Tobias déteste Spring Hill. Il déteste le petit matin aussi. Il déteste le restaurant de Caleb encore plus. Par dessus tout ça, il déteste avoir à montrer sa part d’humanité, faible mais bien existante, à qui que ce soit. Aujourd’hui il est obligé de mélanger le tout et avant même qu’il ait franchi le seuil de la cuisine, il est déjà dans une colère noire. Il connaît bien trop toutes les habitudes de Caleb pour savoir qu’il sera le premier à ouvrir son précieux restaurant et que c’est le seul moment de la journée pendant lequel il aura la chance de le voir en tête à tête sans aucun sbire ennuyant à ses côtés. Il n’est pas allé jusqu’à faire l’effort de mettre un réveil aussi tôt dans la journée, le Doherty n’a tout simplement pas pensé à dormir encore mais cela ne le change en rien de ses habitudes ; il a toujours été un oiseau de nuit ce qui explique son nombre astronomique de retards accumulés au file des années dans ses différents boulots. Il les a surtout accumulés auprès de Caleb, à vrai dire, le seul patron ayant supporté sa tête de dealer plus de trois mois lesquels sont rapidement devenus trois longues années. Il n’avait pas vu le temps passer. Il a toujours continué à jouer au plus con, bien sûr, mais jamais autant que dans ses autres boulots, jamais il n’a poussé ses mauvaises idées trop loin.
Sauf peut être le jour où il a frappé son employeur au visage, oui. Mais ce n’est arrivée qu’une fois, une seule fois, une simple petite fois. Caleb avait rajouté quelques mots alors que Tobias avait déjà tourné les talons, il n’en a pas fallu plus au brun pour se retourner et enfoncer son poing fermé dans la mâchoire du cuisinier. Depuis ce jour là il n’a plus jamais remis les pieds au restaurant et sans doute qu’il n’aurait pas été particulièrement bien reçu non plus. Tous les employés ont dû vider leur sac à propos du ‘gars bizarre de la plonge’, au plus grand damne de ce dernier qui se contente bien souvent de rester l’homme de l’ombre. Il ne cherche ni la gloire ni la fortune ni n’importe quelle autre foutaise, il ne veut pas qu’on parle de lui en bien ou en mal ; il cherche seulement à faire son chemin de vie en trouvant de quoi s’amuser un peu plus chaque jour.
Seulement parfois, même lui regrette certaines de ses actions. Même Tobias se met émettre des doutes, à vouloir revenir sur ses mots et ses actions. C’est une chose qui ne lui arrive jamais, absolument jamais, devant rien ni personne - pas même sa famille (surtout pas). Caleb devient la première et, il l’espère, la dernière exception à ce sujet mais la fierté du dealer le poussera à ne surtout pas relever ce point précis. Il inventera des excuses qui n’ont pas lieu d’être, il revêtira son masque de “je m’en foutisme”, il ricanera aux moindres paroles de Caleb quelle qu’elles soient. Il sera toujours fidèle à lui même, malgré les années qui le séparent depuis sa dernière entrevue avec son ancien collègue, celui qui se rapprochait le plus d’un ami.
Il entre sans se faire annoncer ni même prendre la peine de toquer à la porte arrière du magasin, celle qui relie la cuisine à l’allée sur le côté servant à recevoir les camions d’approvisionnement. ”Ca pue toujours le saumon ici, c’dingue.” Il a découvert l’odeur du poisson pour la première fois dans ces locaux et il faut croire que c’est ce dont son corps se souvient en premier lieu quand il revient sur les lieux après des années d’absence. Au fond, cela ne doit sûrement même pas sentir quoi que ce soit si ce ne sont le produits nettoyants utilisés la veille. Il hallucine sans doute ; ou peut être qu’il se trouve déjà une excuse pour avoir quelque chose à dire.
Positionné à l’autre bout du meuble de cuisine (juste au cas où Caleb se souvient encore du coup qu’il a reçu et qu’il lui vienne à l’idée de lui rendre la pareille), Tobias fait glisser la clé le long du métal flamboyant après avoir joué avec quelques secondes. ”J’ai r’trouvé ça chez moi. J’me suis dit ça t’serait utile. Des clés, ça sert toujours.” Surtout quand Freya a oublié les siennes et que le trousseau de Tobias a été malencontreusement perdu quelque part ; vous voyez, ce genre de choses. Toujours avoir une clé de secours, c’est utile. ”J’ai entendu dire que ça marche bien, dans l’coin, pour toi. Ca veut dire t’as changé les fourchettes moches ? Et les couteaux là, y coupent maintenant ?”
“I'll stop wearing black when they make a darker color.”
Les vacances approchent et je n’ai qu’une hâte : laisser Brisbane derrière moi pour m’envoler une semaine en Nouvelle-Zélande. Je ne me souviens même plus de la dernière fois que j’ai laissé mon restaurant pendant plus de deux jours consécutifs. Partir loin et laisser le restaurant ça ne me plait pas plus que ça, parce que je ne pourrai pas tout contrôler et surveiller toutes les assiettes qui sortent. Je sais que je suis très certainement un chef de cuisine extrêmement chiant. J’ai toujours été très exigeant envers moi-même, même quand j’étais encore jeune et que je ne faisais que tester des idées de recette dans la cuisine de mes parents. Alors j’exige que mon équipe donne le meilleur d’eux-mêmes à chaque service, et en même temps c’est la moindre des choses, non ? Prendre des vacances d’un peu plus d’une semaine pourrait presque m’angoisser, mais je leur fais confiance et je sais qu’ils prendront soin de ma cuisine en mon absence. Et de toute façon, des vacances et du repos j’en ai vraiment besoin. Je suis fatigué. Vraiment très fatigué et cette semaine de vacances ne pourra que me faire du bien. Penser à autre chose, arrêter de stresser, me vider la tête. Et c’est donc moi le premier à arriver ce matin pour réceptionner une grosse livraison. Du vin – beaucoup de vin – du fromage et tout un tas de type de viande, tout ça en assez grosse quantité pour qu’ils puissent tranquillement passer la semaine sans avoir à se soucier du stock. Je pense à tout ou du moins, j’essaie de penser à tout pour pouvoir partir l’esprit tranquille et pour pouvoir profiter à fond de mes vacances sans me soucier de quoique ce soit. Même si je sais très bien que je ne résisterai pas à l’envie d’appeler le sous-chef au moins une fois dans la semaine pour m’assurer que tout se passe très bien et qu’il n’y a aucune emmerde ou aucun imprévu qui pourrait potentiellement venir me gâcher mes vacances.
