”Est ce que c’est mon fils ?” Je crache en même temps que mon poing s’abat au coin de ses lèvres, lorsque je sens ses dents sous mes phalanges. Le sang gicle aussitôt sur sa chemise blanche et tâche la parfaite harmonie de son costume trois pièces qu’il était obligé de mettre juste pour faire bonne impression devant toute la famille, cet espèce de petit connard prétentieux, et rappeler à tout le monde qu’il est celui qui a le mieux réussit, qu’il est le fier aîné montrant l’exemple.

J’ai toujours enragé pour un rien contre lui, mais maintenant que j’ai une raison valable même Jack et Matt viennent de perdre leur place d’ennemis numéro un ex æquo. Lui vient de s’attaquer à tout autre chose, à quelque chose qui revête une importance capitale à mes yeux, ce qui n’arrive jamais chez moi. Je me moque de tout, je trace ma route sans me soucier de celle des autres, je fais ce qui me chante sans jamais penser aux conséquences. Sauf pour une chose. Sauf quand ça touche aux enfants, sauf quand ça implique des jeunes âmes n’ayant rien demandé. Il a le malheur de s’appeler Williams tout comme il a eu le malheur de commettre l’impardonnable, de me mentir sur vingt ans, d’élever un enfant … mon enfant comme s’il était le sien sans que je n’en sois informé.

”Massimo espèce de fils de pute pardon maman répond moi !” Peut être que je serre trop fort sa cravate dans mon poing pour qu’il ne puisse répondre, peut être que j’appuie trop fort sur sa trachée alors qu’il est bloqué par le mur derrière lui, peut être que si son visage devient rouge ce n’est pas seulement à cause de la colère - parce que ça serait déjà partir du postulat qu’il est capable d’éprouver des sentiments.

L’illumination est arrivée à table, après mon dix septième mensonge de la journée et ma treizième tentative de vantardise avortée par celle de mon aîné, lui qui réussit toujours tout mais en mieux. Lui qui a eu une progéniture alors que je n’en aurai jamais. Lui qui n’a pas pu s’empêcher de souligner ce fait là, qui a eu un regard qui ne trompe pas, qui a peut être ou peut être pas ajouté des mots à la suite de ça. Sans doute que le sang tapait déjà trop fort dans mes tempes pour que je n’aie été capable de l’écouter alors que je stipulais déjà avoir besoin de faire une ballade entre frères, en cette belle journée de Noël.

Je n’ai même pas attendu que la porte se referme derrière nous pour abandonner mon sourire d’apparence et m’en prendre à lui, réalisant mon rêve du premier jour consistant à enfin lui faire fermer sa gueule. J’ai juste besoin d’une réponse laquelle me dira si oui ou non mon doute de ces vingt dernières années avait quoi que ce soit de fondé, ni je suis simplement un lâche qui n’a jamais voulu poser la question ou un lâche qui a abandonné son enfant et s’est enfui à l’autre bout du monde.

Joyeux Noël tout le monde. Joyeux anniversaire, Auden.

Qui a eu la merveilleuse idée de ce repas de famille ? Qui donc s'est dit qu'il serait vraiment très intelligent de mettre Auden et Saül face à face au repas ? Une jolie table de noël, une cuisine qui embaume toute la maison, une famille réunie... Et pourtant, si les couteaux ne volent pas à travers la pièce, les mots sont, eux, plus aiguisés que des lames de rasoir. On peut presque sentir que les chaises seront les premiers meubles à traverser la salle à manger - mais l'esprit de noël sauve peut-être un peu la mise, les apparences, juste un temps. Et puis, c'est l'anniversaire de Auden. Tout à fait, c'est l'anniversaire de Auden.

Ce noël-ci ne sera pas un jour joyeux. L'a-t-il un jour été ? Peut-être; les murs de la maison s'en souviennent peut-être. En tous cas, ce n'est pas l'esprit de noël - et encore moins le reste - qui empêche le poing de Auden de venir s'écraser contre le visage de son frère, qui porte tout de suite sa main à sa bouche pour empêcher les perles rouges de salir son costume. Il en changera. Son regard de fauve, celui qu'il lance à son cadet, marque autant sa colère que son désarroi. Ce n'était peut-être pas la bonne soirée pour faire des allusions à ce sujet, au sujet de ce fils qui n'est pas le sien - qu'il a pourtant éduqué comme tel. Trop de temps a passé, voilà que l'aîné a perdu l'habile diplomatie dont il savait autrefois faire preuve avec son frère - ou peut-être a-t-il en fait toujours été le seul à sentir que sa diplomatie faisait assez d'effet pour ne pas déclencher une guerre. Saül - Massimo, en territoire italien, voilà des lustres que plus personne ne l'appelle comme ça - n'a de toute façon pas le temps de se poser plus de questions que sa cravate se fait boa constrictor autour de sa gorge. Le visage rouge, il agrippe de son poing couvert d'or l'avant bras de son frère, qui lui demande des réponses qu'il a envie de lui cracher à la figure.

Le poing du quarantenaire vole assez fort contre le sternum de son cadet, juste assez pour lui faire au moins desserrer sa poigne. « Ton fils, Auden ? Le gamin que j'ai élevé pendant vingt putain d'années ? » Le fils pour lequel il avait payé les meilleures écoles, les plus grands professeurs, ce fils qu'il avait emmené avec lui autour de la putain de planète Terre, partout, alors que Auden avait disparu des radars pour aller s'échouer Dieu seul savait où ? « Ce n'est pas ton fils, ça n'a jamais été ton fils. » Et ça ne sera jamais ton fils. L'aîné repousse l'autre brun des deux mains, accuse d'un index rageur celui dont il partage les gènes. « Tu es parti, Auden. T'entends ? Alors vas te faire foutre, si tu crois que tu peux venir comme un prince en colère, me demander des comptes à moi, qui l'ai éduqué comme le sang de mon propre putain de sang. » Il enrage, le visage écarlate comme s'il ne venait pas de desserrer sa cravate Charles Tyrwhitt - la rouge, celle qui est désormais si bien assortie à son visage.

