« T'es prêt ou quoi ? » La demande est marmonnée à travers la porte. Il est vingt-trois heures. La maison est endormie, sous la chaleur écrasante de l'été italien. Massimo – Saül – est juste rentré pour l'été, pour faire une pause loin de ses heures passées auprès des meilleurs hommes d'affaires du pays. Loin des dossiers, des « tout à fait, Monsieur », il redevient le jeune homme de vingt-trois ans qu'il a l'habitude d'être. Le stress provoqué par ses fonctions est mis entre parenthèses, juste le temps du mois d'août ; et le jeune homme compte bien en profiter.

Sans plus d'hésitation, il passe la porte de la chambre voisine, celle de son petit frère. L'aîné a promis d'emmener son cadet avec lui, ce soir, dans une soirée en ville. Les parents désapprouveraient, mais les parents dorment. Alors ils n'ont rien à dire. « On rentrera pas tard. » Si. « Et pas d'alcool, hein ? » Saül lâche à Auden un clin d’œil très lourd de sens. C'est la première fois qu'il l'embarque avec lui dans ses aventures nocturnes. Il se sent un peu investi d'une mission de grand-frère, un truc qu'enfin il peut partager avec son cadet. Un truc qu'ils ne pourront bientôt – déjà – plus faire ensemble, puisque Saül ne vit déjà plus vraiment dans la maison de leur enfance. D'un pas décidé, l'aîné vient ouvrir la fenêtre. Un vrai truc d'adolescent. Le sol n'est pas trop loin d'eux. Passer par la porte n'est, de toute façon, pas une option. Et il est beaucoup plus drôle de passer par la fenêtre pour filer comme des voleurs que de sortir par la porte d'entrée. « Te casse pas les chevilles. Tu veux pas que je te rattrape, quand même ? », qu'il raille, un grand sourire aux lèvres.

Le voilà qui passe une jambe au dessus de la rambarde, guette la poussière à quelques mètres en dessous de lui. Ses mains s'accrochent au mur ; on croirait qu'il a fait ça toute sa vie. Une dizaine de secondes plus tard, ses pieds touchent le sol. Il s'époussette, recule, lance un regard du côté de la fenêtre. « Allez Juliette, descends de ton balcon ! » Mais sans te casser les chevilles.

Un Auden de trente huit ans est une sale bête exécrable.
Imaginez donc un Auden de seize ans. L’Enfer sur Terre.

Imaginez un Auden vénérant son aîné tel un Dieu, un Auden qui lui trouve toutes les qualités du monde mais jamais aucun défaut au milieu puisqu’il est bien connu que Saül n’en a pas. De six ans son aîné, il est celui qui lui fait découvrir le monde d’une nouvelle manière alors que son cadet est déjà bien trop occupé à être le cancre de l’école, à dessiner sur les pauvres tables de bois n’ayant rien demandé, à laisser sa trace sur la porte des toilettes et n’importe quelle surface rendant possible le dessin. Même quand ce n’est pas facile, même quand les feutres s’accroche, même quand la peinture ne tient pas alors il rage et il s’acharne et il trouve toujours un moyen de laisser une trace, un sorte de “Auden était là” hurlé au reste du monde. Seize ans à peine et déjà sûr de lui, le gamin insupportable.

Il ne cille pas quand le plan comporte désormais le besoin de passer par la fenêtre pour s’enfuir de chez eux mais il ne se fait pas prier pour râler autant que possible dès lors que Saül l’infantilise. Oui bien sûr qu’il peut se gérer seul, oui bien sûr qu’ils ne boiront pas d’alcool parce que c’est interdit voyons, et non bien sûr que non il ne se cassera pas la cheville parce que ça serait vraiment con quand même.

Saül a tout un plan de prévu, il s’y prend avec attention à chaque seconde et même qu’il époussière ses mains dès lors que ses pieds trouvent le sol. D’en haut, le cadet Williams souffle et roule des yeux à la vue de ce spectacle affligeant. Il est cool, Saül, du genre vraiment cool, mais parfois il pense un peu trop à tout alors qu’il devrait seulement se laisser aller. « Allez Juliette, descends de ton balcon ! » ”Oh ta gueule hein !” La discrétion, vous oubliez. Cela ne fait pas partie des gènes des Williams en règle général, mais encore moins de ceux d’Auden (ni même des deux dernières soeurs passant leur temps à hurler dans la maison). Dans la délicatesse qui le caractérise tant, il se contente de passer par dessus la rambarde de la fenêtre avant de sauter sans prendre plus de précautions, n’évitant que par miracle une fracture d’un quelconque os. Il fait le fier, il sourit, il replace ses cheveux et il sourit encore plus, là.