Je suis seul dans la cuisine vidant les caisses de provisions, les bouteilles de vin dans la cave à vin prévue à cet effet. La cuisine est calme, beaucoup trop calme même et dire que deux un peu plus de deux heures on sera en plein coup de feu et que tout le monde sera en train de s’adonner à sa tâche tentant de satisfaire un maximum tous les clients installés à table pour espérer pouvoir les compter parmi les clients fidèles – si ce n’est pas déjà le cas. – Mais je ne reste pas seul très longtemps puisque j’entends la porte arrière s’ouvrir et une voix familière s’adresser à moi. ”Ca pue toujours le saumon ici, c’dingue.” Fronçant les sourcils je me retourne vers lui. Tobias Doherty. Je ne m’attendais pas à le revoir ici un jour. Un de mes premiers employés, il a été là à l’ouverture et a occupé son poste à la plonge durant quelques années. Ce n’était pas l’employé le plus sérieux, je pense qu’on peut même dire le contraire. Il était, et est encore très certainement l’employé le plus je m’en foutiste que je n’ai jamais eu. Mais pourtant je lui faisais confiance – peut-être un peu à tort – mais j’étais persuadé qu’il avait du potentiel. Potentiel gâché, puisqu’il a refusé à de nombreuses reprises ma proposition de se lancer dans une formation de cuisine, et il avait sa place d’apprenti dans ma cuisine. Je ne juge jamais les gens et même si la plupart des membres de l’équipe ne semblaient pas forcément emballés par l’idée, moi j’étais persuadé que s’il y mettait un peu du sien, il pourrait réussir à être un bon cuisinier. J’ai fait ce que je pouvais, je l’ai aidé comme je le pouvais mais je ne suis pas un super-héros et il a décidé d’en faire qu’à sa tête. « Doherty ! » Je l’observe un court instant avant de reprendre mon activité, rangeant tout ce qu’il faut dans la chambre froide. « Qu’est-ce qui t’amène ? » Il ne travaille plus ici depuis trois ans et en soit, il n’a plus rien à faire dans les cuisines de mon restaurant surtout quand on se rappelle les circonstances de notre dernière rencontre : un renvoi de ma part et un magnifique coup de poing de la sienne. Non, je n’ai pas oublié et il a plutôt de la chance parce que je ne suis pas vraiment rancunier. ”J’ai r’trouvé ça chez moi. J’me suis dit ça t’serait utile. Des clés, ça sert toujours.” Je suis du regard le trajet de la clé sur le plan de travail. J’avais presque oublié qu’au final il ne me les avait jamais rendues. Je lui faisais assez confiance pour lui avoir confié un double des clés pour assurer la fermeture du restaurant ou réceptionner des livraisons de temps en temps. Ne me demandez pas pourquoi je lui faisais autant confiance, je ne pourrais même pas vous répondre, j’en sais rien. Quand on voit le mec on n’a pourtant pas envie de lui mettre entre les mains la possibilité de détruire son restaurant. « Merci. » Je lui réponds simplement après avoir récupéré la clé. « Mieux vaut tard que jamais. » En soit il aurait pu les garder et me faire vivre un enfer pour me faire payer son renvoi. Il aurait clairement pu, mais il ne l’a pas fait. Je ne sais même pas quoi lui dire, moi ce mec au fond, je l’aimais bien, j’avais envie de l’aider et de lui montrer qu’il était capable de plus que ce qu’il pensait. Mais quand on voit comment ça s’est terminé, je m’étais peut-être trompé. ”J’ai entendu dire que ça marche bien, dans l’coin, pour toi. Ca veut dire t’as changé les fourchettes moches ? Et les couteaux là, y coupent maintenant ?” Bah oui, voilà le Tobias que je connais et qui avait aussi tendance à m’énerver avec une facilité déconcertante. Mais c’est sa manière de me faire la conversation, sérieusement ? Ça en est presque amusant. « Dès que j’ai changé le gars de la plonge le chiffre d’affaire a doublé. C’est dingue ce que ça peut changer quand tes employés s’investissent un minimum dans leur job. » Celui qui le remplace est ici depuis son départ et semble vraiment vouloir évoluer et apprendre, ce qui change vraiment de Tobias. « Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? » Ma manière de lui demander de ses nouvelles, où il travaille, peut-être qu’il a finalement trouvé sa voie. On a toujours le droit de rêver, non ?
Il n’a pas répondu, pour les couteaux. Il est directement passé à la partie dans laquelle il traduit les paroles de Tobias et lui donne de réelles nouvelles, au delà de la fourchette et du couteau, pourtant le brun s’intéressait réellement à ce détail insignifiant. Il n’a jamais compris pourquoi il devait laver autant de couteaux, entre ceux qui lui ont entaillé la paume de la main un demi milliard de fois et ceux qui n’avaient même aucune dent, qui auraient à peine été à même de couper le beurre. L’art de la table est un monde auquel personne ne l’a initié, il s’est toujours contenté de voir ses empreintes de doigts flétrir dans l’eau brûlante et savonneuse. ”C’est pas cinq minutes d’retard qui vont t’étonner.” Caleb se plaint rapidement du léger retard de l’ancien plongeur et ce dernier n’est toujours pas décidé à se laisser faire, parlant des trois longues années comme si elles n’avaient été que cinq minutes.
Les yeux du dealer passent de la clé aux nouvelles installations en cuisine, à ces meubles qui brillent bien plus que n’importe quoi chez lui, à ces assiettes qui valent plus cher que sa propre vie, à la nourriture qui s’accumule encore et encore dans cette fameuse chambre froide dans laquelle il a rêvé à de multiples reprises d’y enfermer tous les employés. Ils étaient tous les mêmes, à ses yeux, fades et sans intérêts, brebis égarées qui se pensaient chefs cuisiner parce qu’ils jouaient à un jeu de gestion sur leur smartphone pendant leur pause. Ils ont été égaux dans la peur et l’injustice, quand tous ont déposé la faute du cambriolage sur Tobias ; ce jour là où le brun était bien mieux occuper à s’enfiler quelques grammes comme il le fait toujours. « Dès que j’ai changé le gars de la plonge le chiffre d’affaire a doublé. C’est dingue ce que ça peut changer quand tes employés s’investissent un minimum dans leur job. » Il affiche une moue laissant transparaître son désintérêt pour la situation. Aucun reproche n’est nouveau pour lui, il les a tous écoulés en vingt huit années de vie. Le cuisiner a toujours été bon avec lui mais pas avares en reproches pour autant, il n’en a cependant jamais utilisé qu’il n’aurait pas mérité - sauf le dernier, ce jour là, quand la faute lui est retombée dessus. ”Y’a vraiment des gens qu’ça intéresse de laver des trucs toute la journée ? Leur vie est ennuyante.” Il ne comprend tout simplement pas comment d’autres personnes auraient pu s’investir dans ce travail alors que lui même avait l’impression de donner son maximum, rien qu’en faisant acte de présence au moins une fois par jour. Il n’a certes jamais respecté les horaires indiquées sur son contrat, mais il a toujours ramené sa gueule ensanglantée dès qu’il avait réussit à extraire assez d’alcool et de drogue de son organisme pour être capable de se lever (pas toujours de marcher droit, ceci dit).
