| Les bulles du deuil (ft. Amos Taylor) |
| | (#)Jeu 6 Fév 2020 - 22:40 | |
| Les bulles du deuil Lola avait rencontré Sofia face à une machine au café. True story. Ce jour-là, elle avait très peu dormi parce qu'elle avait chassé une souris, à savoir la nouvelle habitante saugrenue de son studio miteux. C'était enfin l'année où elle avait quitté le domicile parental qu'elle haïssait tant. C'était l'année où elle avait commencé à travailler à l'hôpital psychiatrique. C'était l'année où sa vraie vie démarrait, mais ça peinait à se mettre en route, tout ça. Heureusement qu'elle avait Julia et Matthias sur qui compter no matter what. Enfin, elle avait deux meilleurs amis avec qui passer ses jours et ses nuits. Elle pouvait leur confier ses doutes et vivre des fêtes merveilleuses à leurs côtés. Bien sûr, c'était devenu un peu plus tendu depuis que Julia et Matthias s'étaient séparés, mais ils avaient réussir à se retrouver sur un terrain d'amitié que Lola consolidait par mille plaisanteries - tout pour les mettre à l'aise. Elle avait le sentiment de devenir adulte, de gagner en maturité, sans se douter que tout allait se casser la gueule, comme d'habitude. Lola enchaînait donc les cafés, ce jour-là, à la chaîne et sans répit, pour avoir l'air brave dans son atelier d'art thérapie, où les patients affluaient sans discontinuer, pour son plus grand plaisir et sa surprise la plus complète. Et c'est là qu'elle trouva cette gamine de dix-huit ans, l'air perdue mais enthousiaste, en train de se battre et débattre avec la machine qui lui avait volé ses pièces. Lola se prit aussitôt d'affection pour elle. Elle lui fit penser à un oiseau qui était tombé du nid. Et rien ne l'attendrissait autant que cette innocence, cette pureté qu'elle lisait sur de très rares visages. " Tu as besoin d'aide ?" Sofia avait relevé la tête et avait hésité, comme si elle n'aimait pas demander un coup de main, mais finalement, elle avait fait signe que oui, laissant ainsi entrer Lola dans sa vie, pour le meilleur comme pour le pire. Car, après ce jour-là, Lola ne l'avait plus jamais laissée tranquille. Elle lui avait posé mille questions sans relâche : de quoi rêvait-elle, quel métier voulait-elle faire, comment s'entendait-elle avec ses parents, que faisait-elle à Brisbane, quelle ville aimerait-elle visiter un jour, quels étaient ses musiciens préférés. La totale. Et Lola patientait lorsque Sofia ne savait pas, lorsqu'elle doutait, lorsqu'elle se balançait d'avant en arrière, sans trop savoir, sans se donner tout à fait le droit. Et puis, un jour, Lola avait proposé à Sofia de venir aider dans un atelier. Ca avait été une révélation pour toutes les deux, car Sofia avec un crayon dans les mains devenait un autre être humain. Contrairement aux patients, qui faisaient des aquarelles ou des pastels, Sofia s'était mise à dessiner des cases et des bulles. Lola et Sofia avaient ensuite passé des heures dans des cafés, à chercher quelle pourrait être l'histoire de la bande-dessinée. Le projet se montait lentement, car Sofia avait mille envies et peinait à leur faire suivre une ligne directrice. Lola lui donnait des cours de morphologie et de perspective, puis d'expressions du visage. Elles passèrent des journées à la bibliothèque, où Lola révisait son histoire de l'art et Sofia dévorait des bandes-dessinées, pour savoir dans quel courant elle se situait, pour découvrir ce que d'autres avaient créé avant elle. Parfois, Lola faisait semblant de lire et regardait discrètement la jeune femme qui s'épanouissait sous ses yeux, chaque mois un peu plus. Et puis, l'écriture et le dessin avaient commencé. Sofia avait finalement choisi une histoire de super-héroïne, mais c'était d'une douceur, d'une finesse, avec des pages entières d'illustrations qui donnaient envie à Lola de pleurer. Sofia se représentait elle-même, à la fois dans sa vie de tous les jours, dans ses origines avec ses parents, et dans des voyages à travers le monde entier, où elle aidait la veuve et l'orphelin, où elle changeait l'univers et les moeurs, pour le mieux, toujours pour le mieux. Un jour, Sofia fit promettre à Lola de lui enseigner le traitement digital des dessins dès qu'elle aurait fini une première version. Elle voulait tout apprendre : les couleurs, les ombrages, les filtres. Elles se firent un pinky swear, ce geste dérisoire qui scellait toute parole entre elles. Le lendemain, Lola reçut un coup de fil. Pendant des mois, Lola ne toucha pas un crayon. La bande-dessinée, dont Sofia lui confiait les pages terminées chaque semaine, était là, dans un tiroir de son bureau, et n'en bougeait pas. Et rien ne changea, jusqu'à 2019, lorsque Lola apprit bien malgré elle, par une conversation téléphonique avec l'ancienne directrice de l'université de Sofia, qu'Amos Taylor était arrivé en ville. Cette nuit-là, Lola ne réussit pas à dormir. Elle sortit la bande-dessinée des tiroirs et pleura tout ce qu'elle n'avait jamais pleuré, tenant ses larmes bien loin du papier, ne voulant rien gâcher, rien abîmer. Commencèrent alors de longs mois de dessin et d'écriture, car elle savait comment Sofia voulait finir son histoire. Elle passa des heures à apprendre le style exact de la jeune fille, car elle ne voulait pas trahir ce qu'elle avait passé tant de temps à apprendre. Et puis, elle était passée au travail sur ordinateur. Chaque minute passée à travailler la couleur des planches dérangeait un peu plus les vagues du deuil. Certains jours, le typhon se faisait trop violent, et elle voulait renoncer à tout, casser la gueule à son écran plat qui restait insensible, immuable. Vint la seconde, hors du temps, hors du monde, où elle réalisa qu'elle avait fini. Et qu'il était temps d'appeler Amos Taylor. Trouver quelqu'un pour lui donner son numéro de téléphone n'avait pas été très difficile. Il suffisait d'aller à l'université et demander aux bonnes personnes. Non, ce qui était difficile, c'était d'entendre les sonneries, et d'espérer au fond qu'il ne répondrait pas, puis de frémir au " Allô" qui sonnait dans le vide, alors que sa respiration se coupait, comme si on lui avait donné un coup de poing dans le ventre, dis quelque chose, Lola, bon sang, dis quelque chose. " Amos Taylor ? Je m'appelle Lola Wright. J'ai bien connu votre fille lorsqu'elle habitait à Brisbane. J'ai quelque chose à vous donner." Elle n'avait pas eu besoin d'en dire plus : il lui avait donné rendez-vous sur le port. Voilà comment elle se retrouvait là, notre Lola insouciante qui aime les plaisanteries pour éviter les émotions et alléger les vérités. Elle était là, le visage complètement sérieux, de grands yeux écarquillés sur l'eau qui allait et venait, les bateaux, les planches de bois. Elle aurait aimé s'enfuir, entendons-nous bien, mais déjà un homme se dirigeait droit vers elle, et il n'y avait absolument aucune possibilité que ce soit une erreur, car ces yeux, elle les aurait reconnus parmi des milliards, et la bulle de deuil dedans, dans le coin à droite, était si évidente. Dans ses mains tremblantes, elle tenait une grande enveloppe en papier Kraft. Dedans, il y avait deux dossiers : la bande-dessinée originale, plastifiée pour qu'elle reste intacte, de Sofia ; et puis la bande-dessinée qu'elle avait pris soin de terminer. Mais d'abord, il fallait qu'elle dise quelque chose. Elle ne pouvait pas juste la lui tendre et partir en courant. " Je suis désolée." Cela venait sans doute un peu tard. Et pourtant, elle avait la sensation que c'était hier, le coup de fil, qu'ils y étaient encore, au creux du deuil. Tout sens de passé, présent et futur, disparaissait. @Amos Taylor |
| | | | (#)Ven 7 Fév 2020 - 3:36 | |
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LES BULLES DU DEUIL
Le déni n’a pas duré longtemps. Le marchandage fut balayé rapidement aussi. Mais la colère, celle qui me rend un peu fou chaque jour, celle qui m’a remis en mouvement alors que m’apitoyer sur mon sort m’était devenu coutumier. Cette ire violence que je tente de noyer dans l’alcool, elle est toujours là. Elle rugit dans mes tripes, elle hurle et parfois, lorsque j’en ai besoin, je m’y fie. J’écoute ses sermons pour ne pas abandonner quand les portes se refermaient toutes derrière moi. Combien ai-je été obligé de forcer jusqu’à atteindre le Club ? Combien de verrous ai-je dû crocheter pour être entendu de l’université lorsque je réclamai un coup de main au recteur ? Il me refusa son aide bien souvent, faute au respect de la vie privée. Je comprenais évidemment. En tant que père, je n’aurais pas aimé que l’on divulgue le numéro de téléphone de mon enfant au premier venu. Mais, que faisait-il de sa conscience ? Comment justifiait-il les ragots qui prêtent à son université un trafic de substances illicites ? N’était-il pas dans l’obligation de m’épauler pour qu'éclate la vérité, pour l’honneur de son étudiante (son décès avait secoué quelques-uns de ses camarades dans les amphithéâtres) ? Comment faisait-il pour dormir du sommeil du juste alors qu’il entrave mon enquête ? Comment ? Ça me dépassait, mais je suis un gars tenace quand je défends une noble cause, la mienne, celle d’entreprendre de laver la mémoire de ma fille. Je rusai pour gagner quelques numéros de téléphone. Je le contournai le doyen en retrouvant Charlie qui m’aiguilla au mieux sur les fréquentations de Sofia. Certes, toutes mes rencontres n’aboutirent pas sur de grandes révélations, mais les plus touchés par sa mort n’hésitaient pas à s’épancher sur le souvenir, au départ mal à l’aise, jusqu’à ce que je les invite à poursuivre d’un signe de la tête ou d’un sourire ému, mais encourageant. J’aimais qu’on me parle d’elle. En prononçant son prénom, en me confiant ces anecdotes, ils la ressuscitaient et m’ouvraient un boulevard sur des facettes entières de sa personnalité dont j’ignorais tout ou que je ne voulais pas accepter. Il avait grandi vite, mon bébé. Trop vite pour mon cœur de père. Ces récits étaient ravageurs sur ce dernier, mais paradoxalement, il me faisait un bien fou. Sans doute était-ce pour cette raison qu’aujourd’hui encore, des années après son décès, je ne crache jamais sur l’opportunité d’en apprendre davantage sur elle. Je regrettais d’avoir épluché toutes les pistes d’ailleurs. Ces amies les plus intimes avec lesquelles j’entretenais une relation saine et étroite, je veillais à les protéger au mieux, pour me racheter à mes yeux et parce qu’il était bon de recueillir, au hasard de nos conversations, de quoi lui permettre de vivre, même dans la mort. Est-ce donc si étonnant que je fixe rendez-vous à cette Lola. À aucun moment je n’envisageai de ce que coup de fil pourrait être le fruit d’un canular indécent. Qui ferait ça, si ce n’est un monstre ? Non ! C’était impossible. Je balayais rapidement cette éventualité bien que j’en demeurai circonspect longtemps après son appel. Qui était-elle ? Comment l’avait-elle rencontré ? Pourquoi avait-elle attendu des années avant de se manifester ? Que détient-elle en secret qui me détruira peut-être ? Et, surtout, comment avait-elle pu m’échapper ? Toutes ces questions, qui espèrent réponse, m’empêchèrent de dormir jusqu’au jour de notre rendez-vous, sur le port, parce que je m’y sentais bien, parce que j’y avais du travail et que m’occuper, m’éviterait de crever d’impatience.
