Une boule d'anxiété se forme dans sa gorge alors que la porte du bar se referme dans son dos. Elle se retrouve happée en un coup par l'ambiance entière : les bruits de verres qui s'entrechoquent et cognent bruyamment la table, les enceintes qui diffusent en toute part une musique à un volume dont elle n'a plus l'habitude, la clameur des discussions engagées qui cherchent à dépasser le niveau sonore de la playlist. C’est trop en une fois, trop pour une expérience qu’elle n’a pas tentée depuis longtemps. D'un coup, et contre toute attente, la grande gueule, la téméraire Grace se retrouve toute intimidée, perdue dans une foule où elle avait jadis toujours naturellement réclamé sa place et trouvé sa fonction. Elle hésite un instant à abandonner ce projet fou, à retourner chez elle, se remettre devant une série avec son chat et ses regrets. Puis elle décide contre. Il est temps pour elle de sortir, qu'importe combien la perspective l'angoisse : elle ne s'est pas habillée pour rien, ni maquillée pour son chat, encore moins s’est-elle motivée pour essuyer un nouvel échec. Il est temps pour elle de réussir. Qu'au moins, elle puisse revendiquer un succès dans sa vie.

Ce début de Septembre voit Grace émerger pour la première fois de son appartement après vingt-et-une heure pour essayer de s'insérer dans les activités sociales de sa ville d'accueil. Deux mois à peine qu'elle est sur Brisbane, et elle n’a pas pu s'y résoudre jusque-là. Peur de recommencer, elle suppose. Peur de s'afficher, sûrement. La maladresse sociale qui lui vient de quasiment deux ans à être privée de ses anciens passe-temps serait somme toute normale, facile à accepter, si elle n'était pas aussi handicapante pour la jeune femme. Elle déglutit péniblement en s’insérant au coeur de la foule, bravant l’air soudainement lourd et étouffant se refermant sur elle. Elle repousse d’un vague haussement d’épaule la sensation de claustrophobie et continue son chemin jusqu’au bar. Elle attend avec l’impatience le moment où le besoin de proximité et d’affection l’emportera sur cette timidité qui la dérange tant elle est déplacée. Elle aborde le bar, s’empare d’un des derniers tabourets encore libres, jauge vaguement les gens autour d’elle : elle n’a pas l’habitude, ce n’est pas Gold Coast. Elle est seule et ses dernières sorties seule remontent à suffisamment longtemps pour qu’elle ne se souvienne plus comment les gérer.

Elle en croit à peine sa chance quand elle croise le seul visage familier qu’elle ait pu apercevoir depuis son arrivée : Heather Harris, la star Disney et idole de sa petite soeur, tient un verre dans sa main et garde les yeux obstinément vissés sur ce dernier. Discrets, les yeux de Grace tracent son profil, s’attardent avec légèreté sur ses traits. Elle imagine que l’attention fait tiquer Heather : ses yeux se relèvent vers elle, leurs regards se croisent, Grace se fend d’un sourire qui reflète son étonnement. “Salut.” C’est tout ce qui sort d’entre ses lèvres, étirées en un rictus entre la gêne d’avoir été prise en train de la regarder et la surprise de croiser une telle personnalité ici. “Heather, c’est ça ? C’est dingue de vous voir ici.” L’air de rien, elle s’autorise à la regarder un peu plus longtemps. Elle est vite interrompue par le barman, auquel elle commande une bière et règle directement. Puis Grace se tourne à nouveau, inquisitrice, et plus qu’heureuse d’avoir un visage familier dans une foule oppressante d’inconnus - bien que cette reconnaissance soit complètement fortuite, et surtout, absolument pas réciproque. Elle abandonne rapidement les formalités : de mémoire, Heather est plus jeune qu’elle. Merci Lena pour son savoir quasi-scientifique autour de la plus grande star de l’époque.

“C’est bizarre à dire, mais t’es l’héroïne de ma soeur et de mon frère. Si tu savais combien de crises t’as désamorcé, j’aurais trop de remerciements à te faire.”

La brune se rappelle des dernières années, des prises de têtes fréquentes entre l’aîné et la benjamine, les incompréhensions insurmontables aggravées par le divorce de leurs parents. L’émission Disney avait souvent joué le rôle de médiateur, un rôle que Grace ne pouvait que rêver d’avoir alors qu’elle avait tant souhaité l’incarner - elle aurait presque été jalouse de lac jolie blonde. Elle rit légèrement, jauge toujours la situation, sans oser se rapprocher. Peut-être la star est-elle venue pour passer un moment seule, ou loin de sa célébrité, hypothèse d’autant plus probable qu’elle est ici, à Brisbane et non chez elle, de l’autre côté du globe.

“Désolée. Je m’appelle Grace.” Elle se présente sans se départir de son sourire, un peu contrit. “Je peux t’offrir un verre ?” La proposition, audacieuse, sort spontanément. Tout sauf la solitude.