Le coup porté au sternum me fait cracher aussitôt en même temps que ma respiration reste bloquée une seconde. Les insultes fusent dans mon esprit mais elles sont bien trop nombreuses pour que je puisse n’en choisir qu’une pour franchir mes lèvres. Stronzo est en tête de liste, elle est la plus naturelle quand je pense à mon frère, c’est même le mot par défaut duquel je le qualifie lorsqu’on me demande si j’ai une famille. Oh, famille, vous savez, c’est un bien grand mot. Il n’a jamais rien signifié pour moi et à en juger par l’attitude de Massimo, c’est de lui que je tiens mon aversion pour ceux de mon propre sang. Il était mon grand frère et malheureusement il l’est toujours, il est celui que je voyais comme un demi-Dieu, il est celui dont je mimais chaque mot, chaque expression. Il est celui dont je suivais l’ombre, il est celui dont je suivais les pas, peu importe où il allait, peu importe ce que je faisais. Il était mon grand frère, après tout. Il était mon modèle. Dans une autre vie, il représentait tout pour moi.

Dans cette vie là, je préférerais le voir mort pour surtout, surtout ne pas assister à son enterrement dans lequel il aura bien pris soin d’embaucher des pleureuses parce qu’il est connu de tous qu’il n’a pas d’amis. Encore une chose que j’ai su apprendre de lui. Le choc m’a forcé à me reculer mais l’envie de revenir lui coller mon poing sur la figure est encore bien présente, qu’importe que nos parents, nos sœurs et mon fils soient en train de se tenir les mains en chantant Kumbaya à l’intérieur de la maison, derrière ce même mur. ”L’argent ne changera pas ça Massimo, putain. Il est mon fils, que ça te plaise ou non.” Je me bats toujours pour un rien, pour un regard de travers, pour un mot plus haut que l’autre, pour des chaussettes dépareillées, pour une gueule qui ne me revient pas. Il est rare que mes accès de colère aient une raison plus ou moins valable mais aujourd’hui c’est malheureusement le cas. Il n’a pas nié le lien qui me relie à Cosimo, j’en conclus donc que mes doutes étaient fondés. Ils le sont depuis vingt ans. Déjà. Il l’a élevé, il lui a donné un prénom de merde, il lui a ouvert les portes des plus grandes écoles de merde du monde entier, il a fait toutes les merdes du monde que son argent a pu payer mais jamais cela ne changera le fait qu’il soit mon fils. Mon sang coule dans ses veines, le mien et celui de personne d’autre.

J’ai envie de le lui briser, ce putain d’index qu’il pointe sur moi comme si j’étais celui à blâmer dans toute cette histoire. Il y a trente ans de ça, il avait toute ma confiance. Aujourd’hui, même le premier venu sera toujours plus estimé que lui. Il est la preuve vivante que le mot famille ne signifie absolument rien, que les liens du sang sont bien moins significatifs que je ne le voudrais. Le dégoût que j’éprouve à son égard me fait reculer encore un peu plus, son souffle me répugne autant que la simple vue de son visage. Il lui ressemble beaucoup trop, à mon fils, à son neveu. ”T’as eu vingt ans pour me mettre au courant.” Je reprends un ton plus calme même si ma haine ne fait que croître à chaque seconde. ”Vingt ans, putain.” Mon poing se resserre à défaut de s’enfoncer à nouveau contre les os de son visage. J’en oublie le repas, j’en oublie les bonnes apparences à conserver, j’en oublie nos sœurs qui ont vu le regard de haine, j’en oublie que tout le monde à l’intérieur doit être au courant de ce qui est en train de se dérouler juste en dehors de leur parfaite petite maison. ”On m’a dit qu’il était mort. Tu m’as dit qu’il était mort !” Cette vérité qui a glacé le sang de tout le monde mais qui m’a toujours arrangé, pourtant. Cette vérité contre laquelle je n’ai jamais rien voulu faire parce que je la préférais ainsi. Cette vérité qui n’a toujours été qu’un mensonge, pourtant, parce que pour un enfant mort né il s’en sort plutôt bien. ”T’avais pas le droit de te l’approprier, d’en faire un putain de soldat à ton image.” Ma voix, là, elle se brise. Elle se perd, elle se mue en autre chose, elle n’a déjà plus autant de force qu’avant. Ma mâchoire est crispée au possible et si mes dents pouvaient s’enfoncer les unes dans les autres je jure qu’elles l’auraient fait, peut être que la douleur aurait été suffisante pour me faire oublier le mensonge de deux décennies. Même si on sait que c’est faux, que rien ne saurait l’égaler, que rien ne saurait même s’en rapprocher. ”J’aurais tout fait pour lui. Tu sais que c’est vrai.” Ces mots là sonnent comme une résignation alors que je dérobe mon regard du sien, que je passe mes mains dans mes cheveux et tourne sur moi même comme si tout ce cinéma allait pouvoir changer quoi que ce soit à la situation.

Ce n'est qu'au bout d'un combat acharné contre sa cravate qu'il parvient enfin à l'arracher de son cou. Les yeux de fauve de l'italien cherchent ceux, brûlants, de son peintre de frère. Son souffle ne parvient pas à retrouver son cours normal - il y a longtemps que le feu couve, que Saül avait une colère à déverser. Son corps lui refuse tout simplement le calme et la mesure, au même titre que son esprit qui s'imagine cogner l'arrogant Auden, lui faire ravaler son ego, lui qui vient réclamer un fils sur lequel il n'a pas de droits - sur lequel il n'a jamais eu aucun droit. Les deux frères n'ont plus aucun respect pour la religieuse paix de noël, qu'ils ont transformé en bagarre à coups de mots et de poings. De l'autre côté du mur, on doit observer un silence de mort, sans oser passer la tête à l'extérieur de la maison de peur de se prendre un coup perdu. Saül voudrait attraper Auden par le col, le jeter loin de la maison pour lui hurler tout ce qu'il a à lui hurler, pour épargner à son fils le spectacle de son père - mais lequel ? - en proie à la haine.

Et c'est plus fort que lui, l'aîné lâche un rire amer, tonitruant, lorsque Auden évoque l'argent. On en revient toujours là. Comme si l'argent faisait des gens de méchantes personnes; comme si Saül se transformait soudain en antagoniste de Disney et Auden en héros à libérer. « Ce n'est pas une question d'argent, putain, Auden. C'est une question de responsabilités. » Il mâche le mot, appuie sur toutes les syllabes en martelant consciencieusement l'air de son index toujours accusateur. « J'ai offert à ce garçon un truc que l'argent ne t'a même pas acheté. La stabilité. » Il voudrait rajouter un grand 'deux mots que tu méconnais', mais il sait l'affront assez explicite, un reproche sourd. Mais ce n'en est pas vraiment un. Nous n'avons juste pas les mêmes vies. Il s'en convainc, ce bon samaritain. Sa conscience n'est pas parcourue d'un seul remord. Saül est fier comme Artaban de ce que son fils est devenu. Pour rien au monde il ne changerait une seule ligne de l'histoire, pas plus qu'il ne bougerait un seul grain du sablier de leurs existences respectives.