Faute à mes insomnies, j’arrivai sur les lieux à l’aube et, depuis le ponton, je détaillais ma nouvelle acquisition. Ce bateau, vandalisé, mis à la vente par des propriétaires abandonnés par leur compagnie d’assurance, je m’étais donné du mal par le rempoter aux enchères. Je contractai une dette faramineuse auprès d’une personne influente de la ville et j’entendais bien le bichonner. Il y avait du boulot pour qu’il retrouve enfin toute sa splendeur. Il me réclamerait de l’huile de coude et peut-être un coup de main d’Arthur. Ça ne m’inquiète pas. Je retroussai les manches de mes vieux habits de travail et j’entrepris de le briquer jusqu’à que disparaissent les graffitis. L'activité me détourna de l’objet de ma peine jusqu’à ce que le soleil atteigne son zénith. 14 heures. C’était l’heure idéale pour ce genre de rencontre. Il fait chaud, l’été, à Brisbane. Avec un peu de chance, ses rayons me réchaufferaient si les déclarations de Lola glaçaient mon sang. J’avais eu mon compte d’émotions ces derniers jours et pourtant, tandis que j’aperçus la silhouette de la jeune femme, je la reconnus aussitôt. Elle avait l’air hagard. Son regard cherchait autour d’elle un visage familier ou, tout du moins, un homme pressé de se présenter auprès d’elle. Sans prendre le temps de me laver les mains, je traversai le ponton et je cheminai vers cette enfant d’un pas alerte, de peur qu’elle ne s’enfuie. Je marchai dans sa direction, inquiet de réveiller Sofia d’entre les morts. À quelques mètres de la petite brune en proie à une émotion qui fit écho à la mienne, j’eus l’impression subite, mais non moins évidente que nous étions liés elle et moi, unis par leur deuil. Elle l'avait aimée, ma Sofia. Profondément, parce que les seuls mots qu’elle parvient à prononcer, d’une voix fragile, comme du cristal, furent « Je suis désolée. » Et je lui ai souri, avec amertume d'une grimace qui affirme haut et clair que je ne suis pas tout à fait remis de ma perte, que je ne comblerais jamais le trou béant que son absence a creusé dans mon estomac. « Je sais. » Je déglutis avec peine. J’ai envie d’un verre. Je regrette de ne pas être capable d’en dire plus, mais que dire, justement ? « Viens. Ne restons pas là. Il y a un banc pas très loin d’ici. Plein sud. Vue imprenable sur la mer. » En cas de pépin, le bruit des vagues m’apaiserait. En attendant, je l’invite à me suivre d’un geste de la main. « J’aurais voulu être un peu plus présentable. Je… » J’hésite. Dois-je trancher tout de suite dans le vif du sujet ou convient-il de respecter ces émotions qui l’ont envahi. J’aurais pu régler la question du : comment tu m’as retrouvé, mais ça me parut bien inutile. Qu’est-ce ça pouvait bien faire finalement ? Elle était là, son paquet entre les mains, dans une tenue sage et élégante, celles que l’on choisit quand on s’apprête à affronter quelque chose de plus grand que nous, qui nous dépasse un peu. « Je suppose que ce que tu voulais me donner est là. » Je désignai l’enveloppe qu’elle serre tout contre elle et, avant qu’elle ne me l’attende, je l’arrête d’un geste. « Pas maintenant. » avouais-je non par désintérêt, mais parce que j’ai peur que ce qu’elle renferme me coupe le souffle, m’empêche de respirer, me prive de la force nécessaire à mener toute conversation dans laquelle je puise l'énergie pour la venger. « Dis-moi d’abord comment tu vas ? » C’est la moindre politesse tandis que je sous-entends que je comprendrai, s’il lui faut digérer, avant de se mettre à table. « Et après…je voudrais que…tu me parles d’elle. » Je baissai la tête, embarrassé par cet aveu de faiblesse des plus banales pourtant. Je ne suis plus habitué à me laisser aller à ma douleur et ma fierté, elle déteste toujours autant. « Si tu es d'accord, bien sûr.» Elle n’était peut-être pas venue pour ça. Peut-être n’aspirait-elle qu’à me remettre son présent pour ensuite disparaître. Je l’ignorais, alors, prévenant, je m’assure de ne pas la brusquer.
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| | | | (#)Sam 8 Fév 2020 - 17:16 | |
| Les bulles du deuil Lola suivait Amos jusqu'au banc en tentant de contenir les quatre-vingt-douze émotions qui la traversaient d'un coup, vlan, sans se laisser la place, toutes en même temps, le deuil, le soulagement, la joie de revoir ces yeux, les mêmes que Sofia, ceux qu'elle n'aurait jamais crus revoir, la douleur, une souffrance impensable, le choc, la colère, une fureur noire, de l'affection, un attendrissement, une compassion, une empathie telle qu'elle aurait pu en crever. Elle aurait aimé avoir l'élégance de ses parents en ce moment précis, leur détachement, leur hypocrisie, la politesse qu'ils utilisaient pour ne pas rentrer dans l'émotionnel, dans le réel. Elle aurait aimé s'en foutre. Elle aurait aimé lui lancer l'enveloppe dessus et sauter dans l'eau pour que sa température descende, que les bruits s'éteignent, que le monde n'existe plus. Mais elle le suivait vers le banc, et elle savait qu'ils allaient parler, et ce serait incroyablement difficile, mais elle le lui devait, pas à Amos, qu'elle ne connaissait pas - à Sofia. Elle aurait aimé croire en un Dieu, en un paradis. Elle aurait aimé croire que Sofia pouvait les voir depuis le ciel, depuis un endroit pour les anges, pour les gens bien, pour les gens avec un coeur pur, et qu'elle souriait de les voir réunis, de les voir se rencontrer, car elle les aimait tous les deux. Elle aurait aimé croire que Sofia n'était pas si loin, qu'elles pourraient se revoir, qu'elles pouvaient communiquer, que Sofia savait. Mais elle ne croyait en rien d'autre que l'absence qui se manifestait partout, dans tous les espaces vides de l'anti-matière de l'univers. Et Amos qui parlait d'être plus présentable. Lola eut un rire d'une seconde, qui se transforma en sourire tellement triste qu'elle préféra l'effacer complètement de son visage. Elle resterait neutre, plutôt. Elle resterait sérieuse. Elle ne tenterait pas de combler le vide, pas cette fois. Alors que leur attention se reportait sur l'enveloppe, Lola voulait la lui donner, mais un geste de main d'Amos l'arrêta, et elle se tendit comme un trombone tordu, délié, en ligne droite qui zigzague. Elle avait le mal de terre, le mal de mer, le mal de coeur. Et il lui demanda comment elle allait, et elle prit quelques secondes pour ne pas fondre en larmes en répondant, parce que putain, c'était quand même lui le concerné, c'était lui le- Elle n'arrivait même pas à penser "père", "papa", c'était trop. Alors, elle prit le temps qu'il lui fallait avant de répondre : " Je vais mieux. Je n'ai toujours pas de foi ou de raison d'être. Pas de réponses. Pas d'épiphanie. Mais j'arrête de tout détruire. Je construis des projets, des relations. J'essaye de ne plus faire de mal aux autres. C'est tout. C'est suffisant." Elle se demandait s'il comprenait, s'il pouvait comprendre. Elle se demandait s'il avait idée de ce que c'était, pour elle, d'avoir enfin une famille dans laquelle elle se sentait bien, les McGrath et tous leurs drames, toutes leurs complications, tous les mots et les coups qu'ils se jetaient à la figure parce qu'ils se permettaient de tout ressentir, le contraire de là dont elle venait. Elle avait trouvé un lieu et un foyer, et elle était si reconnaissante. " Et toi ?" Elle avait peur de la réponse, mais elle se devait de poser la question, parce qu'elle voulait vraiment savoir, et ses yeux se plongèrent dans ceux d'Amos, malgré le coup de jus de mémoire que cela provoquait, malgré la chair de poule, malgré la nausée qui montait. Elle voulait savoir comment il allait, lui. Lola s'était longtemps demandé ce qu'elle raconterait de Sofia à Amos le jour où elle le rencontrerait. Cette question ne venait pas de nulle part, elle était normale, logique, prévisible ; elle savait que ça tomberait, et elle s'était préparée, parce que sinon elle se serait écroulée, allongée par terre les yeux fermés pour oublier. Alors, à la place, elle avait pris le temps de bien se souvenir avant, pour venir armée de moments, de détails. " Sofia était un ange têtu. Elle voulait tout faire à sa façon. Mais elle écoutait les conseils, quand ils portaient vers quelque chose qu'elle voulait apprendre. Elle écoutait les conseils, mais elle ne les suivait pas forcément. Elle me surprenait toujours." Lola ne put plus rester dans le regard d'Amos et détourna les yeux vers la mer. " Je l'ai rencontrée à l'hôpital. Elle s'était portée volontaire pour aider. Elle avait tout le temps peur de mal faire les choses." Ca fit rire Lola, du rire le plus triste de la planète, car elle se souvenait de Sofia torturée, se demandant si elle était en train de tout rater, alors qu'elle réussissait, qu'elle aidait, qu'elle était là, et que c'était bien comme ça. " Parfois, elle disparaissait pendant des semaines. J'attendais. Je savais que je n'avais aucun droit et pourtant je m'inquiétais, je m'énervais. Mais elle revenait toujours." Elle revenait toujours, elle revenait toujours. La phrase sonna comme un écho, encore et encore, et Lola mit la main sur sa poitrine, car c'était trop serré, il y avait comme un début de crise d'angoisse, comme un javelot droit dans l'organe. " Elle riait beaucoup et étudiait beaucoup. Pas l'école, mais sa passion : le dessin