D’une main, Grace enfonce la bouteille de mélange jus de fruits - vodka dans le sable, dégageant son visage de quelques mèches de cheveux de l’autre. Lorsqu’elle ponctue son histoire d’un silence cérémonieux, les rires commencent à fuser parmi le petit groupe et la demoiselle cache difficilement sa fierté. Elle aime bien ça, être le centre de l’attention, faire rire son audience ; elle ne s’en cache pas. Son statut de clown du groupe a toujours été assumé. Jusqu’à présent, elle ne se rendait pas compte de combien ça lui avait manqué, tout ça, se réunir sur la plage avec ses amis de Brisbane, comme avant. De ne pas penser aux cours à la Bond, qui lui pesaient et la faisaient de plus en plus se remettre en question sur ses aptitudes académiques, son intelligence, ses ambitions. Elle avait savamment mis de côté les migraines quotidiennes et les doutes qui l’assaillaient, jusqu’à ce que l’évidence se pose sous ses yeux, maintenant qu’elle était de retour. Ce week-end était une bouffée d’oxygène dans son monde devenu trop petit, rétréci depuis trop longtemps aux confins de sa minuscule chambre universitaire. Enfin Grace, entourée d’alcool, de compagnie et de rires, retrouvait sa place prédestinée.

Pourtant, elle garde le smile, comme lui a fait remarquer son pote Ramses, l’accueillant d’une tape dans le dos et la prévenant d’avance de pas se moquer de lui. Ce week-end, c’est Ramses dont on parle à tort et à travers, parce qu’il a enfin réussi à se trouver une copine, malgré son nom stupide qui, ils l’avaient tous pariés, le cockbloquerait jusqu’à la fin du monde. Mais ce n’est pas le seul à avoir trouvé quelqu’un depuis la dernière visite de Grace, il y a presque six mois de ça : elle a remarqué Jordan, une jeune femme à ses bras et les joues rosies par ce qu’elle imagine être l’amour, marcher distraitement jusqu’à leur groupe de potes, comme déboussolé, une bière à la main.

“Bah alors ?”

Voilà comment elle l’accueille, armée de son sourire le plus narquois, se déplaçant un peu pour lui laisser assez de place. Autour d’eux, le groupe continue de parler avec entrain, mais Grace préfère tourner quelques instants son attention vers son pote, qu’elle n’a que peu vu depuis son arrivée la veille. C’est fréquent, avec ses déplacements et la distance entre elle et son groupe d’amis, qu’elle soit en retard par rapport à toutes les nouvelles, d’autant que sa connexion internet n’est pas très performante aux dortoirs. “Je suis désolée, mais je suis pas sûre qu’ils te laisseront mentionner ta dulcinée : Ramses a enfin chopé.” Ainsi, lui passe à peine à l’esprit que tout le monde était déjà au courant, sauf elle, et que Ramses avait déjà derrière lui quelques mois de moquerie. En entendant son prénom, le grand chauve lui retourne un doigt d’honneur, auquel elle répond d’un rire franc. “Ou alors y a que moi qui suis pas au courant, et tu me dois un récap. C’est qui la jolie brune ?” demande-t-elle finalement, interceptant le paquet de bonbons dans les mains du jeune homme pour s’y servir.

« C’est ma futur femme. »

Amusée, l’ado hausse les sourcils, ses deux mains posées derrière elle sur le sable. De mémoire, elle n’a jamais vu Jordan dans cet état. Jordan, c’était peut-être le garçon avec le plus de succès dans leur groupe de potes - un blond musicos, le type de gars qu’Avril Lavigne encensait dans ses clips, exactement le genre de gars en vogue. Le tout empaqueté dans une personnalité forte, un mec un peu baratineur, et largement beau parleur. Grace l’appréciait particulièrement parce qu’elle s’y retrouvait, quelque part. Or, le voir comme ça, c’est tout aussi inattendu que c’est choquant de la part dudit garçon. « Rosa Mendez », qu’il ajoute, et par mimétisme, Grace tourne la tête à son tour. “Rosa Mendez”, elle répète, hochant lentement la tête pendant qu’un sourire narquois s’installe confortablement sur ses lèvres. “Et tu me la présentes bientôt ?” Elle retourne piquer un bonbon. “En tout bien tout honneur, hein”, qu’elle ajoute pour faire bonne mesure. Ca fait qu’un an qu’elle a fait son coming out, et c’est plutôt bien passé dans le groupe : pour presque tout le monde, la nouvelle n’en était qu’à peine une - on s’en doutait, lui avaient-ils avoué à demi-mot alors qu’elle séchait des larmes de stress - et pour d’autres, le choc était passé un peu plus lentement.

