Il a foncé dans quatre personnes au moins, entre les deux derniers trottoirs. Il attend sagement que le feu pour piétons s'illumine, et quand il a mon okay pour traverser, il le fait à la course, il change toutes les lentilles, il appuie sur tous les boutons. Sa caméra qui est devenue une extension de son bras à Noah, il la dégaine à tous moments et il en raffole de tout filmer, presque autant que de tout regarder ensuite, enfoui dans ses draps le soir venu. Chaque seconde presque de sa vie qu'il enregistre depuis qu'il en a la possibilité et naïvement, je me dis que c'est probablement bon signe ça. Que s'il a envie de tout se rappeler, c'est que sa vie lui convient à nouveau. Qu'il n'a pas envie de fuir, qu'il n'a pas envie de me fuir non plus. Et je respire un peu mieux. Ses excuses aux inconnus que je bafoue pour lui quand il est déjà deux mètres devant moi, quand il a évité de justesse un cycliste pour grimper contre une clôture et profiter de la lumière du jour qui tombait sur les fleurs du jardin d'une maison sur le chemin pour tester le zoom maintenant, petit génie cinématographique en devenir.  

Puis, c'est le drame. Quand il réalise que sa batterie sera bientôt à plat, et que rien dans l'univers ne pourrait en ce moment plus lui faire plaisir que si on arrêtait à l'atelier à deux pas d'ici pour recharger le tout. Il est pas prêt d'être lassé Noah, il a encore envie de passer de longues heures à errer dans le quartier et tout autant de temps à imaginer les meilleurs plans, les meilleures scènes avec. Alors bien sûr qu'on fait le détour, bien sûr qu'on s'arrête devant la galerie, bien sûr que je ne remarque pas la serrure crochetée non plus, trop occupée à écouter mon gamin me raconter les idées qui pleuvent dans sa tête pour le round two de son tournage improvisé.

Elle est là Jill. Elle est bien installée, dans sa bulle, posée avec une toile et de quoi la colorer à son goût. Elle est belle ma soeur, elle a ce halo qui me suggère qu'elle a profité du soleil des derniers jours, peut-être même qu'elle est allée ailleurs durant les vacances des Fêtes. « J'avais pourtant bien fait en sorte que ni Auden ni toi soit dans les parages... » et elle pique, elle statut l'évidence aussi. Depuis la dernière fois, elle ne veut plus rien avoir à faire avec moi. Dire que j'en suis étonnée serait mentir, dire que mon coeur ne se brise pas un peu plus de voir son regard éviter le mien le serait aussi. « C'était pas censé ; c'est Noah qui voulait- » Noah qui avait prévu rester dehors en attendant que sa caméra recharge, Noah qui entre maintenant à toute vitesse pour accompagner sa course d'une exclamation enthousiaste qui résonne dans toute la galerie vide de qui que ce soit d'autre que nous. « Jiiiiiiiiill! Tu dessines quoi? »

« J'allais faire du café. Tu en veux? » le temps qu'elle et Noah discutent entre eux, le temps que je branche la caméra, le temps qu'elle m'autorisera à rester dans les parages. Même si la seconde suivante mes pas commencent à s'aligner vers la cuisine. La machine à espresso qui me semble être un excellent alibi.

Noah arrive en fanfare, il se précipite et il crie et il est heureux le gamin, il l'est vraiment. Je le remarque de plus en plus, m'attardant à la lueur dans ses yeux à la moindre seconde où il me dédie un coup d'oeil, tentant d'y voir de quoi me rassurer. Éternellement traumatisée par sa fugue, constamment à vouloir reconstruire quelque chose avec lui quand il m'en donne le droit, quand on travaille en équipe, quand il me laisse une place à ses côtés à nouveau.

