‘Viens on va faire un truc drôle, Wren’ ‘Sors ta carcasse d’là, Wren’ ‘J’te le d’manderai pas deux fois, ‘spèce d’abruti !’ Tels sont les doux mots entendus par l’aîné dès le réveil (en milieu d’après midi, donc), moment le plus propice de la journée pour venir toquer comme un forcené à la porte de l’appartement du pallier du dessus. Le brun n’a retenu aucune leçon et ce n’est pas parce qu’il a quitté son aîné dans le froid le plus total il y a quelques jours de ça que cela ne change quoi que ce soit à leur relation : cela fait 27 ans qu’ils se quittent en fracas pour mieux recommencer ensuite. C’est la vision d’une famille version Doherty, et si jamais il n’avait pas réussit à entraîner son aîné dans ce coup-ci alors il en aurait créé un autre rien que pour sa soeur jumelle. Cette fois ci pourtant le plan requiert un passage (plus ou moins long) dans le corps des pompiers de la ville et c’est malheureusement une expérience que partagent les deux frères, au grand dam du plus jeune.

Le plan n’est pas encore bien ficelé dans son esprit. Il en est encore au stade de le tordre dans tous les sens et d’essayer de prévoir ce qui pourrait au plus mal tourner. Pourtant, aucune idée ne lui plaît réellement, aucun éclair de génie ne s’est produit et le bal des pompiers arrive dans quelques heures à peine. Il improvisera donc sur place, Tobias, et c’est vraiment la pire chose qu’il puisse faire. Il va se trouver mille personnes à rendre folles, mille inconnus desquels se jouer purement et simplement parce qu’ils auront le tête pour. Autant dire qu’aider à arrêter les feux rongeant son pays est loin d’être un but pour lui, il est simplement déçu de ne pas être la cause de ces derniers parce qu’un tel brasier aurait été la réalisation d’une vie entière. Avec un tel exploit, son géniteur aurait pu être fier de lui, même derrière ses barreaux de prison rongés par le temps.

La négociation autant que la discussion entre eux a été totalement inexistante, Tobias ayant de toute façon décidé qu’ils se rendraient à se bal ensemble pour y faire tout sauf danser. Mais ça, tout le monde s’en serait douté. ”T’es défoncé là ou pas ?” Salut fréro, comment ça va ? Tu es l’air pâle ; j’veux dire encore plus que d’habitude. Non pas que ce soit la santé de Wren qui l’inquiète réellement mais il cherche à savoir quelles sont outils mis à sa disposition pour semer la zizanie façon Doherty. Dans des temps anciens son aîné l’aurait aidé à trouver des idées mais désormais il n’est plus que l’ombre de lui même, une poupée géante qu’il se traîne où il le désire quand le besoin s’en fait réellement ressentir (parce qu’il est lourd, Wren, quand faut le traîner). ”Fais pas la gueule, tu t’rouveras une nana là bas, t’as qu’à dire qu’tu sauves des chatons et tu passes la partie où tu les brûles.” Parce que c’est tout ce qui l’intéresse, non, de trouver des femmes pour un soir, se piquer, boire, et tout recommencer le jour suivant ? Il n’aura qu’à omettre le fait qu’il ait été viré du corps des pompiers, cela n’intéresse personne que de tels détails. Il a été un foutu pompier pendant des années, ça devrait largement suffire. ”On s’amuse cinq minutes. Et j’te laisse aller trouver d’la came où tu veux après.” Quel frère attentif, Tobias, lui qui a toujours le coeur sur la main quand il s’agit d’aider ses proches. La musique de la fête arrive peu à peu à ses oreilles, sa cigarette se retrouve écrasée sous la semelle de sa chaussure et son sourire, oh son sourire, toujours plus grand et toujours plus fier alors que des idées s’amoncellent petit à petit dans son esprit.