« Qu’est-ce que tu fais en ce moment ? » Il rigole, Tobias, quand la question à un million se fait entendre. Et si Caleb ne lui accorde pas assez d’importance pour arrêter d’empiler ses cartons de livraison quand on lui parle, alors Tobias ne fera aucun effort de son côté non plus et c’est pourquoi il s’amuse déjà à laisser son doigt graisseux glisser le long des meubles de cuisine, laissant derrière lui une large trace. Il a l’impression de tout redécouvrir mais l’âme des lieux reste la même, malgré les années passées et la réputation accrue de l’établissement. ”T’aimerais pas connaître la réponse, boss.” L’envie de faire la morale au brun va lui brûler les lèvres, comme toujours, parce qu’il manie cet art comme personne. Il va lui dire qu’il pourrait faire mieux et qu’il pourrait être mieux, il va lui dire qu’il fout sa vie en l’air, il va lui dire qu’il se bousille la santé et qu’il est dans l’illégalité la plus totale. Et justement, c’est pour ça que Tobias mène cette vie là et pas aucune autre, parce que celle la au moins personne ne na lui volera, personne ne la lui enviera. ”Disons juste que j’cuisine, moi aussi.” Il ne parle pas de bananes flambées cette fois ci et c’est bien dommage, parce que c’était le seul plat que Tobias maîtrisait à la perfection et surtout le seul qu’il avait eu envie d’essayer.
Finalement son attention revient, ses yeux bleus se posent sur le visage de Caleb au moment de lui passer une question, une seule, la seule qui importe réellement, bien plus que toutes ces histoires de couteaux et de fourchettes. ”Tu recrutes toujours ? Et pas pour laver tout ces trucs, hein, j’ai assez donné.” Il lui avait demandé de devenir commis, fût un temps, enterré très loin dans leur passé commun. L’ego de Tobias avait refusé, largement aidé par son manque de motivation. Maintenant que le Club n’est plus et que la Ruche commence déjà à l’ennuyer, il cherche de quoi s’occuper les mains pour ne pas devenir fou. Après tout, il ne ferait qu’accepter une proposition déjà faîte, avec à peine quelques années de retard.
“I'll stop wearing black when they make a darker color.”
Comme si rien ne s’était passé il y a trois ans, comme s’il avait décidé de quitter son travail au restaurant de la meilleure manière qui soit, Tobias est là dans la cuisine. Ça pourrait presque me rendre nostalgique tout ça. Enfin j’ai bien dit presque parce que c’est tout sauf le cas au final. Avec lui c’est du potentiel gâché c’est dommage parce que je suis sûr que s’il y mettait un peu du sien il aurait pu avoir sa place dans la brigade, du moins il aurait pu la garder. Mais avec lui c’était retard sur retard et à la fin j’en venais même à me dire que j’avais fait une erreur en l’embauchant. Sauf que j’avais envie de lui laisser une chance parce que moi, je suis comme ça. Je ne juge pas et j’estime qu’on a tous du bon en nous, même si chez certain il faut aller le chercher bien loin. Alors j’ai décidé de lui laisser une chance parce que j’estimais que comme tout le monde il y avait droit. Sauf que j’ai fini par le regretter. ”C’est pas cinq minutes d’retard qui vont t’étonner.” Cinq minutes. Il est bien gentil en disant cinq minutes quand même, c’était bien plus que ça. Mais je ne réponds pas, on parle de trois ans de retard pour le coup mais soit. Au moins j’ai récupéré cette clé je ne m’en plains pas. Je ne m’attends pas à ce qu’il reste bien longtemps, alors je continue mes aller-retours de la cuisine à la chambre froide pour ranger tous les cartons de livraison mais contre toute attente, il reste et il me pose même quelques questions. Des interrogations anodines et simples mais ça me donne presque l’impression qu’il essaie de me faire la conversation. ”Y’a vraiment des gens qu’ça intéresse de laver des trucs toute la journée ? Leur vie est ennuyante.” Je me retourne vers lui pour lui lancer un regard qui ne peut pas trahir mes pensées actuelles : les réflexions comme ça ont toujours eu tendance à m’énerver. Mais en même temps dans un sens il n’a pas vraiment tort, la plonge c’est pas le poste le plus intéressant dans une cuisine. « C’est toi qui a pas voulu accepter ma proposition je te rappelle. » J’étais persuadé qu’avec un peu d’investissement de sa part il pouvait faire des trucs bien alors je lui avais proposé de le former à la cuisine. Cette proposition sous-entendait une promotion à la fin de la formation ; il aurait eu sa place en tant que commis. Mais qu’est-ce que j’ai pu être con. Lui faire confiance alors qu’il se ramenait toujours en retard et qu’il ne semblait pas s’investir dans son travail. Mais je ne sais pas, derrière ses apparences je voyais quelqu’un qui avait du potentiel caché au plus profond de lui et j’espérais qu’il finirait par s’en rendre compte. Comme vous l’avez sûrement compris : c’est un échec.