Jill lui parle, refuse mon café, je les laisse dans leur univers à deux. Fût un temps, la scène aurait très bien pu avoir lieu à Londres. Fût un temps, les disputes auraient été différentes mais toutes aussi présentes entre ma soeur et moi, y'aurait eu que le paysage qui aurait été différent. Pourtant quelque chose s'est brisé depuis nos derniers échanges, et mon humour nullissime ne fera même pas de mention du poignet d'Auden pour la peine. Non - parce que j'ai vraiment l'impression qu'entre Jill et moi, tout est à refaire, tout est à zéro. Qu'après avoir été si proches du but, qu'après avoir tenté si fort l'une comme l'autre de s'ouvrir, on en a fini à être bien plus bas que la case départ, bien plus loin que la première brique à l'édifice.

Je reviens de longues minutes plus tard dans la grande salle, caméra qui charge, tasse de thé au gingembre entre les mains. Si elle me regardait, elle remarquerait tout de suite le liquide que je tiens entre mes mains, même liquide duquel je me suis exclusivement hydratée pendant tout le premier trimestre du temps de Noah. Même elle ne me regarde pas Jill, elle ne me regarde plus.

Noah qui lui demande ce sur quoi elle travaille, j'en profite pour me trouver de quoi faire à l'autre bout complètement de la pièce. Une toile à redresser, un chevalet à replacer, des pinceaux à organiser. « Je sais pas trop, c'est tout ce qui me passe par la tête... » « Pourquoi c'est aussi sombre ? » mes sourcils se froncent l'espace d'une fraction de secondes, avant que je ne me fasse violence pour chasser l'inquiétude de mon visage. Je n'ai pas le droit de m'attarder à ça, je n'ai pas le droit de les entendre, ces mots-là. « J'aime bien moi ! » « Quand maman elle fait les siens y'a toujours de la couleur. » oh Noah. « On est bien différente ta maman et toi ! »

Et ouais, elle m'a déjà dit tellement pire. Mais le qualificatif blesse, même si je ne montre rien, même si je ravale de toutes mes forces là aussi. « T'es allée en voyage? T'as le nez bronzé encore! » un sourire que j'esquisse devant la curiosité sans bornes de mon fils, une gorgée de thé que je reprends. Ma silhouette erre maintenant vers les piles de livres d'art et d'analyses en rebord de la fenêtre, que je range dans la bibliothèque. « Elle est nouvelle ta bague. » mes gestes s'arrêtent automatiquement, ma silhouette en entier qui se stoppe dans l'élan. Mais je ne me retourne pas, j'oserais jamais.

Ils chuchotent, à partir du moment où il lui a demandé. Ils chuchotent et j'ai absolument rien à faire ici, j'ai absolument pas à entendre le moindre mot qui suivra. C'est pas à moi qu'elle parle, c'est à Noah, et je l'accepte même si ça me brise le coeur. Mais je n'ai pas le droit, de ça. J'ai pas le droit de vouloir qu'elle partage ses secrets avec moi, elle qui ne l'a jamais fait, elle qui ne m'a jamais demandé de le faire non plus. Jill et moi, on coexistait dans deux univers différents, on était collées l'une à l'autre en permanence par la force des choses, même quand on était les personnes les plus différentes dans la salle. Jill et moi, malgré notre sang, nos cheveux et notre nom de famille, on n'avait rien en commun et elle s'était appliqué à me le faire comprendre au fil des années. Pourtant, je nourris encore cet espoir futile et ridicule de faire partie de son monde, j'en rêvais autant que j'en avais peur. Drôle de mélange.

« Maman ! T'as vu la bague de tata Jill ? La bague sur le doigt des mariés ! » et Noah qui veut tellement bien faire, je m'en doute tellement. Et Noah qui veut partager sa joie, qui le fait de la plus malhabile des façons. Noah pour qui j'inspire doucement, ferme les yeux un instant, finis par tourner vers eux d'un volte-face calculé exprès pour que mes prunelles se bloquent dans celles de mon fils d'abord. D'y prendre toutes les forces qu'il ignore être en mesure de me donner, avant de remonter vers celles de Jill. « T'avais pas dit que tu savais garder les secrets Noah ? » elle rit, et ça c'est bon signe. C'est un bon rire, c'est discret, c'est imperceptible presque, mais c'en est un bon, je les connais ses rires à force.