« Quand tu dis choper… Il a chopé chopé ? Ou juste chopé ? Petit chopé. »

Ca demande un petit effort à la jeune femme pour ne pas tourner sa tête directement en direction de Ramses. “Nan, nan, chopé-chopé. Enfin, j’suis sûre que dans les deux cas, avec lui ça reste ‘petit-choper’.” Parfois, elle se demande d’où vient leur propension à se moquer de lui : c’est un beau garçon, plutôt grand et bien foutu, adorable, bien que le sarcasme lui passe très souvent au-dessus de la tête. Premier dans sa promo, il n’y a vraiment que son nom qui lui porte préjudice. Ca la fait rire : “Putain, c’est pas sympa. On est méchants. J’suis contente pour lui, j’étais vraiment sûre qu’il allait mourir seul avec son nom à la con… Bon bah j’te dois une bière, du coup. Et à Lauren aussi, même si j’sais pas comment elle a fait pour être aussi sûre qu’il allait choper.” Elle revêt une petite moue déçue, puis la fait passer avec une gorgée du mélange vodka-fruits, qu’elle passe ensuite à Jordan avec un soupir qui se veut satisfait. En vérité, l’alcool lui pique un peu la gorge et la chaleur le fait monter plus rapidement que prévu. A quelques mètres d’eux, Lauren danse sur Hot n Cold et perd ses lunettes dans le sable. Grace jette un coup d’oeil circulaire à leur groupe d’amis et sent encore son coeur s’emplir. Elle n’a aucune envie de repartir la semaine suivante. Absolument aucune envie de retourner à ses frère et soeur demandeurs, à ses parents absents, puis à ses révisions insipides.

« Et toi ? Tu chopes un peu ? »

Jordan capte à nouveau son attention et l’adolescente sent ses joues s’empourprer le temps d’un instant, alors que son regard croise accidentellement celui de Claire, de l’autre côté du groupe, emmitouflée dans les bras de Mark. Ils vont fêter leur premier anniversaire d’amour la semaine prochaine, et comme à leur habitude, ils ne se séparent pas d’un pouce, pas même en présence de leurs amis. Grace se mord l’intérieur de la joue, sort de son sac à dos un paquet de cigarettes. Elle le tend à Jordan, puis en glisse une entre ses lèvres sans faire aucun geste pour l’allumer. Pause. Puis : “Jordan, je peux te dire un truc que tu dois absolument garder pour toi ?” Elle n’ose pas le regarder, dans un premier temps, et remue du sable avec ses doigts fins, encore en plein débat intérieur. Enfin, elle darde ses yeux dans les siens : “Je suis sérieuse, Jordan. Faut pas que ça se sache.” Son regard est sérieux comme la mort. Et chez Grace, c’est rare. La gamine allume enfin sa clope, aspire longuement avant de se sentir le courage de commencer :

“Tu te rappelles de la réaction de Claire quand j’ai fait mon coming out ?”

Elle chuchote presque, soucieuse de ne pas être entendue. Pourtant, Katy Perry les couvre toujours, garde son secret pour eux, mais elle n’est pas sereine. Evoquer le souvenir la rend relativement mal à l’aise. Elle voit encore le regard, mi-dégoûté mi-horrifié, de sa meilleure amie de l’époque, lorsqu’elle a essayé de lui apprendre la nouvelle. Son rejet, ses moqueries, sa distance après ça. Son renfermement complet sur Mark, la fin de leur proximité pourtant centrale dans le groupe. Pas le moment le plus glorieux de sa vie. “Il s’est passé un truc en hiver”, avoue-t-elle à demi-mot, et c’est la première fois qu’elle en parle à haute voix à quelqu’un d’autre que Tarzan, le chien de la famille, qui s’en bat les puces. “Enfin… On a…” Haussement de sourcil évocateur. Jordan n’aura pas besoin de plus. “Bref, je pensais que c’était juste un truc à la con, on avait un peu bu, j’allais partir à la fac…Et ça a recommencé. Plusieurs fois.” Elle se rend à peine compte que sa clope est déjà terminée et que Katy Perry a cédé sa place à T-Pain.