et la bande-dessinée. C'est quelque chose qu'on partageait, même si je ne connaissais pas trop le monde des comics avant qu'elle ne m'y plonge." Lola ferma les yeux et respira profondément. Elle avait fait des exercices de méditation et de sophrologie lorsque, au tout début du deuil, refusant de parler de Sofia à qui que ce soit (et c'était toujours le cas, jusqu'à aujourd'hui), elle multipliait les crises d'angoisse le soir avant de dormir. Elle reprit donc le rythme, inspirer longuement, expirer lentement, ne se concentrer que sur ça. Elle sentait la présence d'Amos à côté, qui irradiait de l'énergie, des émotions. Elle laissa cela flotter comme une réalité qu'elle devait accepter. Puis elle rouvrit les yeux et regarda Amos de nouveau. Il était là, si réel. Et elle eut la pensée atroce, innommable, qu'elle aurait préféré qu'il soit mort et que Sofia soit là à sa place. Elle aurait su comment la consoler, Sofia. Mais que dire à un père qui a perdu sa fille ? Elle hésita à lui prendre la main, ou à lui passer un bras autour des épaules, ou à lui sourire, n'importe quoi pour aider, un signe d'affection, de présence, mais son corps était figé tandis qu'elle voyait en lui des mois de souvenirs. Elle recula pour laisser de la place entre eux sur le banc et posa l'enveloppe au milieu. " On peut rester là aussi longtemps que tu en as besoin. Tu peux ouvrir l'enveloppe avec ou sans moi." Ce qu'elle voulait dire, c'était : I'm not going anywhere.@Amos Taylor |
| | | | (#)Sam 8 Fév 2020 - 21:39 | |
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LES BULLES DU DEUIL
Nous aurions pu demeurer là, au milieu du port, statique, de longues minutes durant, comme en méditation. Nous aurions pu nous observer en chien de faïence en quête des mots qu’il faut, des mots qui rassurent, qui témoignent du respect, de l’empathie et de la reconnaissance. Or, la dénommée Lola brisa le silence de sa voix fluette, mais presque éraillée par l’émotion et j’ai compris. J’ai su qu’elle n’était pas entièrement remise de la disparation de Sofia. Elle s’en relevait doucement, malgré les années, si bien que notre peine commune et différente à la fois, cette douleur cuisante et indolente, tressa aussitôt entre nous un lien étrange qui m’a privé du don de la parole. Je n ai rien dit avant cette douce enfant qui tient, entre ses bras, l’objet de son appel. Elle le serre tout contre elle et je devine ô combien il lui est précieux. Il doit être chargé de beaux souvenirs, néanmoins pesants, qui sont cher à son cœur. Me les offrir s’apparente sans doute à une déchirure à ses yeux et je regrettai d’avoir été trop couard pour lui éviter l’épreuve compliquée de nous sortir de cette contemplation. C’est mon rôle normalement. C’est moi qui, au terme de cette entrevue, serai amené à la remercier de tout mon cœur. La moindre des choses à présent, est de veiller à ce que je ne l’ébranle pas davantage en faisant preuve d’un égoïsme sans précédent. Je brûle de découvrir ce que contient son paquet. Ma curiosité me dévore, mais je prends le temps de m’inquiéter d’elle et de sa convalescence émotionnelle. Je n’aurais su dire si son discours me rassura ou m’émeut. En revanche, j’aurais affirmé sans conteste qu’elle est sacrément intelligente, la petite. Elle manipule le verbe avec aisance et elle me souffle. Sofia aussi était à l’aise avec les discours. Qu’elles se soient autant appréciées ne m’étonne guère, ça me surprend moins que les confidences de son amie. Je suis un étranger pour elle. Si elle s’était présentée aux portes du funérarium, si elle participa à l’éloge funèbre de mon bébé, je ne m’en souvenais pas. Je n’étais présent que de corps quand la foule se pressa autour de son cercueil pour lui souhaiter bon voyage. J’étais aussi éteint que le sourire dont je couve ce bout de femme. « Largement, oui. Et puis, tu es jeune encore, tu finiras bien par trouver ta voie.» ponctuais-je avec bienveillance. J’avais dû mal à l’imaginer dans le rôle du bourreau, mais suis-je totalement objectif ?
Pourrais-je l’être alors qu’elle détient le mot de passe qui ouvre les portes sur ce que j’ai de meilleur en moi ? « Moi, je.. Eh bien. » J’hésite lourdement. Je suis tiraillé entre l’authenticité (Je survis) et le mensonge (Je vais bien, merci.) Je tranchai, happe par le poids de son regard cadenassé au mien. Elle y cherche des réponses, les vraies, pas les mensonges que l’on sert par politesse quand je m’arrête à la décence. Elle est trop jeune pour m’aider à porter mon deuil et pourtant…« J’apprends à faire avec… » Le trou béant que la perte creusa dans ma poitrine. « Et j’espère encore que j’y arriverai un jour. » A condition que je le veuille vraiment. Un sourire, un battement trop précipité de mon cœur est souvent source de culpabilité. Je suis effrayé à l’idée d’aller mieux, vraiment. J’ai peur que, d’où elle est, ma gamine ait mal, comme la petite fille d’hier qui se réfugiait dans les bras de ses parents après avoir rêvé que nous l’abandonnions. J’ai peur d’oublier la musique de son rire et le son de sa voix. J’ai peur que le temps gomme le souvenir de ses traits juvéniles. J’ai peur, oui, chaque jour que Dieu fait, mais je le tais. Je joue la partition que mes proches espèrent entendre à l’aide du pipeau des faux-semblants et du banjo des sourires factices. Avec Lola, je ne suis pas obligé de faire semblant cependant. Je peux lui sous-entendre que me relever un combat et qu’il m’arrive de manquer de force pour me tenir sur mes jambes. Je peux me le permettre, tout comme je peux lui réclamer de quoi nourrir ma mémoire et mon imagination et Dieu que j’aime son récit. Le portrait qu’elle dressait de Sofia était si fidèle que j’ai clos les paupières, un instant, pour me la représenter. « Têtue, oui. » Je forçai un nouveau sourire. « J’aimais dire qu’elle l'était autant que sa mère, mais c’est un mensonge. » J’étais le plus borné du couple. Ça n’échappait à personne. Tout comme chacun s’accordait à reconnaître la gentillesse de Sofia. Apprendre qu’elle vouait son temps à aider les autres me fit un pincement au cœur. L’information réveilla mon sentiment d’injustice également. Elle ne méritait pas de mourir seule, nue, baignant dans sa bile, les yeux renversés. Elle aurait mérité de vivre longtemps, de croquer ses rêves à pleine dents, de tomber amoureuse et d’être aimée en retour, de se marier et de fonder sa propre famille. Elle méritait de s’épanouir dans le boulot de son choix et de briller parce qu’elle était souriante, solaire, déterminée, imprévisible et pétillante. Elle méritait mieux que ce que le sort lui réserva et j’eus envie de hurler tout mon saoul à défaut de m’autoriser à la pleurer de nouveau. A défaut, je détournai mes yeux de la mer, calme et paisible, pour concentrer mon attention sur Lola. « Est-ce que tu as su ce qui lui est arrivé ? » Non pas que ça soit important. Je la laisserais volontiers dans l’ignorance si elle n’avait pas été avertie. La véritable question, celle que ma maladresse exprimait mal, c’était : « Je veux dire. Est-ce que tu l’as attendue longtemps… la dernière fois ? » C’était là le seul sens à ma question. Au vu de son affection débordante, j’allai jusqu’à prier pour qu’elle n’ait pas été ignorée par les forces de l’ordre, la gentille Lola, la sensible artiste qui, aujourd’hui, m’en apprend plus sur son amie.
Certes, j’ai toujours su que l’art comptait parmi ses passions. Je ne comptais plus le nombre de musées ou de galeries d’art dans lesquelles elle me tira. Elle pouvait s’extasier durant des heures devant un tableau, à le décrire et moi, dans ces moments là, elle m’échappait un peu, mais j’étais fière qu’elle soit plus maligne, plus cultivée ou plus sensible que son vieux père. Je l’étais tout autant qu’elle s’enferme dans sa chambre pour lire pendant que les autres jeunes de son âge s’abîmaient les yeux sur leur écran. Mais, jamais je n’avais soupçonné que ces bandes-dessinées, dont elle nous résumait les bulles, furent une source d’inspiration. « Je savais qu’elle dessinait, mais je ne savais pas que… » Pris de honte, je n’ajoutai rien. Je laissai le reste de ma phrase s’échouer sur la grève et je fronçai les sourcils. Je ne me renfermais pas sur moi, je me jugeais, encore, et le verdict n’avait rien de réconfortant. Je me perds dans mes pensées. Je vois mes proches me pointer du doigt et mon cœur se leste d’un incommensurable chagrin. Je n’en veux pas à Lola. Au contraire, je lui suis entièrement reconnaissant de lever le voile sur les ambitions de Sofia. Or, je ne parviens pas à la regarder ou à lui parler. Les mots se coincent dans ma jugulaire. Si je pose mes yeux délavés sur elle, c’est sa main qu’ils accrochent, celle qui pousse vers moi cette fameuse enveloppe. « Qu’est-ce qu’elle contient ? » m’enquis-je de cette voix tremblante, témoignage de ma lutte contre mes faiblesses. Mes yeux lancent des SOS et j’ai honte. Je me sens lamentable de m’accrocher à cette gamine qui n’a rien demandé, qui accomplit simplement ce qu’elle pense être son devoir. « J’ai besoin que tu m’aiguilles. » Parce que je suis tétanisé par le postulat que le contenu de ce paquet m’explose au visage, qu’il me coupe la tête, tel le couperet affuté d’une guillotine sur la nuque du coupable idéal.