Au fond je l’aimais bien, j’avais envie de l’aider parce qu’il semblait un peu perdu. C’est pour ça que je lui ai tendu la main au départ, c’est pour ça que j’ai fermé les yeux sur toutes ses conneries. Malheureusement il ne semble pas avoir changé, je ressors de la chambre froide et je le vois faire glisser un de ses doigts le long d’un meuble de la cuisine. Je soupire, il m’énerve et il sait très bien que ça n’allait pas me plaire. Parce qu’il me connait il a travaillé ici pendant trois ans, il sait pertinemment que quand on parle de ma cuisine je suis très maniaque. « Par contre ici mes règles ont pas changées. Tu touches à rien avant de t’être lavé les mains. » Je suis chiant, oui je sais et il a gagné, parce qu’il voulait me provoquer en faisant ça, non ? Et il a réussi, ça m’énerve alors sans plus attendre je vais chercher une éponge imbibée d’un produit et je retrace le trajet de son doigt. ”T’aimerais pas connaître la réponse, boss.” Bien sûr qu’il ne fait rien de légal, je m’attendais à quoi sérieusement ? Mais je suis quand même presque déçu. Durant ces trois années il aurait quand même pu avoir une révélation et s’être détourné du côté obscur de la force. Mais apparemment pas. J’arrête de bouger dans tous les sens et cette fois je pose vraiment toute mon attention sur lui, je le regarde et j’ai presque envie de lui dire pour la centième fois qu’il gâche sa vie et qu’il avait pourtant du potentiel mais à quoi bon ? Cette conversation on l’a déjà eue au moins une bonne dizaine de fois et c’est toujours un dialogue de sourd. Mais je suis vraiment à deux doigts d’ouvrir la bouche pour lui faire la morale mais je me résigne. Ce n’est plus mon rôle. Je ne suis plus son patron. ”Disons juste que j’cuisine, moi aussi.” Il cuisine quoi ? De la meth’ ? Il se prend pour le Heisenberg de Brisbane c’est ça ? Je le regarde toujours, je le dévisage un instant avant de lui répondre. « Tu changeras jamais, hein ? » Je laisse quelques secondes de silence mais je reprends très vite. « C’est dommage. Enfin tu sais ce que j’en pense. » Ça sert à rien d’avoir de nouveau cette conversation mais je peux vous assurer que je meurs d’envie de lui redire une nouvelle fois tout ce que je me tuais à lui dire à l’époque. ”Tu recrutes toujours ? Et pas pour laver tout ces trucs, hein, j’ai assez donné.” Donc là il est vraiment en train de me demander un travail ? J’ai presque envie de rire. Et c’est d’ailleurs ce que je fais, un petit rire s’échappe de mes lippes, un petit rire plein d’ironie, mais je dois vous avouer que ça je ne m’y attendais vraiment pas. Il a du culot quand même. « Non en ce moment je recrute pas et même si c’était le cas tu serais pas une option, Tobias. » Je suis gentil, généreux et je dis toujours que tout le monde a le droit à une seconde chance mais lui, il a déjà usé de toutes ses cartes avec moi. « Et t’as besoin que je te rappelle pourquoi je t’ai viré ? » Un cambriolage, et il n’a même pas essayé de défendre sa cause. Comment je suis censé lui faire confiance moi après ça ? Donc oui, je suis gentil mais j’ai mes limites.
Les mêmes mots sortent de la bouche de Caleb et la même scène se répète inlassablement, encore et encore avec l’espoir fou mais bien vivace que la fin soit différente, cette fois ci. Une simple fois, cela ne semble pas être tant demandé pourtant ce voeu ci n’est jamais exaucé, sans doute parce que Tobias ne le prononcera jamais à haute et intelligible vois, sans doute encore plus parce qu’il n’oserait jamais se l’avouer à lui même. Le travail chez Caleb est le seul qu’il ait su garder plus d’un mois, le seul dans lequel il n’ai jamais réellement déconné même si c’est loin d’être ce qu’en pense le reste de l’équipe. Il n’a pas fait preuve d’un sérieux exemple (qui ça étonne ? mais n’a jamais nuit au restaurant de quelque manière que ce soit. Jamais. « Non en ce moment je recrute pas et même si c’était le cas tu serais pas une option, Tobias. » Rien qu’avec cette phrase, pourtant, il aurait eu envie de mettre à mal toutes ses bonnes résolutions et frapper quoi que ce soit pour se défouler. Qui que ce soit aurait aussi fait l’affaire ; la dernière fois avait plutôt bien fonctionné quand son poing s’était abîmé sur le visage ciselé du cuisinier. Il reste impassible, pourtant, Tobias. Il rumine dans son coin, regarde Caleb nettoyer derrière lui comme il en a tant pris l’habitude avec le temps. L’hygiène n’a jamais été une priorité chez les Doherty si bien que le cadet a encore du mal à en assimiler tous les principes ; mais il avait au moins appris à ne pas laisser ses doigts graisseux traîner de partout.
« Et t’as besoin que je te rappelle pourquoi je t’ai viré ? » C’est le moment de faire une métaphore adaptée à la situation et à leur environnement, hm ? En disant que Caleb enfonce le couteau dans la plaie, qu’il le retire, en observe les traces sur la lame avant de brièvement le chauffer de nouveau à blanc et le renfoncer à quelques millimètres d’écart. Le résultat, c’est que ça fait un mal de chien dans ce qui sert de coeur à Tobias. Mais il n’est de toute façon pas une option, apparemment. Quoi qu’il puisse dire n’y suffira pas ; et à propos de ce qu’il peut faire il a fait son maximum en lui rendant cette clé qu’il avait sans doute oublié depuis le temps. Il a e besoin de longues années et de rigoureux changement dans son mode de vie pour faire un tel pas en avant vers Caleb mais ce dernier vient de lui faire comprendre qu’il n’aurait pas dû. ”Vague souv’nir, ouais.” Et il est très clair, ce souvenir, pour un vague. L’enchaînement des situations l’est encore plus, tant du point de départ qui n’aurait pas dû en être un de la finalité qu’il aurait dû être capable de réprimer.
Le problème avec Tobias, c’est qu’il fonctionne comme un animal sauvage. S’il est en bonne santé il continuera de faire sa vie selon ce que lui dicte son instinct mais blessez une fois, une simple fois et il en adviendra de votre survie que de vous débarrasser de lui. Caleb l’a blessé en l’accusant d’un cambriolage pour lequel il n’avait rien à voir, quand bien même tous les indices menaient à lui. Il l’a blessé et Tobias n’a pas cherché une seule seconde à se défendre, bien trop mis à mal dans son ego. Il n’a rien avoué non plus, s’est contenté d’exploser de rage en faisant parler ses poings parce que c’est la chose la plus naturelle qui soit pour lui, ce gamin des rues qui n’a jamais rien connu d’autre. ”Les nanas en ont marre que je leur cuisine des œufs de toutes les manières du monde.” Le brun tente, négocie, pose ses yeux bleus sur Caleb sans ne plus jamais le lâcher en même temps qu’un fin sourire naît sur ses lèvres. Il prend sur lui comme rarement il le fait et même si ses mots ont tout ce qu’il y a de maladroit, elles ont au moins le mérite d’exister.
Il ne fera pas de plaidoyer. Il ne le fera pas parce qu’il est un espèce de petit con bien trop fier pour juger nécessaire de se défendre tellement la chose paraît évidente. ”C’est quoi qu’tu dis toujours ? L’eau a coulé sur les ponts, hein ?” Sur, sous, quelle différence. ”J’t’ai rendu ta foutu clé, si j’voulais voler tes précieux couteaux qui coupent pas j’l’aurai d’jà fait.” C’est le mieux qu’il puisse faire, au niveau des excuses. Tout le monde s’accordera pour dire que c’est loin d’être un art dans lequel il excelle.
“I'll stop wearing black when they make a darker color.”