“Chaque fois que je suis venue, en fait. Et Mark sait pas. Et ça me fait chier pour ça mais en même temps…”

Elle hausse les épaules. Mais en même temps, elle est amoureuse. En même temps, elle emmerde Mark et elle veut toute partie de Claire qu’elle peut avoir, même infime. Elle ronge son frein, prend son mal en patience et serre les poings de les avoir face à elle, à incarner la perfection comme si tout ça avait du sens. Elle balaie le sujet d'une main jetée en arrière tandis qu'elle rallume une seconde clope, puis change de sujet comme pour échapper au précédent, aux possibles accusations de briser la cohésion du groupe : “Sinon y a eu Brianna, aussi. Tu sais, du lycée, elle est dans ma fac maintenant ? J’t’avais dit, j’étais sûre qu’elle était lesbienne. T’aurais eu aucune chance.”

« Peut être qu’elle a payé la meuf ? »

“Mais quel connard”, qu’elle rigole, parce que la perspective est tout aussi drôle qu’elle est possible. “On va dire qu’au moins il a un grand coeur, et ça, ça compte carrément plus.” C’est encore plus méchant. Elle jette secrètement un regard désolé à un Ramses peu attentif, tout occupé qu’il est à faire le con, comme toujours. Elle les aime, tous autant qu’ils sont, avec leur spontanéité et leurs conneries incessantes. Qu’elle les aime de continuer de l’inclure alors qu’elle est l’une des seules à être partie - il a beau s’être passé des mois, Grace se sent toujours chez elle avec eux. Qu’importe si elle ne leur a pas beaucoup parlé entretemps. Elle ignore combien de temps ça dure, ce genre de trucs - apparemment, c’est les amis de la fac auxquels on s’attache vraiment sur le long terme - mais leur petite bande d’amis lui est chère. Et puis, elle est vraiment contente de revoir Jordan, encore plus guilleret comme il l’est - elle compte bien le bassiner pour rencontrer sa chère et tendre plus tard, mais avant, faut qu’elle vide son sac.

« Oh quelle merde… »

La réaction du jeune homme ne se fait pas attendre et Grace rentre sa tête dans ses épaules, soudain mal à l’aise. Elle a peur qu’il ne la juge, qu’elle le dégoûte à son tour. Y aurait de quoi. Elle le comprendrait, si tout le monde lui tournait le dos. Mais elle connaît suffisamment Jordan pour savoir qu’elle peut se livrer sans conséquences. “Oui, je sais. C’est bâtard. De ma part aussi, mais…” Elle hausse les épaules - le geste se suffit à lui-même. C’est injuste pour Mark, mais elle n’y peut rien. Elle aimerait y pouvoir quelque chose, arriver à se raisonner, parce que c’est sûrement possible (ils le font sans problème, dans les comédies musicales) mais elle n’a aucune volonté pour soutenir une telle décision. Chaque fois qu’elle repart à Gold Coast, elle se dit que cette fois, c’est fini pour de bon ; jusqu’à la prochaine. Elle soupire pour elle-même. Putain de cliché de baby dyke à la con, à s’enticher de la meilleure amie hétéro.

« On sait jamais. Suffit de tomber sur la bonne personne… » C’est tout ce que Jordan lui répond et face à la vanne, elle retient un soupir de soulagement. Au lieu de quoi, elle lui pousse l’épaule du poing, murmure un t’es con en tirant sur sa clope. « Et c’est qui qui te fait battre plus ton coeur ? Claire ? Ou Brianna ? » Y a même pas de comparaison à faire, pense-t-elle, et elle empêche à nouveau ses yeux de vaquer en direction de sa belle, serrée dans les bras de Mark. “Brianna a fait battre mon coeur pendant la demi-heure où ça a duré, puis après elle m’a fait lire un truc qu’elle écrivait sur une meuf qui parle le langage des lamantins et qui baise avec eux à un moment… J’ai pas compris tout le délire, mais j’suis pas retournée la voir après ça.” Fallait tout de même avouer que la précision et le souci du détail dans ledit écrit était assez magistral, ce qui laissait présager le pire autour de la santé mentale de la pauvre Brianna. “C’est trop con, en plus, parce qu’elle était super mignonne. Et pas mauvaise au lit. Mais putain la couche qu’elle tenait…” Ca la fait rire un bref instant, parce qu’elle préfère mille fois mentionner cette mésaventure que d’avouer ses péchés. Elle a trahi un ami en couchant avec sa copine, et ça, c’est le genre de trucs que même le Fight Club interdirait avec force.

