”Jack, mon pote. Tu nous joue quoi ? J’suis certain qu’on peut faire un truc, à deux.”

Ils peuvent faire un truc à deux oui.
Ils peuvent se dégager à deux du piano pour ne pas l'abîmer.
Ils peuvent se rapprocher à deux de l'immense sapin, celui qui prend toute la place au centre du restaurant, celui serti de rouge et d'or et de vert et de blanc, scintillant.
Ils peuvent ne pas se lâcher d'un seul centimètre, à deux.
Ils peuvent s'entretuer, à deux, parce que c'est ce dont il est question entre eux, toujours.

Jack a son plan tout prêt dans sa tête ; il fait jamais de plan, autre que celui-là. Sa tête est juste occupée d'un unique dessein, il n'a qu'un seul objectif au point où ça le rend fou, d'être dans la même pièce qu'Auden. De respirer le même air que lui. De sentir sa silhouette se presser sur la sienne, de voir ses doigts qui s'emmêlent sournoisement aux siens quand il a depuis longtemps abandonner l'idée de partir d'ici sans jointures en sang, de celui de Williams bien sûr. Beaucoup plus que du sien.

Et il inspire, profondément Jack. Y'a de ses potes qui ont noté le changement de tempo, y'en a qui sont assez brillants pour se lever, pour venir errer autour d'eux. Y'en a même quelques uns qui se pressent qu'il croit - jusqu'à ce qu'il réalise Epstein, que ses amis ne font pas quelques pas par l'avant de crainte qu'il se batte non, ils le font parce qu'ils ont été poussés.

« J'vais l'éclater. »  un sourire, fin, satisfait, glisse sur ses lèvres. Que le gamin ait la première main sur Auden il s'en balance. Ils vivent dans la même ville, il le tuera qu'une prochaine fois. Il planifie déjà. Des plans Jack? Pour l'italien, toujours.

« J'vais l'éclater. » le pire, c'est que c'est dit sur un ton calme, neutre presque. C'est murmuré, entre deux gorgées de mojitos et trois autres. C'est presque passé inaperçu je crois du moins, pendant que Charles s'emporte pour les sucettes flambées ou les shots au feu je sais pas je sais plus. Et que dieu bénisse Ariane (lo que suis-je en train de dire) qui arrive sur l'entrefaite et l'occupe au passage.

J'vais l'éclater, c'est clair que je vais le faire. Parce qu'il a plongé son regard de merde dans le mien, et parce que ses mains sont sur ma soeur et parce que c'est pas dans son ventre qu'elle aurait dû lui filer un coup de coude Gin. Mais elle est trop pudique de un et de deux elle est gentille, elle me laisse rêver de lui foutre mon pied sous sa ceinture à la seconde où j'aurai fini ce verre-là. Juste un verre, juste acte de présence, pas besoin de stresser Charlie et le bébé, j'fais comme si j'allais aux toilettes et je le prends par le collet et je l'entraîne avec moi dans la ruelle et tout est acté et-

- oh putain il lui a chuchoté à l'oreille. « J'vais lui arracher chaque dent et après m'en servir pour lui crever les yeux. » foutu merdeux. Foutu Williams de merde de merdeux de merde bis. Et je me lève, et j'en ai rien à foutre de mon verre qui est pas fini, des prunelles brillantes de Charlie qui me chatouillent la nuque, du coup d'oeil de braise d'Ariane qui me brûle sur place. « Me regarde pas comme ça, t'es weird Parker. » elle a toujours été bien trop into les bagarres pour son propre bien elle, ils se sont bien trouvés avec Levi.

M'enfin, bref, maintenant la priorité : « J'vais l'éclater. » et ma silhouette slalome maintenant à travers le restaurant, destination le piano pour lui tatouer quelques notes à travers ses dents trop nombreuses à mon goût.

Le monde évolue autour de moi et j'en oublie la raison pour laquelle j'étais ici de base. Y'a une coupe de vin qui apparaît entre mes paumes, on me parle de tanins et de robe et d'arômes, on me dit que je dois inspirer avant de goûter, que je dois savourer avant d'avaler, mais je mélange déjà toutes les étapes. Y'a mes lèvres qui se posent sur le rebord du verre, je ferme les yeux parce qu'apparemment c'est ce que les autres font, et prends une gorgée avant de m'étouffer sur la fin. C'est vrai, fallait que j'inspire, mais essayez d'inspirer la bouche pleine pour voir mon désarrois, pour le comprendre bien comme il faut. Et j'en ai sur le menton je pense. Dans les cheveux, sans surprise. Sur les joues ; ça par contre, je me l'explique pas.