Il connaît le chemin vers la ville bien mieux que n’importe lequel de ses cours et il ne perd désormais plus une seule seconde, ayant déjà bien trop tardé avant de faire le mur. Saül ne revient que trop peu souvent et Auden doit se contenter de ces quelques moments pour rattraper tout le temps perdu autrement. ”Allez, avance plus vite ! Faut qu’on fasse le tour des bars, allez allez !!” Il est lent, Saül, si lent, si vieux, si déjà habitué à ce genre de choses alors que tout est nouveau pour son petit frère. ”T’parleras à ta copine plus tard, là, faut que tu passes en premier dans les bars et que tu fasses ton sourire celui que tu m’as appris et après je me gère tout seul c’est promiiis.”

« Oh ta gueule hein ! » « Tu seras vraiment pas agent secret. Je suis déçu. » Son sourire dit tout le contraire, pourtant. Et lorsque Auden touche enfin terre, le cœur de Saül manque un battement. Une cheville cassée, il ne sait pas gérer. Il s'y voit déjà, pourtant, en train de tenter de calmer Auden à grands coups de "ça va aller", "ok tu ferme ta gueule et tu respire par le nez", "mais non j'appelle pas les secours arrête de faire ta princesse". On aura fait mieux, en matière d'assistance à personne en... danger ? Auden remet ses cheveux en ordre et Saül se dépêche de toute foutre en l'air, passant sa main par dessus la tête de son cadet. « Bon. Faut travailler l'atterrissage, encore. Là si on se tire pas, y'a les parents dehors avec un fusil qui nous courent après dans dix minutes. » Ou leurs sœurs, trop jeunes pour être emmenées, mais qui casseront les pieds pour l'être malgré tout. Saül, pourtant, n'échangerait aucun d'entre eux, pas même contre tout l'or du monde.

Les mains dans les poches, l'aîné prend la tête de leur duo. Auden le dépasse vite, pourtant, la hâte dans les veines et les cheveux au vent. « T'es trop pressé. De mon temps, les jeunes étaient moins pressés. » Il lance la dernière phrase en courbant le dos, imitant - mal - la voix caractéristique de la personne âgée. Le tour des bars. Il est drôle, Auden. « T'es un bébé. Tu peux pas faire de barathon. Maman m'arracherait la tête. » Comme s'il en avait quelque chose à faire. Tout le temps qu'il passe en Italie, chez ses parents, est du temps à mettre à profit pour entraîner Auden dans des conneries plus grosses qu'eux. Et y mettre les formes ne changera rien à la nature des choses. Prétendre à son rôle de grand-frère protecteur lui convient environ une seconde et demi, et le manège est toujours le même. Froncer les sourcils et dire "fais attention", "non je ne t'emmène pas", "c'est une mauvaise idée" marque trop souvent le début des meilleures de leurs aventures.

Et il parle, Auden, il parle et Saül passe son bras par dessus ses épaules pour lui frotter la tête du plat des phalanges. « Tu vas pas te gérer seul, p'tit con. Y'a pas moyen. Tu restes dans mes pattes, si j'te perds des yeux je viens te chercher. » L'aîné repousse doucement le plus jeune, grand sourire aux lèvres. Le voilà qui marche à reculons, la ville en vue, dans le dos. « Et ça vaut aussi si tu rencontres une fille, Auden ! », qu'il râle, lui, le premier à s'accouder au bar et à s'amuser de ses charmes. Il ne peut plus le faire autre part qu'ici. L'homme qu'il devient petit à petit n'a pas encore pris possession de ce morceau de l'Italie, qui appartient encore au gamin qu'il est. Qui appartient encore au frère qu'il est. « J'avais dit "pas d'alcool" mais je suis ok pour que tu boives dans mon verre. » Mais il sait déjà qu'à peine arrivé au bar, il mettra un verre entre les mains de Auden. Il faut bien qu'il grandisse un peu, ce gamin. Oui, mais pas trop vite.

L’idée de voir débarquer ses propres parents armée d’un fusil peut être drôle pour certains mais mon frère tant que moi savons très bien que nos géniteurs seraient réellement capables de ce genre de choses, raison pour laquelle je rigole une à deux seconde avant de réellement presser le pas et m’enfuir le plus loin possible de cette maison. Je ne note même pas les reproches (totalement infondés) de mon frère, c’est pour dire à quel point la situation est pressante.