Son souffle de bête enragée se calme enfin. C'est probablement une accalmie de courte durée, alors que Auden a visiblement terminé de s'en prendre physiquement à lui. La vraie bataille commence enfin et Saül est déjà convaincu de la remporter - alors qu'il y a, en réalité, tout à y perdre. Vingt années. Ce que le temps passe vite. « Interroge-toi tu les raisons qui m'ont poussé à ne pas le faire. », qu'il réplique froidement à son cadet. Pour Saül, elles sont absolument évidentes, dénombrables par dizaines. Il scande ses mots à mesure qu'il se met à faire les cent pas dans le froid, comme une bête en cage. Pourtant, son expression dure se fêle lorsque Auden lui ressort le mensonge qu'il a lui-même prononcé vingt ans plus tôt. Le bébé est mort. Le mensonge qu'il serait incapable de prononcer aujourd'hui, des mots qui ne pourraient pas franchir ses lèvres maintenant que Cosimo a trop lancé des 'papa' à travers la maison. Maintenant que Saül l'a vu grandir, courir dans les pas de Elise. Courir dans ses pas à lui. Saül ne répond rien à Auden, parce qu'il n'y a rien à répondre. Pas tout de suite. Ses pensées sont parcourues d'un bruit sourd, comme une radio qui grésille, qui cherche une fréquence. Rien ne vient. Le voilà qui relève les yeux au mot 'soldat', mais il semble que la haine s'est perdue en chemin, dans son regard, remplacée par tout autre chose. De l'impuissance, peut-être ? Mais ne lui parlez pas de culpabilité. « J'ai fait ce qui était bon pour lui. » Et pour toi. Il ne le dira pas. Cela sonne comme un point final, un peu durement appuyé, mais sans la force des reproches précédents. Je lui ai offert un toit, des parents, de quoi s'épanouir. C'est ce dont rêvent tous les enfants du monde, non ? « Tu n'as pas le droit de m'accuser de quoi que ce soit, Auden. Pas alors que tu sais très bien que tu ne pouvais pas t'occuper d'un enfant. Tu n'as pas le train de vie d'un parent. Sois réaliste. » Il retient 'pour une fois dans ta putain de vie' juste à temps, comme on se retiendrait de sauter au bord d'un précipice. Les mots étaient de trop, mais Saül n'a jamais fait dans la mesure du côté de la diplomatie - une qualité dont il sait manquer, au même titre que l'empathie.

Pourtant, quelque chose au fond de sa conscience voudrait lancer à Auden que le gamin n'est pas mort, qu'il ne devrait pas parler de lui comme d'un passé révolu. De ne pas dire "j'aurais", mais "je ferai". A la place, il se contente d'inspirer un grand coup, comme pour essayer d'éloigner la tempête que son frère et lui sont en train de traverser. « Qu'est-ce tu aurais fait, Auden, avec un bébé ? T'aurais été malheureux comme les pierres. » Ce n'est pas la vie que tu as choisi. Non; c'est la vie que Saül lui a probablement volé.

J’aurais préféré qu’il frappe plutôt qu’il continue à parler. J’aurais préféré qu’il me brise le second poignet plutôt qu’il continue d’expliquer ce que je ne voulais finalement pas savoir. Dans la vie, j’ai toujours eu ce socle de béton que j’ai bâti de mes mains depuis le plus jeune âge, lequel j’en ai fait quelque chose d’imprenable, d’immuable. Ça n’a jamais été une base saine mais au moins elle était sûre, personne n’aurait jamais rien pu contre elle et j’ai fondé toute ma vie dessus, toutes mes convictions et toutes mes certitudes. Mon arrogance n’est soutenue que par ce socle là, par mes connaissances acquises à la dure, par ces nuits passées à la belle étoile, par ces erreurs de soirées trop arrosées, par ces erreurs de seringues qui n’avaient rien de saines, non plus.

Son rire est semblable à un séisme, ses paroles en sont les répliques assassines.
Je suis persuadé que personne n’aurait jamais pu mettre ce socle à mal, sauf lui. Le grand frère qui était là à sa fondation, la seule personne sur cette terre qui m’a connu avant que j’érige mes barrières, le seul aussi à qui je me confiais quand j’avais encore l’âge de faire ce genre de conneries.

« Ce n'est pas une question d'argent, putain, Auden. C'est une question de responsabilités. » C’est un mot qui fait mal, ça, responsabilité, parce que je sais que jamais de la vie il ne l’associera à moi sans que ce ne soit au second degré. Je sais que depuis toujours je n’ai jamais rien fait pour lui prouver, tout ça parce que c’était bien plus simple de ne jamais tenter d’être quelqu’un. C’est plus simple de me vanter de n’être personne, de me cantonner à ce rôle là parce que celui là au moins je sais que je le gère. « J'ai offert à ce garçon un truc que l'argent ne t'a même pas acheté. La stabilité. » Je vais le lui couper, son putain d’index. Je vais le lui couper et je vais le donner à manger au chien, son putain d’index de merde. Il a vécu à des dizaines de milliers de kilomètres de moi pendant des années mais même cet éloignement ne l’a pas empêché de continuer à me juger, à prendre soin de se rendre compte de mon manque de responsabilités, de mon manque de stabilité. ”Tu sais rien, t’as aucune idée de la personne que j’suis aujourd’hui.” Il connaissait le Auden qui avait quinze ans, il connaissait le Auden d’il y a vingt cinq ans dont il était le meilleur ami et le confident mais on parle d’une autre époque, d’un autre monde. Il ne sait pas tous ce que j’ai fait depuis, dans l’ombre de tous.