Aussitôt la porte refermée derrière elle, la jeune femme est éprise d'une puissante envie de fumer. De tourner le dos, de retrouver le plein air, le souffle frais de l'hiver déchargé de tout le remugle d’alcool qui imprègne le bar. Cette odeur lui est toujours familière, curieusement, mais Grace l'accueille comme un vieil ami avec qui on a coupé les ponts parce qu'il est toujours torché, destructeur et qu'il a une fois avoué avoir couché avec sa cousine : pas avec grand plaisir. Ça l'énerve. C'était son monde, son lieu de confort, pourtant, tout ça. Mais c'était avant. Avant qu'elle prenne peur de l'alcool, qu'elle panique au moindre signe de malaise à l'intérieur de son corps, et qu'elle troque les beuveries jusqu'à 6h du matin avec les rééducations commençant à la même heure. Avec tout ça, Grace revient de loin. Et, elle s'en aperçoit maintenant, sans Alexandria pour l'épauler et la faire se sentir chez elle, sans ses amis de Gold Coast pour l'entourer et la glisser en douceur dans ce confort perdu, plus rien de toute cette ancienne vie ne se connecte avec son actuelle. Derrière le changement, la personnalité, les envies qui la guidaient, sont toujours là. De manière feutrée, plus discrète, mais Grace est toujours la même, avec les mêmes besoins de s'oublier, de mettre le reste en sourdine pendant quelques heures de répit.

Ce soir n'est pas exception. Elle s'installe au bar sans ménagement, observe ses alentours, à la recherche de quelqu'un à qui parler, n’importe qui pour combler ce vide un peu béant et cette impression d'avoir traversé trois espaces-temps jusqu'à cette dimension étrange où elle n'est plus que l'ombre d'elle-même. L’alien s’accoude au comptoir et observe son choix de boissons comme son environnement. C’est pas Gold Coast, pense-t-elle, d'ailleurs rien ne l'est, et elle suppose que c’est pas grave, c’est aussi pour ça qu'elle a déménagé. S'ouvrir des portes, rencontrer des gens.
Y compris, manifestement, des stars Disney. La photographe prend un moment à reconnaître la jeune femme assise quelques sièges plus loin, le regard planté dans sa boisson et l'air morne, si loin de ses rôles habituels… et pourtant pas de doute : c'était Heather Harris, l'idole de Lena et Jeremy, la sauveuse de son père débordé par les crises des deux jeunes et d'elle-même qui lui devait une fière chandelle pour avoir su distraire Jeremy autant de fois. Grace lui offre son plus beau sourire, un peu audacieux, juste ce qu'il faut pour avouer qu'elle était effectivement en train de la dévisager.

- Et oui c’est bien moi…

Heather lui répond sans entrain ni étonnement aucun – elle imagine que la popularité donne accès à ce genre d'indifférence perpétuelle –, et vide son verre avec une impassibilité qui l’étonne. Pour donner le change, Grace entame sa bière, poursuit presque naturellement l’amorce de conversation en mentionnant sa sœur et son frère aîné, et le rôle de médiatrice que la blonde avait assumé à son insu depuis l'autre bout du monde. - Je suis heureuse d’avoir pu aider toi et ta famille. La réplique lui revient sans vie ni entrain. En un autre cas de figure, Grace serait partie, aurait laissé la jeune actrice à ses moutons ; ce soir elle s’accroche inconsciemment à la seule personne du bar qui semble aussi à l'aise qu'elle et qui n’essaie pas de donner le change à ses numéros de séduction débiles et simplistes. L’Australienne lui propose un verre, sans ambage ni superflu, une simple offre de paix. Cette fois-ci elle sembla tirer d’Heather une réaction, et cette dernière tapota le tabouret à côté d'elle pour l'y inviter. Sourire victorieux de Grace, qui abandonne son recoin serré pour rejoindre la jeune femme avec sa bière et ses dents étincelantes. La différence entre chacune est criante : l’une essaie de donner le change, de s'insérer naturellement dans un monde qui n’est plus le sien ; l’autre le laisse glisser avec indifférence sur sa peau sans sembler en ressentir la moindre gêne. Et entre les deux inconnues, un mojito comme promesse de réunion incongrue.

- Excuse-moi, je suis vraiment impolie. Je passe une sale soirée aujourd’hui… Merci pour ton histoire ça me touche. Sinon c’est très gentil et merci pour le verre Grace mais j’ai peur d’être de très mauvaise compagnie.

Elle laisse glisser ses yeux sur les traits de son visage, de la mâchoire comprimée jusqu'aux yeux en amande, en passant par ses lèvres pincées, le visage entier comme une défaite face au monde. Heather, elle avait toujours eu ces traits angéliques de gamin pris en train de faire une connerie, c'était ça qui l'avait rendue si populaire, parce qu'elle savait en jouer à l'écran. Aujourd'hui, face à elle, la jeune femme arbore un air grave, son visage affaissé dans un abattement muet, un masque qui a juré de protéger ses secrets. Grace ne s'en inquiète pas, ne le fait pas remarquer, s’est contentée de lui parler avec son manque de gêne le plus flagrant. Maintenant, elle règle son mojito au serveur sans chercher à en apprendre davantage. Au lieu de quoi, elle lui retourne : “Tant mieux, ça en fera deux parmi nous alors.” Lui reviennent en mémoire les premières pages des magazines people sagement rangés en salle d’attente à l'hôpital, placardant Heather Harris comme une dévergondée déchue de toute élégance. Scandale à Disney : une actrice lesbienne et violente. Deux défauts de trop pour un monde qui voulait du formaté sans vague. Le scandale lui avait rappelé sa propre rupture. Même époque, même motif, même douleur, imagine-t-elle. “Je te propose un truc, si je commence à être trop lourde et que j'arrive pas à te tirer au moins trois sourires de la soirée, tu me le dis et je te laisse. Deal ?” Elle prend son air un peu couillon qu'elle affectionne. Elle n'a pas l'habitude de marchander ses conditions d’acceptation, mais c’est Brisbane : les règles changent, et sa peur de la solitude pèse lourd.