Je suis bien plus fiers dès qu’on s’est éloignés de la maison de quelques centaines de mètres, jouant déjà avec les nerfs de mon aîné pour le presser à rejoindre la ville parce que Saül a toujours été du genre doucement le matin et pas trop vite l’après midi. ”Ouais et de ton temps y’avait des dinosaures aussi mais c’est pas le sujet.” S’il tient tant à souligner leur différence d’âge alors Auden ne va pas se faire prier pour enfoncer le couteau dans la plaie, un large sourire sur les lèvres, bien trop fier de son coup pour que ce soit crédible. « T'es un bébé. » ”Mais - …”  « Tu peux pas faire de barathon. » ”Quoi !?” « Maman m'arracherait la tête. » ”Heiiin.” Ce n’est pas comme si j’avais de toute façon prévu d’écouter les directives de mon frère, je me rebelle seulement pour la forme et pour l’énerver aussi parce que je sais à quel point il déteste que je le coupe entre chacun de ses mots, encore plus quand il se la joue grand frère hyper charismatique.

Je rejette sa main dès qu’il la passe autour de mes épaules alors qu’il sait que je déteste ça tout comme il sait que je déteste qu’il fait son truc avec son poing et qu’il dérange tous mes cheveux par la même occasion. Là, vous voyez, c’est le pire des pires des frères possible, preuve en image. ”C’est un défi ? Tu sais que si j’me faufile entre deux inconnus tu m’perds pour la soirée et c’est sûr que tu vas paniquer dans la seconde.” Ouais, et je vais gagner une frappe à l’arrière du crâne d’ici à une seconde en exposant mon plan de manière aussi claire et limpide à mon frère. Je n’ai qu’à en changer les modalités, au pire, le résultat sera toujours le même : Saül qui panique et qui fait mine de rien à la seconde où je reviens entre ses pattes pour qu’on revienne à la maison comme si de rien n’était.

Bizarrement je fais moins le malin quand il parle de rencontrer une fille, me contente de frapper dans un caillou pour le lui envoyer sur ses pieds. Avec un peu de chance, ses chaussures auront une égratignure. Ou la pierre en aura une, ça semble plus adapté. Parce que je n’ai absolument pas su viser ses pieds, en fait. ”Je boirai dans ton verre que si tu commandes pas des verres de gamine !” Si je me contente de dire ‘ok’ il va commencer à croire que je me ramollis ou je ne sais pas quoi encore alors c’est sûr et certain qu’à chaque fois qu’il me cède une portion de terrain je cherche toujours à gratter plus loin. Le jour où je lui rendrai la vie facile n’est pas encore venu ; et je le vois trop peu pour être à court d’imagination.

On arrive dans la file devant un bar - je sais pas lequel mais je sais que c'en est un - et je m'entraîne à faire le sourire parfait pour rentrer sans avoir à donner mes papiers d'identité. "Hey Masssssssss, tu commanderas de la vodka hein ? Hein que tu prendras de la vodka ? Si t'en prends pas je fais un caprice au milieu du bar je te jure que j'en suis capable et tu le sais et j'ai trouvé de nouvelles techniques depuis la dernière fois que t'es venu."

Saül a une technique impeccable pour parer aux répliques de son petit frère, celles qui coupent ses mots à lui. Il hausse la voix et le menton d'un cran, l'index pointé vers le ciel comme s'il invoquait une puissance divine - aka sa raison. C'est une technique qui marche très peu, avec Auden. Même s'il pratique. Plus son cadet grandit et moins elle fonctionne. La faute à son absence, aussi. Bientôt, il n'aura plus aucune autorité sur ce gamin là. « C'est pas un défi. Si j'te retrouve en train de faire des conneries je te noie dans la rivière sur le retour. Hai capito? » L'argument de la menace, ça aussi ça marche peu. Même si de son temps, il y avait les dinosaures et gnagnagna. Mais le voilà qui redresse encore le menton, fier comme un paon. « Je n'panique pas, moi, jamais. » Sauf quand il faut parler mariage avec les parents, sauf quand il sent que c'est peut-être son dernier été ici, sauf quand il sent que le prochain stage sera celui qui l'enverra trop loin pour rentrer plus de deux fois par an.