Il continue, Saül, il attaque alors que je suis déjà à terre. La partie ne fait que commencer, pourtant, et si la défaite n’est pas une fin acceptable seule la mort l’est. « Interroge-toi tu les raisons qui m'ont poussé à ne pas le faire. » Je les connais, ses raisons. Je le connais, son esprit tordu de connard de grand frère qui pense que toutes les décisions qu’il prend sont forcément les meilleurs rien que parce que c’est lui qui le dit. Je ne le connais que trop bien, Saül, parce qu’à sa place j’aurais fait la même chose et c’est bien pour ça que je lui en veux encore plus. « J'ai fait ce qui était bon pour lui. » ”C’est ce que tu te répètes le soir avant d’aller dormir, quand la nounou s’est chargée de vérifier qu’il aille bien ?” Oh maintenant ce n’est sûrement plus la nounou mais le majordome qui s’occupe de lui - du pareil au même.

J’enrage, je crache, mes dents crissent entre elles et je n’en ai plus rien à faire de savoir si oui ou non le reste de notre parfaite famille peut bien nous entendre. « Tu n'as pas le droit de m'accuser de quoi que ce soit, Auden. Pas alors que tu sais très bien que tu ne pouvais pas t'occuper d'un enfant. Tu n'as pas le train de vie d'un parent. Sois réaliste. » ’Tu sais très bien que’ qu’il répète comme si c’était la réalité, comme si ce n’était pas seulement une nouvelle chose dont il voulait se convaincre. J’aurais tout changé, pour un enfant. J’en aurais fait le roi de mon monde et même s’il était loin d’être parfait, il aurait au moins eu le mérite d’exister, lui et son trône fait de bric et de broc. Je lui aurais donné la plus belle couronne qui doit, j’en aurais fait ma priorité, j’aurais fait de lui la seule personne dont les intérêts seraient passés avant les miens. Si je l’avais su plus tôt. Si. ”C’est moi qui t’accuse, Saül ? Tu me reproches des erreurs de gamin que tu ne m’as jamais laissé le temps de réparer. Ce n’est pas parce que je n’ai pas de costard que je n’ai pas réussi.” L’Australie connaît notre nom de famille par mon biais, aussi, mais ça ne compte pas. Ce que je fais de mes mains, ça ne compte pas. Ce qui sort de mon crâne, ce que je créé sur les toiles, ça ne compte pas. Ca n’a jamais compté, pour lui, je le sais. Il ne s’est jamais gêné pour le dire. ”Si j’avais eu mon enfant, j’aurais eu la vie adéquate.” Si, si, toujours si. Je suis le premier à détester les mondes créés à partir de si, pourtant celui ci aurait été parfait.

« Qu'est-ce tu aurais fait, Auden, avec un bébé ? T'aurais été malheureux comme les pierres. » J’aurais tout fait. Absolument tout. En plus beau, en plus fort. En mieux. Il était supposé tout connaître de moi mais il ne comprendra jamais ça. Il ne comprendra jamais que tout ce dont je rêvais c’était de connaître la chair de ma chair, le sang de mon sang. ”Tu l’es. Et mon enfant n’a rien changé à ça. T’as gagné quoi, dans l’histoire ? Tu pouvais inviter tes secrétaires à ses anniversaires pour les mettre dans ton lit ensuite, tu pouvais l’acheter lui avec les parcs d’attraction et des peluches géantes ?” C’est lui, le putain de malheureux comme les pierres. C’est lui, qui a volé la seule chose qui aurait réellement pu me rendre heureux en vingt années de vie. ”T’avais pas le droit de décider ce genre de chose à ma place. T’étais … T’étais supposé être mon grand frère. Je ne t’ai jamais rien demandé d’autre et même ça tu l’as foiré.”

Et plus le temps passe, plus Saül sent qu'il a besoin d'un verre. D'un grand verre pour se souvenir que rien de tout ça ne doit le faire flancher. Il déteste cette colère qui l'envahit, si tôt que Auden a commencé à retourner ses propres mots contre lui; parce que l'aîné sait pertinemment que s'il la ressent, c'est parce qu'elle recèle quelque chose de vrai. L'italien ne saurait douter de lui-même, il sait que ce qu'il a fait pour cet enfant était la chose à faire. Il sait qu'il a bien fait - ou c'est tout du moins la musique qui résonne en boucle dans sa tête depuis vingt ans, comme un vieux disque rayé. 'Tu ne sais rien.' Saül a l'impression d'entendre un adolescent qui tient tête à son parent. Non, il ne sait plus grand chose de ce frère sur lequel il veille pourtant si assidûment - d'un œil trop critique, sans doute. Il n'en sait plus grand chose malgré toutes les coupures de journaux qu'il peut bien lire à son sujet. « Ne me fait pas croire que t'es soudain devenu un saint. » Les deux frères ont tous les deux leurs péchés à traîner avec eux. Saül refuse de croire que les années ont lavé l'égocentrisme et l'instabilité de son frère. Quant à lui, son propre fric ne l'a pas sauvé de son manque de diplomatie, des colères qu'il tente de garder en lui comme couve l'orage, ou du reste. Les miracles, ça n'existe pas. Et même un miracle ne les sauverait pas.

J'ai fait ce qui était bon pour le gamin. C'est toujours la même rengaine, mais il choisit d'autres mots. Saül voudrait rentrer l'idée à grands coups de marteau dans la tête de son cadet, mais ne bouge pas plus d'un cil que lorsque son petit frère parle de l'hypothétique nounou de Cosimo. « Je me suis occupé de lui avec l'application d'un père, Auden. Ce n'est pas toi qui vas remettre son évolution en cause, pas plus que tu ne me feras douter de l'attention que j'ai porté à son éducation. » Il retient encore un 'tu n'as même jamais tenu ce gamin dans tes bras', trop cruel. Quel frère exemplaire il fait, à mesurer ses mots. Quels progrès il a fait en matière de diplomatie, à garder les pires de ses pensées pour lui. C'est lui que Cosimo appelle 'papa' et personne d'autre, de toute façon. Même lorsque Auden semble réclamer le contraire, lui dont Saül juge la vie décousue. Pas la place pour un enfant dans tout ce brol. Pas la place pour un être humain miniature dans le train de vie du peintre, Saül veut s'en convaincre. « Tu ne piges vraiment rien à rien. Je ne te parle pas de costard, de fric ou de quoi que ce soit d'autre. Tu sais l'abnégation qu'il faut, pour éduquer un gosse, Auden ? Tu ne sais pas. » Toute une vie mise de côté, toute une vie reconsidérée. De toute façon, c'était ce que la vie attendait de l'aîné : la femme, le gosse, la villa et le labrador. Mais Saül a ces sales cabots en sainte horreur. Alors il se contente de ses montres. « Tu as toujours été l'électron libre de cette baraque. Ce n'est pas un enfant qui aurait changé la donne. » C'est un événement pour lequel on est fait, ou pas. Lui et sa femme n'en auront jamais, d'enfant de leur sang. Le destin a doté Auden d'une progéniture, mais pas son frère. Que le destin est drôle.