« Tu crois qu’elle voudrait plus elle aussi ? »

La brune ne relève pas les yeux, se sert une nouvelle gorgée du mélange alcoolisé et hausse les épaules pour toute réponse : “Nan, tu connais ses parents. Et l’importance qu’elle donne à sa réput’. Si y avait des rumeurs comme ça qui circulaient sur elle, elle changerait de ville. Voire de continent. Elle est un peu extra.” D’eux tous, ç’avait toujours été Claire, l’excessive contenue, et Grace avait jamais compris comment elle pouvait renfermer autant de choses tout en en exhibant l’opposé parfait. “J’sais pas. Et je suis pas en ville de toute façon.” Son ton est un peu trop sec et elle relève un regard désolé en direction de Jordan après coup. Elle n’a pas envie de penser aux et si, parce que même si elle en a longtemps fantasmé, il est clair que ça ne l’amènera à rien. “Tu ferais quoi à ma place ? T’arrêterais, hein ? C’est le seul truc à faire, non ? Putain, je suis sacrément conne au bout du compte.”

Sacrément conne, c’est le cas de le dire ; c’était le genre de situations desquelles on vous prévenait dès votre coming out. Un peu une espèce de rite de passages dans le monde lgbtq+ : pas la meilleure amie en couple qui se questionne. Pour le coup, elle cochait toutes les cases, et elle s’attendait à ce que Darwin vienne l’achever sous forme de noix de coco bien placée sur le crâne avant la résolution de l’histoire. “Vas-y, ça me donne envie de me bukakke, de les voir comme ça. tu m’emmènes rencontrer ta future femme ?” Elle se relève résolument du sable, prenant la bouteille avec elle et ignorant les protestations de leurs potes d’un take it sleazy, fuckers. Elle s’époussette le short d’une main puis attrape son sac de l’autre. “Seppuku, en fait, pas bukkake. Ta gueule.” Mieux vaut anticiper.

La fête qui commençait pourtant si bien vire au gris foncé pour Grace, pas assez alcoolisée passer au-dessus mais trop pour vouloir partir quand même. Claire est là, face à elle, dans les bras de quelqu’un qui n’est pas elle. Elle était pourtant sûre d’avoir vécu des peines de coeur (quand la babysitter de Lena lui avait annoncé qu’elle avait un copain, par exemple, ou que son crush de primaire l’avait poussée dans la boue parce qu’elle avait gagné aux Beyblades), avant, au moins une fois dans sa vie, mais rien de tel. Rien d’aussi déchirant, d’obsédant, rien qui prenne tout l’air dans sa poitrine pour ne lui laisser que l’impression douloureuse que sa gorge allait exploser avec le reste de ses entrailles parce que la peine prenait trop de place. Elle aurait juré, y a quelques mois, avant tout ça, qu’elle n’était pas amoureuse de Claire. Probablement parce que c’était trop cliché, tomber amoureuse de sa meilleure amie ; et trop attendu, trop redouté par Claire qui n’avait montré que dégoût lors de son coming out. Elle s’était sentie en sécurité, loin de tout possible sentiment. Il avait fallu un baiser, une caresse pour tout remettre en question, et elle n’avait pas eu la force de dire non. Elle s’en voulait, pour ça, parce qu’à bientôt dix-neuf ans, Grace s’estimait adulte, suffisamment en tout cas pour savoir gérer ça, et ça ne faisait que la confronter à une vérité pénible à son âge si sensible : elle n’était encore qu’une enfant qui naviguait à vue, gardait la tête hors de l’eau comme elle pouvait dans une marée d’incompréhension et de peur du rejet.

« Je te présente ma future épouse quand elle sera disponible. En attendant… »