Les deux frères avancent doucement vers la ville, qu'on entend pulser depuis l'endroit où ils se trouvent. Les nuits d'été sont toujours les plus belles, surtout ici. C'est un monde que Saül attend de faire découvrir à Auden depuis des lustres. « Des verres de gamine ? Un shot de quoi que ce soit et t'es k.o. par terre. Tu boiras de la bière. » Le revoilà, avec sa sagesse, index pointé entre le ciel et son cadet. « C'est toi la gamine. », qu'il ricane avant de se détourner à nouveau vers les lumières qui percent la nuit noire.

Le temps de rejoindre les rues animé est déjà venu. Saül, sur la pointe des pieds et la main appuyée sur l'épaule de Auden, guette la longueur de la file d'attente. Il est bondé, celui-là. C'est peut-être une soirée privée, mais Saül a de bons copains en ville. Ses yeux se posent à nouveau sur le brun qui l'accompagne, alors que ce dernier refais inlassablement le sourire qu'il a volé à son grand frère. « De la vodka. T'as déjà goûté, même, à la vodka ? » Leur tour arrive plus vite que prévu. Encore un groupe, et ça sera à eux de faire leurs preuves. « Tu t'appelles Auden et t'as dix-neuf ans. T'as pas tes papiers d'identité parce que ton chien les a mangé. Si on passe je te paye de la tequila. » Et voilà que la restriction "bière" vient de sauter, déjà. Une bourrade dans l'épaule plus tard et Saül se présente à l'entrée, devant laquelle on ne lui demande pas ses papiers. Il a toujours fait plus que son âge, de toute façon. Mais le gorille, lui, a repéré que petit Auden n'a pas l'âge légal pour consommer. « Il est avec moi. » « Il rentre pas. » « Il est avec moi, je te dis. Je connais Francesco, c'est un copain. Et il a dix-neuf ans, en plus, tu vas pas m'emmerder ? C'est l'été, allez. » Et c'est un bar. Pas une boîte. Saül sait où il vient. Il sait qu'ici, le "videur" est souvent un copain que le patron paye une misère pour faire dégager les petits de quinze ans qui ne boiront pas autre chose qu'au mieux du panaché. Une main sur la nuque de Auden, Saül dépasse le pauvre type qui se résout à s'écarter du passage. Dans le corridor, l'aîné arrête encore le plus jeune. « Tu files pas n'importe où. Tu dis pas oui si on te propose des trucs. Genre des cachetons. » Cela, en revanche, Saül ne le tolérera pas. « Si on cherche à te mettre dehors, tu réclames Francesco, et tu souris. Et fais pas le malin avec les filles. Je t'ai à l’œil. » L'aîné donne une petite tape à l'arrière du crâne de Auden, sans se départir de son sourire. C'est trop de consignes couvertes par le bruit du bar. Mais ce sont des consignes de grand-frère. Des consignes qu'il ne pourra bientôt plus dispenser.

Il tente les menaces, je crois, mais il a sûrement oublié qu’elles ne fonctionnent plus depuis que j’ai compris que le Père Noël n’existait pas et que ce n’était pas Massimo qui lui faisait le bilan de l’année en disant si oui ou non j’avais été sage. Et depuis ce jour là j’ai pu avoir droit à une seconde part de dessert et pas lui, alors l’idée de me faire noyer dans la rivière au retour. Même. Pas. Peur. « Des verres de gamine ? Un shot de quoi que ce soit et t'es k.o. par terre. Tu boiras de la bière. » Et là, je suis totalement outré. La définition même d’outré, quand ma bouche forme un ‘o’ et que mes sourcils se froncent et qu’une seconde à peine plus tard je redeviens un enfer. ”Ok on fait un test alors. Donne moi un shot et après tu pourras plus jamais dire que je suis une gamine.” Ce sont Savannah et Jenna les gamines, de toute façon, parce qu’elles passent leur temps à se plaindre et parce qu’en plus elles sont vraiment des gamines au sens propre alors tout concorde pour le coup. La seule chose que j’ai en commun avec elles c’est notre dégoût pour la condescendance de Saül, lui qui sait tout, lui qui a déjà tout vécu alors que nous on doit se contenter de vivre sans son ombre et d’essayer d’être au moins assez biens pour être digne de porter le même nom de famille que lui.

« De la vodka. T'as déjà goûté, même, à la vodka ? » Bah oui, bien sûr que oui, je suis pas une gamine et ouais bien sûr que ouais j’en ai déjà goûté hein. ”Ouais c’est ce que papa garde dans son armoire fermée à clef, la clef qu’il a accroché sur le frigo en pensant être discret ?” Y’en avaient mille des bouteilles dans ce placard, j’ai pris autant de tout que de n’importe quoi et après j’ai accusé Savannah. C’était cool, comme soirée, beaucoup plus cool que celle-ci parce que jusqu’à maintenant la seule chose que je fais c’est devenu l’accoudoir officiel de mon frère.