Il n'avait rien osé dire à son frère, à quoi bon de toute manière? Tobias le mépriserait encore plus s'il apprenait qu'il avait passé ces dernières semaines à se sevrer tranquillement dans son coin. Non, autant rien dire parce qu'il était hors de question de créer une guerre diplomatique après leur dernière dispute. Wren était, de toute évidence, suffisamment fatigué, pour apparaître comme le bon vieux junkie du coin. C'était le prix à payer quand on retrouvait son ancien métier de dealer, changeant un rythme de sommeil déjà bien perturbé à la base. Il avait fallu vivre avec cela ainsi que la tentation constante de la dose qu'il avait sous le nez. Il n'avait pas encore sombré, sûrement parce qu'il repensait à la douleur atroce qu'il avait subi durant ce moment où il n'avait pas pu avoir de substance dans son sang. Il en avait chialé des jours durant, se mettant en colère contre Gabriel dès qu'il osait lui proposer à boire. L'ombre de lui-même, voilà ce que le Doherty était venu au terme de cette lutte qui lui avait tout volé mais c'était le moment de reprendre au début, de se laisser une nouvelle chance, et quoi de mieux pour cela que de suivre son cadet dans ses conneries? Se rendre au bal des pompiers était très certainement l'idée la plus absurde que Tobias ait eu depuis un moment. En vue de leur réputation de pyromanes notoires, pas sûr que l'accueil devienne chaleureux mais Wren avait serré les dents, tenté un sourire avant de suivre son frère, en faisant juste à moitié la gueule seulement. "Orf, tant que y a de la picole, la nana et les chatons, je m'en fous. Et toi, c'est quoi ton but exactement?" Faire chier le monde dans les grandes largeurs mais Tobias avait toujours un plan pour arriver à ses fins alors allez savoir ce qu'il allait pondre encore. Il y avait foule quand ils arrivaient à l'événement, Wren se frayant un passage entre des badauds, essayant de ne pas attirer trop le regard sur lui, ayant conscience qu'on le connaissait un poil trop dans la région. "C'est quoi ta notion de fun qui dure cinq minutes? Cramer un chapiteau?" Il fallait s'attendre à tout et Wren se contentait de sortir une cigarette en écoutant la musique qui lui arrachait déjà les tympans. Mais pas autant que le bruit de tous ces gens qui n'avaient rien à dire. Rien à apporter à ce monde.

Toutes les paires d’yeux de pompiers les dévisagent tous un à un sans que cela ne dérange en rien Tobias. Il se plaît davantage à passer discrètement au milieu de la masse mais l’inverse ne le dérange pas non plus, encore moins quand la foule d’inconnu hésite qui dévisager le plus entre lui on son aîné. Ils auraient sûrement dû diviser leurs forces pour mieux régner ou quelque chose dans le genre, parce que l’un comme l’autre ils sont bons à enfermer. "Orf, tant que y a de la picole, la nana et les chatons, je m'en fous. Et toi, c'est quoi ton but exactement?" L’ordre de priorité n’est pas forcément celui qu’aurait employé le petit frère (sûrement qu’il se serait arrêté à “picole”) et pour acter ses pensées il y ajoute un roulement d’yeux suivi d’un long souffle de désespoir. On donne souvent l’étiquette de grand méchant loup à Wren mais la réalité c’est qu’il est loin d’en être un. ”Ouais, non. Commence pas à taper la discussion, ta gueule.” Le respect des aînés est quelque chose que les Doherty n’ont jamais su prendre en considération, encore moins quand l’aîné en question ne vaut pas mieux que ceux qui l’ont précédé.