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| | | | (#)Dim 9 Fév 2020 - 17:44 | |
| Les bulles du deuil Et tout revenait : Sofia qui souriait beaucoup trop lorsque Lola lui rendit ses pièces de monnaie et l'invita à prendre un vrai bon café plutôt que ce liquide brun sans goût d'hôpital ; Sofia assise de l'autre côté de la table qui se laissait tout ressentir lorsqu'elle lui avait fait découvrir les Pink Floyd pour la première fois, en vinyle en plus, rien que ça, Dark Side Of The Moon, ç'avait été à la bébé Sofia de faire écouter ça à Lola, ç'aurait dû être le contraire, mais Lola en avait éprouvé une gratitude infinie, et ça les avait encore rapprochées ; Sofia qui courait jusqu'à l'appartement de Lola, qui la regardait par la fenêtre, étonnée, puis qui montait, essoufflée, pour lui tendre une planche et lui demander ce qu'elle en pensait ; Sofia qui s'endormait devant un film que Lola lui montrait puis se confondait en excuses et insistait pour qu'elles le revoient en entier, insistait tant et si bien qu'elles l'avaient fait, et Sofia s'était de nouveau endormie, et elles avaient eu un tel fou rire ensemble quand elle s'était réveillée ; Sofia qui avait insisté pour lui offrir un dîner à la fin du premier chapitre de la bande-dessinée, car elle disait que la vie n'était pas simple et qu'elle n'y comprenait pas grand-chose et que parfois elle sentait qu'elle se perdait, mais que lorsqu'elle dessinait, elle se retrouvait, et cela, elle le devait à leur temps passé ensemble, et Lola qui secouait la tête et lui disait que Sofia y serait parvenue par elle-même quoi qu'il arrive. Tout revenait, et Lola ne pouvait rien faire d'autre qu'encaisser, encaisser, encaisser, et ses poings devenaient bleus blancs rouges à force de les serrer, et elle se força à les laisser se détendre, à les étirer, tandis qu'elle déglutissait difficilement. Amos lui dit qu'elle était jeune, qu'elle trouverait sa voie, Lola acquiesça sans rien ajouter, sans dire tout ce qu'elle pensait d'être jeune et perdue, de manquer d'air, de se retrouver tout le temps à des carrefours sans qu'une flèche brille plus que les autres. Elle était l'indécision même, l'imprévisibilité, et d'habitude elle s'en réjouissait, mais là, à côté d'Amos, si près de Sofia, elle s'en voulait de ne pas mieux faire, de ne pas être à la hauteur, de ne pas rattraper par sa vie l'injustice absolue de la mort de Sofia. Elle aurait dû être exposée dans le monde entier, déjà. Elle aurait dû dépasser ses peurs stupides. Elle aurait dû en faire plus. Lola apprécia profondément l'honnêteté d'Amos. Elle avait besoin qu'il soit vrai, lui aussi, pour qu'ils puissent être là, ensemble, pour qu'il n'y ait pas que du silence et du vide. Elle avait envie d'un verre d'alcool, mais d'une puissance, quelque chose de rare. Elle buvait quasiment tous les jours, mais de façon festive, parce que c'était là, parce qu'elle sortait, parce qu'elle dansait, parce qu'elle était jeune et que tout était possible, et certes parfois parce que les émotions se multipliaient. Mais là, c'était un ouragan, et ça lui restait en travers de la gorge qu'Amos ne s'en sortirait peut-être jamais. Elle ne pouvait pas se mentir à elle-même sur le sujet. Elle en avait étudié, en fac de psycho, des cas de parents qui ont perdu un enfant. Elle connaissait les statistiques, et elles n'étaient pas bonnes. Et soudain, elle eut cette peur panique de perdre Amos, qu'il décide que ça suffisait, les conneries, qu'il en avait assez bavé pour toute une vie, et qu'il largue les amarres, lui aussi. Elle eut l'impression inexplicable qu'elle ne s'en remettrait jamais. Elle le regarda avec l'envie de lui faire promettre qu'il resterait. Elle ne dit rien mais c'était là, dans ses yeux, et elle le lui transmettait si fort, si fort, qu'il devait bien en recevoir quelque chose, en comprendre une partie. Reste avec moi.Elle fut rassurée d'entendre que c'était lui, le têtu, l'obstiné. Elle se dit qu'il ne renoncerait peut-être pas de si tôt, avec un peu d'espoir. Elle ne savait pas grand-chose des circonstances de la mort de Sofia, car elle avait arrêté d'entendre quoi que ce soit après l'annonce du décès. Une surdité immédiate, comme lorsqu'une bombe explose. Rien ne traversait ses tympans. Rien n'entrait, rien ne sortait. Comme une camisole de force. Comme voler dans un avion à travers les nuages et être hors de l'espace-temps, nulle part, partout. Elle secoua la tête. " Je ne sais pas exactement." Elle ne voulait pas être impolie, mais elle ajouta malgré tout : " Je n'ai pas envie de savoir." Elle serra les mâchoires. " Je suis désolée, mais j'ai tous les souvenirs de vie, d'espoir. Je ne peux pas, je ne veux pas, avoir les autres." Les autres, ceux de Sofia inanimée, ceux de Sofia qui était là sans être là, le mystère éternel du corps sans âme, de la coquille, du néant qui terrifiait. Qu'Amos se sente honteux de ne pas avoir mieux connu la passion de Sofia, en revanche, ça bouleversa tellement Lola qu'elle combla la distance d'un " non" retentissant. " Non", répéta-t-elle une deuxième fois. " Non", répéta-t-elle une troisième. " On ne va pas s'en vouloir de choses qu'on a ratées, parce que si on part sur ce chemin -", les larmes qui remontaient, le coeur qui s'emballait, la boule au ventre, la nausée, " si on part sur ce chemin", s'ils partaient sur ce chemin comment pourrait-elle survivre elle qui était là juste là si près à côté d'elle et qui n'avait pas posé les questions pour ne pas être intrusive alors qu'elle aurait dû être l'adulte la protéger pas jouer à la copine. " Non", répéta-t-elle une quatrième fois. Elle se tourna vers l'enveloppe, plutôt, la raison pour laquelle ils étaient là, pour laquelle ils se rencontraient. Et Lola de se dire qu'ils auraient dû se voir plus tôt, qu'elle aurait dû l'appeler avant, mais que peut-être il y avait une raison derrière cette attente, peut-être qu'ils n'auraient pas été capables de se dire tout ce qu'ils se disaient il y a encore six mois, il y a encore trois semaines. Peut-être qu'on rencontre les gens à un certain moment pour une bonne raison. Il lui demandait le contenu de l'enveloppe, et Lola resta là, les yeux hagards, sans rien dire. " Est-ce que t'as du-", commença-t-elle, mais non ça n'avait pas de sens, il n'allait pas avoir une bouteille sur lui, mais pourquoi pas, les fumeurs avaient bien un paquet et un briquet sur eux, pourquoi les gens ne pourraient pas avoir une bouteille, c'était quoi le problème, " est-ce qu'il y a un-", elle regarda autour d'elle, elle ne voyait pas grand-chose, elle voyait flou, putain elle pleurait, elle n'y croyait pas elle-même. Elle leva un doigt vers Amos, pour lui demander d'attendre, se leva et marcha vers les bateaux, seule, une seconde, deux secondes, trois secondes, et elle pleurait, et il n'y avait rien à faire qu'attendre que ça passe, elle le savait, et la honte n'y changerait rien. Lorsqu'elle eut enfin contrôlé whatever the fuck had just happened, elle revint vers Amos, en secouant la tête de son écart, de son manque de contrôle, et parvint enfin à finir sa phrase : " Est-ce qu'on peut aller boire quelque chose ? Je te raconterai ce qu'il y a dans l'enveloppe. J'ai juste besoin d'un verre. Ou deux." Elle eut un flottement de sourire, quelque chose qui revenait, de l'humour sorti de nulle part. " Ou trois." Elle baissa les yeux et rit, tout doucement, car Sofia aurait ri, et qu'elle l'entendait quelque part, depuis les étoiles, depuis l'écume, depuis le bois qui avait servi à construire ce banc, depuis les gouttes de pluie qui commençaient à s'échouer sur son visage, elle était là, partout, et elle riait, car ça la faisait rire quand Lola perdait ses moyens, quand elle avait besoin d'un verre, quand le monde devenait trop. Et une fois, alors que Lola avait passé une semaine apocalyptique et venait de dire qu'elle avait besoin d'un verre, ou deux, ou trois, Sofia lui avait fait un câlin et lui avait dit qu'elle était heureuse de l'avoir rencontrée. Lola essuya une larme qui commençait à couler, menaçante envers elle-même, CORPS TU ARRETES, et se força à regarder Amos dans les yeux. @Amos Taylor |
| | | | (#)Dim 9 Fév 2020 - 23:17 | |
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LES BULLES DU DEUIL
Et soudain, je la trouve fébrile, comme prise de panique. Ses yeux m’envoie des SOS et moi, je me demande ce que j’ai fait ou ce que j’ai dit pour la mettre dans cet état. Vivait-elle mal mon honnêteté ? Aurait-il été préférable que je lui chante la mélodie qu’exige la bienséance ? Aurais-je dû lui répondre que tout allait bien, bien mieux, parce que la politesse préfère le mensonge à la réalité ? Non. Elle avait presque l’air soulagée que je ne lui serve pas un plat épicé de faux-semblants et de non-dits. J’étais par ailleurs convaincu qu’elle y puisa assez de confiance en moi, l’inconnu, l’homme devenu fou de chagrin – quoique ça, elle l’ignorait - l’étranger qu’elle contacta, rassemblant tout son courage. De tout évidence, il s'agissait d'autre chose, mais j’avais fouiné dans ma mémoire à court terme, rien n’expliquait cette peur qui l’habitait tout à coup... jusqu’à ce qu’elle m’éclaire. Elle ne sait rien et c’était très bien comme ça. Elle ne préférait pas entendre le récit de cette tragédie que j’aurais, de toute façon, garder pour moi. Je n’arrive pas à en parler à cause de tout ce que ça réveille en douleur, en rage et en sentiment d’injustice. Je maudis cette histoire autant que le destin et je regrettai que cette jeune fille, douce et avenante, ait mal interprété ma question. L’ai-je trouvée lâche pour autant ? Pas le moins du monde. Au contraire, je la jugeais respectueuse envers moi et envers la mémoire de Sofia. Elle ne voulait chérir que leurs beaux moments et c’était tout en son honneur. Dès lors, rassemblant l’énergie du désespoir, je posai ma main sur son épaule dans le seul but de l’apaiser. « Ne sois pas désolée. Si ça peut te réconforter, je ne t’aurais rien dit. J’étais juste tracassé à l’idée que tu puisses l’avoir attendue longtemps avant d’apprendre qu’elle…. » Qu’elle était morte ? Qu’elle ne sourirait plus ? Qu’elle ne dessinerait plus avec elle ? Qu’elle resterait à jamais la gamine de moins de vingt-ans qui avait certainement pris son mentor pour modèle ? « Qu’elle était partie. Je crois me rappeler qu’elle a souvent fait allusion à toi, à sa mère. » Elle m’avait volontairement tenu à l’écart et, si le saisir me fait l'effet d'un coup de poignard, je ne peux m’en prendre qu’à moi-même. Ce qui me rendait fier aujourd’hui, sa dévotion à aider les laissés pour compte, les âmes perdues que la société enferme pour ne pas assumer ses responsabilités, m’aurait inquiété hier. Sans doute aurais-je estimé que Lola, parce qu’elle était bien plus vieille que ma Sofia, n’était pas digne de confiance, qu’elle aurait pu l’entraîner sur des pentes savonneuses. Je me serais montré soupçonneux, à tort évidemment, je peux l’affirmer maintenant que j’ai cette enfant sous les yeux, mais à l’époque, mon cœur anxieux de père aurait-il accepté de me faire à l’idée que tous les jeunes adultes ne versent pas dans la débauche ? Je n’en étais pas certain. « Je voulais être sûre de n’avoir rien loupé, tu comprends ? » Tout comme j’avais raté le coche à propos des passions de mon bébé.