Il est là, Tobias. Il est dans ma cuisine comme si rien ne s’était passé. Comme si ces dernières années n’avaient jamais existé et il en vient même à me demander si je recrutais encore en ce moment. Donc il a le culot de revenir me voir pour essayer de récupérer sa place ? Non, il semble même avoir dans l’espoir d'obtenir une promotion et accepter avec quelques années de retard la proposition que je lui avais faite. Est-ce que j’ai une place libre en ce moment pour embaucher ? Non. Mais même si c’était le cas je ne pense vraiment pas que demander à Tobias de revenir ferait parti des options. Il a sûrement été le pire employé que j’ai pu avoir depuis que l’Interlude a ouvert. Toujours en retard et assez moyennement investi, je me suis promis de ne plus jamais embaucher quelqu’un comme ça. Et pourtant il est là et il me fait comprendre qu’il aimerait revenir travailler ici. Non. Il faut vraiment que j’apprenne à dire non et que je me mette dans la tête que je ne peux pas sauver et aider tout le monde. J’ai essayé avec Tobias. J’ai vraiment fait de mon mieux pour lui sortir la tête de l’eau et lui montrer qu’il pouvait faire mieux, qu’il a de l’avenir quelque part, dans tout ce qu’il veut tant que c’est légal. Alors oui, je lui avais proposé de le former pour qu’il puisse avoir une place de commis dans ma brigade non seulement parce que j’avais envie de l’aider mais aussi parce que je pensais sincèrement qu’avec une proposition pareille il y verrait comme une porte de sortie et essaierait d’y réfléchir sérieusement pour pouvoir une bonne fois pour toute sortir de ses magouilles. Sauf qu’il m’a prouvé que je ne pouvais pas lui faire confiance. Ce cambriolage, il avait les clés alors oui je l’ai tout de suite accusé mais il ne s’est jamais défendu. Ce qui n’a pas joué en sa faveur. ”Vague souv’nir, ouais.” Vague souvenir oui, moi aussi. Je lâche un léger soupir et déglutis. Je ne dis rien sûrement pare qu’au fond je m’attends à ce qu’il reprenne la parole pour s’expliquer un peu au sujet de ce fameux cambriolage. Mais non. Il ne dit rien. Il se tait. J’aurais pu porter plainte à l’époque, mais je ne l’ai pas fait. Peut-être parce que je ne voulais pas qu’il ait des ennuis avec la justice. Trop bon, trop con. Je sais que pour lui venir ici a dû lui demander un effort inconsidérable, je le connais quand même un peu. Il a dû mettre son égo de côté. Mais pour le coup c’est moi qui ai été déçu de son comportement et de la manière dont les choses se sont terminées. ”Les nanas en ont marre que je leur cuisine des œufs de toutes les manières du monde.” Je relève les yeux vers lui et je crois même apercevoir un petit sourire sur ses lèvres. Je lâche un petit rire amusé parce que j’ai beau être déçu et certainement un peu pris au dépourvu par sa visite surprise, sa réflexion a le mérite de me faire rire. « Fais leur des pancakes. » Je lui réponds tout en haussant les épaules, un petit sourire aux lèvres. « Les femmes aiment les pancakes. » Pas que les femmes d’ailleurs, qui n’aime pas les pancakes sérieusement ?
En lui parlant de pancakes je ne résous pas réellement son problème parce que je sais très bien en me disant ça il sous-entendait qu’il aimerait que je fasse comme avant et que je lui apprenne à cuisiner d’autres plats. Que ce soit pour séduire les filles ou non. Mais je ne suis pas prêt à tout lui pardonner aussi facilement. Encore moins à lui faire confiance et je pense que j’ai des circonstances atténuantes là-dessus non ? ”C’est quoi qu’tu dis toujours ? L’eau a coulé sur les ponts, hein ?” J’aurais certainement dit « sous » les ponts mais soit. Je ne le corrige pas et de toute façon il ne m’en laisse pas vraiment le temps puisqu’il reprend vite la parole. ”J’t’ai rendu ta foutu clé, si j’voulais voler tes précieux couteaux qui coupent pas j’l’aurai d’jà fait.” Est-ce que c’est sa manière à lui de s’excuser ? On a connu mieux mais c’est déjà un bon début et le connaissant je ne pense pas que j’aurais mieux. « C’est pas seulement question de ça Tobias. » Si. Si c’est quand même en grande partie à cause de ce vol, ce cambriolage que je refuse de le reprendre. « Viens. » Je lui dis doucement, quittant la cuisine pour entrer dans la grande salle encore vide maintenant mais qui sera pleine à craquer dans quelques heures. Je passe derrière le comptoir pour allumer la cafetière et me fait couler du café. « Je t’en fais un ? » Je pense même pouvoir dire que la plupart des patrons ne se montreraient pas aussi sympas avec un ancien employé qui a été viré pour avoir cambriolé son lieu de travail. Surtout quand on se souvient que quand il est parti il m’a foutu un magnifique coup de poing dans la gueule. Ma tasse de café remplie posée sur le bar je m’assieds derrière celui-ci avant de me replonger dans le sujet de conversation principal. « Comment je suis censé te refaire confiance ? » Parce que je pense que personne ne serait assez suicidaire ou assez con pour le reprendre après tout ce qu’il s’est passé. Je lui demande ça en prenant une première gorgée de mon café chaud, mes yeux posés sur lui. « Et qu’est-ce qui me dit que tu seras plus sérieux et plus investi que la dernière fois ? Et me sors pas des grandes phrases toutes faites qu’on aime bien déballer pendant des entretiens d’embauches pour impressionner son futur employeur. » Bien que je ne pense pas être son futur employeur et je doute vraiment très fortement qu’il parvienne à me faire changer d’avis. Je ne lui fais plus confiance et j’ai du mal à voir quels seraient les avantages pour moi si je venais à l’embaucher à nouveau.
Contre toutes attentes et la sienne la première, Tobias écoute réellement ce qu’est en train de lui raconter Caleb. Il prend note mentalement des pancakes, il se souvient de toutes ces méthodes qu’ils utilisaient au restaurant pour qu’ils ne fassent non pas un centimètre de hauteur mais trois avec toutes ces conneries de cuire à l’étouffé et blablabla, il n’a rien écouté de la suite. Il s’est contenté d’observer et ses yeux ont retenu la marche à suivre tout comme ils auraient aussi retenu le moyen à utiliser pour s’injecter au mieux une dose d’héroïne en intraveineuse. On lui donnait la charge des tâches simples quand le restaurant était débordé et dans ses grandes heures le brun faisait réellement ce qu’on lui demandait, alors oui, il gère aussi les pancakes. C’est seulement qu’il n’y avait pas pensé, parce que ce n’est un secret pour personne que de dire qu’il était loin d’être la tête pensante du restaurant. ”D’puis quand tu t’y connais en femmes enceintes ?” Tobias ponctue sa phrase d’un rire tout ce qu’il y a de plus faux, parce qu’il ne faudrait pas non plus que son ancien patron pense qu’il s’intéresse tant que ça à sa vie. Caleb a pris le temps de préciser que c’est ce qu’elles aimaient elles et c’est ce genre de détail qui attire toujours l’attention du dealer. Étrangement, la capacité de lire entre les lignes est requise pour son travail et il s’est relevé ne pas être si indélicat qu’il semblait l’être. Là aussi, quand il y met du sien, il devient même pas trop mauvais.