”J’ai une blague pédophile. C’est un thon qui rentre dans un bar.” Auden apparaît derrière moi, ses mains aussi, et il presse mes épaules et mon cou et je sais pas comment, mais il le trouve LE noeud. Celui qui me noue la nuque depuis la nuit derrière, insomnie complète. Celui qu'il vise sans même savoir, celui sur lequel il appuie avec toute la vigueur et toute la force qu'il a en banque et qui m'arrache un soubresaut violent suivi d'un coup de coude dans son ventre qui l'est tout autant. Ça fait mal, j'arrive pas à croire qu'il l'a trouvé sans même chercher, il m'effraie autant qu'il me fâche là, et déjà, il s'en va.

Le piano qu'il vise, tant mieux pour lui, quand moi je finis par trouver le meilleur moment pour m'éclipser du groupe mené par une Lily qui butine, qui brille, qui rayonne. Un signe de la main à mon amie, un regard désolé, un index qui pointe la coupe que j'ai fini comme promis, et je file vers la table réservée par mes soins où les étudiants devraient commencer à arriver. Mais on est presque une heure après celle où ils étaient conviés. Presqu'une heure complète de passée depuis mon café et mes mojitos renversés, et mis à part les plans d'envergure d'Auden et d'Ariane dessinés sur des serviettes de papier laissées ça et là sur la table, y'a personne d'autre de la galerie, personne d'autre des ateliers, personne d'autre que moi, et mon verre de egg nog que je remplis, en soupirant.

Je jurerais l’entendre, là, Matt qui fulmine dans son coin, qui essaye d’être encore normal quelques secondes de plus alors qu’il va perdre le contrôle d’une seconde à l’autre. Il perd toujours le contrôle, le grand frère à chier. Il finit toujours pas aller là où il ne devrait pas, là où je veux pourtant qu’il aille, qu’il tombe, qu’il chute pour ne plus jamais se relever parce que ça serait une épine de moins dans le pied de tout le monde. Il revient toujours à l’attaque pourtant, ce con.
Et c’est pareil pour Jack. Ils devraient devenir meilleurs amis, se partager la liste infinie de raisons pour lesquelles chacun d’eux veut ma peau (et à mon avis, celles de Jack sont quand même bien plus fondées que celles du McGrath), ils devraient faire leurs plans ensemble chaque soir avant de s’endormir pour savoir quelle serait la pire méthode possible pour me tuer de façon lente et douloureuse. Et j’adorerais ça, qu’ils s’y mettent à deux pour seulement parler de moi, qu’ils fassent tout tourner autour de ma personne même si ce n’est finalement que pour mettre un terme à mon règne. J’adorerais ça et ils sont les mieux placés en ce monde pour le savoir.

La voix fluette de Matt se fait entendre, mon sourire s’agrandit encore un peu plus alors que je l’ignore. Mes doigts s’activent sur le piano, mes mains frôlent celles de Jack - qui émet encore une fois le souhait de me tuer ; j’attends. La mélodie qu’on joue n’est pas si horrible qu’il n’y paraît, encore moins si on prend en compte le fait que je fais tout pour que mes doigts se rapprochent des siens jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus et décide de se laver la peau à l’acide. Notre musique ne dure que quelques secondes à peine mais je sais que c’était bien plus que nécessaire tout comme je sais que le coup de grâce est donné par ma main tapotant presque amicalement son dos, comme pour le féliciter de ce travail de groupe qui n’en a que le nom.

Je me retourne l’instant d’après, presque déçu de n’avoir à gérer aucune bataille. Le visage familier du McGrath me pousse à penser le contraire et finalement je donne le premier coup, rien que pour voir s’effacer de son visage cette veine saillante qui ne lui va pas du tout au teint. Un simple coup de point dans le nez, rien de plus. Avec la chance qu’il a, sa face d’ange n’en sera même pas altérée. Mon sourire, lui, par contre, change : il n’est plus grand mais plutôt immense désormais. La soirée peut enfin débuter.