Là encore, je manquai de délicatesse. Témoigné de mon imperfection, avec cette voix teintée de remords troubla tant l’artiste à mes côtés que je ne pus lui cacher mon désarroi. Je lui fais du mal, malgré moi. Je ne m’emploie pas à la transformer en béquilles, mais force est d’admettre que je n’écris pas la bonne partition. J’eus à cœur de m’en excuser, mais elle me gifla de plusieurs « non » qui en disaient long sur sa bonté. Son empathie me réchauffa le cœur parce qu’elle avait raison. Il était trop tard pour les regrets. Il n’est plus utile de se torturer, tout du moins, pour un temps, celui que durera cet entretien. Plus tard, quand elle sera partie, je devine aisément que je ressemblerai à un déchet d’avoir noyé mes émotions au fond d’un verre. Sur l’heure, je hoche simplement de la tête et je lui souris avec gratitude. « C’est vrai. Pardonne-moi, tu veux. » C’est juste que je pensais avoir exploré toutes les pistes et que je ne t’attendais plus, taisais-je de peur de paraître pitoyable : je déteste la compassion qui tend vers la commisération. « Je suis maladroit. Pas très habile avec les mots. Je ne voulais pas te faire de la peine. » D'autant qu'elle m'a appelé de son plein gré alors que d’autres, moins bien informés, se sont cachés de moi comme si mon deuil était une maladie honteuse et contagieuse : la peste et le choléra réunis. Mais, cette révélation, je la gardai pour moi, une fois de plus, parce qu’elle n’est pas là pour me soutenir. Si elle a bravé sa propre peine, c’est pour me remettre un présent que je présume important pour elle et qui, par la force des choses, puisqu’il concerne Sofia, me deviendra plus précieux que toutes ses photos que je sème un peu partout derrière moi, dans ces endroits où je me sens en sécurité, dans ces lieux où elle l’est également. Bien sûr, j’ai envie de me saisir de cette enveloppe, de la décacheter et de me laisser emporter par le torrent d’émotions qui m’envahira. C’est indéniable, mais je suis mort de trouille. J’ai peur de ne pas être capable de contenir mes larmes, de bafouiller, d’avoir envie de hurler, de ne pas être capable de me relever si ce cadeau est trop beau ou trop émouvant. Je flippe parce que ma plaie est toujours à vif et que les années ne semblent pas suffire à la panser. Je redoute tant que je m’en remets à elle, comme un gosse qui appelle ses parents à l’aide parce qu’il a foutu le feu au rideau. Je l’interpelle et une fois encore, je me fustige d’être si peu prévenant et de la mettre mal à l’aise.
La voir pleurer fut un véritable crève-cœur. Sans le vouloir, c’est une coup de poing qu’elle m’administra, si bien que la remise en question qui en découla m’autorisa à ignorer mes faiblesses au profit de la dignité. Je me levai du banc, je cheminai vers elle, à tâtons, de peur de la brusquer. Je tentai d’avancer une main dans sa direction, mais elle se retourna vers moi, les yeux humides, mais brillants de courage. Elle avait besoin d’un verre et, au diable sa jeunesse, elle est majeure, vaccinée et qui, en pareilles circonstances, aurait craché sur un remontant ? Qui ? « Ouais. Il y a un pub un peu plus loin, mais il est toujours bondé. » expliquais-je sans préciser que ni elle ni moi n’avions besoin de témoins. « J’ai mon bateau un peu plus loin. C’est encore un peu le chantier. » Il était cependant habitable. J’y avais déjà rassemblé quelques affaires et il m’arrivait également d’y passer la nuit quand les photos épinglées au mur de mon studio, celle de Mitch, d’Alec et de Raelyn, plus à l’écart désormais, loin de l’entrelacs de fil à coudre qui relient les assassins de mon bébé entre eux, me brûlaient la rétine. « Et j’ai de quoi boire un verre chacun. Ou deux. Ou trois.. » tentais-je en humour tandis qu’une nouvelle larme roule de sa paupière à sa joue. Je m’approchai et, à l’image d’un bon père de famille, j’entourai ses épaules de mon bras pour la secouer légèrement. « Fais pas cette tête. Je t’en offrirai un quatrième si ça peut te faire plaisir. » Je tentai un rire qui sonnait un peu faux, mais je le jugeai efficace. « Et puis… on n'est pas obligé d’en parler tout de suite. En fait, tu n’y es pas obligée du tout. Je suis un grand garçon, je devrais pouvoir l’ouvrir seul. » Je la houspillai un peu dans l’espoir que naisse à ses lèvres une plus jolie grimace et je la libérai, enfin. « Tu sais, Lola. » repris-je finalement, terriblement honteux de mon comportement. Je n’ai vraisemblablement pas été à la hauteur. « Je te trouve courageuse d’être venue jusqu’ici et quoi que tu m’aies apporté, je ne t’en remercierai jamais assez. Allez, viens, c’est par là. On va se remettre de tout ça et puis, tu me diras ce que tu veux faire. » Quoiqu’elle décide, je ne m’en offusquerai pas le moins du monde.
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| | | | (#)Lun 10 Fév 2020 - 21:17 | |
| Les bulles du deuil Lola ne savait pas si Amos reconnaîtrait, s'il avait lu Le Petit Prince, si ça voulait dire quelque chose pour lui, mais lorsqu'il la rejoignit face à l'eau, elle cita entre deux larmes : " Quand tu regarderas le ciel, la nuit, puisque j’habiterai dans l’une d’elles, puisque je rirai dans l’une d’elles, alors ce sera pour toi comme si riaient toutes les étoiles. Tu auras, toi, des étoiles qui savent rire !" Et elle pointa vers le ciel avec un haussement d'épaules : " Le deuil remplit les clichés de vie." Elle aurait aimé avoir ce débat avec Sofia, et la forcer à lire Antoine de Saint-Exupéry, et Lewis Carroll, et Tolkien, et Virginia Woolf, mais Sofia avait refusé toutes ses recommandations de romans, en expliquant qu'elle avait besoin d'avancer dans ses lectures de bande-dessinée. Lola avait beau essayé de lui expliquer que l'un aiderait l'autre, que les arts se complétaient entre eux, Sofia secouait la tête encore et encore, comme une girouette. Elle fut soulagée qu'Amos ne prenne pas sa demande d'alcool d'un air choqué, douteux, circonspect, méfiant. Il aurait pu. La gamine qui veut se défraîchir les neurones pendant la journée, ce n'est pas ce qu'il y avait de plus responsable et flatteur. Mais Lola n'en était plus là. Sa réputation, d'habitude, lui importait assez pour qu'elle sépare toutes les parts de sa vie en quantités égales de chaque côté d'une assiette, bien loin les unes des autres. Avec Amos, il était hors de question que cela joue, toutes les normes étaient de fait hors-jeu, hors ton, hors propos. Il n'y avait qu'un fantôme entre eux, et les fantômes ne jugent pas. " Un bateau ?", réagit Lola, étonnée, ce n'était pas l'achat d'un suicidaire en fin de course, pas un investissement de dernière minute avant de plonger, de sauter, et ça lui fit enfin retrouver une fréquence cardiaque à peu près normale. " Il est comment ? Mais tu vas voyager ?" Son naturel revenait au grand galop, celui de poser mille questions, de vouloir tout savoir, tout comprendre, d'apprendre à connaître les autres, celui qui lui avait fait rencontrer Sofia, celui qui l'avait amenée là, au port, avec Amos, à tenter de guérir l'inguérissable. Lola se fit la réflexion que décidément, tout le monde la touchait sans la prévenir, dernièrement, et elle laissa Amos la secouer sans dire un mot, les yeux effarouchés, mais avec une moue fâchée. " Quatre, pour la peine." Elle frissonna, mais le suivit vers le bateau. Elle voulut dire qu'elle n'aimait pas les contacts physiques, mais elle n'en trouva pas le courage. Elle préféra se concentrer sur le bruit que faisaient leurs pas sur le bois. Et les gouttes qui tombaient sur l'eau. Et le vent qui sifflait à ses oreilles. Elle fut surprise lorsqu'Amos reprit la parole. Elle le regarda avec un sourire qui réapparaissait, qui renaissait, aussi fin que la ligne de l'horizon certains matins, difficile à trouver, là, dans la brume. Lorsqu'ils atteignirent le bateau, Lola se figea. Elle n'aurait su dire pourquoi. C'était l'impression que Sofia aurait dû venir. Elle aurait dû voir le bateau et monter dedans et naviguer avec Amos. Lola fronça les sourcils. Elle sentait la présence-absence de la jeune femme et ne savait pas quoi en faire. Il n'y avait que l'enveloppe kraft dans ses mains qui pouvait la réconforter. Elle la tenait bien, pour qu'elle ne tombe pas, mais pas trop fort, pour qu'elle ne se froisse pas. Elle la tenait comme une clé vers ce bateau, comme une façon d'y amener Sofia. Elle hésita encore une seconde puis monta et quitta la terre ferme. Amos l'invita à s'asseoir et Lola s'exécuta. Elle avait le sentiment d'être à mille lieux de Brisbane. Elle n'avait jamais voyagé en bateau. Elle n'avait jamais quitté l'Océanie. Elle adorait l'idée de l'aventure, mais se retrouver là, c'était comme vivre une autre vie, être une pirate. Elle sourit en se tournant vers l'enveloppe. C'était comme être une superhéroïne. Elle posa l'enveloppe sur une table. " C'est une bande-dessinée." Sa voix était enrouée. Pas de surprise là-dessus. " Que Sofia a créée." Elle prit une grande inspiration, car elle détestait la fin de la phrase. " Qu'elle n'a pas pu terminer." LALALALALALA, elle aurait voulu chanter très, très fort, pour qu'il n'y ait plus aucun mot ensuite. Heureusement, Amos lui donna un verre, et elle le but d'une traite, comme ça, sans rien dire, sans réfléchir, avant de se reprendre d'un air catastrophé. " Je suis désolée, on trinquera avec le suivant." Dès qu'il le remplit à nouveau, elle leva son verre : " A Sofia." Elle eut un sourire qu'elle voulut encourageant. " Et à toi, pour avoir survécu jusqu'ici. Je comprends pourquoi elle t'admirait." @Amos Taylor |