“Alors dis-moi, Brisbane, c’est pour des vacances ou c’est un peu plus permanent ?”

Leur déracinement de leurs terres d’origine semble être leur seul point commun, entre elle, la belle Disney star tombée de son piédestal pour motifs de sexualité et de prétendue violence, et l'autre, photographe déchue à l'infirmité gênante, éléphant dans toutes les pièces qu'elle se refusait bêtement d’adresser. Comme par réflexe, elle essaie de déplier sa main droite, et échoue sans aucune surprise. Sa main gauche suffit encore une fois à saisir la bière, et elle en descend quelques gorgées. “Je viens d'arriver, moi aussi. Première sortie, absolument aucune connaissance, et une envie d’exister quasiment absente. Tant de belles choses en commun, je pense que ça mérite qu'on trinque.”

@Heather Harris

- Et bien tu viens déjà d’en gagner dans ce cas.

L'aveu de la jeune actrice redonne confiance à Grace, qui se rengorge d'un sourire en direction de celle-ci. Ça faisait longtemps qu'elle n'était pas sortie de sa tanière pour se socialiser, rencontrer des gens…et encore moins pour séduire. Ses dernières tentatives, trop tôt après sa dernière rupture, s'étaient soldées d'un dégoût d'elle-même et de larmes étouffées dans du PQ dans les toilettes d'un plan cul au hasard. Ce soir, c’est peut-être la première fois qu'elle ne doute pas trop, panique au bord des lèvres qui la force à partir plus tôt, et où elle se sent capable de continuer. Continuer à quoi, au juste ? Elle l'ignore, observant les traits du visage d’Heather, descendant de ses sourcils à la courbe de son nez puis jusqu'à ses lèvres pleines. Elle aurait aimé savoir ce qu'elle foutait là, si autre chose que sa peur de la solitude dirigeait ses agissements de ce soir, mais il lui semble que la jeune actrice n’a pas plus de réponses qu'elle-même, alors elle convient d'arrêter d'en chercher.
Visiblement, sa question suivante fâche, et elle regrette immédiatement de l'avoir posée : mauvaise idée, sûrement, de parler de ce qu’Heather fuyait en se réfugiant ici. Ça la renverrait sûrement au scandale sur sa sexualité, sur ses mains qui avaient fâcheuse tendance à se transformer en poings dans la gueule de paparazzis envahissant et sur tout ce qu'elle cherchait à passer sous le tapis par la même occasion.

- Si tu me connais, je pense que tu sais la raison de ma venue.

Touché. En signe de capitulation, Grace lève ses mains devant elle. Bien sûr, qu'elle sait. Et elle aurait menti si elle avait prétendu ne pas s'être intéressée au déroulement des faits, même par procuration – évidemment, sa sœur cadette avait été la première à l'en avertir. Pour se rattraper, Grace décide de se mettre à nu à son tour : pas de raison qu'elle soit la seule à en savoir sur l'autre. Elle n'aimait pas ce déséquilibre induit par la célébrité, et dans un contexte où la jeune femme qu'elle était venue déranger souhaitait passer inaperçue, c'était la moindre des choses que Grace lui offre la possibilité d'être sur un pied d'égalité. Alors elle lui fait part de sa récente arrivée, et de son envie de tout envoyer valser. C'est loin de compenser, mais pour elle c'est déjà beaucoup. Elle n’a jamais dit à personne, qu'elle avait du mal à se plaire ici, qu'elle ne trouvait ni sa place ni ses marques. Qu'elle n'avait qu'une envie le soir, c'était de s'enfermer et pleurer avec son chat, plutôt que de se créer une nouvelle vie sociale. Qu'elle redoutait cette indépendance autant qu'elle l'avait voulue et que, bien malgré elle, elle n'arrivait toujours pas à oublier Alexandria. Un vrai portrait de vieille fille qui ne donnerait envie absolument à personne. Elles trinquent sans que Grace ne s'épanche en sentiments négatifs et elle essaie de faire passer le ressenti en terminant sa bière, commandant un verre de vin rouge au barman pour ne pas se retrouver les mains vides.

- Effectivement plein de choses en commun ! Première sortie de mon côté depuis bien trop longtemps. Dis-moi qu’est ce qui a provoqué ce changement de vie et cette envie de tout oublier ?