On passe donc sur la vodka mais Auden de dix-neuf ans a le droit à de la Tequila donc ça me semble être un bon compromis lequel me fait me la fermer pour un temps. Dans la file d’attente, je m’entraîne encore à faire le sourire quand Massimo est trop occupé à jouer l’adulte pour constamment me surveiller.

N’empêche que le sourire ne fonctionne absolument pas devant le fameux Francesco et ce moment est depuis considéré comme le premier véritable râteau de ma vie, sauvé in extremis par mon frère. Dès qu’on dépasse l’entrée de bras je m’agite pour lui faire retirer sa main de ma nuque parce que, comme je lui ai déjà dit mille fois : je suis pas un gamin. ”Ouais ouais pas de cachetons et rien avec les fille, promiis.” Il a rien dit sur les garçons. Il a rien dit sur le degré maximum d’alcool autorisé ou même le nombre total de verres dans lequel je vais pouvoir boire. Il n’a pas été briefé par les parents, Massimo, et ça se voit.

Sauf que cinq minutes après je suis de nouveau dans les pattes de l’aîné, à lui chuchoter à l’oreille que je jure que j’ai écouté à ses consignes mais que peut être que j’ai volé les verres à toute une table et que … la table en question de l’équipe de rugby n’est peut être pas très contente et beaucoup plus alcoolisée qu’elle ne le devrait ? ”J’ai même pas dragué leur copine je te jure j’ai rien fait - QUOI T’AS DIT QUOI TU VEUX QUE JE T’EN METTE UNE ?” Il a dit un truc dans mon dos, le grand baraqué qui doit vraiment avoir dix neuf ans, lui, et la seconde suivante j’arrête d’avoir mon sourire à deux balles pour venir me poser face à lui. S’il tente un seul geste je le court-circuite et il reçoit mon poing dans son nez.
Oh oups, j’ai frappé le premier. Tant pis.

Y'a débat vodka et Saül souffle déjà en levant les yeux au ciel. Il y a débat sur les verres de gamines de Saül, et le grand frère perce bien vite à jour le stratagème du plus jeune. « T'auras pas de vodka juste parce que tu veux me montrer que tu bois pas des verres de gamine. Tu crois que j'te vois pas venir ? » Toutes les supplications de ce genre ont déjà été usées par Saül sur ses amis plus âgés, pour pleins de raisons différentes allant de "allez juste une taf" à "allez je reste pas longtemps dans le bar, vous ne me verrez presque pas". Mais il a vite grandi, Saül, et maintenant c'est à lui de subir les geignements de son cadet. C'est à ce moment là qu'il se rend compte combien il pouvait lui même être pénible, plus jeune, avec son forcing. Mais Auden, c'est un autre niveau. Auden, il parle de la réserve de leur père. « T'as déjà ouvert le placard ? » Et sa mine courroucée se mue en une mine goguenarde. « Et t'as même pas partagé avec ton grand frère préféré ? » Facile, il n'en a qu'un. Le meilleur.

Bien sûr qu'ils rentrent dans le bar, les deux frères. Et bien sûr que les consignes de Saül sont outrepassées si tôt il a le dos tourné, lorsqu'il rejoint ses amis, au bar, et qu'il a lâché Auden dans la nature. Quelle erreur de débutant. L'aîné a promis de l'avoir à l’œil, mais ses yeux à lui sont plutôt occupés à envoyer des regards à une jolie blonde, à l'autre bout de la pièce. Mais voilà, Auden, il ne lui faut pas plus de trois cent secondes pour revenir traîner dans les pattes de Saül, qui se penche à peine en arrière pour l'écouter, un shot au bord des lèvres. « Débrouille toi, tu m'emmerdes. », qu'il grogne par dessus le brouhaha, alors que ses yeux suivent une crinière mordorée à travers toute la pièce. Son attention ne revient sur Auden que lorsqu'il croise le regard des types sans verres. Son cerveau fait le lien, un peu trop lentement à son goût. « J’ai même pas dragué leur copine je te jure j’ai rien fait - QUOI T’AS DIT QUOI TU VEUX QUE JE T’EN METTE UNE ? » Et pas le temps de le retenir par le col qu'il a déjà filé, Auden, alors que la population déjà trop alcoolisée commence doucement à comprendre que la soirée commence maintenant.

