| a little more of you (lola&grace) |
| | (#)Dim 9 Fév 2020 - 16:57 | |
| Exactement trois semaines et cinq jours après ses neuf ans, Grace avait décidé de faire sa première expérience scientifique grandeur nature et s'était lancée le défi d'arrêter d'utiliser ses pouces pendant une semaine. La gamine avait marqué d'une grande croix l'événement, le premier jour des vacances d'été, dans son calendrier : “plu de pousse”. Le premier jour, elle s'était contentée de les retirer mentalement de l'équation et d'essayer de remplir ses tâches quotidiennes sans les utiliser. Elle s'était rapidement rendue compte que leur utilisation instinctive entravait, nécessairement et bien tristement, son expérience, et la petite brune avait bien vite upgradé au scotch. Le deuxième jour des vacances, Grace se promenait dans la maison familiale avec le bout de son pouce enroulé dans du scotch pour le maintenir fixé à son index, sous l'oeil perplexe, mais permissif, de la nourrice qui avait avalé l'excuse de “c’est pour la classe de science” comme une lettre à la poste. Manger, c'était facile. Écrire demandait d’empoigner le stylo avec tout le poing pour essayer de le maîtriser, ce que la maîtresse leur avait absolument interdit, mais c'était faisable. Se laver, par contre, était devenu impossible : l'eau s'immisçait entre les deux doigts et rendait le scotch tout mou, trop facile à retirer et surtout, la tentation d'utiliser ses pouces revenait. Alors, le troisième jour, Grace avait décidé de passer au niveau supérieur, au niveau interdit ; à la limite de la grosse bêtise, si jamais ses parents l'apprenaient, mais c'était un risque qu'il fallait prendre. Pour la science, pour l'honneur et pour tout ce qui pourrait, un jour, elle en était sûre, permettre aux humains de vivre sans pouces. À vingt-et-une heures trente, alors que des parents regardaient la télévision, Grace s'était immiscée dans la cuisine et avait grimpé sur une chaise pour attraper la colle forte qui se trouvait dans le placard du haut. Le quatrième jour, ses pouces étaient officiellement collés à ses index et inutilisables, et la nourrice paniquée n'avait eu d'autre choix que de l’emmener au plus vite aux urgences. Exactement quatre semaines et un jour après ses neuf ans, Grace avait visité l'hôpital pour la première fois, et jeté à la poubelle toutes ses ambitions de devenir une grande scientifique réputée.
Aujourd'hui, trois mois et trois jours avant ses vingt-neuf ans, Grace se demande si elle est condamnée à finir aux urgences une seconde fois, ou si, pour le coup, une invention pourrait lui venir en aide. On n’imagine pas le travail qu’implique de faire le ménage à une seule main valide - les crampes dans le bras à cause du poids de l’aspirateur et de son va-et-vient incessant, le récurage du fond de la douche qu’il fallait faire sans y rentrer et sans possibilité de s’appuyer nulle part, le lit qu’il fallait refaire et border avec ses mains. Avant, elle avait déjà essayé d’y mettre des dents pour se simplifier la tâche. Aujourd’hui, sous le regard dénigrant de Kim Possible, et dans la possibilité nébuleuse que, sait-on jamais, les murs aient des yeux et puissent tout répéter à Lola, Grace se força à en finir avec le lit de sa seule main gauche. Au final, se lever à sept heures pour être prête à quatorze n’était pas si déconnant, niveau timing.