La main potelée de Noah s'égare encore sur celle effilée de ma soeur, ses doigts de gamin trop curieux pour la forme s'égarent sur le fameux annulaire, font tourner la bague de façon à ce qu'il puisse en voir tous les détails. « Elle est belle, même si j'pensais qu'il fallait absolument un gros diamant avec. » et je pouffe de rire là, je peux pas m'en empêcher. Parce qu'il dit tout ce qu'il faut pas Noah, parce qu'il a pas de filtre, parce que je ferai tout pour qu'il reste ainsi tout sa vie. « D'habitude tu t'arrêtes après le "elle est belle", bonhomme. » le fantôme d'un sourire reste encore sur mes lèvres, quand j'hésite une fraction de seconde avant de m'approcher d'eux, gardant encore une bonne distance entre leur duo et ma silhouette, incapable de les brusquer à nouveau. « Mais c'est vrai, qu'elle est belle. » non seulement elle l'est, belle, mais surtout elle me fait penser à ma soeur. Elle est exactement dans son style, exactement comme je l'aurais imaginée, exactement taillée pour elle. Elle lui ressemble, parce qu'elle a été choisie par un homme qui la connaît par coeur, par un homme qui l'aime de tout son coeur aussi.

Y’a pas besoin d’avoir de diamants. Y’a pas besoin d’avoir d’artifices. Y’a pas besoin d’avoir d’or scintillant ni même de pierres précieuses de toutes les couleurs. Y’a juste besoin d’avoir une âme, d’avoir une histoire, et elle est là, la leur. Elle est simple, elle est épurée, elle l’est enfin du moins. Ils ont tellement souffert longtemps de toutes les complications que le monde entier a mises sur leur route que de voir une alliance aussi simple au doigt de ma sœur ne fait que me confirmer que maintenant, ils reprennent du début. Que maintenant, ils partent sur de bonnes bases, que maintenant ils sont eux, que maintenant ils sont vrais et que maintenant, c’est tout ce qu’ils méritent ; à deux.

« Maman elle a plus sa bague sur son doigt de marié. » Noah McGrath, always and forever saying the wrong things at the wrong time. J’attrape le regard haineux de ma sœur comme toutes ces fois où c’était moi, au bras de l’homme qu’elle aimait si fort déjà à l’époque. Je sens ses prunelles acérées se plonger dans les miennes comme tous ces moments où c’était le regard de Bailey qu’elle voulait avoir que pour elle, mais qu’il ne me le dédiait qu’à moi parce que c’était ce que le contrat stipulait, parce que devant nos parents et devant le reste de la planète les petits caractères qu’ils avaient établis dans tous leurs secrets ne comptaient pas, ne devaient pas compter. « Et depuis j’ai mangé tellement de desserts qu’aucune bague rentrerait là de toute façon. » mes mots volent vers mon fils, mes iris quittent volontairement ceux de Jill alors qu’elle lui ébouriffe les cheveux, alors qu’il a tout vu. Qu’il a remarqué comment on se regarde, comment elle me regarde encore. Rien n’a changé et tout a changé et tout est pire surtout, terriblement. « Oups. »

Ça, c’est la voix d’un gamin qui a fait un truc stupide. Ça, c’est la voix de Noah qui sauve tout aussi, parce que je doute que Jill ait prévu rester longtemps dans les parages avec moi qui est là, qui ne bouge pas d’un poil. Ça, c’est la voix de ma terreur qui a enfilé la bague dans son pouce, et qui n’arrive plus à l’en déloger. « Oh Noah. » y’avaient encore des doutes à savoir si la boule de maladresse et de mauvaises idées qui gesticule dans tous les sens comme un poisson hors de l’eau est constituée d’une grande partie de mon apport génétique? Là, c’est la confirmation dont tous avaient besoin. Je pouffe de rire bien malgré moi, m’approche de lui pour l’aider, quand il se tire le fourbe, quand il file à la course à la salle de bain, un « De l’eau et du savon, j’reviiiens! » confirmant que ce n’est pas la première ni la dernière fois qu’il enfile un bijou pour réaliser qu’il ne peut plus le retirer.