Juste quand Auden abat son poing sur le nez du gamin qui doit avoir l'habitude, de s'en prendre, des coups. C'est là qu'elle commence, la soirée, quand les tables bougent et que le cercle se fait, quand Saül est relégué à l'arrière. Il ne se fait pas prier l'aîné, pour pousser ceux qui barrent sa route histoire d'accéder à la petite mêlée. Le grand type a attrapé Auden par le col, un geste que seul l'aîné est autorisé à faire, dans toute sa superbe de "plus grand de la fratrie". Et alors que les coups commencent à pleuvoir, Saül attrape son cadet par l'arrière du tee-shirt, histoire de le séparer du grand connard qui lui a sali le haut juste en le touchant. « Tu pisses du nez, principessa. Tu feras attention que ça tache pas ta seule chemise, ta mère en a marre de faire le trottoir pour payer le lavage. Elle me l'a dit. » Ce n'était pas l'idée du siècle, de parler de la mère du gaillard. Le premier coup, Saül l'évite tant bien que mal - mais n'échappe pas au crochet du droit qui vient ensuite. Ses dents cognent les unes sur les autres, et c'est Auden qu'il maudit dans sa tête. Quelle idée de merde, de le laisser traîner ici.

La bagarre manque de tourner à la mythique "baston générale". Saül ne sait plus très bien quelle membre de l'équipe il cogne - c'est qu'ils se ressemblent tous, les bossus de Notre-Dame : petits et gourds. Mais bientôt, c'est le patron qui gueule, qui vire les gamins en hurlant. Saül attrape Auden par le col avant qu'il ne se fasse jeter dehors avec la fournée de bannis de la soirée, pour le tirer dans un coin. L'équipe se tire, non sans signifier aux frères qu'il ne faudra pas trop s'amuser à croiser leur route. « T'es qu'un con, tu vois où ça t'as mené ? Hé. Tu m'regarde, quand je te parle. » Le bras par dessus les épaules de son petit frère, Saül commande deux shots. De la vodka. « Tiens, ton verre de gamine. La prochaine fois, vise pas le nez. C'est en dessous de la ceinture qu'il faut les taper, les sportifs. Tu bois et on change de bar. Oui, oui, on s'en va. », qu'il lance à Francesco qui est à deux doigts de venir les chercher eux aussi. Non sans avoir trinqué avec son cadet, Saül s'enfile son verre. Merde, lui qui avait aussi promis pas de barathon. C'est qu'il manque à ses principes, maintenant.

J’aurais pu gagner même sans Saül. J’aurais pu lui coller mon poing dans la gueule même si mon frère n’était pas arrivé, parce que même s’il fait dix mètres de plus que moi je suis plus vif et plus rapide et je lui aurais éclaté. la. gueule. Il n’y a aucun doute possible à ce sujet, il le sait autant que moi et sa fuite n’a rien à voir avec les menaces de mon grand frère ni même celles du patron du bar ou du reste de la planète : il a eu peur, c’est tout. Et si Saül ne m’avait pas à son tour attrapé par le col, j’aurais suivi la foule pour finir à l’extérieur ce que j’avais commencé à l’intérieur, ça aussi c’est une nouvelle certitude.

« T'es qu'un con, tu vois où ça t'as mené ? Hé. Tu m'regarde, quand je te parle. » Mes yeux roulent au ciel et je trouve mille raisons de ne surtout pas le regarder dans les yeux alors qu’il vient de me dire que c’est tout ce qu’il m’ordonne. C’est facile, pourtant, il devrait le savoir : s’il veut que je fasse quelque chose il doit m’ordonner de faire le contraire. Si mes yeux croisent les siens une seconde, une seule, c’est seulement pour lui lancer des éclairs parce qu’il a avorté mon jeu avant même qu’on ne le débute réellement. Je rage d’autant plus quand son bras passe autour de mes épaules, mes deux mains s’activant à l’en déloger le plus rapidement possible puisque cette attitude de grand frère étouffant m’horripile réellement - et il le sait, et c’est pour ça qu’il agit de cette manière. « Tiens, ton verre de gamine. La prochaine fois, vise pas le nez. C'est en dessous de la ceinture qu'il faut les taper, les sportifs. Tu bois et on change de bar. » Ouais ouais ouais et bla bla bla, je n’écoute pas ce qu’il dit (okay si oui d’accord, j’écoute, je viserai dessous la ceinture parce qu’apparemment on a aucun honneur chez les Williams). Je n’écoute pas parce que je suis trop occupée à jouer avec le verre entre mes doigts, aussi, à regarder Saül boire le premier et à râler parce qu’il ne m’a même pas laissé débuter alors que c’était mon idée la vodka. Je finis par tout boire d’un coup sans prévenir, le liquide brûlant ma gorge tout du long, les idées de merde que je n’assume déjà pas du tout mais bien sûr que j’en redemande, jouant à la grande personne qui n’a pas la tête qui bourdonne.