Elle veut fuir, mais Jordan l’en empêche, d’une main ferme et douce sur son bras. Docile, fatiguée, un peu éméchée, Grace se rassoit, la mine boudeuse. Elle n’a pas envie de partir, au fond - ça serait laisser Claire gagner, lui montrer qu’elle pouvait avoir les deux à la fois sans qu’on lui demande jamais de comptes, mais elle n’a pas la force de l’affronter ce soir. Ni celle de revivre l’expérience des derniers mois : s’ignorer toute la soirée, finir dans le même lit, s’ignorer à nouveau le lendemain matin. « Si j’étais à ta place je… » Il ? Grace attend la suite avec impatience, comme si son ami allait détenir toute la vérité de l’univers et l’extirper de cette situation merdique. « Faut savoir que je me découvre depuis que j’ai rencontré Rosa. » Elle ne dit rien mais elle n’en pense pas moins : elle n’aurait jamais penser entendre Jordan lui dire quelque chose de la sorte. « Je sais pas si tu devrais suivre mon exemple mais je sais que je ferai absolument tout pour être avec la personne que j’aime. Surtout si je sais que c’est réciproque. » Elle imagine que c’est censé ressembler à un encouragement, mais ça l’intimide encore plus. Quelque part, elle s’en doute : elle n’a aucune chance face à Mark, face à la stabilité, à la norme, au rassurant. Du haut de ses dix-huit ans, et de son coming out tout frais, c’est une réalité qu’elle a déjà accepté. “J’suis pas sûre que ça fonctionne comme ça pour les gens comme nous. Sauf dans Imagine Me & You, peut-être, et ce film était une merde monumentale.” Paix sur Piper Perabo, cependant.

« Mais faut compter que j’en ai rien à faire de mon avenir contrairement à toi donc c’est plus facile quand on est un inconscient comme moi. »

La première phrase résonne un peu plus, et plus longtemps : elle revoit son dortoir à la fac, ses cours auxquels elle s’endort presque systématiquement, son envie permanente de revenir voir ses potes. Est-ce qu’elle est soucieuse de son avenir ? “J’aimerais bien partir, des fois”, qu’elle souffle sans être tout à fait sûre d’où ça sort. “Me foutre de tout ça, en être loin.” Être un peu moins consciente, parfois. Avoir un peu moins de poids sur ses épaules - elle se demande si c’est même envisageable. “Moi, je te trouve pas inconscient du tout, Jordan”, fait-elle plus bas, ses yeux plongés dans ceux du grand blond, et elle a beau faire des double takes, elle en est maintenant sûre : le garçon tête brûlée d’avant a disparu quelque part dans sa tête, et celui qui se tient face à elle est empli de cette affection qu’il a longtemps cherché, de cette confiance tranquille qui lui manquait. “C’est vrai. T’es toujours patient et à l’écoute, et tout.” Grace n’est douée ni avec les mots, ni avec les émotions. “Et t’as l’air...bien, là. T’as vraiment l’air bien. Pas impulsif comme...comme avant. Je suis contente pour toi.” Avant, quand il s’investissait au minimum dans des relations qui auraient pu être plus, mais qu’il avait gardées à un niveau de profondeur purement physique, qui crânait d’être dédouané de tout poids émotionnel sans pour autant trouver de stabilité. Ca la dépasse un peu, ce changement, mais elle le trouve beau comme ça.

“Dis-moi”, commence-t-elle, reprenant une cigarette et en tendant une à Jordan, l’allumant méticuleusement en la protégeant du vent, main en coupe. “Comment t’as su que t’étais amoureux d’elle, Jordan ? Comment tu lui as montré ?”

@Jordan Fisher

Grace, du haut de ses dix-huit ans, tombe amoureuse pour la première fois et se prend son plus gros coup d’orgueil par la même occasion, tombe de haut dans sa propre estime et dans ses certitudes d’adolescente sur le monde, bien ancrées et pourtant si fragiles. Elle est amoureuse de quelqu’un qui ne l’aime pas, et qui ne l’aimera jamais, parce qu’elles sont trop différentes ; qu’elles sont toutes les deux des femmes, pour commencer, et rien que ça, elles ne peuvent vraiment rien y faire. Que Claire laisse Mark, qu’elle accepte d’admettre une goutte de ses sentiments pour Grace, tout ça ne changerait rien à la donne finale, et ça aussi, c’est une vérité qu’elle a comprise intrinsèquement : elle n’a pas envie de cette complexité, pas si tôt, parce que commencer de ce pied ne termine bien dans aucun cas et qu’elle ne veut plus se rabaisser à accepter quelqu’un qui l’a si violemment rejetée il n’y a pas si longtemps. C’est pourtant ce qu’elle fait, le temps de quelques heures, les rares fois où elles se voient ; et elles en ressortent mutuellement plus salies, plus à mal qu’avant, et Grace se déteste de détruire des amitiés en plus de sa propre estime. Peut-être qu’il y a encore un an, elle aurait marché, mais pas aujourd’hui. Le divorce de ses parents l’a rendue timide et effrayée et elle n’est pas prête à sortir de sa coquille, pas encore. Pas pour Claire.