C’était censé être pas grand-chose, cet après-midi. C’était censé être viens, on regardera mes photos, on discutera, ce sera sympa, parce que c’était ce que Grace avait promis à Lola et que, finalement, elle n’avait pas non plus grand-chose à lui montrer. Sinon un chat, et un appartement propre et nettoyé de fond en comble pour la première fois depuis un mois. Pour voir que ce n’était pas grand-chose, Grace y avait mis les efforts. Elle se demande si ce n’est pas l’attente qui avait donné à ces espèces de retrouvailles un caractère si spécial, ou peut-être la note sur laquelle elles s’étaient quittées ; mi-douce mi-amère. Peut-être que c’était juste de voir la professeure et amie de Jeremy sans ce dernier, sans qu’il ne soit au courant, et dans un cadre tout sauf professionnel. Quoi que ce soit que Lola avait de si spécial pour que Grace puisse se sentir sous pression à l’idée de la revoir, ça ne faisait pas semblant de jouer avec ses nerfs. L’horloge tourne et Grace tapote nerveusement du pied : elle a tout prévu ; tout rangé mais pas trop, pour ne pas non plus montrer qu’elle s’était activée toute la journée ; photos étalées sur un coin de bureau pour être prêtes à l’emploi, un streaming de V pour Vendetta en favoris dans un coin de son ordi, au cas où - mais ça, elle le gardera pour elle. Elle doit réprimer le stress pour la énième fois, mais Grace ne sait plus sur quel pied danser avec Lola. Ca lui semble remonter à loin, leur dernière rencontre, et malgré les quelques messages qu’elles ont échangé depuis, elle s’inquiète de la longueur entre leurs deux entrevues, ne comprend pas pourquoi Lola a mis tant de temps à revenir à elle. Alors, presque comme si elle était déjà préparée au pire, Grace sursaute lorsque Lola l’appelle pour la prévenir qu’elle est en bas. “Oui, bouge pas, j’arrive”, qu’elle lance, et ça ne prend pas longtemps, parce qu’elle porte déjà ses chaussures depuis une heure. D’un seul souffle, la brune bondit sur ses pieds, et abandonne Kim Possible à son sort pour dévaler les trois étages d’escaliers qui les séparent. Elle fait mine de ne pas être essoufflée quand elle arrive en bas, portable toujours à l’oreille, raccrochant pour passer une main dans ses cheveux, encore humides de sa douche plus tôt.
“Salut”, qu’elle lance, parce qu’elle ne sait pas quoi dire d’autre.
Elle ne sait pas comment lui dire bonjour, non plus, parce que ça fait longtemps, et que le départ soudain de Lola ne lui a pas laissé suffisamment d’indications pour savoir comment se comporter en sa présence cette fois-ci. Alors elle la mime, s’approche d’elle pour lui faire la bise, de façon légèrement appuyée, comme la dernière fois. “Tu vas bien ? T’as déjà mangé ?” Elle se sent bête, comme ça, à ne pas savoir quoi dire, elle qui a toujours des encyclopédies à raconter, d’habitude. Alors elle montre bêtement la porte, d’un coup de menton, et fait biper son badge pour rentrer à nouveau : “C’est au troisième étage. Fais pas attention si c’est un peu en bordel.” Menteuse. Elle remonte les escaliers avec une agilité douteuse, jambe droite qui traîne derrière elle, et une fois sur le palier, elle rouvre sa porte pour laisser Lola entrer dans son antre : “Bienvenue dans mon palais”, sort-elle alors, mi-ironique, mi-anxieuse. @Lola Wright |
| | | | (#)Dim 16 Fév 2020 - 17:21 | |
| A little more of you Août 2019Exactement trois semaines et cinq jours après ses neuf ans, Lola avait décidé de faire sa première expérience artistique grandeur nature et s'était lancée le défi de peindre une aquarelle qui représenterait l'intérieur de son coeur. Elle n'arrivait pas très bien à l'expliquer quand on lui demandait ce qu'elle faisait, mais pourtant c'était clair à ses yeux : il y avait une multitude de sentiments à l'intérieur d'elle qui s'exprimaient par des couleurs. Chaque événement se traduisait en une certaine teinte et elle voulait coucher ces nuances sur papier, leur donner une forme, une raison d'être. Chaque soir, après l'école, elle devait faire ses devoirs, se doucher, se mettre en pyjama, dîner avec sa famille dans un silence presque complet, puis lire et éteindre la lumière. A travers toutes ces étapes, elle se concentrait sur ce que ça lui évoquait en images, pour pouvoir rallumer la plus petite lumière de sa chambre une fois tout le monde couché et reprendre son aquarelle. Le résultat avait été des pages et des pages humides, ridées, d'abord des mosaïques arc-en-ciel, puis des créations de plus en plus précises ; des tentatives géométriques ; et enfin des lignes qui partaient en éclats et se résorbaient en lignes de nouveau. Ca avait été une sorte de journal intime qu'elle avait tenu avec dévouement et bonheur. Puis qu'elle avait entièrement détruit pour que personne ne puisse jamais le trouver. Aujourd'hui, à vingt huit ans déjà, Lola détruisait un énième croquis, avec une violence qui la faisait presque rire - presque. C'était une approximation