“On peut faire un barbasthon ?” Je demande déjà, fier comme un paon, jouant la surenchère. Un barbasthon, jeu de mot de merde inventé dans la seconde, lequel mêle bar, baston et marathon. Un barbasthon quoi. Il n’y a rien de plus logique là dedans et la seule chose que je demande à mon frère c’est de lâcher prise et d’être cool. Je fais même taper mon verre sur le comptoir du bar à deux reprises, comme dans les films, sauf que cette fois ci la seule chose que je récolte est le regard noir du barman. Le rabat-joie. ”En fait tu vois y’avait l’intonation de la question mais c’était pas une question. Ca sera mon cadeau d’anniversaire en avance. T’es jamais là à Noël de toute façon, donc rattrape toi dès maintenant.”

Bien sûr que la scène termine en bagarre générale. C'est électrisant, c'est probablement le trop plein renvoyé par les ondes de l'été et de ses canicules intempestives. Auden fait l'insolent, alors que Saül lui intime de le regarder dans les yeux. Bien sûr qu'il fait l'insolent, et c'est ce qui le sauvera durant tout le reste de sa vie. Il n'y a que les insolents qui survivent, ceux qui se fichent bien des règles. L'aîné ne le dira jamais, jamais, mais il ne peut être que fier que l'élève dépasse le maître, de ce côté là. Fier que l'insolence déborde de ses yeux qui roulent vers le ciel, même si ce geste l'agace au plus haut point. Fier que son cadet ne se laisse pas marcher sur les pieds, même pas par lui, qui sait pourtant brandir sa condition d'aîné comme une arme de soumission massive.

Auden s'agace de la familiarité du bras par dessus l'épaule. Mais Auden ne s'agace pas du verre offert par son aîné, visiblement déjà un peu éméché et grisé par les événements. C'est en couvant le plus jeune d'un regard amusé que Saül pousse son verre vide sur le comptoir. « Verre de gamine, mais tu fais la grimace en buvant. Gamine. » Peut-être qu'il l'a inventé, la grimace. Probablement, même. Mais il lui faut toujours le dernier mot, à Saül, c'est bien connu. C'est un trait qui n'a fait que grandir avec lui, qui prendra au fil du temps de plus en plus de place et détruira des relations qu'il aurait voulu garder intactes, de quelque manière que ce soit. « On peut faire un barbasthon ? » Les sourcils du grand frère se haussent, avant de se froncer d'incompréhension. Il lui faut environ deux secondes pour comprendre le jeu de mots, lequel lui fait secouer la tête en se gaussant. « En fait tu vois y’avait l’intonation de la question mais c’était pas une question. Ca sera mon cadeau d’anniversaire en avance. T’es jamais là à Noël de toute façon, donc rattrape toi dès maintenant. » Outch. C'est que le reproche à peine déguisé lui fait un mal de chien. Saül camoufle à peine sa douleur d'une main sur le cœur, la mine blessée au possible et la bouche arrondie en un "o" parfait, parfaitement outré. Tout est véritable, sous la parodie. « Je ne rentre pas à noël pour pouvoir espérer t'offrir des cadeaux géniaux. Genre un bateau. Ou, je sais pas moi... » Les yeux en l'air, accoudé au comptoir, le brun songe à quelque chose qui pourrait acheter et justifier son absence aux anniversaires du plus jeune. Ha, mais la voilà la réponse : rien. L'index tendu vers Auden et la mine rieuse, Saül s'éclaire d'un éclat de génie. « Le prochain noël, on le passera sans les parents et sans les sœurs. Je t'emmènerai dans un endroit de malade, où t'auras même pas besoin de montrer ta pièce d'identité pour faire des... bara... barbasthon. » C'est une promesse, une vraie de vraie.

