être là. » J’ai l’impression de ne pas réussir à exprimer correctement toute la gratitude que je ressens envers Norah. Sans elle, je serais en train de pleurer comme une madeleine devant un distributeur de boisson et je lui suis vraiment reconnaissante de me prendre sous son aile.
Une hospitalisation devait être la dernière chose dont le couple Rhodes-Maslow avait besoin. Comme elle le disait, ce n'était jamais le bon moment. "Pourtant, c'est ce qu'il se passe, et on n'a pas trop le choix que de faire autrement que de vivre avec." Une ponte de pragmatisme qui avait toujours défini l'infirmière. Et pour le coup, elle en savait quelque chose. A elle non plus, on ne lui avait pas demandé si elle accepterait le fait que Frank soit tué au travail durant une nuit où il aurait normalement du être avec sa famille. "Y trouver quelque chose de positif dans tout ça ne pourra que vous aider à surmonter tout ça." Jusqu'à ce jour, Norah n'avait encore rien tirer de bon de la perte de son mari. Prouver son indépendance ? Elle savait très bien qu'elle savait se débrouiller sans l'aide de qui que ce soit. Mettre en avant ses capacités à être mère ? Là encore, Norah n'avait pas besoin d'avoir perdu Frank pour savoir qu'elle faisait au mieux pour que ses enfants grandissent bien et s'épanouissent le plus. "T'as pas à t'excuser de quoi que ce soit." lui assura-t-elle avec un sourire confiant. "C'est beaucoup trop d'émotions à gérer d'un coup, je comprends tout à fait que tu te sentes submergée par tout ça, et ce qui peut en découler." Car non seulement il fallait qu'elle arrive à gérer la situation telle qu'elle était au moments où elles se parlaient, mais elle devait aussi commencer à se projeter pour la suite. "Je préfère savoir que tu sois parvenue à le partager avec quelqu'un." Et c'était tombé sur l'infirmière. Au delà de ses compétences infirmières en terme d'écoute, c'était aussi surtout l'amie qui restait pendue à ses lèvres. Malgré la fatigue, malgré les impératifs qui l'attendaient. Norah se donnait le temps. C'était un métier où si on ne se l'accordait pas, on ne l'avait jamais. Elle avait encore de l'énergie à délivrer, mais personne ne savait d'où ça pouvait venir. Alfie et elle avaient leur propre passif, qui avait permis d'aboutir à une amitié qui lui était désormais extrêmement précieuse. Et à en voir le visage de Jules, il y avait certaines choses dont elle n'était probablement pas au courant. Soit Alfie ne voulait pas lui en parler spécifiquement, soit il avait oublié de lui en parler. La seconde option lui semblait très peu probable. Elle haussait les épaules. "Je m'y suis faite. Plus ou moins. C'est rien d'insurmontable non plus." C'était surtout le fait que l'histoire se répétait et que la réaction d'Alfie et des soignants du service était la même. Une fois, ça passe, deux fois, à la limite. Mais la troisième était celle de trop. Echanger semblait être aussi un exercice difficile au sein du couple, Jules le laissait en tout cas transparaître. "Construire et entretenir une amitié avec Alfie n'est pas ce qu'il y a de plus simple. Il faut arriver à le suivre, à comprendre sa façon de penser et je pense qu'il faut être doté d'une grande ouverture d'esprit et d'une sacrée patience pour ne saisir ne serait-ce qu'un dixième de sa personnalité. Mais après, il le rend au centuple." A sa propre façon, avec des armes qui n'appartenaient qu'à lui. "C'est peut-être frustrant sur le coup qu'on ne m'autorise pas à faire ce que je sais faire le mieux et qui pourrait l'aider, mais pour les rares fois où on n'a abordé le sujet, parce que si Norah voulait parler de quelque chose, elle n'allait certainement pas se gêner, j'arrivais à comprendre qu'il y avait une sorte de reconnaissance au fait que j'ai respecté son souhait, alors qu'il savait très bien que si je l'avais vraiment voulu, j'aurais fini par prendre soin de ses blessures, quelles qu'elles soient." Peut-être qu'il en avait honte, peut-être qu'il cherchait à préserver une sorte de dignité. La brune n'avait jamais pris le temps de creuser sur le sujet. Ce n'était pas très fréquent, qu'ils aient des conversations extrêmement sérieuses. "C'est dommage." fit-elle remarquer quant aux frères et soeurs de Jules, qui jugeaient durement leur mère. "J'espère très sincèrement pour eux qu'ils ne seront jamais confrontés à ce qu'a pu vivre ta mère." Ils ne pouvaient décemment pas comprendre