C'est au tour de la photographe de grimacer - comme quoi, c’est bien moins agréable de répondre à la question que de la poser. Elle récupère son verre et le paie, puis laisse ses doigts parcourir l'extérieur du verre comme pour y jouer une mélodie distraite avec ses ongles. “Un peu la même chose que toi, encore une fois. Comme quoi, on n'arrête plus les points communs, faudrait dresser un tableau.” Les similitudes l’amusent, et en même temps, n'était-ce pas elles-mêmes qui l'avaient poussée à venir parler à Heather, entre toutes les personnes à ce bar ? “J'ai eu envie de recommencer loin, après une sale rupture. Un truc qui aurait jamais pu marcher, une histoire de placard, mais j'avais jamais trop voulu le voir avant.” Elle fait un geste vague de la main, avant de retourner à son verre et d'en goûter une gorgée. Alexandria n'était qu'une partie, mais sûrement la plus importante et la plus triste, de son départ à Brisbane. La chose qui l'avait retenue de prendre son envol et qui, du jour au lendemain, n'avait plus vraiment eu lieu d'être. Un profond soupir la surprend et elle écarquille les yeux, semblant découvrir son erreur : “Non. Non, trop triste. J'avais dit que j'allais te faire sourire, pas plomber l'ambiance.” Elle lui adresse un regard d’excuses, à la jolie blonde, comme si elle avait complètement failli à ce rôle qu'elle s'était promis de porter.

“J'étais à Gold Coast, à une heure d'ici, avant, et j'ai décidé d'en partir parce que j'étais en colocation avec mon frère aîné et qu'il avait pour passion la collection de peaux de serpents. Ça allait jusque dans ma chambre, c'était invivable. Bref, je suis partie aussi pour ça. Entre autres.”

Elle ponctue sa phrase d'un rire plus honnête, plus détendu. C'est toujours préférable de mettre la faute en partie sur Jeremy, plutôt que sur son AVC qui lui avait flanqué la peur de tout, et surtout de la solitude, ou que sur Alexandria et les quatre années passées avec elle à se faire des illusions sur leur futur. Et c'est surtout plus commode à expliquer à une parfaite étrangère dans un bar. Nouveau coup d'oeil à cette dernière : depuis combien de temps était-elle ici ? Est-ce que, comme elle, elle préférait se retirer dans un appartement sombre, à attendre une révélation, ou que la peur de faire face au monde s'évapore ?

“Alors dis-moi, Heather, l'Australie a réussi à te conquérir ? Ou tu n'en as visité que ce bar un peu beauf, et tu es tout de suite tombée amoureuse de l'odeur de transpiration environnante, au point de ne plus vouloir en partir ?”

@Heather Harris

- C’est compliqué ce genre de chose n’est-ce pas ? Des fois on souhaite sortir du placard pour être heureux, des fois il faut mieux y rester pour l’être aussi. Au final on finit tous par à être mal car dans les deux cas il y’a une possibilité de rejet qui plane au-dessus.

La brune pince ses lèvres entre elles et reste silencieuse l’espace d’un instant. Elle fait partie des quelques privilégiés de sa communauté, qui n’ont souffert ni du rejet de leurs parents ni de préjugés arriérés de ceux-ci - ses parents étaient particulièrement ouverts, parfois même trop excentriques, et la sexualité de leur fille cadette avait été acceptée sur un haussement d’épaules silencieux suivi d’un sourire complice. Beaucoup de discussions, mais jamais intrusives, pour s’assurer que leur fille se sentait acceptée et était éduquée sur des problématiques trop peu abordées à l’école. Grace en avait autrefois eu légèrement honte, de cette ouverture d’esprit à l’extrême ; aujourd’hui, elle s’en sentait fière. Elle imaginait qu’accepter un enfant atteint d’Asperger les avait déjà bien préparés à la différence. “Pour être honnête j’ai jamais eu de problèmes à faire mon coming out, ni avec mes parents, ni avec mes proches, avoue-t-elle. J’ai été très chanceuse de ce côté.” Elle se demande ce qu’il en est pour la blonde, si ses parents l’ont déshéritée en l’apprenant ou s’ils le savaient déjà de longue date ; s’il y avait même des parents pour lui tendre la main, tout court. “J’ai connu pas mal de gens qui avaient pas cette chance, et pour qui c’était bien plus pressant. Des gamins qui avaient peur de vivre dehors si ça s’apprenait, ou d’être envoyés en thérapie de conversion. Je sais pas si c’était le cas pour toi, aussi, mais ça pétrifiait mon ex, ce genre de trucs.” Alexandria, trente-trois ans, avocate, n’aurait eu aucun souci à rebondir. La vraie peur, c’était la déception dans le regard de ses parents, l’idée d’être taxée d’échec. Longtemps, Grace l’avait acceptée, jusqu’au trop-plein.