Elle aimerait faire comprendre ça à Jordan, mais tout est tellement intrinsèque et intégré qu’elle est incapable d’y poser des mots précis, en-dehors d’un haussement d’épaule vague et d’une dismissive wanking gesture pour montrer son raz-le-bol. Alors elle préfère retourner à lui, à Rosa, parce que loin de lui foutre les boules pour être incapable d’atteindre la complicité qu’ils ont construite, elle est contente de voir son ami comme ça, soulagé de voir ce sourire épanoui sur son visage souvent trop grave, souvent trop dur. Tant pis pour l’envie qu’elle peut éprouver à l’égard de leur relation - elle ne peut se retenir de poser des questions.

« Elle m’a mis au défi de me faire tatouer. Et je l’ai fait. »

Grace se penche légèrement en arrière, inspirant une longue bouffée de sa clope dans un mouvement uniforme : trône sur les fesses de Jordan une écriture ronde avec un petit coeur et le nom d’un acteur bien connu juste à côté. Grace doit se retenir de s’étouffer sur sa fumée ou de rire trop fort, ce dernier point un peu raté ; tant pis, ils passent inaperçus au milieu de leur groupe d’amis déjà hilares. “Mais nan !!” C’est la seule réaction qu’elle trouve sur le coup, parce que son rire ne lui laisse plus assez d’oxygène pour qu’elle en dise plus. Son pote est là, à côté d’elle, le nom de Zac Efron marqué à jamais sur son cul, une trace indélébile de leur relation, et du point exact où Jordan est tombé amoureux : mêler le chanteur de Bet on It et une belle histoire d’amour dans un seul et même concept réactive d’un coup son début de fou-rire tandis qu’elle tire sur sa clope pour le calmer.  “Putain, imagine vos gamins, quand ils vont vous demander comment vous êtes tombés amoureux : ben, il s’est fait tatouer le nom de l’acteur principal d’une comédie musicale sur le cul, et c’est là que j’ai su qu’il était fait pour moi.” L’idée est hilarante à ses yeux, une de ces anecdotes à garder pour leur foutre la honte à leur mariage. Si elle avait su qu’elle le ferait vraiment un jour, elle aurait sûrement ri encore un coup.

« Bon et après ça je lui ai écrit une chanson. Ca a fini de la faire chavirer pour moi. Je la lui ai fait au Ukulélé en bas de sa fenêtre. Elle a pas su résister. Je crois que je suis un séducteur né. »

Grace raccroche les wagons et hoche de la tête, un peu plus distraite et rêveuse : on retombait dans les classiques, si souvent vu dans les films, et apparemment imparables. Complètement hors de sa portée, aussi. C’est ce qu’elle lui répond quand Jordan lui demande si elle s’en sent capable : “Me tatouer le cul et apprendre à jouer au ukulélé pour Claire ? Non, merci.” Le refus sort tellement puissamment et sans hésitation qu’elle a besoin de remettre ses certitudes en examen l’espace d’un instant : est-ce qu’elle aime vraiment Claire ? Oui, aucun doute là-dessus. Assez pour faire le pas de plus et le lui prouver ? Elle aurait pensé que oui, aussi. Peut-être est-elle trop lâche, ou trop fière pour se condamner sciemment à un échec cuisant.

“Tu sais quoi ? Je pense que tout ça, c’est vraiment, vraiment une mauvaise idée. Ca va mal finir, d’une façon ou d’une autre, j’en suis sûre. Puis je me sens pas de porter ça sur mes épaules.”

Grace n’aime pas mentir, ni par omission ni mentir tout court. Ce n’est pas dans ses cordes. Preuve en est : elle a même eu du mal à regarder Mark dans les yeux en lui disant bonjour. Elle n’était peut-être pas incroyablement proche de lui, ce n’était peut-être pas vers le grand brun qu’elle se tournait si elle avait besoin de se confier ou même si elle voulait proposer une soirée, mais ça restait un membre de leur petit groupe soudé et Grace craignait de tout foutre en l’air. Ils se faisaient tous implicitement confiance pour ne pas se blesser, prendre soin les uns des autres - elle faisait tout l’opposé. “Et quoi qu’il arrive, je sais que Claire plaquera pas tout...tout ça...pour moi. Tu sais, l’approbation de ses darons, la vision que ses potes ont d’elle. Je passerai jamais avant. Et faut que je lui en parle, à un moment, que j'arrête vraiment tout ça.” Qu’importe combien elle détestait se l’avouer et aurait préféré rejeter cette évidence de toutes ses forces.