Le ton monte une dernière fois du côté de Tobias le tout feu tout flammes avant qu’il ne se calme seul dans les minutes à venir. Le cuisinier face à lui n’a pas changé et il reste toujours le même homme à l’incroyable capacité de contrôler ses émotions - concept fou que son ancien employé ne comprendra sûrement jamais - même s’il n’est pas pour autant prêt à reprendre le dealer dans son restaurant dans la seconde. « C’est pas seulement question de ça Tobias. » La capacité de compréhension du brun vis à vis du monde extérieur ayant ses limites, il n’arrive pas à prendre en compte que Caleb puisse avoir une quelconque rancoeur à ses yeux. Pour lui, ce qui est passé appartient à un temps révolu et cela ne rime à rien que d’en vouloir aux autres pour ce qui a pu se passer hier, encore moins pour les erreurs du jour d’avant. C’est un concept personnel qui lui permet de ne surtout pas apprendre de ses erreurs et de les réitérer encore et encore, parce qu’il n’y a que ça de vrai dans la vie. Fort heureusement pour lui et sa langue trop acérée, Caleb le coupe avant qu’il n’ait le temps de dire quoi que ce soit.
La cafetière occupe l’attention de ses oreilles, l’odeur des grains moulus se charge de son nez pour ne pas qu’il se plaigne à nouveau que l’endroit sente trop le propre. « Je t’en fais un ? » ”Ouais.” Dans le langage du brun, ce simple mot compte sûrement pour un ‘oui merci s’il te plaît’. « Comment je suis censé te refaire confiance ? » La voilà la question à dix mille, celle à laquelle il pourrait répondre rien qu’en disant la vérité mais ce que son esprit de contradiction lui refuse. Il pourrait se contenter de relater les événements tels qu’ils se sont réellement passés et ainsi Caleb comprendrait que Tobias n’est pas le dernier des abrutis mais sans doute que l’antépénultième et qu’en conséquence il mérite de revenir. « Et qu’est-ce qui me dit que tu seras plus sérieux et plus investi que la dernière fois ? Et me sors pas des grandes phrases toutes faites qu’on aime bien déballer pendant des entretiens d’embauches pour impressionner son futur employeur. » Si Caleb est assis derrière le comptoir, immobile et droit comme un i, Tobias ne peut pas en faire autant et il laisse ses doigts courir sur les tables fraîchement dressées de la veille au soir, il replace les chaises dans leur axe au millimètre près, il se plaint mentalement de certains verres mal lavés, il critique le travail d’inconnu pour seulement se persuader qu’à leur place il aurait fait bien mieux. ”Ces chaises là sont moins pires.”Plus jolies, c’est ce que ça signifie dans son langage si particulier. ”Et j’ai jamais fait d’entretien d’embauche d’toute façon.” Non pas qu’il ne puisse pas mentir et sortir des phrases préconçues pour autant, mais au moins il les aura inventées lui même sans ressentir le besoin de bien se faire voir par qui que ce soit. ”J’te lécherai pas les bottes Caleb.” Il pourrait le faire s’il doutait réellement qu’il hésitait à l’embaucher à nouveau mais dans son esprit la partie a déjà été jouée et, par dessus tout, il l’a déjà gagnée. Il ne pourrait pas être encore plus dans le faux mais ça aussi, il ne l’avouera jamais, pas même quand il s’en sera rendu compte. ”C’pas ta confiance que j’demande.” Il demande un emploi et pense encore naïvement pouvoir facilement distinguer l’un de l’autre, avis que bien sûr Caleb ne partage pas. ”J’veux pas retourner laver tes couteaux pourris. J’veux faire des oeufs. Et des pancakes.” Il tourne beaucoup autour du pot pour quelqu’un qui se vante toujours d’aller droit au but et de toujours dire la vérité. ”T’es pas l’seul à embaucher j’peux aller voir ailleurs et eux y m’regarderont pas avec ces yeux là. J’l’ai pas volé ton bordel de restaurant.” Son index se pointe vers le visage de Caleb et il tourne autour de ses yeux pour appuyer encore un peu ses paroles et ses reproches à peine voilés.
“I'll stop wearing black when they make a darker color.”
Je ne sais pas quoi lui dire, mais Tobias semble vraiment penser qu’il peut revenir et claquer des doigts, comme si rien ne s’était passé. En plus d’être un employé déplorable il vient me rendre les clefs du restaurant avec quelques années de retard. Il a été l’un de mes premiers employés ici et s’il y avait mis un peu du sien il aurait pu évoluer. Plusieurs fois je lui ai fait une proposition qu’il a toujours refusée et j’ai toujours trouvé que c’était du gâchis. J’aimais bien lui apprendre deux trois petits trucs et c’est sûrement grâce à lui que je me suis rendu compte que j’aimais partager mon savoir et mes petites techniques personnelles. Une des raisons pour laquelle il y a toujours un apprenti dans ma cuisine. ”D’puis quand tu t’y connais en femmes enceintes ?” Les femmes enceintes ? Il ne me semble pas avoir précisé que ce sont les femmes enceintes qui aimaient les pancakes mais soit. « J’y connais rien en femmes enceintes. » Parce que la seule femme que j’ai mise enceinte s’est cassée sans même me parler de la grossesse. Mais ce n’est pas vraiment le sujet. « Je te parlais des femmes en règle générale… » Je balaie mon commentaire d’un geste de la main. « Pourquoi t’as foutu une fille en cloque ? » Je lui demande d’un air presque amusé mais ne me demandez pas comment j’en viens à cette conclusion mais j’espère que ce n’est pas le cas. Tobias, père de famille ? Mon dieu. Il aurait pu évoluer pendant ces quelques années, changer un peu mais ça n’a pas l’air d’avoir été le cas malheureusement et c’est dommage parce que je le répète, mais c’est du gâchis. S’il faisait un petit effort je suis sûr qu’il pourrait faire de bonnes choses. Ou bien c’est juste moi qui, encore une fois, ai tendance à ne voir que le bon côté des gens même quand celui-ci est à peine visible. Et pourtant Tobias semble réellement motivé par l’idée de rejoindre de nouveau ma brigade mais cette fois je trouve l’idée bien moins intéressante que la dernière fois. J’ai essayé de l’aider comme je le pouvais mais comme vous pouvez facilement le constater, c’est un échec.