La suite atteint l'aîné plus fort qu'il ne l'admettra jamais. Il y a longtemps qu'il vit cette évidence. Depuis qu'il a épousé sa femme, peut-être avant. Peut-être après. Le voilà coincé. Saül n'a rien à répondre à l'accablante réalité. Rien de plus à répondre à la réplique suivante, aux mots qui se cassent la figure en même temps que la voix de Auden se brise. C'est le grand silence au milieu des nuages de fumée provoqués par son souffle dans le froid, assourdissant. Pire que tous les mots précédents. « J'ai choisi à ta place pour que tu n'abandonnes rien. » Pas sa vie d'artiste. « C'était mieux comme ça, à l'époque. Tu le sais aussi bien que moi. » Point. Final. On ne refait pas le passé. Et là, c'est le colossal effort pour mettre son ego de côté. « Il n'a que vingt ans. » Tout à rattraper, certainement pas. « Ne détruit pas l'équilibre sur lequel il s'est construit. » Ce n'est qu'une moitié de recommandation. Parce qu'elle est aussi composée d'une certaine dose de menace. Au cas où il viendrait à Auden l'envie de trop ouvrir sa grande gueule.

Les deux colosses aux pieds d’argile. Ils se font face, les Williams. Ils se toisent, se fusillent du regard, imaginent déjà la mort la plus lente et la plus douloureuse qui soit pour leur frère unique. Ils ont la même façon de pensée mais des manières bien différentes de la montrer, la fracture a été révélée il y a de ça deux décennie et depuis elle n’a fait que s’agrandir pour devenir un gouffre que plus rien ne saurait combler. Ils se sont fait trop de mal pour seulement être capable de se pardonner un jour. Saül lui a volé la seule chose qui aurait réellement pu réchauffer son coeur de manière durable et pour ça Auden ne pourra jamais rien faire qui irait vers lui.

Plus que personne, l’aîné Williams sait sur quels mots et quels points appuyer pour que ça fasse le plus mal possible et que le poison remonte directement jusqu’au coeur du peintre. Au delà de savoir quelles sont les faiblesses d’Auden ; il s’en sort aussi contre lui. Le mot de père revient inlassablement dans la discussion et ce n’est jamais pour désigner le bon frère Williams ; toujours celui à la vie bien rangée, jamais celui qui a fait d’une passion un métier. ”Me parle pas d'abnégation. Pas toi.” Ceux qui qualifient Auden de personne la plus égocentrique au monde n’ont assurément jamais eu le plaisir de croiser son aîné duquel il a tout appris, le maître que l’apprenti ne saurait jamais dépasser tellement il est doué dans ce rôle là. Il a toujours fait passer ses propres intérêts avant ceux du monde entier, il a toujours mis en lumière sa propre réussite sans jamais se soucier une seule seconde de celle des autres parce qu’elles ne revêtaient pas la forme qu’il voulait. Savannah et Jenna ont réussit leur vie, elles aussi, mais Massimo ne l’a jamais accepté. Parce que c’est lui, le PDG de la famille, l’homme marié, le père qui n’en a que le nom. ”T’as jamais su me cerner, essaye pas maintenant. C’est trop tard.” Il crache, l’électron libre de la baraque, il tente de préserver les apparences à défaut de pouvoir faire n’importe quoi d’autre. Il se défend avec les quelques arguments qu’il arrive à trouver quand bien même son aîné reste intouchable dans sa tour d’Ivoire.

La voix d’Auden se brise et sa mâchoire se resserre en même temps que son cerveau nie l’évidence : il n’est pas en train de faiblir face à Saül, ce n’est pas vrai, il n’y a rien de vrai là dedans. Saül ne l’aura pas. Pas encore, pas quand vingt années se sont écoulées et qu’il a pu créer une vie dans laquelle il se plaît même si elle reste bien éloignée de tous les standards mis en place par son aîné. ”T’en as jamais rien eu à foutre que j’abandonne quoi que ce soit, tu voulais un gamin et tu l’as pris, c’est tout.” Il n’en a jamais rien eu à faire de rien, Saül, quand ça ne touchait pas directement à lui même. Tant que sa fratrie ne lui faisait pas honte en public il les laissait faire ce qu’ils voulaient la plupart du temps, fermant les yeux quand il fallait les fermer. Le grand frère en or par excellence, uh. Apparemment Auden le sait autant que lui alors il lui ordonne de se taire, de se contenter d’hocher la tête alors que la seule chose dont il a envie c’est d’exploser, peu importe comment. ”Je vais pas lui parler, si c’est c’dont t’as peur.” Elle est la, la fatalité de toute cette discussion qui ne mène a rien. Auden a beau avoir envie de tuer son frère et regretter toutes les décisions qu’il a prise ces vingt dernières années, il n’en demeure pas moins que jamais il ne s’accordera l’autorisation d’entrer dans la vie de Cosimo. Le jeu s’est déjà joué et ça n’intéresse personne de savoir qu’il n’était pas présent la première fois et qu’il a tout loupé. Tant pis pour lui. ”T’avise jamais de dire que t’as fait ça pour moi. Ou pour lui.” Un index assassin se pose à nouveau sur son sternum alors qu’Auden a réduit la distance entre eux, largement dégoûté par cette nouvelle proximité. ”Tu l’as fait pour toi. Comme toujours.”

Les deux frères ne trouveront jamais de terrain d'entente. Rien ne les fera changer d'avis. Rien ne leur fera trouver un accord. Un mot de plus et tout explose. Il ne faudra pas grand chose pour que le ton monte à nouveau. Juste une toute petite étincelle. Oui, il peut parler d'abnégation, lui qui a redoublé d'attention pour ce fils qui n'est biologiquement pas le sien - et qui, pourtant, lui a donné tout le sentiment d'être père. La nouvelle était tombée comme un couperet, il y a deux décennies. Et quel miracle, après avoir dissimulé ce secret à la famille, qu'Elise puisse enfin s'occuper du petit garçon dont elle avait toujours rêvé ! Pour le couple, c'est la voie royale - l'enfant, la villa, le labrador. Un véritable mantra, plus bancal encore que le bossu de Notre-Dame.