"C'est quoi ta notion de fun qui dure cinq minutes? Cramer un chapiteau?" Wren et ses mille questions, Wren qui - à raison - ne fait toujours pas confiance en son cadet sans que cela n’ébranle en aucun cas les convictions de ce dernier. Le brun affiche un sourire de conquérant en même temps qu’il continue de se frayer un chemin à travers la foule compacte du chapiteau, lui et ses idées bien meilleurs que celles de son frère ne le seront jamais. Il n’a rien bu ou sniffé aujourd’hui mais avoir l’esprit clair n’est sans doute pas une bonne chose pour lui. Il y a bien trop d’espace pour qu’il puisse créer de nouveaux plans de a à z, faire de bonnes idées d’horribles. Et c’est un éclair de génie (quelque chose comme ça) qui lui vient à l’esprit lorsqu’en se retournant, c’est son poing fermé et ses veines saillantes qui viennent violemment heurter le ventre de son ancien pompier de frère. ”Je m’ennuie. T’as cinq minutes.” Il veut se battre avec son frère, voilà ce qu’il en est de son idée de génie du moment. Cela ne fait aucun sens mais c’est ce qu’il a envie de faire, là, maintenant, sans jamais penser aux conséquences que pourraient avoir ses actes. ”Fais pas ta chochotte, si j’te casse un ongle les pompiers t’le recolleront.”

Wren n'était plus la patience incarnée depuis bon nombre d'années, il s'était sûrement perdu quelque part et il avait fini par abandonner l'idée d'être un type lambda. Retourner dans la drogue avait exacerbé ce fait et maintenant, il avait clairement la sensation que le monde autour de lui était une jungle d'envergure avec aucun moyen de s'en échapper. Il aurait aimé se tirer de là avant même d'y être arrivé parce que le Doherty n'était pas fait pour les rassemblements sociaux. S'il n'avait rien à y gagner, quel intérêt? Depuis qu'il était sobre, c'était le problème, Wren avait l'impression de ne plus rien gagner nulle part et c'était bien difficile de trouver une distraction qui lui ferait arrêter le flot de ses pensées. La réaction de Tobias était habituelle et Wren se contenta de lui faire un doigt d'honneur parce qu'il n'avait pas spécialement envie de partir dans une leçon de morale de trois quarts d'heure alors qu'il était juste venu jusqu'ici pour prendre une bière et attendre que le temps passe. Le problème, c'était certainement que Tobias n'était pas venu pour ce genre de raisons, mais plutôt pour foutre la merde, Wren ne savait pas encore comment. Il comprit bien vite l'idée lorsqu'il se prit un pain dans le ventre, se courbant à cause de la surprise en observant la réaction animée de son petit frère. Forcément, il adorait cela, il avait la sensation d'avoir le pouvoir en osant tirer le premier mais l'aîné n'avait pas franchement envie de se lancer dans l'arène ce soir-là. Sûrement parce qu'il n'avait rien consommé depuis des jours et qu'il était trop fatigué pour oser entrer dans une lutte acharnée. A la place, il tourna les talons en laissant son frère comme un con au milieu des badauds qui devaient se demander qui était le timbré qui osait fracasser quelqu'un gratuitement. La réalité était triste parce que le grand Doherty était en colère, très en colère et cela l'amena sur scène à voler le micro au groupe qui essayait de fournir une prestation adaptée. Il allait déconner, c'était sûr. "S'il y a des flics dans le bled, hésitez pas à arrêter le taré qui a sûrement de la dope à dealer. Oui, lui, là. Faites gaffe, il est dangereux." Et abîmé qu'il était, Wren lâcha le micro pour se fumer une clope, voulant ignorer les conséquences d'un tel geste parce qu'il avait mal au coeur. C'était toujours ainsi lorsqu'il était question de sa chère famille.

Wren est une espèce de trou du cul doublé d’un imbécile et le monde entier voudrait qu’il continue de parler de lui comme son “frère”, ce qui semble plutôt artificiel. Il pourrait poser des centaines de mots sur lui pour le qualifier mais jamais il ne lui viendrait à l’idée de mettre en avant leur lien de parenté, sujet ennuyant parmi bien d’autres. Ce n’est pas parce qu’ils ont grandi ensemble que cela mène nulle part, mise à part peut être que le doigt honneur. Tobias pourrait dire que ce signe était celui de trop et qu’il est la raison pour laquelle il a frappé son aîné en plein ventre sans même crier gare mais ce ne serait qu’un mensonge de plus à ajouter aux milliers d’autres.