ridicule du visage de Grace, qu'elle n'avait pas vue assez longtemps pour en imprimer les moindres nuances. Elle avait été tellement perdue dans ses yeux, dans son rire, sa voix, ses récits, qu'elle n'avait pas pu tout retenir, que quelque chose lui avait échappé, qu'elle ne parvenait pas à la retranscrire toute entière. Pourtant, elle avait essayé. Mais la tentative numéro 43 rejoignait déjà les autres dans la corbeille. C'était sa façon à elle d'exorciser le rendez-vous de la journée. Elle allait enfin revoir Grace. Certes, elle aurait pu la retrouver bien avant, prendre un café, être "normale". Mais Lola pressentait qu'il n'y aurait rien de conventionnel dans son rapport à Grace, qu'il y avait trop d'affect dès la première conversation pour que ça se dilue comme du sirop dans l'eau. C'était une vraie rencontre, et Lola comptait bien s'y tenir. Elle arriva comme d'habitude beaucoup trop en avance et fit les cent pas dans la rue, bien consciente qu'elle pourrait sonner, mais pas du tout prête à bousculer ce qu'elle imaginait être l'agenda précis de Grace. De quoi était-il composé, elle n'en avait pas la moindre idée, mais elle se le figurait pastel et doux. Lola secoua la tête : elle commençait déjà à idéaliser la personne au lieu d'apprendre à la connaître. Elle vérifia l'heure une dizaine de fois, puis, quand ce fut enfin le moment, elle prévint Grace. Rien qu'à entendre sa voix, elle sentit un immense sourire se dessiner sur son visage, et comme un soulagement la traverser. Soudain, elle se souvint de pourquoi elle était là, de l'envie qu'elle avait de la voir, et ça lui fit du bien. Dès qu'elle la vit apparaître, elle eut envie de lui faire un câlin, mais elle commença par une bise ; après tout, elles ne se connaissaient techniquement que très peu. Elle la suivit dans les escaliers, jetant un oeil à chaque détail de l'escalier. A retardement, elle répondit : " Ca va. J'ai mangé. Enfin, pas vraiment. Un peu. J'ai faim." Elle profita du fait que Grace marchait dos à elle pour lever les yeux au ciel face à sa propre incapacité à tenir une phrase cohérente. Peut-être qu'elle était plus nerveuse que prévu. Lola entra dans l'appartement de Grace et sa nervosité augmenta nettement : d'abord, tout était impeccablement rangé et propre, et elle aurait adoré que son intérieur ressemble exactement à ça ; puis, tout était de bon goût, bien choisi, le genre d'espace auquel on donne du temps et de l'amour ; enfin, et elle ne voyait que ça, il y avait un lit dans la pièce. Pas dans une autre pièce, pas caché. Il y avait un lit dans le même espace où elles se tenaient toutes les deux, et pour une raison qu'elle ne s'expliqua pas, ça envoya une onde de choc dans son corps, et elle se retrouva à hocher de la tête bêtement, comme si elle jugeait un vin qu'elle venait de goûter, ah oui très bien, fruité non, ah boisé, oui c'est la même chose. " C'est très joli, chez toi", prononça-t-elle enfin. " Vraiment", ajouta-t-elle en se tournant vers Grace, car elle savait que parfois sa gêne passait pour de l'indifférence, alors que ce n'était pas du tout le cas. Elle vit du coin de l'oeil les photos posées sur le bureau. " Oh, je peux regarder ?" Bah oui, Lola, c'est pour ça que t'es là. Elle s'avança vers le bureau. " Tu veux que je retire mes chaussures ?" Et son esprit fit de nouveau le lien espace lit chaussures et elle rougit comme une enfant en pleine insolation. @Grace Coughlin
Dernière édition par Lola Wright le Mer 19 Fév 2020 - 20:13, édité 1 fois |
| | | | (#)Mer 19 Fév 2020 - 12:24 | |
| En général, Grace n'aimait pas qu'on la fasse attendre. Elle n'était pas une inconnue de l'art de se faire désirer (quoiqu'elle n'ait jamais vraiment la patience requise pour l’exercice), mais l'inverse lui avait rarement été soumis. Lola avait éprouvé sa patience aussi rapidement qu'elle avait réveillé sa curiosité – d'un sourire un peu maladroit, un peu mystérieux, qui n'en disait pas trop ; ces sourires dont Lola seule semblait avoir le secret. Ça l'avait frustrée, déjà – pour la simple et bonne raison que ses connaissances sur Brisbane étaient moindres et que s’en priver d'une ne faisait pas partie de ses plans. Mais aussi, et honnêtement surtout, parce qu'elle s'était imaginée, bêtement, sûrement, avec sa naïveté à toute épreuve, que ce qui s'était passé lors de leur dernier verre n'était pas banal, sans qu'elle sache pour autant tout à fait le décrire – il y avait eu un échange plus profond que les mots, et Grace s'était imaginée que ça finirait de sceller une amitié partie sur le pied d'une jalousie déplacée. Elle était tombée de haut, au bout d'une semaine ; puis, peu rancunière, déçue mais lassée, elle s'était faite à l'idée qu'elle ne recroiserait probablement jamais Lola. Et que, si elle avait vécu vingt-huit-ans-bientôt-vingt-neuf de sa vie sans avoir besoin d'elle, ou d'être recontactée par une connaissance à un bar, elle pourrait bien continuer sans.