Les voilà sur la sortie, lorsque Saül attrape à nouveau la tête de son frère pour lui frotter le dessus du crâne de ses invasives phalanges. A l'autre bout de la rue, la musique vient carrément envahir l'espace public. Les gens dansent dehors, sous de grandes guirlandes de lumignons semblables à celles des guinguettes parisiennes. « T'as mon autorisation pour taper et te taper qui tu veux, à condition que tu viennes me prévenir. », que fait l'aîné en arrivant à côté du bar ouvert sur la rue, où hurle la musique. D'une parodie d'adoubement de chevalerie, Saül bénit Auden, grand sourire goguenard aux lèvres. « Les parents vont m'assassiner, mais c'est ok. Tu gagneras un héritage. Il faudra faire attention à ma collection de timbres. » Collection minuscule de dix timbres qui doit traîner dans un tiroir, tant la patience n'est pas, chez Saül, un trait qui semble avoir une grande importance. « Pas trop d'alcool. Je suis certain que ça va te rendre méchant. » Mais ça ne l'empêche pas de glisser entre les doigts de Auden un shooter de plus.

C’est nul un bateau à Noël. On ne peut écraser personne sur l’eau. A la limite on peut les broyer dans l’hélice mais leurs cris seront noyés (littéralement, lol) donc l’effet dramatique est considérablement réduit. A la limite on peut se la péter en été mais c’est tout. Je veux me la péter toute l’année, moi. Donc non, vraiment, un bateau c’est une idée nulle et et - okay les vacances loin de ce qui nous sert de famille et en particulier de sœurs, ça, par contre, c’est vraiment cool. Ca signifie mes oreilles qui se reposent, ça signifie qu’il n’y a pas à faire de couettes à qui que ce soit. Ca sonne aussi comme le paradis à mes oreilles parce que peu importe où il m’amènera ça sera toujours mieux que la maison, laquelle est affreusement ennuyante dès qu’il n’est plus dans les parages.

Il me colle trop, il est chiant, il m’étouffe, il pense que j’ai sincèrement besoin qu’il me pilote pour faire un pas en avant alors qu’en vrai ma tête elle tourne pas tant que ça, c’est seulement l’adrénaline qui joue encore sûrement. Pas. l’alcool. Jamais, voyons.  « T'as mon autorisation pour taper et te taper qui tu veux, à condition que tu viennes me prévenir. » Les sourcils froncés, le visage figé de stupeur, je relève mes yeux vers lui et m'énerve une énième fois qu’il passe autant de temps à laisser traîner ses mains sales dans mes cheveux comme si j’étais encore un gamin instable. Instable, oui, ok. Mais je ne suis plus un gamin. « Mais je vais pas venir demander ton accord pour coucher avec quelqu’un, ça va pas ou quoi. » Et pour ce qu’il en est de frapper qui que ce soit, mon poing partira avant n’importe quel autre mot alors même ce plan là (pourtant pas si mauvais) sera rapidement étouffé dans l’oeuf. Il essaye, au moins, c’est déjà ça. Un jour je l’écouterai sans doute ; sur un malentendu.

Saül me donne encore des ordres après ça, je crois, je n’écoute plus trop puisque de toute façon il m’a glissé un nouveau verre entre les doigts et je le bois dans la foulée, tel le plus parfait petit frère du monde que je représente avec perfection. « Ouais ouais allez lâche moi, salut loser. » Je le salue de la main comme si je partais à l’aventure alors qu’en réalité le monde devient flou à cinq mètres et que de toute façon je sais déjà ce que je vais faire. Mes yeux sont aiguisé et j’ai déjà repéré ma prochaine victime depuis tout le temps où Saül me parlait de ses timbres tel que le ferait n’importe quelle personne adulte et par conséquent ennuyante. Entre temps, moi, j’étais occupé à utiliser à bien meilleur escient le sourire familial qu’il m’a appris à maîtriser avec brio. Ma cible est belle, cool, et même si elle n’est pas aussi belle et aussi cool que moi l’alcool se charge de cacher ces défauts là puisque quand j’arrive près du jeune adulte (il a l’âge de rentrer dans le bar, lui) il ressemble à la Septième Merveille du monde, ‘voyez.

J’ai beau être heureux quand mon frère rentre à la maison, je le suis tout autant quand j’arrive à échapper à sa vigilance pour vivre ma propre vie et surtout faire tout l’inverse de ce qu’il m’a recommandé, raison pour laquelle il n’y a aucun retour vers lui avant que je parte du bar avec ma Septième Merveille du monde, fier comme un paon. Pour lui j’ai seulement ma main qui lui réserve mon plus beau majeur alors qu’elle est posée sur l’épaule du parfait inconnu que je vais me taper sans avoir aucune autorisation. La collection de timbres en tremble.