Le sujet finit par rebondir, Grace ne voulant pas obliger Heather à s’épancher davantage. Elle dévie, comme à son habitude, vers des choses plus légères qui ont le don de détourner l’attention ; en le cas présent, son frère aîné et sa passion débordante pour une chose mal comprise du commun des mortels, elle y compris. Visiblement, Heather n’échappe pas non plus à la règle, ce qui soutire un rire léger à la photographe : “Il est Asperger, alors il a des passions un peu hors-normes. Il aime beaucoup les pièces de machines à laver, aussi. Mais sa grande passion c’est les reptiles, leur comportement… C’est un puits à sciences sur ça. Après deux ans de vie avec lui j’en ai jamais autant appris sur les animaux. Tu savais que les lézards ont deux pénis entièrement fonctionnels ?” Ca la fait rire elle-même, autant que ça lui fait regretter toutes les injustices qui jalonnent la vie de Jeremy : il aurait pu être un brillant scientifique, s’il avait été adapté au système scolaire. Au lieu de quoi, il assemblait des machines à laver, et rien que ça, ça semblait être un moindre mal.
A nouveau, la jeune femme embraye, retourne les questions à la jeune femme : où vit-elle ? se plaît-elle ici ? a-t-elle trouvé un semblant de chez-elle, ce qui semble si difficile à Grace ? Elle compte : trois sourires, au deuxième verre seulement.

- J’ai beau vivre en Australie depuis 3 mois, j’ai toujours l’impression que mon esprit est à Los Angeles. Les conséquences de semer le trouble, on doit se tenir à carreaux ensuite mais ce soir je n’avais pas envie. D’ailleurs je me dis que j’aurais dû me mêler aux Australiens plus tôt car si ils sont tous comme toi, je vais développer un réel intérêt pour ce pays.

Et cette fois, c’est à la photographe de sourire, masquant ce dernier en terminant son verre de vin tandis qu’Heather commande deux nouvelles boissons. Elle replie sa main gauche sous son menton pour dévisager une nouvelle fois sa comparse de la soirée. “Dommage, je suis pas sûre de vouloir te partager avec mes pairs ce soir.” Elle darde ses yeux dans les siens et, lorsque Heather propose de trinquer à nouveau, elle accepte avec joie. “C’est pas mal comme idée.” Jusqu’à présent, tout laisser de côté lui semblait ubuesque, irréalisable. Ce soir, avec Heather, ça semble presque à portée de main. Elle trempe ses lèvres dans l’alcool et poursuit, accompagnant ses mots d’un petit coup de tête vers l’extérieur : “Ca te dit qu’on se tire de là ? Je connais rien de Brisbane non plus, mais je suis prête à faire semblant et t’emmener où tu veux.” La jeune femme gratifie l’actrice d’un sourire d’autodérision. Elle ne vaut sûrement rien en guide mais elle parie qu’elle peut s’en tirer avec son baratin habituel. “Une crique où se baigner, un parc dans les hauteurs... N’importe où. J’te suis.”

Elle parle de coming out difficile, de pénis de lézard doubles et fonctionnels avec Heather Harris, et pour une fois, Grace arrive à se distancier un peu de ses problèmes, de ses peurs, de ses hésitations de début de soirée. Elle rit bêtement pour des sujets qu’elle n’aurait jamais pensé à aborder avec une actrice Disney, ou avec Heather, ou avec quiconque, en vérité, parce qu’elle est peu volubile depuis son emménagement. Son seul contact social depuis son emménagement, ç’a été avec Lola, à laquelle elle est consciente de bien trop s’être raccrochée - Grace s’est enterrée sous le boulot et l’emménagement, pour s’éviter d’avoir à penser à pire, au vide qui l’attendait tous les soirs alors qu’elle se forçait à s’occuper jusqu’à tomber de fatigue. Il lui a fallu des semaines pour sortir, et maintenant qu’elle redécouvre l’extérieur, le contact est aussi violent pour ses sens qu’agréable. Elle fait rire Heather (plus de trois fois, elle a compté), se retrouve dans leurs expériences pourtant si différentes, éloignées l’une comme l’autre de tout ce qu’elles connaissent et démunies pour la première fois de leur vie. Heather a ce sourire triste qui ressort entre deux flirts anodins, et elle peut sûrement rejeter la faute sur l’alcool, mais Grace se sent prise d’un besoin de les effacer, de lui changer les idées, et fidèle à elle-même, elle déploie toute son imagination pour faire voyager Heather, la sortir de son quotidien ne serait-ce que pour quelques heures.

- Ooooh pourquoi pas ! Où est ce qu’on pourrait aller, il y a tellement de possibilités… J’ai presque envie de tout faire ce soir.

Grace retrouve son sourire, elle aussi. Elle n’a pas traître idée de ce dans quoi elle s’embarque, ni de si elle ne risque pas de les perdre toutes les deux au milieu de l’autoroute autour de deux heures du matin, mais elle est prête à tenter, parce qu’en cet instant, tout lui semble possible, les limites sont un concept abstrait dont elle a envie de tester la robustesse avec Heather. Ses yeux se perdent dans les siens, alors que celle-ci opte pour une crique et Grace lui retourne instinctivement son sourire. Elle se hâte à finir sa boisson, pressée de sortir du bar à l’odeur amère de transpiration et de tabac froid, de partir n’importe où, sur n’importe quelle crique pourvu que ce soit loin d’ici et de ses considérations moroses.

“Va pour l’alcool. Et pour le reste.”