“Mais je déconnais pas, tu sais. J’aimerais bien me tirer. Je sais pas où. Mais la fac me plaît pas, et j’sais pas… C’est petit, l’Australie.”

C’était pas la première fois qu’elle tenait ce type de discours. Mais elle ne l’avait jamais pensé sérieusement - pas avec Jeremy, pas avec le divorce, pas avec Lena encore trop petite pour subir un abandon de plus. “Tu sais ce que tu veux faire, toi ? Genre, Rosa, elle a des origines d’où ? T’aimerais pas y aller ?”

Jordan a toujours eu ce don spécial, un peu exceptionnel, de la faire marrer quand elle est au plus bas. Elle se demande souvent quelle serait leur proximité, si elle n’était pas si loin de tout, loin de tous ; elle aurait sûrement eu beaucoup plus d’affinités avec le jeune homme, beaucoup plus tôt. Parce qu’hors les nouvelles péremptoires lors des fêtes et des anniversaires, et de leurs brèves entrevues lors des week-ends organisés, ils ne prenaient pas tant de nouvelles que ça l’un de l’autre. Grace, pourtant, n’est pas mauvaise pour prendre des nouvelles régulières des gens et garder le contact. C’est juste qu’avec la fac, Jeremy à la maison, sa petite soeur sur laquelle garder un oeil de loin, elle n’a pas le temps pour les amis de Brisbane. Elle essaie, pourtant, et elle s’en veut, parce que c’est exactement ce manque de temps qui fait qu’elle se sent si éloignée d’eux, eux qui se voient tous les jours ou au moins une fois par semaine.

« Elle vient du Mexique. Sa famille. Elle est née en Australie. J’aimerai trop y aller ouais. Donne moi l’argent je me tire. »

Preuve en est : elle est quasi sûre que tout le reste de leur groupe d’amis est déjà au courant que Rosa a des origines du Mexique et que Jordan s’est tatoué Zac Efron sur le cul. La pensée lui tire un petit pincement au coeur. “Le Mexique. Trop cool. J’y irai, bientôt, c’est sûr. Si elle veut, je lui ramènerai de la...de la dulce de leche. C’est ça, qu’ils aiment trop, là-bas, non ?” Elle propose ça avec un sourire mi-taquin, mi-innocent : elle ne connaît même pas ladite Rosa et elle s’imagine déjà la séduire avec un pot de confiture de lait. Grande charmeuse, éternellement à côté de la plaque. « Pourquoi tu continues la fac si ça te plaît pas ? C’est parce que là bas t’es tranquille t’as ton chez toi et tu vois pas nos faces de citoyens de Brisbane ? » Elle rit bêtement à la remarque, reprend une gorgée de sa boisson. “Ouais, c’est exactement ça, oui. D’ailleurs, j’ai qu’une hâte, c’est repartir avec Claire et me mettre une mine sans vous.” Le coeur se pince un peu plus fort. Promis, juré, un jour, elle en rigolera de bon coeur.

“Avec un père journaliste et une mère procureure, tu crois qu’ils réagiraient comment ? Leur fils est même pas capable de vivre seul, ils ont des espoirs pour moi. Je veux pas les décevoir juste parce que j’ai la flemme.”

Elle hausse les épaules avec toute la désinvolture qu’elle peut invoquer pour cacher sa peine. Elle s’en veut, de ne pas donner tout ce qu’elle peut au droit - c’est passionnant, pourtant. Elle a toujours voulu suivre les pas de sa mère, devenir psychocriminologue, le genre de métiers au nom qui claque et qui donnent une prestance singulière. Réaliser qu’elle n’est pas du tout faite pour ça lui met un coup au moral. Elle a besoin de temps pour rebondir, trouver ce qu’elle veut vraiment. “Une nouvelle vie. Ca me tente.” Elle s’assoit un peu mieux, ses yeux se perdent dans le vague comme pour imaginer. “Evangeline Connor. Oh, Emmerson Zweig. Ca claque, non ? Ca fait descendante de nazie. Ou de juive. Oooh ! De nazie-juive.” Même si ça ne claquait pas, elle resterait convaincue qu’un jour, elle vivrait au Mexique sous l’identité secrète d’Emmerson Zweig. “Tiens, je t’ai déjà dit que mon deuxième prénom, c’est Jordan ? Ouais. Mes parents aiment bien les trucs unisexes, je comprends pas pourquoi j’ai fini avec un truc chrétien. Ou de princesse de Monaco. C’est pas dingo pour la street cred.” Elle renifle un bon coup. A quelques mètres de là, Claire est toujours en train d’embrasser Mark à pleine bouche. L’horloge tourne et bientôt, elle pourra sortir de cet enfer, rencontrer, ou du moins croiser Rosa. C’est tout ce à quoi elle se raccroche encore.