Le fourbe, je disais donc. Parce que je me suis approchée de lui et de Jill, mais que lui, il n’est plus. Ma tête que je redresse donc, ma silhouette avec qui s’était penchée à la hauteur du bambin déjà envolé. « Pour ce que ça vaut, je suis contente pour vous deux. » ça vaut rien pour elle, mais ça vaut tout pour moi. On dira que c'est suffisant.

« Parce que tu crois que ça suffit d'être contente pour moi ? Que ça répare tout en une seconde ? » je l'ai jamais cru. J'ai jamais été aussi naïve que ça. Je l'ai espéré par contre, j'ai espéré si fort et tellement, j'y ai mis tout ce que j'avais, j'ai inspiré si profondément, j'ai tout tenté, vraiment. Mais c'est pas assez et ça ne le sera jamais. « Je suis pas Bailey Gin, tu peux pas débarquer la bouche en cœur et me dire que t'es contente pour moi pour que j'oublie tout ! » d'entendre le nom de Bailey franchir ses lèvres me serre le coeur - parce qu'elle sait sûrement qu'il est venu me voir. Parce qu'elle sait sûrement qu'il m'a tout dit, parce que sa rage du jour doit y être associée et parce que je suis conne, si conne de croire que c'est que ça, de diminuer à ce point-là. « Il s'est évanoui dans mes bras Gin ! Il aurait pu mourir si j'avais pas été là tu t'en rends compte ? »

Je l'ai encore en tête, l'image. Bailey et ses ecchymoses, Bailey et ses adieux. Bailey que j'avais jamais, jamais vu dans cet état. Bailey qui m'avait crié de partir, Bailey qui m'avait hurlé de quitter sa vie pour me le réitérer d'un murmure quelques jours après. La détresse de Jill est immense, est infinie, elle me glace sur place, mais c'est sa rage qui prend le relai. C'est sa rage qui brûle tout, c'est sa rage qu'elle me renvoie dans mes retranchements, qu'elle fait bien attention à inonder de partout, à remplir chacune de mes fissures, de mes cassures au passage. « Mais laisse moi deviner, tu lui as dit quoi à Auden ? Que c'était pas très gentil d'avoir fait ça mais que tu l'aimais quand même ? T'as dit à Noah que Auden avait failli tuer Bailey mais qu'il fallait quand même l'aimer parce qu'il est trop cool ? » « Tu as dit à Noah que t'avais cassé le poignet d'Auden avant ou après lui avoir fait ta fausse lecture de ce qui est gentil et de ce qui ne l'est pas? » et je pique, et je mords. Parce qu'elle mélange les cartes, parce que sa haine pour Auden se mélange à celle qu'elle a pour moi, parce qu'elle lance une dispute en quarante exemplaires, parce qu'elle n'a pas choisi ses combats, qu'elle les mène tous de fronts, et que la boule qui bouille dans mon ventre n'augure rien de bon.

"J'ai toujours été au second plan dans cette vie donc ne fais pas comme si t'avais besoin de te préoccuper de tout ce qui se passe. " « Joue pas à ce jeu-là. » ma voix est sèche, dure. Elle aurait pu être faible, triste. Parce qu'on en revient toujours à ça. Parce que c'est notre éternel dilemme, parce que c'est toujours ce qu'elle me reproche derrière ses cris et sa colère. « J'ai jamais demandé à ce qu'ils me suffoquent toute ma vie pour te laisser vivre la tienne tranquille. J'en rêve de ton second plan, j'en rêve à avoir voulu en mourir Jill. » c'est bien plus facile de ne voir que ce qu'elle veut voir, c'est bien plus facile de m'accuser quand j'ai le mauvais rôle selon elle, que je fais tout pour, que rien n'est volontaire mais qu'à ses yeux c'est que le résultat qui compte. « J'ai jamais demandé à personne de te mettre à part pour que ce soit moi, celle qu'on scrute à la loupe. » mais elle s'en fout, de mes appels à l'aide. Elle s'en fout des nuits à hurler dans mon oreiller toutes les larmes de mon corps. Elle s'en fout que j'ai gobé tous ses cachets quand j'en pouvais plus, en espérant en finir une bonne fois pour toute. Elle s'en fout parce qu'elle n'a jamais voulu y prêter attention, à sa soeur qui voulait juste disparaître, à sa soeur qui voulait juste se confondre avec le mur tellement elle se détestait, tellement elle détestait les regards braqués sur elle.