Elle scelle le marché de son plus beau sourire, verre toujours à la main. L’alcool fait déjà ses effets sur sa conscience légèrement floue et ses dernières inhibitions commencent lentement à la quitter : ça fait longtemps, qu’elle ne s’est pas autorisée à boire, ou à sortir s’amuser, ou à rencontrer des gens, en général. Ces derniers temps, sa vie a été un long tunnel noir duquel elle n’osait pas sortir, se prostrant toujours volontairement dedans par peur de ce qu’elle trouverait si par malheur elle s’aventurait dehors… “Je te promets pas qu’on se perdra pas quinze fois avant d’y arriver, pour finalement finir devant un hôpital ou une décharge, par contre.” Elle préfère être honnête que de survendre la marchandise : elle n’a aucune idée de ce qu’elle fait.

Elles retrouvent les rues fraîches de Brisbane et Grace commence à reconsidérer l’idée d’aller se baigner par cette température. Elle ne dit rien, pourtant, parce qu’elle n’a aucune envie de ruiner le moment, ou d’être ailleurs que près de Heather pour le moment. Grace tire une clope de son paquet et le tend à Heather pour lui en proposer une. Son pas est légèrement engourdi, maintenant qu’elle doit marcher, et elle espère que Heather ne tique pas trop devant son bras replié et sa jambe un peu traînante, mais sur le coup son attention se dirige davantage vers le bottle shop au coin de la rue. “Tu bois quoi ?” qu’elle lui demande, serrant sa clope entre ses lèvres tandis qu’elle cherche son porte monnaie dans son sac. Grace estime que deux bouteilles, pour ne pas finir noyées à cause d’un coma éthylique, c’est relativement raisonnable. Elles repartent, le sac contenant les bouteilles calé contre son ventre et soutenu par sa main gauche.

“Heather, t’aurais fait quoi si t’avais pas été actrice ?”

Elle relance la conversation alors qu’elles déambulent dans les rues encore pleines d’animation. Elle se demande ce que ça doit faire, d’être là, connue sur tout un autre continent et jamais trop sûre de ne pas être reconnue par un passant au hasard. Elle se demande quel genre de vie on vit, quand le moindre de nos gestes est épié et vendu au plus offrant. “Genre, si tu perdais la mémoire, là tout de suite, et qu’on te disait que t’es Australienne, une personne comme tout le monde. Tu ferais quoi de ta vie ?” Elle attend de finir sa clope pour sortir son portable de sa poche et chercher les criques autour d’elles : Tingalpa n’était qu’à quinze minutes en bus - fallait-il encore trouver le bus. “On doit prendre un bus, apparemment. Tu sais comment les bus marchent ici ?” Elle cherche des yeux un arrêt de bus, l’arrêt du 36, et le trouve plus loin, à la sortie de la rue piétonne.

“Dix minutes d’attente”, constate-t-elle en regardant les horaires. “On peut y aller à pieds. Ou on peut descendre une bouteille en attendant. Tes désirs sont des ordres.”

- Si on se perd ça nous fera une aventure de plus à se raconter et puis la décharge ça serait pas une si mauvaise idée, on pourrait taper des trucs pour se soulager.

Un sourire distrait étire les lèvres de Grace : elle ne serait pas contre l’idée, non plus. Un peu d’alcool dans le sang, les muscles complètement détendus, elle réalise que c’est la première fois qu’elle ose se relâcher un peu depuis son arrivée. La première fois où elle sourit sans avoir besoin de sembler polie, de se forcer pour autrui. Ici, ce soir, en compagnie de Heather, tout est simple et il n’y a personne à convaincre ou à qui plaire. Ca fait bien trop longtemps qu’elle n’a pas eu cette sensation - peut-être depuis l’accident, même. Si elles se retrouvaient dans une décharge, qu’aurait-elle à sortir, combien de mois, d’années à réprimer ses émotions, à attendre d’avoir le droit de pleurer sans retenue, à s’exprimer haut et fort comme elle s’était empêchée de le faire ? Elle glisse un regard à Heather en coin, pendant qu’elles prennent à boire : aucune d’elles deux n’est heureuse, et peut-être que ça se voit à des kilomètres, qu’on lit le coeur brisé sur leurs visages. Elle aimerait s’en échapper, oublier ça complètement, pour ce soir ; réimaginer leurs vies sans le lot de défauts qui venaient avec. C’est peut-être ça, qui la pousse à demander à Heather ce qu’elle aurait fait d’autre, si elle pouvait complètement changer de vie. La question ne s’est jamais posée, lui répond-elle d’un ton égal, mais quelque chose dans la tournure attriste un peu plus Grace. Elle se demande combien de fois Heather a pu s’affirmer, dans sa vie. Avoir le choix de dire non. “Du piano ? T’en jouais beaucoup ?” demande-t-elle l’air de rien, faisant fi des considérations philosophiques : pas ce soir, sûrement jamais. “J’étais à fond dans la psychocriminologie, j’ai pris droit à la fac pour ça. Ma mère a toujours évolué dans ce monde, et ça me fascinait, quand j’étais gamine. Je la voyais comme une héroïne, qui arrêtait pleins de méchants, qui sécurisait la ville, et tout... J’imagine que si j’avais eu les capacités, j’aurais continué.” Et si elle n’avait pas appris, en grandissant, les défauts intrinsèques et prégnants d’un système judiciaire basé sur une méritocratie qui la faisait frissonner de dégoût rien que d’y penser. “Malheureusement, j’étais pas faite pour la fac. Donc non, j’aurais pas du tout fait ça, en fait. Je pense que j’aurais fait exactement ce que je faisais avant : voyager dans le monde, prendre des photos.” Grace, elle, a toujours eu le privilège du choix, jusqu’à ce qu’on lui retire un an et demi avant.