Après avoir passé une poignée de minutes dans la cuisine nous voilà maintenant dans la grande salle, encore vide maintenant mais qui sera pleine à craquer dans quelques heures. Je laisse le café couler tout en essayant de comprendre le but de sa visite aujourd’hui. Me rendre les clefs c’est clairement une excuse pour remettre les pieds dans l’établissement, il attend quelque chose de moi je l’ai bien compris. Il voudrait reprendre son poste ? On dirait qu’il attend autre chose. Trouver un travail ici, oui, mais clairement pas dans la plonge. Il veut cuisiner. C’est bien si l’envie est là. Mais ça ne fait pas tout. Pour lui ça ne fait pas tout en tout cas. Plus maintenant du moins. Depuis son renvoi l’Interlude a gagné en réputation pour mon plus grand bonheur, et je refuse de tout gâcher en l’engageant à nouveau j’aurais bien trop peur qu’il vienne ruiner tous les efforts que j’ai fourni ces dernières années. Son café posé sur le comptoir, je m’assieds sans le quitter du regard. J’observe ses moindres mouvements et en le voyant replacer certaines chaises dans un angle qui semble parfait, je ne peux m’empêcher de sourire doucement. ”Ces chaises là sont moins pires.” Ça, je sais que c’est un compliment pour lui. Je n’aurais pas mieux de sa part alors je vais m’en contenter. « Merci. » Il a fait un effort avec ce semblant de compliment alors j’en fais un moi aussi. C’est donnant donnant. ”J’te lécherai pas les bottes Caleb.” Tant mieux. J’apporte mon café chaud jusqu’à mes lèvres pour en boire quelques gorgées et je le repose en face de moi reposant mon regard sur Tobias. « C’est pas ce que je te demande Tobias. T’as juste à être honnête. » Juste une fois dans ta vie. Mais je sais que l’honnêteté n’est sûrement pas une notion qui lui est vraiment familière. ”C’pas ta confiance que j’demande.” Ah ? Mais on ne peut pas venir quémander un travail à quelqu’un sans lui demander de nous donner sa confiance, ça n’a aucun sens et je ne suis pas sûr qu’il s’en rende compte. Je soupire, passant une main dans mes bouclettes et reposant mes yeux sur lui par la suite. ”J’veux pas retourner laver tes couteaux pourris. J’veux faire des oeufs. Et des pancakes.” Il veut faire des œufs et des pancakes ? C’est bien. Mais est-ce qu’il a aussi envie de faire du coq au vin ? Du pot au feu ? Du bœuf bourguignon ? Parce que c’est ça que l’on sert ici, de la cuisine française et pour ça il faut de la technique et de la finesse. Or, je doute que ce soit son cas. Je ne dis rien, je laisse continuer à parler. ”T’es pas l’seul à embaucher j’peux aller voir ailleurs et eux y m’regarderont pas avec ces yeux là. J’l’ai pas volé ton bordel de restaurant.” Comment est-ce que je le regarde ? Est-ce qu’il vient vraiment de me dire que le vol, ce n’était pas lui ? Voilà une information qu’il aurait dû partager il y a trois ans. « T’as pas le niveau ! T’as toujours refusé toutes les formations que je t’ai proposées c’est de ta faute, t’aurais dû y penser avant. » Et des propositions de formations diverses et variées de ma part, il en a eu, croyez-moi. « Si c’était vraiment pas toi pourquoi tu l’as pas dit avant ? Pourquoi tu t’es laissé accuser sans rien dire ? C’est n’importe quoi. » Je ne sais même pas si je le crois. Je ne suis pas réellement énervé mais surtout agacé et je pense que ça se sent assez facilement dans le ton de ma voix. « T’as jamais été motivé par ton boulot, pourquoi est-ce que j’accepterais de te donner une seconde chance sérieusement ? » Je veux bien être gentil et je le suis, je vous assure. Mais là, il m’en demande de trop.
Tobias passe volontairement sous silence toute la partie durant laquelle il passe pour le dernier des cons à parler de femme enceinte alors que personne n’a prononcé ce mot là. Il se contente de faire semblant de ne pas écouter et retourne vaquer à ses occupations dans toute la cuisine simplement dans l’espoir d’avoir l’air un peu moins con. Il n’a pas véritablement d’ego mais tout a ses limites ; et là il passe pour le dernier des cons sans que ça n’ait été prévu où que ce soit. ”Une nana en cloque, ouais.” Il n’est pas à un mensonge près et il trouve ce dernier particulièrement cocasse, raison pour laquelle il ne prend pas le temps de démentir les doutes de Caleb. Qu’il soit père ou non ne changerait de toute façon rien à son existence puisqu’il serait l’archétypique typique du père totalement absent.
Il se fait l’ombre de Caleb et dérive à son tour dans la grande salle, replace les chaises que son équipe de bras cassé n’a même pas su positionner correctement. A aucun moment il ne se pose devant Caleb pour avoir une conversation sérieuse. Il ne sait pas être sérieux, il ne sait pas être un adulte, il ne sait pas non plus demander les choses de but en blanc quand il s’agit de quoi que ce soit d’autre que des conneries. Ce n’est pas parler franchement qui lui fait peur (et si jamais vous lui demandez, rien ne lui fait peur), c’est le fait de parler comme l’adulte qu’il aurait dû devenir.
Comme il aurait dû s’en douter, sa piètre tentative de rédemption est un échec cuisant et Caleb le lui fait bien comprendre. Le chef perd peu à peu sa patience et c’est bien quelque chose avec quoi Tobias est familier, il ne peut donc pas dire que ça le surprend ; plutôt que ça le déçoit, ça oui. Il avait l’espoir fou qu’il saurait ligne entre les lignes, qu’il saurait démêler le vrai du faux, qu’il serait capable de rassembler les bons mots pour former les phrases d’excuses adéquates et expliquer réellement ce qui s’est passé il y a trois ans et chaque jour depuis. Dit comme ça, ça semblait beaucoup demandé pour une seule personne, en effet. « Si c’était vraiment pas toi pourquoi tu l’as pas dit avant ? Pourquoi tu t’es laissé accuser sans rien dire ? C’est n’importe quoi. » Il insiste sur les ‘pourquoi’ alors que Tobias souhaiterait entendre les ‘comment’ sans que personne ne lui accorde ce voeu. Il aimerait qu’on lui demande comment il fait pour vivre avec ces fausses accusations à son encontre, comment il a fait pour tout lâcher du jour au lendemain, comment il a fait pour se relever depuis, comment il a fait pour continuer cette dangereuse valse avec l’interdit sans jamais tomber. Mais ça, personne n’en a rien à faire. Pas même Caleb, et ça l’énerve d’avoir cru pendant un instant que lui serait différent. C’est n’importe quoi, ils pourront au moins s’accorder sur ces mots là.