« Tu penses que c'est ma faute, tu penses que c'est la faute d'Auden, tu penses que c'est la faute de la Terre entière, tu penses qu'on veut tous s'en prendre à toi et rien qu'à toi, tu penses que le monde au grand complet est contre toi et tu t'en ai convaincu si fort depuis si longtemps que peu importe ce que je peux dire ou faire, tu me verras jamais comme rien d'autre qu'une ennemie à abattre. » mes mots déferlent et je ne les arrête pas, parce qu'à mes yeux elle devrait le savoir tout ça. Elle ne devrait pas être aveugle à ce point-là, elle ne devrait pas croire qu'encore une fois je suis passée du rang de marionnette à marionnettiste. « Passe une seule journée à gérer le monde entier et leurs milliers d'attentes envers toi. Passe une seule journée à être celle qui répare les pots cassés de tout le monde, à être celle vers qui les gens vont quand ça va pas, parce qu'elle est mille fois plus douée pour les écouter eux que pour se faire écouter elle. Une seule journée dans ma vie au premier plan Jill. Une seule. » j'ai jamais rien demandé. Je l'ai jamais voulu - et je suis épuisée, exténuée, vidée d'en être encore là. « J'ai jamais rien demandé, j'ai pas demandé aux parents qu'ils me traitent comme ils l'ont fait. J'ai jamais demandé à Auden de frapper qui que ce soit. Je t'ai jamais demandé de me céder de l'attention que j'ai jamais voulu de toute façon. »

Elle m'achète pas, quand elle hurle à ce que Noah revienne. Elle m'achète pas quand elle prône la vérité mais qu'elle passe sa vie à mentir à qui que ce soit avec qui elle veut jouer. Elle me ment pas au moins à moi, et ça, c'est autant une bénédiction qu'une malédiction. « Mais est ce que c'est à moi qu'il faut le dire tout ça Gin ? Parce que si tu étais capable de dire tout ce que tu penses vraiment à tout le monde t'en serais pas là, et t'aurais jamais suffoqué comme tu le dis. Tout le monde te scrute parce que t'as toujours été la petite fille fragile et naïve, et tu les as tous laissé faire, t'as jamais donné tort à qui que ce soit ! » et je suis essoufflée, et j'ai tant parlé. Et j'ai tout dit, j'en ai trop dit même, j'en ai perdu la tête et pourtant je la lui tiens toujours, la tête, le regard plongé dans le sien sans la moindre intention de l'y retirer.  « Arrête de le défendre, arrête de constamment prendre son parti alors qu'il a tort Ginny ! » « Pourquoi tu le détestes autant? » et je sais, je sais qu'elle a une longue liste. Que toutes les frasques d'Auden, elle les a enregistrées, elle les connaît par coeur, elle a un catalogue rempli qu'elle exhibera à la moindre occasion. « Et me dit surtout pas que c'est à cause de cette fois-là. Ça remonte au premier jour. Pourquoi tu le détestes depuis toujours Jill, pourquoi t'as jamais voulu même juste penser à lui donner une seule chance? » mais je veux l'entendre, la toute première raison. Je la veux, la toute première impression, celle qui a tout lancé, celle qui a tout dégénéré. Ça changera rien du tout à mon opinion sur Williams, mais si ma soeur a à être franche avec moi, c'est maintenant ou jamais qu'elle devrait l'être.