L’attente du bus passe vite, entre deux blagues échangées et quelques gorgées pour se remettre en forme. Les deux jeunes femmes s’installent vers le fond, bouteille toujours en main, sans une seule crainte qu’on puisse les sortir du véhicule ou leur retirer leur bouteille. Le regard de Grace oscille sur le profil de Heather, puis se perd dehors. “Si je dois être honnête, j’ai déjà oublié le monde autour”, glisse-t-elle en réponse avec un léger sourire, qu’elle efface avec une nouvelle gorgée d’alcool. Elle ne grimace même plus, et quand le bus tourne, elle sent sa tête l’accompagner.

Le bus les laisse au dernier arrêt, et plusieurs autres personnes, qu’elle imagine être des touristes, semblent avoir eu la même idées qu’elles en se dirigeant directement vers la crique. “Va falloir être discrètes, si on veut pas se retrouver avec des compagnons non-désirés”, glisse-t-elle à la blonde, les faisant dévier discrètement de leur chemin original en posant sa main sur le bas du dos de son acolyte du soir. Trois touristes descendent sur la crique qu’elles convoitaient, allumant leur enceinte et sortant des cigarettes. Grace, plus que jamais déterminée à s’isoler, cherche un autre sentier moins accessible mais plus tranquille. Le terrain est escarpé, absolument pas idéal après avoir bu quelques verres, mais lorsqu’elles arrivent enfin à trouver un coin d’eau plus calme après leurs péripéties et avoir manqué de tomber à trois reprises, la vue vaut le coup. “Ca, tu vois, c’est typiquement le scénario où un yeti va surgir de derrière un rocher pour nous enlever”, murmure-t-elle dans un rire. Elle ne sait pas exactement pourquoi elle chuchote. Elle n’a pas envie de briser le côté intimiste du lieu.

“Bain de minuit ?”

C’est glissé tout aussi bas et, déjà, Grace se débarrasse de ses vêtements, les abandonnant en petit tas sur son sac pour se jeter à l’eau.

La plage lui offre une vision de la ville que Grace ne connaissait absolument pas. Pour elle, Brisbane rime avec hôpitaux, bruits constants dans les rues et solitude infinie. Ce soir, elle aime être ici, en dépit de son manque d’attaches, de son peu de connaissances sur place, de son impression d’avoir été déracinée de tout ce qu’elle aimait pour être replantée dans une terre hostile qui ne répondrait jamais à ses besoins. Ce soir, Heather à ses côtés, essayant de descendre les rochers jusqu’à la crique sans se casser la gueule, elle se sent légère. C’est peut-être l’alcool, ou bien la proximité de la jeune femme qui l’arrache de sa solitude et de son impression d’être parfaitement indésirable depuis plus d’une demi-année ; c’est sûrement cette sensation d’être dans un univers parallèle où tout ce qui se passera ce soir n’aura aucune conséquence sur demain et pourtant, qu’elle pourra garder le souvenir de la soirée aussi longtemps qu’elle le voudra.

- Un yéti ? J’aurais plutôt dit un Kraken ! Quoi que non… Je retire ce que j’ai dit, j’ai pas envie de finir dans un anime chelou.

Là encore, l’alcool est sûrement à blâmer pour son rire un peu trop fort, mais elle n’y prête même plus attention. Personne ne les a suivies, les autres touristes ont été distanciés et sont partis vers une plage plus populaire : elles ont la crique pour elles deux, sans rien pour les interrompre. Même elle, n’a pas envie de risquer de briser le moment : elle chuchote ses mots, marche avec mille précautions sur le sable comme par peur de faire du bruit, puis enfin rentre dans l’eau dans un splash univoque auquel elle a envie de crier CHUT : son souffle coincé dans sa gorge par le froid ne la laisse pas faire, et elle s’en remercie. Son corps nu est complètement recouvert par l’eau salée dans laquelle ses cheveux commencent à tremper et la morsure du froid continue de l’étreindre alors qu’elle se débat pour se sentir à l’aise. Heather a tôt fait de la rejoindre, sortir sa tête de l’eau pour se retrouver face à elle. - Moi qui avait peur de tomber sur un kraken en rentrant dans l’eau, je me suis lourdement trompée… C’est un rire plus ténu qui franchit les lèvres de Grace, cette fois, alors que le rouge lui monte aux joues. La lune les couve, protectrice, les vaguelettes lui assurent de garder tous ses secrets mais face à Heather, la jeune femme se sent parfaitement à nu. Elle sort sa main gauche de l’eau, caresse doucement la joue de Heather, passe son pouce sur ses lèvres. “A défaut de kraken, on a encore...deux bonnes heures avant que la police des côtes ne rapplique, alors…” Sa main finit son voyage, se pose sur sa nuque, attire doucement Heather à elle. Ses lèvres ont un goût salé lorsque les siennes les trouvent, d’abord timides, puis rapidement rattrapées par le désir. La chaleur que Grace sent dans son plexus solaire se diffuse dans tous ses membres, précipite ses mouvements : instinctivement, son corps se rapproche de celui de la jeune femme, elle laisse ses lèvres descendre à son cou pour y déposer des baisers brûlants. Elle se laisse emporter par la vague de désir qui l’envahit, ne compte plus sa timidité, laisse toute réticence aux portes du monde dans lequel elles sont entrées en abandonnant le reste à l’extérieur. Sa lucidité ne lui revient que quand elle essaie de rapprocher Heather d’elle, handicapée par la main qu’il lui manque, repliée contre son propre corps. La gêne rapplique, encore plus forte.