les émotions qu'elle traversé. Chaque personne avait sa propre façon de gérer un deuil aussi difficile que celui de sa moitié. "Je dis pas que je comprends pas pourquoi ils lui en veulent non plus." Ca se comprenait aussi. Norah n'osait imaginer comment elle se sentirait si elle apprenait qu'elle était aussi durement jugée par ses propres enfants. Bien que ses sentiments envers Alfie crevaient les yeux, Jules semblait vraiment souffrir de la dynamique de leur couple.Et pourtant elle s'accrochait envers et contre tout à ce qu'ils formaient. Le discours que tenait la soignante concernant l'état prochain d'Alfie une fois qu'il serait rentré à la maison. "Je sais que ça fait peur, mais je préfère largement réaliste et m'assurer de savoir ce qui t'attend et avoir plus de chances de le voir progresser plutôt que de te mentir et que tu réalises lorsque tu seras devant le fait accompli." Et de base, Norah n'aimait pas mentir. Dédramatiser, oui, mais là, il fallait quand même faire preuve de réalisme et faire comprendre qu'on ne se remettait pas aussi vite sur pied que ce que les séries télévisées médicales laissaient supposer dans leurs scénarios tirés par les cheveux. "C'est pas mon truc de mentir sur ce genre de trucs, Jules. Encore moins à une amie." Malgré tout, Jules ne semblait pas tenir rigueur de la franchise de Norah. Elle la remercia encore une fois. "Viens par là." dit-elle en la prenant dans ses bras. L'infirmière n'était vraiment pas le genre de personnes à brandir un panneau free hugs à tout va, mais faire une étreinte à un proche était largement de son ressort. Juste quelques secondes de calme. "Je suis vraiment désolée, mais il va falloir que j'aille travailler, éventuellement." dit-elle avec un rire. "Et je ne me répéterai jamais assez, mais si jamais tu as besoin ou envie de te changer les idées, d'avoir un avis extérieur, ou que sais-je, n'hésite vraiment pas à m'appeler, ou m'envoyer un message, d'accord ?" Jules se laissait volontiers aider par Norah et c'était tout naturel pour celle-ci de se dévouer pour le bien-être des autres. "Et on ira boire un café, ou quelque chose de plus corsé, autre part que devant un distributeur de boissons ou ma salle de pause." lui promit-elle avec un clin d'oeil. Sur la terrasse d'un café, ou en marchant sur la plage. Les insomnies de Norah allongeant considérablement ses journées, elle saurait parfaitement se montrer disponible si Jules avait besoin d'un peu de sa compagnie.
J’étais une véritable loque humaine avant de croiser la route de Norah et je dois dire qu’en parlant avec elle, j’ai réussi à me rendre compte que je devais prendre un peu plus de recul et ne pas considérer être dans une situation désespérée. Bien sûr, ce que je traverse n’est pas idéal mais ce que traverse Alfie est encore pire et il faut bien que l’un de nous deux parvienne à rester optimiste et se focalise sur l’avenir heureux que nous aurons nécessairement. Je mentirais en disant que je nage actuellement dans le bonheur, mais j’ai eu de la chance que mon petit-ami s’en sorte, une fois de plus, et j’ai en face de moi une femme qui n’a pas eu cette chance et qui vit tous les jours avec le poids de l’absence de celui qu’elle aimait. Pourtant, elle ne me juge pas, elle ne se considère pas son malheur plus légitime que le mien et à aucun moment elle ne me fait remarquer que j’abuse. Peut-être a-t-elle la sagesse de réaliser qu’une douleur ne se compare pas à une autre et qu’évidemment il y a toujours pire que ce que l’on traverse. Malgré tout, j’estime qu’il est de mon devoir de reprendre le dessus et de savourer les instants positifs que j’ai encore la chance de connaitre. Maintenant que mon flot d’émotions est un peu mieux géré, je peux respirer un peu et me rendre compte que je suis peut-être allée un peu trop loin dans mon anxiété et ma tristesse. « Je ne suis pas très douée pour gérer les imprévus. » J’admets alors que Norah me répète encore une fois qu’elle me comprend et que mon attitude est parfaitement normale. Je crois qu’elle aurait pu envisager d’endosser le rôle du psychologue au lieu de celui d’infirmière, mais je crois que toutes les infirmières ont de toute façon cette double casquette puisqu’elles doivent sans cesse être là pour rassurer les patients et les écouter. Ce n’est pas un métier facile et je suis admirative de ce qu’elle arrive à faire tout en élevant seule ses deux enfants.