« 'T'as jamais su me cerner'. Tu te comportes encore comme un adolescent. » C'est amer, injustifié, mais Saül est à court d'arguments. Il a toujours redouté ce moment, lui qui s'y est pourtant préparé de trop nombreuses fois. Il n'y aucune manière d'aborder le sujet. Pas alors que vingt années se sont écoulées. Pas alors qu'il sent que rien ne lui fera jamais avoir de remords quant à ses décisions - pas même la voix qui flanche de son petit frère. Ces deux là ne veulent simplement pas des arguments adverses. Les accusations qui suivent sont lourdes, et pourtant tellement fondées. La colère revient, le visage rougeauds de Saül avec. Sa jugulaire semble vouloir bondir hors de sa chair, lorsque se crispe sa mâchoire sur les mots qu'il parvient difficilement à gronder par dessus ceux de Auden. « Elise s'est occupée de ce gamin comme si c'était le sien. Ce gosse a eu une mère. Entre toi et l'orphelinat, non, je n'ai pas choisi. J'ai pris ce gosse pour qu'il vive toute la vie qu'il mérite : entouré par une vraie famille. » L'aîné martèle ces vilains mots, qu'il ne sent lui-même qu'à moitié véritables. La venue au monde de ce gosse a brisé un équilibre trop précaire. Il est autant la bénédiction de la vie de l'aîné qu'il en est l'espèce de malheur, ce secret qu'il dissimule depuis deux décennies. Mais Auden s'est-il un jour intéressé franchement à ce neveu qui n'en a jamais été un ? N'est-ce pas plutôt le titre de père, qui l'attire maintenant, lui qui s'est toujours tenu loin de cette famille qui est pourtant la sienne ? L'idée enrage encore plus celui dont les phalanges, serrées autour de la cravate rouge, se déclinent désormais en nuances de blanc. Esprit de noël, quand tu nous tiens.

Il ne faut pas longtemps à Saül pour proférer un semblant de recommandation, plus lâchées comme des menaces que comme de simples mots en l'air. « Il saura s'il en a envie. S'il me pose des questions, il en trouvera les réponses. » On peut reprocher à l'aîné toute la mégalomanie, tout l'égocentrisme, tout l'égoïsme, même, de la planète. Mais il tient ses promesses. Et même s'il y a de faibles chances pour que Cosimo s'interroge un jour sur ses origines si bien gardées, le quarantenaire tiendra parole. Voilà que le peintre rompt à nouveau la distance. C'est à son tour de menacer Saül d'un index rageur. Ce dernier se retient de lui coller son poing dans la figure. « Non, t'as raison, je ne vais pas le dire. Je vais me contenter de le savoir. » C'est bien assez. Pour préserver les apparences. Pour ne pas trahir ses propres remords, qui viendront plus tard. Qui galoperont dans ses pensées, comme toutes rassemblées après vingt ans de résilience.

Mais la dernière phrase l'achève, lui qui n'avait pas besoin d'entendre plus de vérité qu'il n'en a déjà entendu. Plus de vérité qu'il voudrait pouvoir annihiler d'un seul argument, comme on abat sa main au poker. La distance entre eux est assez faible pour que Saül n'ait même plus à hausser la voix. « Tu aurais fait la même chose à ma place. Et tu le sais très bien. » Et le savoir ne l'apaise pas pour autant.

Même en le comparant à un adolescent, Saül fait mal. Les mots font bien plus de mal qu’il ne le pense à cause de tous les souvenirs associés à cette époque bien plus que pour le simple fait d’être encore infantilisé - ça, il a su s’y faire. Cette période de la vie d’Auden a été riche pour lui, elle lui a tout appris, elle a forgé l’homme qu’il est devenu aujourd’hui mais jamais il ne l’a glorifiée, jamais il ne le fera non plus parce que ce serait au delà de ses forces.

Il parle d’Elise, il vante sa femme, il la présente comme une sauveuse mais il n’écoute déjà plus, Auden. Il s’est perdu au mot mère alors qu’il était déjà largement à la dérive depuis père, il y a de ça plusieurs minutes. Il ne pense plus à rien, tente d’attraper le regard de son aîné entre deux vociférations mais rien n’y fait : ils se sont perdus. ”Est ce qu’elle est vivante ? Sa vraie mère, est qu’elle est vivante ? Ou est ce que tu m’as menti là dessus aussi ?” La mère morte en couche et l’enfant avec, c’était devenu le secret le plus mal gardé de la famille pourtant tout le monde avait su s’y raccrocher et ne pas évoquer ce malheureux incident. L’enfant mort se porte plutôt bien alors peut être, peut être que la mère coule des jours heureux avec tout l’argent que Saül lui a proposé. Au moins Auden aurait une seconde personne à détester plus que lui même et ce ne serait pas de refus.

La colère contre l’aîné de la vraie famille ne redescend pas et bien au contraire, la seule défense d’Auden a toujours été l’attaque et aujourd’hui plus que jamais c’est dans cette zone de confort ci dans laquelle il est encore un peu plus en train de reculer pour bientôt finir par imploser. Saül retenant sa rage en jouant de sa cravate ne lui fait pas peur, Saül promettant de tout révéler à Cosimo si jamais ce dernier lui pose des questions a déjà perdu toute crédibilité à ses yeux. Il n’est plus rien, Saül, alors qu’il n’était déjà plus beaucoup depuis bien longtemps déjà. Aucun gamin équilibré ne s’interroge sur ses origines et Auden est bien trop amer encore pour avouer une telle chose à l’oral. Au milieu du drame qu’est sa vie, c’est pourtant ce que Cosimo a su devenir, un gamin équilibré ; grâce à son père, aussi faux soit-il. C’est en bâtissant sa vie sur un mensonge qu’il a su devenir quelqu’un et c’est en bâtissant sa vie sur une vérité pure et dure qu’Auden aurait pu ne jamais arriver à ce but ci. Il le sait, Saül le sait aussi, quand bien même cela ne reste toujours pas une raison suffisante pour lui voler une part de lui qui aurait été sa priorité avant toute chose, même lui même. ”La prochaine fois que je te vois, je te tue.” La présence des deux frères Williams dans une même pièce est une chose n’arrivant que toutes les deux décennies pourtant il y a fort à parier que vingt nouvelles années de plus ne l’aideront pas à oublier et qu’il ne saurait faire autre chose que ressasser cette entrevue de Noël, encore et encore.