« T'es pas une ennemie à abattre, t'es juste toujours au milieu, et toujours à défendre les mauvaises personnes. » je ravale, suis le trajet du pinceau sur son jeans, de ses mains qu'elle utilise pour tenter de calmer le tout, qu'elle empire. Elle me fait penser à moi, elle me fait penser à Noah, elle me fait penser à nous pas juste parce qu'on a le même nom de famille et les mêmes racines. Parce qu'elle est ma soeur et parce qu'elle est mon sang, parce qu'elle est mon tout. « Et passer une journée, une vie à ma place tu t'es déjà demandé ce que ça te ferait ? N'être accepté par personne de la famille, être juste une erreur de plus pour les parents McGrath. Être enfermée dans un hôpital psychiatrique parce que t'es loin d'être une priorité dans leurs vie. Je me suis débrouillée toute seule pendant toute ma vie Gin, et je n'aurais pas voulu être à ta place non plus. Mais un juste milieu ça aurait été bien non ? » j'allais chercher une serviette, j'allais chercher un truc pour la nettoyer même si je sais déjà d'avance que la tache est là pour rester. Comme tous nos stigmates, comme toutes nos blessures. On est brisées elle et moi. Elle nous dit différentes mais elle a tort. On est pareilles, on est cassées, les parents nous ont démolies, et on s'est démolies l'une l'autre, et toute seule chacune à notre façon. « Faut croire qu'on est juste tombé dans la mauvaise famille. T'aurais dû tomber dans une famille qui te laisse faire tes propres erreurs sans te traiter comme une poupée en porcelaine, et j'aurais dû tomber chez des gens qui se seraient un peu plus préoccupé de l'enfant tordue du milieu. » mon coeur se serre. Parce que j'ai envie de la prendre dans mes bras, parce que j'ai envie qu'elle soit contre moi, parce que j'ai envie qu'on l'oublie, l'arbre généalogique qui nous a marquées à vie, les parents qui nous ont rendues si faibles, si désarticulées, qui ont fait de nous des bombes à retardement toujours prêtes à exploser mais encore plus à imploser. On est risquées, on est mauvaises, on l'est chacune d'une façon qui nous est propre mais on l'est tout de même. Nocives. « Mais qu'est ce que tu veux à la fin alors ? » je veux qu'on recommence. Je veux qu'on oublie. Je veux qu'on ferme les yeux, très fort, le plus fort qu'on peut. Comme quand Matt nous disait que tout irait bien dans les manèges où on le suivait Jill et moi, où on avait pas le droit d'aller. Comme quand Levi nous mettait des films d'horreur à la télé et que les scènes de décapitation me donnaient des hauts-le-coeur. Comme quand on était dans l'avion pour Londres, et qu'elle s'est assise à côté de moi dans toute sa rage et dans toute sa haine, mais que ma main a réussi à trouver la sienne, que mes paupières se sont fermées, serrées, et que j'ai inspiré pour la première fois depuis le début de tous nos drames. Comme tout ça.

« Alors qu'est ce que tu veux à la fin ? Tu viens me voir en me demandant des conseils, que je te donne, et quelques jours plus tard Auden vient en parlant en ton nom. Et toi qui n'es capable de rien dire, juste encore de baisser la tête pour éviter le conflit. Mais tu ne peux pas toujours échapper aux conflits Ginny. Pourquoi tu fais pas avec tout le monde ce que tu fais avec moi ? »

T'es stupide Ginny, t'es qu'une idiote. T'es faible, t'es pas forte.
Tu peux pas, tu peux pas faire ça, tu pourras jamais.

« Dis merde aux parents pour tout ce qu'ils t'ont fait pendant ton enfance, dis merde à Auden ou à quelconque autre personne qui veut parler à ta place, sans se soucier de ce qu'on peut penser de toi après. Et si tu veux pas d'attention venant de moi très bien, je t'en donnerai pas. Parce que je te courrai pas après. Je veux bien être la seule personne de ce monde qui te traite pas comme une gamine. »