| | | | (#)Mar 11 Fév 2020 - 23:33 | |
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LES BULLES DU DEUIL
Elle récita, presque solennellement, ce qui ressemblait à un poème, et pour la première fois depuis plus de quarante ans, je déplorai d’avoir été trop pragmatique pour m’intéresser à l’art ou à la littérature. Je le déplorai parce qu’elle semblait être un remède efficace pour la jeune femme que je houspillerai plus tard, en tout bien tout honneur, sous prétexte que ses larmes m’auront ému. Elle puisait dans cet enchaînement de mots de quoi panser son mal et j’eus aussitôt l’idée sotte de me promettre que je m’y essaierai. Peut-être était-ce la clé. Peut-être que, comme elle, j’y décèlerai dans les pages d’un bon livre des trésors de réconfort. Sur l’heure, j’accède à la requête Lola sans tenter de jouer au père la morale. Celle-là, je la laissais aux autres, à commencer par ma femme. Elle n’était pas devenue pasteur par hasard. Si je ne doutais pas que sa foi soit sincère et qu’elle ait guidé ses pas, je lui soupçonnais un amour inconsidéré pour les sermons, amour qu’elle partageait avec Kelly, ma belle-sœur (ou ex-belle-sœur, je ne sais comment la qualifier). Nul doute qu’à ma place, elle aurait refusé à la jeune femme en larmes de noyer sa tristesse dans un verre. C’est ainsi que naissent les mauvaises habitudes, d’après elle. Pour moi, ça s’était vérifié, mais ma douleur est permanente. Elle ne se réveille pas une après-midi dans le mois sous prétexte que j’avais sous les yeux une amie de Sofia. Mais Lola, elle est retournée par ma faute. Elle reconnaît certainement des traits de Lola dans les miens. Personne n’y serait resté insensible, mais j’osais croire qu’une fois cette entrevue achevée, cette dernière retrouvait le cours normal de sa vie et qu’elle ne penserait plus à ma fille qu’avec un sourire appesanti par la nostalgie. Je le lui souhaitais, de tout mon cœur, tout comme j’espérais qu’un jour, j’aurais l’occasion de demander pardon à Sarah, la tête haute, fier de l’avoir vengée, prêt à avancer de nouveau, sans m’en sentir coupable. Mon bateau n’était pas les prémices d’une nouvelle aventure. Il servait davantage mes intérêts malsains que mes désirs de voyage. Pourtant, elle avait raison, la petite. Une fois cette affaire derrière moi, je m’en irai sans doute voguer vers d’autres océans, là où l’herbe est plus verte, là où je ne chercherai plus mon bébé dans chaque brunette du même âge que je croise. « Oui. Un bateau. J’ai fait partie de la Navy. Je me sens mieux lorsque je peux avoir un pied dans l’eau et un pied sur terre. » répondis-je à sa curiosité sans préambule. Ce sujet, moins grave, allégeait l’ambiance. Aussi, persistais-je : « Et, il est plutôt grand. Assez pour qu’il me serve de logement quand il sera terminé. » Les travaux avançaient bien cependant et, chaque jour, je tirais de mes progrès un peu de vigueur. « Et donc, assez grand pour que j’envisage de prendre le large quand ce sera le moment. » Si tant est qu’il arrive un jour.
Ai-je imaginé que je la mettrais mal à l’aise en la secouant légèrement comme l’aurait fait un membre de sa famille ou un ami de longue date ? Non ! Mais, j’aurais pu le deviner. J’en eus la pleine confirmation alors qu’elle se crispa et me réclama un quatrième verre, en guise d’excuse. Je souris, faiblement et je grimaçai, embarrassé. J’envisageai lui chuchoter, tête baissée, que j’étais désolé, que le geste a dépassé la pensée – ce qui, par ailleurs, était vrai – mais ne nous l’étions pas déjà trop dit ? « Va pour quatre. » préférais-je lui concéder tandis que nous avancions vers le bateau et que je babillais bien trop pour mon bien. Ça ne me ressemble bien. Je m’épuise à formuler des phrases correctement construites, mais les résultats sont là. Ses lèvres se fendent d’un sourire timide, mais perceptible à l’œil nu. Ça me rasséréna et je me détendis un peu. Évidemment, le contenu de l’enveloppe m’angoisse toujours autant, mais l’émotion m’apparaît plus facile à gérer. Était-ce l’effet de mon navire qui tangue grâce aux remous de la mer ? Le mouvement me berce, m’engourdit et maintenant qu’elle est assise et que j’entreprends de nous servir deux verres, je me sens déterminé à affronter ce qui m’attend, dignement. Je me prépare à lui soustraire ma douleur et mes inquiétudes parce que j’ai de l’alcool à disposition et qu'il s'agit du plus robuste des boucliers. Autant dire que je ne le bénis jamais plus qu’en ce jour. « Une bande dessinée ? » Comment avais-je pu rater ça, pensais-je avant de me rappeler le conseil de la petite brune. « De… de quoi parle-t-elle ? » l’interrogeais-je pour m’aider à statuer sur ce qu’il convient de faire entre l’ouvrir ou attendre d’être seul. Je n’y survivrais pas si, d’aventures, je m’effondrais devant cette enfant. Ma fierté mourrait à ses pieds, pour l’éternité, et elle, elle s’en voudrait certainement de m’avoir infligé le coup de grâce. Trinquer. C’est brillant comme idée. C’était exactement ce dont j’avais besoin alors que mon cœur se serre une fois de plus. «À Sofia » répétais-je en levant mon verre, désarçonné par son aveu. Ma fille lui avait donc parlé de moi, non pas pour se plaindre de ma rigidité, mais parce qu’elle me vouait de l’admiration. J’en restai interdit, la bouche ouverte, incapable de formuler quoi que ce soit. Survivre, c’était bien le verbe à employer. « Lola. Est-ce que… est-ce que c’est pour moi ? » Sous-entendu, as-tu l’intention de la reprendre pour une raison ou pour une autre. « Si non, j’aimerais garder cette BD le temps que… le temps que je sois prêt à….enfin, tu vois. »
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| | | | (#)Lun 17 Fév 2020 - 13:10 | |
| Les bulles du deuil Lola aurait voulu être en pleine tempête au milieu de l'océan, que le bateau tangue de droite à gauche avec fougue. Elle aurait voulu devoir s'accrocher fermement aux étagères, au siège, pour pouvoir ne se concentrer que là-dessus. Le souci avec le deuil, c'est que ça laissait confus, perplexe, on ne s'y retrouvait plus, c'était un monde sans carte, sans manuel, où la phrase le temps guérit toutes les blessures ne faisait que meurtrir un peu plus, car on se sentait faible, incapable, comme si le temps n'agissait pas assez vite pour nous, comme si on aurait dû guérir déjà. Lola devait reconnaître qu'il y avait peu de médicaments qui aidaient autant que l'alcool, mais heureusement, il y en avait un, et ses effets étaient meilleurs sur le long-terme : c'était l'art. Elle s'y perdait, et ça avait beau n'être pas constructif, productif, comme démarche, ça avait beau n'être pas commercial, ne pas avoir de visibilité ou de revenu, ça la permettait de se souvenir de son nom quand les journées étaient trop longues ou les nuits trop seules. Comme elle n'allait pas se mettre à peindre devant Amos - ça viendrait peut-être un jour, mais ce n'était pas une possibilité pour le moment - il ne lui restait plus qu'à boire avec lui. Ils trinquèrent, et tout dans le son des verres qui se rencontraient sonnait comme une alarme, une alerte : attention, Amos ne pourra plus s'arrêter une fois qu'il aurait commencé. Elle le voyait dans ses yeux, dans sa façon de bouger, dans la crispation de ses mâchoires. Et pourtant, Lola ne pouvait pas prendre en charge la tristesse de cet homme, car elle était trop infinie pour qu'elle l'accueille. Elle se protégeait et elle savait que les conséquences seraient peut-être difficiles, mais ils étaient adultes tous les deux, et chacun faisait comme il pouvait, et déjà l'alcool lui piquait un peu la gorge et la langue, et elle grimaçait en souriant. Ils feraient comme ça, donc. " La bande-dessinée parle de Sofia en superhéroïne." Lola eut un sourire attendri. " Mais pas comme dans Marvel ou DC. Quoique si, peut-être, je ne sais pas, elle s'y connaissait beaucoup mieux que moi." Elle haussa les épaules, acceptant son ignorance sur le sujet, se demandant si un jour elle prendrait le temps de combler cette brèche. Elle se dit qu'ils pourraient faire un club de lecture avec Amos, lire toutes les BDs et en parler. Ce serait comme se retrouver pour parler de Sofia, mais de façon détournée. Elle n'en parla pas, il n'était pas encore temps, il n'était temps que des choses simples, que des premiers pas. " Au début, il y a ses origines, son enfance et son adolescence avec toi et sa mère, mais déjà elle a des superpouvoirs dont elle ne parle à personne, sauf à son chien. Est-ce que vous aviez un chien ou est-ce qu'elle l'a inventée ? Elle n'a jamais voulu me dire." Lola se demanda si c'était trahir la confiance de Sofia d'enfin demander l'historique de ce personnage secondaire, le chien qui accueillait Sofia à chaque retour de mission, et qui par ailleurs ne semblait jamais vieillir ou mourir. " Super-Sofia voyage en Europe, en Asie, en Amérique, et elle va dans des villages ou en plein milieu de la nature pour sauver des vies. Parfois des humains, parfois des animaux, parfois des forêts. Ce n'est quasiment jamais en ville." Elle revoyait Sofia passant des heures à parcourir des livres de photo de paysages lointains, et les dessiner encore et encore