Il range son index vengeur, l’enfouit le plus profondément possible au fond de la poche de son pantalon - même pas un smoking, parce qu’il n’est pas Saül, parce qu’ils resteront deux opposés seulement reliés par les liens du sang (et un fils). ”A la seconde où je jugerai bon pour lui qu’il sache, il apprendra tout.” Ces mots sonnent comme des menaces et peut être qu’elles en sont bien au final, oui. Teintées d’amertume et d’impuissance, prononcées par un homme qui a mis un point d’honneur à ne jamais laisser quoi que ce soit ébranler son existence ou ses croyances. Raté.

Les deux frères en viendraient presque à se disputer l'oxygène, tant ils se tournent autour comme des lions en cage. Et tandis que Saül contient de moins en moins bien sa colère, Auden revient avec des questions plus brûlantes encore que les précédentes. Cette fois, l'aîné n'aura pas à mentir. Cette fois, il ne cherche même pas sa réponse. « Elle est morte. » L'italien détache chaque mot qui tombent comme un couperet, en exagère la prononciation, juste histoire que Auden ne se questionne plus sur la vérité que lui sort son grand-frère. Grand-frère qui n'en a que le nom. Ce titre n'est, depuis bien trop longtemps, plus qu'une petite plaquette peu rutilante que l'on sert aux repas de famille, entre la dinde et la bûche au chocolat. « Elle est morte, et sa famille ne s'est pas manifestée. », qu'il précise par dessus son souffle amer. La famille de cette femme ne s'était pas manifestée, et si elle l'avait fait, Saül se serait chargé de leur silence. Tout l'or du monde n'achète peut-être pas l'affection de son petit-frère, mais une poignée bien grasse de liasses colorées garantit toujours un silence absolu. Les médecins doivent raconter ce secret comme une anecdotes, désormais, Saül en est certain. Cela arrive tout le temps, les enfants abandonnés que des familles en manque de progénitures prennent sous leurs ailes. En tous cas, Saül préfère cette tournure de phrase. Et jamais il n'en emploiera une autre.

La prochaine fois que je te vois, je te tue. La formule est forte, mais l'arrogance de l'aîné occulte les menaces comme un véritable bouclier. Et si en surface les mots de son frère n'ont aucun effet, c'est toute la bonne conscience de Saül qui s'ébranle. On croirait que l'océan vient de frapper les falaises un peu plus fort que d'habitude. La tempête fait rage. 'T'as rien de plus original ?', qu'il voudrait demander à Auden. Les mots sont au bord de ses lèvres, mais ses yeux parlent à sa place. Ils se plantent dans ceux de Auden comme les plus aiguisés des poignards. « Tu te fais vieux. Je t'ai connu moins théâtral. », qu'il lâche simplement, le grand-frère aux yeux glacés. Il y a trop longtemps qu'ils n'ont pas eu une discussion apaisée. Peut-être n'a-t-elle eu lieu qu'un jour trop lointain, ou peut-être n'a-t-elle jamais existé du tout. L'enjeu est trop grand pour que l'échange soit calme - surtout avec ces deux frères là.

Et c'est la menace de trop. Saül peut supporter les menaces de mort, qu'il prend par dessus la jambe. Il peut supporter celles de son frère, qu'il prend plus au sérieux qu'il ne veut bien se l'avouer. Mais il ne supportera pas que l'on prétende pouvoir faire éclater sa famille, le parfait petit noyau qu'il a mis sur pieds de ses mains - par un grand concours de circonstances. Il en a assez d'être le méchant de l'histoire, se sent 'le samaritain oublié'. Son ego lui hurle cogne! cogne! cogne!, lorsque sa raison le pousse à tempérer. Et c'est la colère qui l'emporte, lorsque Saül revient pousser son frère contre un mur. La mâchoire serrée comme un étau, il fait voler en éclat la barrière infranchissable qui le sépare habituellement du monde pour agripper des deux poings le haut de son frère. « Si tu t'y risques, je l'envoie à l'autre bout de la planète. Tu comprends, Auden ? » La colère transparaît au dessus de son ton, d'un calme qui ne fait qu'accentuer la dureté des mots prononcés. « Amuse-toi à briser le jeune homme qu'il est en train de devenir, amuse-toi à devancer ses questions, et c'est moi qui te détruirai. » Je ne peux pas t'envoyer à l'autre bout du monde, mais je ferai du tien un enfer.

Morte. Morte, morte, elle est morte. Ce n’est pas une annonce qui l’aurait déstabilisé en temps normal mais ce soir tout est différent. Peut être qu’il avait encore l’espoir que ce ne soit pas le cas, seulement pour égoïstement avoir quelqu’un avec qui partager la douleur de ce fils volé. Il aurait aimé qu’elle soit encore en vie pour au moins connaître une autre personne ayant vécu le même enfer que lui. Il aurait pu la détester encore plus qu’il déteste Saül, si c’est réellement possible. Il aurait pu faire bien des choses, si elle avait été en vie, si elle ne l’avait pas abandonné à son tour il y a déjà de ça vingt ans. C’est de sa faute, à elle aussi. Si elle s’était battue pour son enfant, leur enfant, alors sans doute que c’est Auden qui l’aurait tenu dans ses bras et pas son frère. Si elle avait lutté, si elle avait été forte, si elle avait tout fait différemment alors il aurait connu son fils. C’est certain. Il veut croire en cette réalité parallèle ci. Elle est plaisante, bien plus que toutes les autres.