Sans plus de fierté déplacée que de rancune – et cela allait sûrement de pair avec sa naïveté de façon notable –, elle avait exprimé un enthousiasme difficilement modéré lorsque, enfin, Lola l'avait recontactée. Un début de message, un peu timide, clairement hésitant, qui n'avait jamais trouvé sa fin, comme interrompu par une pensée parasite, suivi d'un “oups” ; puis un appel où chacune semblait chercher ses mots pour convenir de retrouvailles, Lola trébuchant sur ses mots alors que Grace espérait que son sourire ne se sente pas trop dans sa voix. Son ego d'habitude si sensible avait perdu toute sa superbe face à la timidité caractéristique de son interlocutrice, à sa gêne, et à l'envie qu'elle pressentait malgré tout dans son ton. Dur de ne pas vouloir faire le ménage à fond pour célébrer de telles retrouvailles. Ou seconde rencontre. Ou journée complètement banale ; à vrai dire, elle ne sait pas trop comment caractériser tout ça. Pas plus qu’elle ne sait comment saluer Lola quand elle arrive, si ce n’est lui offrir un gros, gros sourire qu’elle contient depuis le matin même.
"Ca va. J'ai mangé. Enfin, pas vraiment. Un peu. J'ai faim."
Grace se sent un peu trop consciente de la lenteur qu’elle met à monter les marches, Lola traînant probablement les pieds derrière elle par politesse. S’ajoute à ça l’agitation cérébrale imprévue de dernière minute qui la ralentit encore : et si elle avait oublié de ranger un truc compromettant ? Et si Lola n’aimait pas Kim Possible ou que celui-ci avait foutu la télé par terre pendant ses trois minutes quarante-huit d’absence (elle avait compté) ? L’ascension est pénible, l’arrivée encore plus. La jeune photographe prend l’air le plus détaché de son répertoire et retire ses chaussures, retrouve son espace en l’inspectant du coin de l’oeil pour fusiller du regard tout potentiel élément déplacé. Le suspect numéro un la fixe de son regard un peu ahuri, yeux navette entre l’invitée qu’il n’a jamais vue, ni reniflée, et sa propriétaire ermite qui n’a pas l’habitude de ramener des inconnus au bercail. Ni une, ni deux, le gros chat descend maladroitement une fesse de sa chaise, puis l’autre, et vient frotter tout son dos contre la nouvelle venue en quête d’une affection qu’il ne rendra plus jamais passées les deux premières minutes. "C'est très joli, chez toi. Vraiment", lui lance Lola, et Grace se sent comme la candidate d’une de ces émissions où on invite des hôteliers dans sa propre auberge pour qu’ils jugent de l’état des lieux, de l’accueil, de la chaleur et de la bouffe servie. “C’est pas encore ultra personnalisé”, rétorque-t-elle, bien campée dans son rôle, “mais j’y travaille.” Puis c’est tout petit, très intimiste. Elle se fait la réflexion qu’à part son frère, et Gaïa pour l’accueillir dans la ville, personne n’est jamais venu ici - ses coucheries raréfiées ont toujours eu lieu ailleurs, et la petite taille de l’endroit justifie difficilement une pendaison de crémaillère avec les trois-quatre connaissances qu’elle a pu se faire à Brisbane en deux mois. “T’aurais dû voir l’appart où on vivait avec Jeremy, avant… Y avait pleins de bocaux de peaux de serpents, partout. Puis son terrarium qui prenait la place d’un stationnement de parking, sans oublier le lave-linge qu’il trouvait super raccord avec le papier peint de ma chambre, alors, bien sûr, il fallait absolument le mettre dans ma chambre.” La rétrospective de ses deux ans de vie commune avec l’aîné Coughlin n’avait rien d’un mauvais souvenir, mais le retour à la liberté lui avait quand même fait un bien fou, si on oubliait la solitude permanente et le chat qui repoussait constamment toutes ses demandes de câlins. “Ca fait du bien d’avoir un espace à soi, avec un emploi du temps non-défini...sans lave-linge dans sa chambre… Tu vas bien ?” Ainsi se meurt son stream of consciousness, dans la pleine conscience, justement, que Lola était d’ores et déjà penchée sur les photos qu’elle avait laissé sur son bureau, davantage que sur les peaux de serpents et les lave-linge.