et encore. " La bande-dessinée est pour toi. J'ai mis du temps à te l'apporter, parce que... parce que je voulais la finir." Lola se tourna vers le bois de la table, le caressa avec sa main - rester là, rester présente, ne pas partir dans les souvenirs, dans le passé. C'était comme un enfant avec son doudou : refaire le même geste pour s'ancrer dans le présent. " Il y a deux versions dans l'enveloppe. Celle en noir et blanc dessinée par Sofia. L'originale, l'inachevée." Elle finit son verre et le tendit à Amos pour qu'il la resserve. " Et celle que j'ai mise en couleurs et dont j'ai fini l'écriture à partir de ce qu'elle m'avait raconté." Elle soupira, car sa phrase était finie, l'explication était finie, et elle se sentait aussi épuisée que si on lui avait fait courir un marathon avec un ours mort sur les épaules. " J'ai des copies digitales des deux. Tu peux garder ces exemplaires. Je te demanderais juste de ne pas détruire l'originale. Si c'est trop dur, ce que je comprendrais, je t'en prie, rends-la moi plutôt que de la détruire. Je ne le supporterais pas." Le volume de sa voix avait baissé de plus en plus, car elle était gênée de demander quelque chose, gênée de sentir que ça mettait des bâtons dans les roues d'Amos, que ça contrôlait son deuil, que ça lui disait quoi faire. Ce n'était pas son intention. Elle savait juste que si cet objet n'existait plus, alors Sofia aurait vraiment disparu, et, comme elle venait de le dire, ça, elle ne le supporterait pas. Lola prit une grande inspiration. Se leva avec son verre pour regarder autour d'elle, visiter le bateau, prendre le temps de sentir chaque pas posé, chaque mouvement. Il fallait qu'elle atterrisse. " T'aimerais aller où ?" S'il partait en voyage. Elle aimait bien s'imaginer des aventures à travers les récits des autres, même des projets, des plans sur la comète. Elle aurait aimé demander : je pourrai venir ? A la place, elle se tourna vers lui. " Pourquoi tu restes ?" Car soudain, un et un font deux, et qu'Amos soit venu au début faisait sens, mais qu'il reste était bien mystérieux et pas du tout sain. Et il devait le savoir. Et il devait avoir ses raisons. Et elles ne pouvaient pas être chouettes. " En fait, je préférerais que tu mentes à cette question. Je crois que si la réponse est aussi sombre que je me l'imagine, je préfère ne pas savoir." Elle savait qu'elle n'avait pas à s'excuser, au fond d'elle, mais elle ne put retenir un : " Je suis désolée." Elle était désolée de ne pas pouvoir faire plus, de ne pas pouvoir prendre son deuil et l'enterrer au fond des océans dans une boite que personne n'ouvrirait jamais, scellée par des cadenas qui résistent aux ouragans. Elle était désolée de ne pas pouvoir effacer la douleur qu'il éprouvait. Elle était désolée de ne pas pouvoir ramener Sofia à la vie. @Amos Taylor |
| | | | (#)Mar 18 Fév 2020 - 13:01 | |
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LES BULLES DU DEUIL
Quand tu n’es pas prêt à assumer la réponse à tes questions, il vaut mieux ne jamais les poser. Voilà ce que répétait mon père, inlassablement, à chacun de ses fils. Moi, je le regardais alors avec des yeux ronds, remplis de compassion, parce que le conseil, selon moi, n’avait aucun sens. Qui peut rêver d’une vie tapissée d’ignorance ? L’insolence de mon adolescence le prenait alors pour un vieux con. Je me rappelle parfaitement avoir chuchoté à Chad que s’il m’arrivait de radoter des âneries, de provoquer une intervention d’urgence pour me ramener sur le chemin de la raison. Durant ma vie de jeune adulte, l’adage se vérifia de temps à autre, mais au cours de cet après-midi, j’en pris la pleine mesure. Pleutre, je n’avais pas réussi à ouvrir cette enveloppe. D’un geste maladroit, quoique mes mains ne tremblent pas ou imperceptiblement, je l’avais déposée sur la table, dernier vestige de ce que fut ce bateau avant d’être vandalisé. Transi d’inquiétude, je m’interdis de l’ouvrir devant témoin. Alors, j’avais questionné Lola sur son contenu, qu’elle affirme mon pressentiment. Vu les récits précédents de son amie, elle renfermait l’ébauche du talent de ma fille, celui qui m’avait échappé parce que je n’ai rien d’un esthète. Autant dire qu’apprendre que mon bébé se révélait dans une bande dessinée, gorgea mon cœur de remords et de regrets. Le sentiment était plus vivace encore que sur le port, mais mû par le désir de ne surtout pas blesser à nouveau la petite brune affligée, je fis le choix compliqué de me taire, de la préserver de ma peine trop lourde à porter. Ma tête l’est tout autant. Je suis assommé par sa révélation. Sofia se rêvait super héroïne et, si ça ne m’étonne qu’à moitié, ça n’en reste pas moins douloureux. Je suis frappé de plein fouet par l’injustice de la situation.
A la loterie de la génétique, elle avait tiré le numéro de l’altruisme. Cette qualité, elle la partageait avec Sarah et, l’espace d’un instant, je me demandai s’il convenait de partager le cadeau de son amie avec mon épouse. Assurément. Mon égoïsme s’arrête là où commencent mes devoirs de père aimant et de mari imparfait. Je ne pouvais garder jalousement ce précieux souvenir de notre unique enfant. Quand j’aurai trouvé la force de décacheter le paquet, je me rendrai à Kilcoy. J’en profiterai pour récupérer les comics qui prennent la poussière dans la chambre d’ado de ma princesse. C’est à Lola qu’ils reviennent, pas seulement pour la remercier, mais parce qu’elle saura quoi en faire. Elle saura en prendre soin et les chérir autant que son amie. « Son enfance… » répétais-je, pensif, ouvrant la bouche pour la première fois. « J’en déduis que tu me connais mieux que le contraire dans ce cas. » La remarque n’a rien d’amère. Je l’entends aussi amusée que possible. Pour l’appuyer, je fends mes lèvres d’un sourire qui n’a rien de grandiose, mais qui remplira certainement sa tâche. « Est-ce que… nous étions heureux ? Sa mère, elle, moi et son chien. » Elle en avait bien un. Un Cocker américain qu’elle avait appelé Captain, hommage à son Avengers préféré. Elle l’aimait parce que, comme moi, il était – ou avait été, je ne saurais dire – militaire. « Car elle en avait bien un. » confirmais-je en tirant mon portefeuille de la poche arrière de mon jeans. J’en tirai une photo de Sofia et de son meilleur ami et, sans la regarder, je la tendis à Lola. « Elle disait qu’il la comprenait mieux que personne. Elle entretenait avec lui de longues conversations… cohérentes. » Ce souvenir m’arracha un rire frais. « Il vit encore. Il est chez sa mère. » Je n’avais jamais ambitionné le prendre avec moi. J’étais à peine capable de m’occuper de moi-même durant ces dernières années. L’idée fugace de le récupérer me traversa l’esprit cependant, mais je la balayai aussitôt. Il est trop vieux pour être privé de son confort et de ses habitudes. « Et… quand elle était toute petite, elle disait qu’elle partirait en mission à travers le monde, comme moi. Elle n’aimait pas quand je m’en allais. » Elle racontait également qu’elle serait soldat de la Navy, pour m’accompagner durant mes escapades professionnelles. Je crois que, si son cœur de petite fille a battu plus librement quand ma carrière fut avortée, elle finit par en souffrir avec moi, sans le réaliser vraiment.
Si j’avais dû résumer en un mot cette bande-dessinée, je l’aurais décrit comme une brève, la brève de sa courte vie. Elle l'avait partagée avec Lola sciemment, qui la termina. Elle dépensa sans doute une énergie folle pour apprivoiser les traits de crayons de Sofia. Avais-je le droit de l’accaparer ? Tandis que je remplis son verre, je me dis que la moindre des politesses serait de la lui confier et de garder contact si, d’aventures, je désirais m’y plonger une seconde fois. « Jamais je ne ferai ça, Lola. Ce serait… » Ignominieux ? Comme cracher sur la tombe de ma gamine ? « Je ne pourrai jamais détruire quelque chose qui lui a appartenu et sur lequel elle a mis tant d’elle. Tu sais, elle me manque beaucoup. Sa chambre est un sanctuaire. » Une pièce commémorative dont je me tiens éloigné 364 jours par an. « Si c’est trop difficile, mais si sa mère veut la garder, elle rejoindra le reste de ses affaires. Crois-moi… » L’aveu résonne comme une promesse et, d’un sourire, je m’employai à la rassurer sur ma sincérité. Tout était dit désormais et quand Lola se leva, je sentis l’heure de lui dire au revoir. Ce ne serait pas un adieu cependant. Tôt ou tard, je la contacterai pour lui renvoyer l’ascenseur, mais lorsque je serai prêt à affronter son émotion. Sauf qu’elle n’est pas résolue à m’abandonner. Elle déambule sur le bateau en rénovation et moi, je l’observe, avec un intérêt réciproque. « Je ne sais pas encore. Cuba peut-être. » Trop de musique. « Ou la Pentagonie. Loin en tout cas. » Aussi loin que ce bateau me portera, quand je serai déterminé à fuir cette terre maudite. « Ne sois pas désolée et je peux te répondre par la vérité, Lola. Je reste parce que c’est le seul endroit où je suis le bienvenu et où je peux être proche d’elle. » lui répondis-je simplement. Ce n’est que la moitié de la vérité, mais c’était les seuls avouables. « Et toi, Lola ? Tu es de Brisbane ? Tu t’y sens bien ? » Je supposais qu’elle s’était bâtie une vie, ici. « Je peux te demander ce que tu fais dans la vie ? » J’aurais parié que l’art était au cœur de ses préoccupations quotidiennes.