La conversation dévie et Alfie en devient inévitablement le centre puisque c’est lui nous a permis de nous connaitre toutes les deux et encore lui qui nous rapproche. Je souris alors qu’elle me parle de la difficulté à entretenir une amitié avec mon petit-ami parce que je sais très bien ce qu’elle veut dire sans même qu’elle ait besoin de l’expliquer et que c’est pourtant pour toutes les difficultés qu’elle énonce que je l’aime autant. Rien n’est simple avec Alfie, j’ai l’impression d’être obligée de me battre pour le comprendre par moments, de ne pas parvenir à le cerner suffisamment malgré tous ces mois de vie commune et pourtant j’adore qu’il ne soit pas plat et linéaire comme beaucoup de personnes. J’aime qu’il me fasse sortir de ma zone de confort, qu’il me montre que la vie n’est pas seulement de mettre un pied devant l’autre au quotidien et de répéter exactement les mêmes gestes le lendemain. C’est étonnant de la part d’une amoureuse de la routine telle que moi, j’aime que tout soit planifié et organisé mais à trop vouloir prévoir, je crée mon propre malheur par moment et j’ai bien de la chance qu’il soit là pour envoyer voler mes projets en éclat et me rappeler que la spontanéité est une grande source de joie. « Tu prêches une convaincue. » Je déclare tout de même alors qu’elle termine de m’expliquer le mode de fonctionnement de celui que je suis censée connaitre par cœur mais que je découvre encore chaque jour. « Et ça ne s’arrête jamais, tu peux me croire. » Bien au contraire, c’est comme s’il devenait encore plus compliqué avec le temps. Toutefois, je doute que ça décourage Norah – et tant mieux – elle a l’air de s’intéresser vraiment énormément à Alfie et à sa personnalité, il a de la chance d’avoir une amie comme elle.
Je ne sais pas ce qui me rapproche vraiment de Norah, nous sommes très différentes toutes les deux, elle a de la volonté, elle est forte et indépendante et je suis tout le contraire, un petit chaton perdu qui cherche quelqu’un pour s’occuper de lui parce qu’il ne se sent pas capable de subvenir à ses propres besoins. C’est presque mignon si on exclut le fait, qu’aujourd’hui, le petit chaton perdu a plus de trente ans et aurait dû grandir un peu depuis le temps. Je me suis occupée de ma famille durant toute mon adolescence et je continue à le faire aujourd’hui, pourtant, j’ai la nette sensation de ne pas être capable de subvenir à mes propres besoins. C’est incroyablement frustrant. Norah a beau être mon opposée, auprès d’elle, je me sens comprise et écoutée et je réalise que ça ne m’était pas arrivé depuis longtemps. « C’est une situation compliquée. » Je clôture de cette manière le sujet de ma famille sur laquelle il y aurait sûrement un million de choses à dire. Je sais qu’elle me comprend très bien parce qu’elle est actuellement dans la position dans laquelle se trouve ma mère, elle gère juste un peu mieux les choses. Je ne blâme pas ma maman de ne pas avoir réussi à faire face, j’aurais aimé qu’elle y parvienne, c’est sûr, mais personne ne peut juger quelqu’un vivant un tel drame sans avoir vécu le même. Peut-être qu’il faudrait que j’incite Norah à parler avec ma mère, mais elle en a déjà fait beaucoup pour moi et jouer les assistantes sociales d’une femme dont la vie n’a plus de sens depuis une vingtaine d’années est sûrement un peu trop demander. « Tu as raison. » J’acquiesce, alors qu’elle m’avoue préférer être honnête et dure plutôt que de me mentir. Je préfère la vérité même si elle fait mal et ne me rassure pas du tout sur notre avenir. Je serre l’infirmière dans mes bras quelques secondes lorsqu’elle m’attire contre elle, savourant cette étreinte destinée à me donner du courage et à me témoigner son amitié. « Oh oui, bien sûr, je suis désolée de t’avoir retardée. » Plongée dans notre conversation, je n’avais même plus conscience de l’endroit où nous nous trouvions et des tâches que Norah avait à accomplir. « C’est valable pour toi aussi, d’accord ? Si tu as besoin de quoi que ce soit, pour toi ou pour tes enfants, n’hésite pas à m’appeler, je serais toujours disponible. » Ce ne sont pas des paroles en l’air, loin de là. Norah ne réalise sans doute pas l’amie précieuse qu’elle est pour moi à cet instant précis et si je peux alléger un peu son quotidien d’une manière ou d’une autre, j’espère qu’elle n’hésitera pas à me le demander. Je tourne les talons pour laisser la jeune femme travailler tranquillement et alors que je parcours le couloir que nous avons emprunté peu de temps auparavant, je réalise que je me sens plus légère et moins amère. Merci Norah.