Les deux frères partagent un rire amer - à défaut de tout le reste - après que chacun ait parlé à l’autre. « Tu te fais vieux. Je t'ai connu moins théâtral. » Il trouve encore le temps de sourire, Auden, entre les diverses séismes et tornades qui viennent tour à tour chambouler sa vie et ses sentiments. Il les a tous enfui depuis des décennies parce que c’était la chose la plus aisée et la plus naturelle à faire mais désormais il ne contrôle absolument plus rien. Il n’a jamais su cerner son frère et il est encore moins capable d’en prévoir ses faits et gestes ; et un jour, ça le perdra. ”Tu crois que je n’en suis pas capable ?” Les menaces sont réelles, les liens du sang ne signifient désormais plus rien pour le petit frère. Saül est devenu l’ennemi numéro un bien avant tous les autres, il a mérité cette étiquette, il a mérité les conséquences allant avec. Il mérite tout et bien pire encore. « Si tu t'y risques, je l'envoie à l'autre bout de la planète. Tu comprends, Auden ? » Il comprend, il analyse, il essaye d’anticiper la suite sans jamais n’y arriver. L’artiste a bien vu les yeux de son frère virer au noir (encore plus noir que son âme et n’importe quelle autre métaphore dans le genre), il a vu ses veines devenir encore un peu plus saillantes une simple seconde avant que ses poings ne se referment sur le pull de son cadet. Il a la poitrine compressée contre le mur de pierre mais c’est sûrement le cadet de ses soucis, au contraire son sourire se fait encore plus large, dévoilant ses gencives ensanglantées. Il ne fait rien pour se dégager ou empêcher son aîné d’avoir toujours un peu plus d’emprise sur lui. Il a tout perdu : le jeu, la bataille, la guerre et il le sait pertinemment. ”Il a grandi à l’autre bout de la planète, tu crois que ça changera quoi que ce soit ?” Les frères ne se lâchent pas des yeux, Saül menant le jeu et Auden étant incapable de montrer davantage de faiblesse alors qu’il a déjà montré ses failles pour une vie entière. « Amuse-toi à briser le jeune homme qu'il est en train de devenir, amuse-toi à devancer ses questions, et c'est moi qui te détruirai. » Qu’il est drôle, Saül. Qu’il est si drôle, son grand frère. Tellement drôle qu’Auden en rigole à gorge déployée, d’un rire qui n’a absolument rien de sincère et tout de nerveux, énième précision qu’il ne prononcera pas à voix haute. ”Tu l’as déjà fait.” Ce sera la seule preuve de faiblesse qu’il osera prononcer pour une décennie au moins. Son coeur bat trop vite pour qu’il ne puisse prendre du recul sur ses mots ou ses actes, il l’entend encore dans ses oreilles et tout outrepasse les mots de son aîné. Il lui a déjà tout dit, de toute façon, tout ajout serait superflus.

La dernière action d’un frère envers l’autre sera le coup de tête porté d’Auden à son aîné dans un dernier élan de rage et besoin de justice, peu importe sa forme. Il profite de sa confusion pour s’en aller, se dégager de son emprise, s’enfuir de cette maison de laquelle il ne reviendra plus jamais. Tout ce dont il a besoin, là, maintenant, c’est de parler. Pas de son fils, non. Il a besoin de parler de tout et de rien, il a besoin de parler de carottes violettes et de pinceaux qu’il a oublié à l’atelier et qui doivent être en train de sécher au soleil à l’heure qu’il est. Il a besoin d’entendre une voix d’amie, une voix qui ne lui fera jamais de mal. Il a autant besoin d'elle qu'il a besoin d'être loin de lui.

”Tu crois que je n’en suis pas capable ?” Saül voudrait pouvoir lire en Auden comme dans un livre ouvert, pouvoir le comprendre sans mots, comme ils le faisaient ensemble lorsqu'ils étaient plus jeunes. Il y a longtemps que cette fenêtre s'est refermée, en même temps que la fenêtre de leur chambre. Quelque chose est mort entre eux. Quelque chose que l'on ne peut pas ramener du passé. Quelque chose dont ils ne parleront probablement plus jamais. La disparition est effective, et elle fait d'autant plus mal à l'aîné qu'il se rend compte à quel point la fissure, entre eux, est grande. A quel point la brèche est devenue un fossé. A quel point il est impossible de faire marche arrière. Et tout ce que peut faire Saül, c'est contempler les effets de la bombe amorcée il y a vingt ans déjà.

Quelque chose s'enclenche, dans l'esprit de Saül, lorsque Auden parle de petit Cosimo. Cosimo qui ne doit rien savoir, pas avant qu'il ne l'ait décidé. Pas avant que Saül ne se penche sur la question. L'aîné réagit comme un animal piégé. Rien ne viendra perturber son fils. Rien ne pourra le déstabiliser dans sa vie de jeune adulte, et surtout pas le peintre. L'aîné a perdu son sang-froid, l'espèce d'arrogance qui lui permettait de se tenir à distance physique et mentale de Auden. Il voudrait arracher le sourire de son cadet, il voudrait lui enfoncer le visage du poing, briser chacune de ses dents et lui enfoncer les côtes dans les poumons à coup de pieds. Les mots suivants s’immiscent encore plus profondément dans sa tête, commencent déjà à tourner en boucle. Une vérité qu'il connaît déjà. Une réplique qu'il a mécaniquement appris à parer, qu'il est aujourd'hui incapable de repousser du dos de la main devant son frère. Il sait qu'Auden a raison. « Il est heureux, que tu le veuilles ou non. » Loin ou près de toi, c'est pareil. Il ne te connaît pas. Saül n'a pas le courage de continuer. Il abandonne déjà le champ de bataille, sent que la fin de l'affrontement est proche. Mais c'est Auden qui porte le coup de grâce, après son rire qui rend le regard de Saül plus noir que le charbon.

”Tu l’as déjà fait.”

Les phalanges de l'aîné se desserrent du pull de son frère. Le temps semble s'être, l'espace d'un millième de seconde, suspendu. Pas assez pour laisser à Saül le temps de dire autre chose. Pas assez pour empêcher Auden de lui cogner le nez. C'est un râle de l'aîné qui brise le silence, après un clac sonore. Le sang abonde déjà, de la cassure physique, superflue. C'est à l'intérieur de Saül que tout est en train de se fissurer. C'est entre eux que le fossé tremble, s'ouvre pour former un gouffre. Saül ne se risque qu'à attraper la manche de son frère pour lui envoyer un coup de poing à l'arrière du crâne, sans conviction. Sa main libre se porte bien vite à son nez, de toute façon, lui dont le sang rempli la bouche et dont le menton semble s'être transformé en lit d'une rivière pourpre. C'est le regard mêlé d'autant de colère que de peine que Saül observe Auden filer dans la nuit. Dans l'obscurité, son souffle fait des nuages. La lune lui laisse juste assez de lumière pour que ses yeux puissent distinguer cette fenêtre que lui et Auden ont déjà passé pour s'enfuir faire la fête, dans les nuits de l'été italien. Cette période n'a peut-être existé que dans leurs têtes. C'est lorsque le silence est retombé, que la douleur se fait plus réelle, qu'enfin Saül prend conscience que le séisme déclenché il y a vingt ans ne vient de leur envoyer que les premiers remous du tsunami qui s'annonce.