« T’as jamais été motivé par ton boulot, pourquoi est-ce que j’accepterais de te donner une seconde chance sérieusement ? » Le brun a été capable de monter patte blanche (grise, disons) une fois mais lui demander de réitérer cet exploit serait surestimer ses capacités. Il n’est pas un regroupement de tous les défauts du monde mais la patience n’est pas non plus une de ses qualités, et ça tout le monde l’aura bien compris. Tobias pourrait se lancer dans un glorieux plaidoyer pour sa propre personne mais il a toujours été bien plus doué pour les réquisitoires ou, mieux encore, le roulement d’yeux vers le ciel suivi d’un souffle long et profond. Caleb ne le laissera pas rentrer dans son restaurant une seconde fois, c’est tout ce qu’il y a à retenir de cette entrevue. Il ne va pas se la jouer à la pitié ou à la seconde chance, il ne va même pas essayer de prouver qu’il a changé et qu’il est désormais un homme neuf. Ce ne seraient de toute façon que des mensonges, alors autant faire gagner du temps à tout le monde. ”Ouaip, pas motivé, pas d’second bla bla, un voleur. C’est n’importe quoi. Noté.” La conversation est aussi résumée en quelques mots, lâchés avec amertume au milieu de la salle. Maintenant il a compris qu’il ne peut pas se reposer sur les autres, tout comme il a très bien compris que le monde de l’ombre lui ressemble bien plus que n’importe quel restaurant servant des pancakes de merde.
Il ne prend même pas le temps d’afficher un sourire sur son visage et laisser un salut à Caleb. Leur entrevue est terminée, lui va commencer sa journée de travail et Tobias va aller se placer dans des ruelles sombres pour commencer la sienne. Et cette fois ci il le jure, c’est la dernière fois qu’il le voit. Trois ans entre chacune de leur entrevue ne semble décidément pas être un délai suffisant. "Tu devrais changer les serrures, au cas où j'ai fait un double des clés." Quitte à avoir perdu la bataille, il veut que la défaite soit franche. Même si pour ça il doit mentir.
“I'll stop wearing black when they make a darker color.”
L’air de rien il me dit qu’il a foutu une femme enceinte et pour le coup je ne sais pas qui est le plus à plaindre. Cette femme qui va certainement se retrouver seule ou bien ce bébé qui a un père qui laisse plus qu’à désirer ? En fait je pense qu’ils sont tous les deux à plaindre mais en soit je ne connais pas cette femme et peut-être qu’il vaut mieux pour elle qu’elle élève cet enfant seule parce que je ne sais pas trop pourquoi mais j’émets des doutes sur les capacités de Tobias à être un bon père. Enfin si, je sais pourquoi. C’est un junkie qui n’a aucun sens des responsabilités et qui me semble être bien trop égoïste pour élever et aimer un enfant. Peut-être que je suis un peu dur avec lui mais je ne pense pas qu’on puisse me le reprocher avec tout ce qu’il m’a fait vivre. Un cambriolage et au final le regret d’avoir voulu lui tendre la main pour essayer de lui montrer qu’il valait mieux que ce qu’il pensait. J’ai voulu être gentil peut-être un peu trop, comme souvent et maintenant me voilà à lui faire face plusieurs années plus tard sans savoir quoi lui dire. Il veut retrouver une place dans le restaurant, pas reprendre la sienne mais il veut cuisiner. Encore une fois il a quelques années de retard parce qu’il fut un temps où j’aurais accepté, mais aujourd’hui c’est fini et je ne veux plus me montrer aussi gentil et compréhensif. Même quand il m’avoue ne jamais avoir été le coupable du cambriolage qui a eu lieu il y a trois ans, ce cambriolage qui m’a poussé à le mettre à la porte, persuadé qu’il était le coupable. Il se serait laissé accuse à tort. C’est étrange et j’avoue avoir un peu de mal à y croire mais pourtant j’ai envie de penser qu’il me dit la vérité. ”Ouaip, pas motivé, pas d’second bla bla, un voleur. C’est n’importe quoi. Noté.” Il reprend volontairement certains de mes mots, pas motivé, c’est n’importe quoi. Je soupire, agacé. Même si je ne compte pas le reprendre dans mon restaurant il y a toujours cette foutue partie de moi qui me dit que je ne peux pas le laisser comme ça. Même s’il ne le dit pas clairement et qu’il ne le dira d’ailleurs jamais, il vient pour me demander de l’aide ou du moins un service et le connaissant c’est un exploit complètement incroyable. Il a fait un effort et pour une fois les rôles sont inversés. Moi je n’ai plus envie d’en faire, mais j’ai l’impression que je ne peux pas refuser de l’aider à nouveau – même si je n’ai pas réellement l’impression qu’il ait besoin d’aide. – « C’est toi qui refuses de me donner des explications. » Il me semble quand même important de lui donner cette précision même si au fond il le sait et il en a sûrement rien à faire. « Si seulement tu voulais bien t’asseoir deux minutes et parler sérieusement. » SI ce cambriolage ce n’est pas lui, alors qui l’a fait ? Et encore une fois cette question qui ressort et qui demeura sans réponse ; pourquoi il se serait laissé accuser s’il était réellement innocent ? C’est complètement con. Je ne le comprends pas et de toute façon je ne l’ai jamais compris. Tobias a toujours été l’une des rares personnes qui arrive à me faire perdre patience à une vitesse incroyable mais d’un autre côté il avait cette petite partie en lui qui me disait que je pouvais réussir à quelque chose avec lui. Et puis même si ça restait relativement rare il pouvait lui arriver d’être gentil. Ou presque. À sa manière. Et après avoir travaillé avec lui pendant plusieurs années je commençais à le connaître un peu et je pensais même que je parvenais à le cerner un peu. "Tu devrais changer les serrures, au cas où j'ai fait un double des clés. " Pas une seule seconde je crois à ce qu’il vient de me dire. Je ne pense pas qu’il ait fait un double des clés et si c’était vraiment le cas et qu’il avait des idées mal intentionnées je pense qu’il aurait déjà agi il y a bien longtemps. « Tu me fais chier Tobias. » Parce que c’est vrai et que je ne vais pas me priver de lui dire ce que je pense. « Le jour où tu seras prêt à avoir une vraie conversation et à m’expliquer ce qu’il s’est vraiment passé tu seras le bienvenu. » Je ne lui dis pas que s’il me parle il récupéra une place à l’Interlude mais je lui montre simplement que je suis ouvert au dialogue. Parce que je ne suis pas un con et que s’il me dit qu’il est innocent moi, je veux bien le croire mais dans ce cas-là je vais avoir besoin d’explications convaincantes. Je ne le mets pas à la porte mais s’il veut partir, qu’il s’en aille mais s’il veut s’asseoir pour réfléchir à tout ce que je viens de lui dire, qu’il le fasse. Mais moi de mon côté je le lasse seul dans la salle vide et je retourne prendre ma place dans la cuisine pour commencer à préparer le service de ce midi.