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| | | | (#)Mar 18 Fév 2020 - 23:03 | |
| Les bulles du deuil Carpe diem, YOLO, il faut vivre chaque jour comme si c'était le dernier : autant de platitudes que Lola avait entendu toute son enfance dans la bouche d'êtres humains qu'elle ne respectait pas. Elle les voyait profiter de ces slogans publicitaires pour commettre des excès, blesser des gens, satisfaire leurs désirs les plus immédiats. Lorsque Lola avait perdu Sofia, car elle aussi l'avait perdue, et irrémédiablement, elle avait ressenti un vide, un néant qui se perpétuait à l'infini, qui ôtait toute couleur, anesthésiait les sensations, et effaçait le sens de la vie. Il ne restait plus que des gestes automatiques de subsistance et sommeil. Il n'y avait pas de gratitude renouvelée ou d'envie de profiter de chaque seconde. Il y avait plutôt un abattement, une apathie. Ce qu'on ne dit pas assez, quand on s'écrie YOLO en trinquant autour d'un shot, c'est que lorsque la mort vient vraiment, le deuil a un goût amer qui se prolonge, mais pas de message spirituel. Il n'y a pas un Rafiki qui vient vous secouer dans la jungle et vous sort des propos énigmatiques jusqu'à ce que vous preniez conscience de votre destin véritable. Lola trouvait finalement qu'il n'y avait rien de bien intéressant dans le deuil, finalement, à part l'envie de gifler les gens qui s'envoyaient carpe diem avec un emoji de mains qui prient et un emoji coeur. S'il y avait bien une chose de certaine, c'est que ce ne serait pas Amos qui lui enverrait ça. Il aurait sûrement préféré se sortir les yeux des orbites avec une fourchette que de lui envoyer un texto pareil. Ca la mit en confiance. Et elle se dit qu'elle partagerait cette réflexion un jour avec lui. Peut-être qu'ils en ferait un débat, une conversation. Peut-être qu'un jour ils pourraient apprendre l'un de l'autre. Peut-être qu'ils ne se reverraient jamais. A cette pensée, son coeur se serra. Le moment où elle repartirait de ce bateau, cela voudrait dire que Sofia partirait de nouveau. Tout ce qu'elle avait retrouvé dans le visage d'Amos disparaîtrait en fumée, et Lola voulait retarder ce moment au maximum - mais au moment même où elle se fit cette réflexion, elle sut qu'il était temps de partir. Le déni avait cessé d'opérer. La douleur revenait. Et elle ne s'effondrerait pas de nouveau devant Amos. Leur conversation sur l'enfance de Sofia lui fit du bien, ceci dit. " Oui, vous étiez heureux. Très. C'est ça qui l'a inspirée à devenir une héroïne mondiale, dans la BD." Lola sentit son coeur battre plus fort lorsqu'elle vit les photos de Captain, et elle avait beau avoir transgressé, elle se sentait si heureuse, si proche d'un passé qu'elle avait la sensation de connaître. " Est-ce que tu pourrais m'envoyer la photo ?" Collectionner les photos de Sofia. Les mettre toutes dans un album privé sur son portable. Peut-être peindre son portrait un jour. Garder la possibilité, au fond de son coeur, dans un tiroir. Lola prit le téléphone d'Amos, qu'il lui tendait, et enregistra son numéro de téléphone. Elle ne précisa pas qu'il pourrait la joindre s'il avait d'autres questions. Elle n'en avait pas la force et elle n'en voyait pas le besoin. Il l'appellerait ou lui écrirait s'il en avait envie. Puis, elle se leva. Ils s'étaient beaucoup dit, pour une entrevue, une première rencontre. Amos avait vu de Lola des choses qu'elle ne montrerait à personne d'autre, et elle s'en étonnait encore. Et en échange, il lui avait promis qu'il ne détruirait pas la bande-dessinée, et c'était toute la certitude dont elle avait besoin pour repartir aussi sereinement que possible. Cependant, avant cela, elle voulait voyager une dernière fois avec lui, dans l'esprit. Il parla de Cuba et de Patagonie, et ça la fit sourire ; elle s'imaginait loin, dans des lieux colorés, différents idéaux politiques, des odeurs nouvelles. Et il avoua rester pour rester proche de là où vivait Sofia, et Lola devinait qu'il y avait des montagnes entre les lignes de cette vérité, et hocha de la tête, pleine de gratitude. Cette version lui allait. En revanche, lorsque les questions lui furent retournées, elle se fit toute petite, disparaissant presque derrière ses cheveux, mais tendant à Amos un sourire pour qu'il sache qu'elle était là, dans la conversation. " Née ici, oui. Est-ce que je m'y sens bien ?" Elle fronça les sourcils, pensive. " Je ne me suis jamais vraiment posé la question." Ce n'était pas tout à fait vrai. Elle y avait pensé, vaguement, lorsque Patrick et Charlotte étaient partis à l'étranger, mais elle n'avait jamais pris de décision elle-même, et puis une chose après l'autre, et elle était restée. " Je travaille dans une galerie d'art. Pour trois peintres très...", elle allait dire chouettes, mais ç'aurait été une description très à côté de leurs personnalités intenses, " très...", ils étaient talentueux pour sûr, ils étaient aussi farouches, déterminés, pas forcément didactiques, affectueux mais chacun à leur façon, " pour trois peintres." Elle ajouta très vite, n'assumant pas du tout cette vérité qui lui coûtait à chaque fois, " Et je peins moi aussi mais je ne montre plus mes toiles à personne." Depuis Sofia, voulait-elle dire. Mais en avait-elle besoin ? Lola récupéra ses affaires doucement, pour ne pas brusquer Amos, se retirant comme un chat après une longue sieste. " Tu as mon numéro", dit-elle, pour éviter de dire au revoir, parce qu'elle n'aurait pas supporté de se séparer de lui de façon plus formelle ou officielle ou définitive que ça. Elle hésita à lui faire un câlin avant de partir, mais même ça aurait été trop douloureux, trop radical. Elle lui fit un hochement de tête, un sourire gêné, elle marcha à pas chassés vers la sortie du bateau, vers le port. " Pas besoin de me raccompagner, je connais le chemin", plaisanta-t-elle, car ce n'était pas très difficile de s'y retrouver, mais qu'ils avaient bu quand même, mais qu'il était de jour, et sa blague était nulle, et elle lui faisait un signe de la main, entre reine d'Angleterre et enfant de trois ans. " Tu as mon numéro", répéta-t-elle, en se giflant intérieurement d'être aussi étrange quand son coeur se brisait, et elle dévisageait Amos, les yeux, les traits du visage, elle prenait tout ce qu'il y avait de Sofia, juste encore une seconde, juste encore une seconde, puis enfin elle se retourna, et marcha le long du port, se retenant de pleurer, pour rentrer chez elle. @Amos Taylor |
| | | | (#)Jeu 20 Fév 2020 - 14:38 | |
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LES BULLES DU DEUIL
Nous étions heureux dans la BD de Sofia et j’en fus rassuré au point d’en sourire et d’en soupirer de soulagement. Longtemps je crus que mes blessures, mes traumatismes liés à ma dernière campagne militaire pesaient lourdement sur les épaules de la petite. Je la sentais investie d’une mission, celle de m’entourer de sa lumière et si je m’employais, avec toute la force de mon désespoir, à l’en débarrasser, je n’étais pas certain d’y parvenir. Je craignais souvent qu’elle dépense trop d’énergie à s’inquiéter pour moi, au mépris de son insouciance. L’envoyer en vacances chez mon frère – son parrain imparfait – c’était une façon comme une autre de la protéger, même si sa présence à mes côtés me manquait terriblement. Ma fille était ma vie, mon monde, mon univers tout entier. Son bonheur était ma seule priorité. C’est moi qui lisais des histoires, le soir, pour qu’elle s’endorme paisiblement. C’est moi qui la réconfortais, ces nuits de cauchemars, où elle se réveillait en pleurs. Je chassais les fantômes sous son lit. Je tuais des monstres imaginaires. Je m’allongeais à ses côtés pour la bercer jusqu’à ce qu’elle finisse par s’assoupir. Et puis, elle a grandi, trop vite à mon goût, sans que je l’aie le temps de me préparer à l’idée qu’un jour, elle deviendrait femme. Elle a poussé et, en même temps, elle a pris conscience des difficultés que sa mère et moi nous rencontrions de temps à autre. Dans l’absolu, nous nous entendions bien, mais nous souffrions, comme tous, de haut et de bas. Or, mon bébé, dans l’adolescence, en garda de son enfance que les plus doux et les tendres moments. Lesquels ? Je l’ignorais encore. Je n’ose pas ouvrir l’enveloppe. Aussi, appréciais-je que Lola me la cède aussi longtemps que nécessaire. Sa gentillesse méritait bien une copie de cette photo. « Bien sûr. » affirmais-je en lui tendant mon téléphone. Elle y encoda son numéro et je me sentis plus léger. Quelque chose me liait à cette gosse désormais. Sans doute était-ce à cause de ce mal encore vivace dont elle n’arrive pas à se défaire. Ma gamine a creusé un trou béant dans son cœur et Lola n’a toujours pas trouvé comment le combler. J’en déduis qu’il s’agit du goût amer de l’inachevé et j’entends bien l’aider à surmonter cette épreuve, à lui révéler tous les détails qu’elle aimerait connaître sur l’artiste en herbe qu’elle a côtoyée, aidée, aimée avec l’affection d’une sœur. Je n’ai pas le sentiment d’exagérer. N’aurait-elle pas été enfant unique que sa cadette n’aurait pas souffert autant que Lola. Et moi, j’estime que c’est mon rôle que de lui prendre littérairement la main et de la guider vers des jours meilleurs.
Certes, je n’avais nulle intention de m’imposer dans sa vie. Si tant est qu’elle décide ne plus jamais me revoir, je respecterais. Nous ne nous devons rien, mais la petite brune ne semble pas décidée à m’éjecter de son quotidien. Elle répond à mes questions. Elle s’abandonne même à quelques introspections. Elle ignore si elle se sent heureuse dans cette ville qui l’a vue naître et elle l’affirme haut et fort. Elle ne s’encombre pas de pudeur. Elle expose à ma perspicacité qu’elle vivote et qu’elle s’accroche aux belles âmes que le destin dépose sur son chemin. Trois peintres en l’occurrence. Trois artistes qu’elle n’arrive pas à qualifier. J’en conclus qu’ils sont atypiques, décalés, propres au portrait que je tire de ces personnalités capables de s’émerveiller devant la beauté du monde. Moi, j’en suis incapable et pourtant, je suis curieux de découvrir toute l’étendue du talent de l’amie de Sofia. Toutefois, je n’ose pas réclamer ce privilège parce qu’elle sous-entend sa pudeur. Je ne m’y risque pas malgré que je sais que toucher des doigts ses toiles me rapprocheraient de la défunte. Elle, elle en avait été témoin. Elle s’en était nourrie pour créer sa bande-dessinée. Aussi, songeais-je un jour peut-être. Qui sait ? Qui sait quel chemin nous réserve l’avenir, à Lola et moi, dès lors qu’elle s’apprête à partir, dès lors qu’elle me souffle une invitation. Le message est clair et j’en suis touché. « J’ai ton numéro, oui. » ajoutais-je en secouant mon téléphone qui repose toujours entre ma paume. Je suis tout prêt à me lever pour la raccompagner. Elle, elle refuse. Elle n’aime pas les « au revoir » qui ressemblent au « adieu » et ça m’arrange bien. Je me sens fragile et vulnérable, au minimum autant qu’elle. Je le pressens parce qu’avant de quitter la cabine, elle se retourne et me rappelle, pas en ces termes, que je peux l’appeler quand je le souhaiterai. « Et je n’oublierai pas. Je n’hésiterai pas. Allez, va…» Va vivre ta fille. Va porter des rêves jusqu’aux nues. Va, tu en as le temps et les moyens. Réussis là où d’autres ont échoués. Je l’observai s’éloigner, ému à souhait quand je fus pris du désir irrépressible de la rattraper. Je quittai donc la cabine et, depuis le pont du bateau, je la hélais avec vigueur. « Merci, Lola. Tu ne t’en rends pas compte. » C’était pas flagrant tant, au départ de cette conversation, j’étais abattu. « Mais, tu as embelli ma journée. Tu as mon numéro toi aussi. » Je lui adressai un signe de la main et mon plus beau sourire. Il fit écho au sien et, lorsque sa silhouette gracile disparut sous la ligne de l’horizon, je lui souhaitai le meilleur.
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| | | | | | | | Les bulles du deuil (ft. Amos Taylor) |
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