Tobias l’a frappé parce que ça l’amuse, parce qu’il n’avait rien à faire, parce qu’il était là devant lui et qu’il était la cible parfaite, le meilleur baby sitter de la Terre entière. Le voir se courber sous la douleur emmène son cadet à sourire, boule de fierté, boule d’être humain totalement dénué d’empathie. Il aurait pu feindre un pardon ou une moue désolée mais son aîné l’en empêche (telle est la raison qu’il retiendra au plus profond de lui pour ne garder aucun soupçon de dangereux remords dans son âme) en fuyant peu après. Le brun n’a pas pu profiter des conséquences de son coup d’éclat et c’est bien dommage parce qu’il n’a déjà plus à faire qu’au dos de son ainé, ce traire, ce lâche, ce fuyard. Il aurait pu rendre le coup de Tobias dix fois plus fort ; même malade il en aurait été capable. Or il est devenu une sorte d’être humain ennuyant comme tous les autres, apparemment, un rabat-joie qui a oublié comment ils occupaient leurs journées il y a de ça une vie. Ils auraient pu rendre cette soirée follement amusante à eux deux seuls mais non, non, la fuite apparaît comme la solution la plus facile pour lui.

Oh, ce bordel de Dieu de Doherty qui prend le micro. Tobias s’était adossé au mur, ses yeux bleus cherchant déjà sa prochaine proie dans l’assemblée, son rôle de dealer reprenant le dessus dès lors qu’on le laissait seul pour y réfléchir. Il avait presque l’air d’un enfant sage, ou, au pire, d’un enfant normal. C’était sans compter sur la grandiose intervention de son aîné, faisant de lui le centre de l’attention, braquant les projecteurs sur sa propre personne alors que Wren sait bien mieux que personne que la lumière ne sied pas à Tobias. "S'il y a des flics dans le bled, hésitez pas à arrêter le taré qui a sûrement de la dope à dealer. Oui, lui, là. Faites gaffe, il est dangereux." Quel enfoiré. Il relève vivement la tête vers son aîné, rageur. Son regard lance des éclairs, ses poings se referment derrière son dos et s’il avait été à portée c’est certain que l’ancien pompier se serait devenu pris un coup de poing, peu importe où, il n’aurait pas eu le temps de réfléchir pour viser.

Personne ne se jette sur lui dans la seconde mais le problème n’en est pas réglé pour autant, encore moins alors que tous deux savent que la pièce est remplie de pompiers et que ce sont ce genre d’imbéciles qui pensent nécessaires de sauver le monde entier. Ils ont partagé leur corps pendant bien assez longtemps pour le savoir, Wren encore plus que Tobias. Il sait que cette simple phrase lancée à la volée pourrait emmener son frère en prison mais cela ne semble même plus le déranger. Ils en sont arrivés à ce point là, celui où l’amour est largement devenu haine, celui où la haine est forcée de prendre des milliers de formes différentes. Pour Tobias, la pire réponse possible reste la fuite. Il ne fuit jamais, devant rien ni personne, le gamin des rues que la fin du monde elle même ferait doucement rire. Pour la première fois depuis longtemps il se sent mal à l’aise, centre de l’attention largement épié. Ce n’est pas son rôle, ce n’est pas sa place non plus. Il est bien mieux à suivre les pas de chacun dans l’ombre, pas à être le centre de l’attention. Wren le sait, cet espèce d’enfoiré qu’il se jure de ne plus jamais sortir de son trou pour lui changer les idées. Qu’il se débrouille, lui aussi, tout autant qu’ils sont, et c’est ce que son doigt d’honneur lancé à son grand frère signifie à son tour maintenant qu’il quitte la salle, rageur. Il sort déjà une cigarette de son paquet pour se vider les idées et penser à autre chose.