“Désolée, j’ai, euh… Enfin mon bras est très…”

Immobile. Inutile. Inefficace. Affreux. Heather était sa première depuis Alexandria. Sa première autre depuis l’accident ; première inconnue qui ne la connaissait pas suffisamment pour passer outre un changement si radical. Elle n’était toutefois pas près de lui confier ce détail. Elle se contente alors de prendre la main de Heather pour la poser sur son bras froid, à défaut de trouver les mots ou d’avoir la force de les faire sortir d’une manière cohérente. Tant pis pour la honte : advienne que pourra.

C’est d’habitude l’heure où Grace gagne en assurance (si tant est qu’elle ait encore besoin d’en gagner), revigorée par l’alcool et rassurée par une présence à ses côtés. Elle apprécie Heather, suffisamment pour lui confier quelque chose d’aussi apparemment minime mais important à ses yeux que sa première fois depuis sa rupture - un énorme pas qu’elle s’apprête à faire. Personne, à part Alexandria, ne l’a vue comme ça, et le temps a tôt fait de la convaincre qu’une partie de son attirance, de ce qui plaisait avant, s’est évaporé avec l’accident. Qu’importe les rééducations, les progrès visibles, pour elle le côté droit de son corps reste une extension un peu superflue, un poids qu’elle doit trimbaler avec le reste qui marche bien, un éternel rappel que rien ne sera plus jamais pareil qu’avant et que maintenant, il va bien falloir s’y accoutumer. Du rejet le plus profond envers ce côté de son corps, elle était passée à une résignation presque tendre, des encouragements jamais verbalisés pour ce corps qui avait fait du mieux qu’il pouvait pour la préserver en vie. Mais ce soir, face à Heather, face à quelqu’un à qui elle a envie de plaire et qu’elle veut séduire, ses démons ressurgissent.

L’eau est revigorante sur sa peau réchauffée par la température et par l’alcool, et malgré l’appréhension le désir monte alors que les doigts de Heather parcourent sa peau, d’abord avec délicatesse puis avec une envie de plus en plus présente. Elle sent Heather la ramener près d’elle alors qu’elle clairsème son cou de baisers, et ses mains s’agrippent à sa nuque pour la rapprocher davantage. Puis ses limitations se rappellent à elle, trop présentes, trop désagréables, et la timidité revient, accompagnée de la colère et de la frustration : hésiter, avoir peur comme ça, ce n’est pas elle. Rien de ce soir n’est habituel, mais elle déteste particulièrement ça. Elle se force à s’ouvrir, pourtant, les yeux baissés, embarrassée par ses propres hésitations : son bras va mal, il ne sert à rien, il l’handicape, et si ça ne change fondamentalement rien à ce qui doit se passer, elle ne s’aime pas. Appel au secours un peu voilé, déformé par l’alcool, mais Heather ne prend acte ni de sa gêne, ni de ses peurs ; se contente de la rassurer : - Ce n’est pas grave… Regarde je nous rapproche pour nous deux. Un baiser sur sa main, un nouveau baiser et juste comme ça, Heather fait oublier sa tare à Grace, qui laisse son désir prendre le dessus et fait taire ses pensées, juste pour ce soir.

Elles ressortent de la crique juste avant les premiers passages des garde-côtes et la nuit commence à se lever, timidement, luttant avec ses dernières minutes de gloire. L’alcool est redescendu dans le système de Grace, suffisamment pour qu’elle comprenne comment retrouver son chemin par rapport à leur arrivée. Sur le trajet, elles discutent. De choses et d’autres, souvent impulsées par l’Australienne - elles n’ont pas encore besoin de séparer leurs chemins, autant discuter et préserver le cocon à part qu’elles ont réussi à créer pour la nuit. Bien sûr, elle a proposé de raccompagner Heather jusqu’à chez elle, arguant que de toute façon c’était sur son chemin. Pas envie de rentrer seule. “Merci pour cette nuit. C’était super.” Elle en avait eu besoin. Elle ne le dit pas. “Tu sais où me trouver, si tu veux me revoir.” Elle la gratifie d’un clin d’oeil et d’un dernier baiser : bien sûr, que ce sont des paroles en l’air, même si elle ne dirait pas non à une autre fois, si d’aventure elles se recroisaient - autant dire que les chances étaient infinitésimales. Grace la salue d’un coup de menton et s’éloigne rapidement pour rentrer chez elle et dormir toute la journée du lendemain, gardant près d’elle la certitude, discrète et ténue, qu’elle pouvait peut-être refaire sa vie ici, finalement.