« C'est toi ma famille Jill. » ma voix est enrouée, d'en avoir tant dit plus tôt, de reprendre enfin la parole. « C'est toi ma famille. C'est toi, et c'est Noah, et c'est Matt, et c'est Levi. Et c'est Bailey, et c'est Isy. » et elle tombe, la sentence. « Et c'est Auden. » j'inspire, j'attrape la serviette, revient à ses côtés. Mon ton est beaucoup plus doux qu'il ne l'était tout à l'heure, conciliant, patient. Il explique, il tente de mettre des mots, il ne laisse aucune équivoque pourtant, il est sans appel. « C'est vous tous ma famille, et ça changera pas. Jamais. » y'a une assurance que je ne me connais pas mais que j'assume de plus en plus, en humidifiant le tissu, en me penchant à la hauteur de la cuisse de ma soeur pour commencer à nettoyer le vêtement barbouillé de peinture. « Ce à quoi je dis merde, c'est de tenter de faire que tous s'entendent, que tous arrêtent de vouloir tirer la couverture plus fort que l'autre. Et ce que je veux, c'est que tous voient que personne vole la place de personne, qu'il y a de la place pour tout le monde. »

Ma tête se relève doucement, j'abandonne pas la tache, je lui laisse juste un peu de répit. « Auden va toujours parler avec ses poings. » ses prunelles que je tiens encore de toutes mes forces. « Matt va toujours faire des blagues de merde. Levi va toujours partir à l'aventure sur un coup de tête quand lui-même l'aura décidé. » derrière, Noah jacasse, il a dérivé vers l'atelier de Robin, on a encore un peu de temps en duo Jill et moi. « Noah va toujours faire des pires gaffes que les miennes. » et on l'entend, le gamin qui fait tomber un truc, ça craque, il hurle que c'est bon, c'est le silence complet la seconde d'après. « Bailey et Isy vont toujours jongler entre leur besoin viscéral d'être là pour les gens qu'ils aiment et leurs propres démons qu'ils veulent tant gérer pour pouvoir être eux, et être bien, tout court. » et on ne les aimerait pas autant si ce n'était pas le cas.

« Et moi je serai toujours là, peu importe l'attention que tu me donneras, ou que tu ne me donneras pas. » parce que je sais qu'elle parle fort Jill. Je sais qu'elle crie, qu'elle hurle, et que c'est pas contre moi. Si elle est comme ça, c'est simplement parce qu'elle veut qu'on l'entende. Qu'on sache qu'elle est là, qu'on confirme qu'elle existe, et pas toute seule, qu'elle existe vraie et entière pour nous. « Parce que je t'aime et parce que je suis pas ton ennemie, que j'ai jamais voulu l'être et que je le serai jamais. » elle existe Jill, vraie et entière pour moi. « Et parce que je veux pas que tu sois au second plan une autre fois. »

Mon sourire glisse doucement sur mes lèvres, il est hésitant, il l'est encore plus quand j'invite ses iris à suivre les miens, à descendre vers mon ventre qui ne dévoile encore rien pour l'instant. « Je sais pas encore si c'est une fille ou un garçon. J'ai le premier rendez-vous dans une semaine. Et je voudrais que tu viennes avec moi. » un pas à la fois. Un tout petit pas pour lui prouver comment je veux que ça change, comment je veux que mes décisions soient prises pour moi oui, mais qu'elle en fasse partie aussi.

« Mais pourquoi toi tu l'aimes autant ? » la question que tout le monde voudrait tant me poser mais n'ose pas, la question qu'ils me posent tous en fait. Dans des dizaines de milliers de mots différents, dans des regards qui sous-entendent tellement. « Parce qu'il a- » et j'allais répondre. Et j'allais tout lui dire à Jill, et j'allais lui faire honneur à ma soeur en lui tenant tête oui, mais surtout en lui disant toute la vérité. Parce que ça marche dans les deux sens, parce qu'elle est dure mais qu'elle est franche, et parce que je sais que je peux lui faire confiance, que je veux lui faire confiance pour ce sujet et pour tous les autres. « Parce qu'il détruit tout ce qui est proche de toi pour te garder uniquement pour lui ! Que y'a rien qui l'importe à part lui. Parce qu'il déteste chacun des membres de ta famille en dehors de Noah. Pourquoi tu lui demandes pas à lui tout ça ? Pourquoi tu lui demandes pas pourquoi il a décidé d'être un connard avec chaque personne qui aurait voulu être proche de toi ? Il a déjà eu des chances Ginny, il en a juste rien à foutre de ceux qui t'entourent. » mais elle me coupe et en un claquement de doigt, je comprends. Je comprends en un raz-de-marée d'attaques ce qu'elle en pense, d'où tout ça vient. Je comprends et je capte et c'est clair, tellement clair et limpide que j'hoche de la tête doucement, que je l'accepte sa vision, que je la décortique à voix haute aussi. « Ça, c'est ce que toi tu vois de lui. C'est que la pointe de l'iceberg. Et c'est pas compliqué Jill, y'a pas que ça. Ça, c'est juste la surface. » et elle est si bien placée pour le savoir, Jill. Elle le maîtrise l'art pointu de lire les gens, mais encore plus de jouer avec la perception que tous ont de nous, d'elle. Combien de fois a-t-elle lutté pour qu'on arrête de lui mettre des étiquettes au front, combien de fois a-t-hurlé qu'elle n'allait dans aucune catégorie, qu'un comportement n'en justifiait pas mille autres?