“Et Rosa, elle fait quoi dans la vie ? Elle étudie ? Elle aime quoi ? Elle est hétéro ? Vous avez déjà parlé du futur ? Est-ce qu’elle pense que never have I ever c’est dépassé après onze ans ou est-ce qu’elle a encore une once de fun en elle et elle aime bien aussi ? Je demande ça pour la science, tu sais.”

Air grave et solennel.

« Nan nan attend… Je veux voir ta carte d’identité. Tu peux pas avoir le plus beau prénom de la Terre, je veux pas le croire. Pourquoi tu m’as jamais dit ça avant ?? » L’instant déprime est définitivement mort et enterré, et Grace le sait, parce qu’ils embrayent sur tous les sujets possibles sans qu’une fois son regard ne se tourne vers Claire (bon, d’accord, peut-être deux, ou trois). “Mais sans rire, tu le savais pas ? Je l’ai dit à tout le monde. Attends, à une époque, j’voulais même changer de prénom à mes dix-huit ans pour me faire renommer Jordan. Mais bon, après je t’ai rencontré, et je me suis dit que c’était pas super respectueux, et qu’en plus ça allait foutre la confusion chez tout le monde.” Elle sort quand même sa carte d’identité de son sac, montre le deuxième prénom en toutes lettres à Jordan. « Puisqu’on est aux confessions… Tu sais que mon deuxième prénom c’est Ashley ? Que des prénoms mixtes pour moi aussi… C’est le prénom de ma mère. » Le sourire ne s’efface pas du visage de la jeune femme, mais elle répond simplement en hochant la tête, cette fois. Jordan n’a jamais été très volubile par rapport à sa situation familiale - elle sait simplement que sa mère n’est plus dans le cadre. Et de ce que lui ont dit ses amis, elle est morte en couches, ce qui n’est certainement ni facile à porter ni à accepter.

“J’adore le prénom Ashley, pour un mec. On devrait tous les deux changer de prénom, on serait le duo le plus badass de l’univers.”

C’est dit d’un ton plus sérieux, qui se veut réconfortant : elle marche sur des oeufs, peu à l’aise avec le sujet. Elle avait toujours fait partie de ces ados un peu rebelles, qui balançaient les phrases typiques de tellement marre de ma mère sans y réfléchir à deux fois. Le deuil, elle n’y avait jamais été confronté. La chance d’avoir grandi avec ses deux parents, bien qu’un des deux soit absent voire absentéiste depuis sa naissance, elle ne l’avait jamais vraiment réalisée. Retour à Rosa, un terrain sur lequel les deux sont plus à l’aise : elle est encore lycéenne, donc légèrement plus jeune qu’eux, elle aime les maths, et son objectif à long-terme est de braquer une banque. “Tu comptes l’inscrire à Next ?” se marre-t-elle face à la présentation : ne manquait plus que le secret un peu honteux pour reproduire l’exacte introduction des candidats au jeu de télé-réalité américain. « On a fait une partie de never I have never et c’était… fire. » Jordan poursuit en parlant de jeux d’alcool et, bien sûr, c’est tout ce qu’il faut pour titiller l’attention de Grace, bien trop intéressée par les ragots pour laisser à Jordan la possibilité de s’en tirer.

“Et ? C’est tout ce que tu comptes me dire ? Fais péter les infos, j’ai besoin de savoir.” Elle se reprend, délicatement, sourire en coin : “Pour voir si c’est une fille bien pour toi, hein. Je déconne pas avec ça.” Elle secoue la tête d’un air cérémonieux, prenant son rôle très au sérieux. Autour d’eux, la clameur sur la plage ne fait qu’augmenter : la chaleur baisse avec la fin d’après-midi, et l’alcool va toujours bon train. “Eh, on n’en a jamais fait. On devrait en faire un tous ensemble, pendant le weekend.”