Et elle blague, et elle souffle, je souffle aussi. Y'a une immensité de mots qu'on échange comme si on s'était pas parlées depuis des années et j'en ai des frissons à un moment. Parce que c'est probablement ça, le problème. On s'est parlées, on s'en est dit des choses. On a dit ce qui venait, on a dit ce qui montait ; mais on s'est jamais dit tout ça. La dernière discussion à coeur ouvert qu'on a eue était l'entrée en matière, mais aujourd'hui c'est comme si on apprenait à écouter en même temps. Comme si on se parlait vraiment, mais surtout qu'on se laissait l'une l'autre le faire. Et je la sens, la pression qui quitte mes épaules. Je la sens surtout lorsque les bras de mon aînée glissent autour de ma silhouette et qu'elle me ramène près d'elle. Mon nez froid vient se nicher dans sa nuque, elle sent le même parfum depuis toujours Jill, elle change tout et tout le temps, mais certaines choses restent pareilles, comme ça. Des détails auxquels je me raccroche, évidemment.  « Je serai toujours là pour vous tous aussi, j'ai besoin de toute cette famille dans ma vie. Sauf Auden, je te laisse toute l'attention de celui là ! » et je pouffe de rire contre sa peau, mes cils doivent la chatouiller, mon expiration soulagée aussi. « Faut que je te donne le nouvel horaire des prochains mois, d'ailleurs. » l'agenda a changé depuis notre retour d'Europe, les raisons qui restent en suspens mais les plages au calendrier qui ont varié depuis.

Et j'aurais pas pensé lui en parler tout de suite. Je savais que je voulais le lui dire et au fond de moi je savais que ce rendez-vous là, je voulais le vivre avec elle. Mais même si j'étais persuadée que j'aurais tout fait en mon pouvoir pour qu'elle accepte, les secondes qu'elle laisse filer entre l'annonce et sa réponse me semblent être des longues minutes, d'interminables heures. « Je viendrai. Envoies moi un message le jour où je dois être là, et j'y serai. » « Merci. » et je souris, je souris tellement qu'elle se moquerait presque de moi ma soeur. Je souris et je profite de sa proximité encore une dernière fois quand je viens poser ma tête contre son épaule, quand j'inspire son odeur une dernière fois, quand mes yeux se braquent sur la tache qui a doublé en grosseur sur son jeans, plutôt que l'inverse malgré mes bons (pas tant que ça) soins.

« Regarde ! J'ai réussi à l'enlever, et elle est toute propre en plus ! » Noah revient exactement au bon moment, il a tout entendu je parie. Il a des oreilles partout et il a cette diplomatie, cette maturité qu'aucun d'entre nous, adultes et figures d'autorité, aspirons à posséder un jour. « Tu me la remets ? » « Maman elle dit toujours que le pinceau c'est sur le papier et pas sur les habits tata Jill ! »  et je pouffe de plus belle, lui ébouriffe les cheveux qui partent déjà dans un sens comme dans l'autre, attrapant mon thé au gingembre à peine entamé et maintenant glacé d'avoir attendu un monde entier avant d'être avalé. « Et depuis quand tu dis que maman a raison? »