“Bien sûr, c’est pour ça que t’es là.”
Nouveau sourire, cette fois plus détendu. Les photos avaient été étalées sans distinction de date, de lieu ou de période de sa vie. Ainsi se retrouvaient mêlées ses virées seule au Tibet ou en Laponie, ses clichés pris en flag de sa soeur en train d’imiter Big Foot avec du dentifrice dans la bouche, et son voyage avec Alexandria au Pérou il y a deux ans. Sur la petite table de son bureau, le professionnel se mêle au plus intime : Grace n’a pas juste envie de montrer son métier à Lola, mais aussi ses passions, son quotidien. Un peu plus d’elle-même. “Enlève-les si tu veux, mets toi à l’aise”, qu’elle sort enfin, faisant volte face pour retourner au coin cuisine, soucieuse de ne pas rester penchée par dessus l’épaule de Lola pour guetter la moindre de ses réactions. “Tu veux manger quoi ? J’ai de quoi faire du...des...sandwiches au vegemite et au fromage, ou une conserve de raviolis et des Tim Tams en dessert.” Elle papillonne des yeux en espérant que ça compensera pour l’absence d’une quelconque trace de bonne bouffe chez elle. “Ou on peut commander, aussi.” Elle hoche la tête avec force conviction. Ca semble une meilleure idée que d’ouvrir sa toute dernière boîte de conserve pour charmer une personne qui découvre son appart pour la première fois. La jeune femme sort résolument deux bières du frigo, sans aucune notion de la pertinence de l’alcoolisme en pleine journée et en tend une à la jeune femme, comme un rituel à établir. “Quoi de neuf ?” Elle s’échoue sur le canapé, dont Kim Possible dégage prestement sans demander son reste, et tapote la place à côté d’elle pour y inviter Lola - qu’elle prenne les photos, ça lui importe peu. “T’as été occupée ces derniers temps ? Jeremy est passé mais j’ai pas osé l’emmener te voir. Au cas où.” Jeremy sert d’excuse à son insu, de réponse à ses questions qu’elle n’ose pas poser plus directement, mais l’idée y est. Au cas où t’aies pas envie de me revoir. @Lola Wright |
| | | | (#)Ven 21 Fév 2020 - 14:41 | |
| A little more of you Et Lola s'imaginait l'appartement d'avant, celui de Grace et Jeremy, et ça lui faisait un pincement au coeur. Elle s'émerveillait de les savoir aussi proches, aussi soudés. Cela faisait partie de l'effet aimant qu'avait Grace sur elle : il y avait une profonde bonté en elle qu'elle retrouvait rarement dans ce monde de brutes. Elle se sentait immédiatement en sécurité, et elle savait que ç'aurait été le cas même entourée de bocaux de peaux de serpents. Elle éclata de rire à l'idée du lave-linge qui allait parfaitement avec le papier peint de la chambre de Grace, s'imaginant le dialogue, le visuel. Tout ici faisait sens, et ce qui aurait semblé à d'autres absurdes, était la normalité même, la logique, l'Alice au pays des merveilles. " C'est hyper important pour moi aussi d'avoir un espace personnel. Depuis que je suis partie de chez mes parents, je vis seule. Tout le monde me disait de prendre une colocation, mais j'adore rentrer chez moi, et qu'il n'y ait personne, tu vois ? Pouvoir faire ce que je veux. Genre mettre du métal parce que c'était une journée stressante ou jouer à Fornite parce que c'était une journée stressante ou, parce que parfois les journées se passent bien quand même, juste me poser, dessiner, lire. C'est la quatrième fois que je lis Harry Potter, et je crois que c'est encore mieux que les trois fois d'av-" Elle s'arrêta en pleine phrase et sourit, gênée. " Trop de détails ?" Elle n'était jamais sûre. Pourtant, Grace n'avait montré aucun signe d'ennui ou de retrait. Mais elles venaient de se rencontrer, et Lola l'appréciait déjà trop pour se faire renvoyer gentiment chez elle pour cause de bavardage. Pendant que Lola commençait à découvrir les photos, les passant en revue une première fois, rapidement, pour y revenir une deuxième fois, lentement, et une troisième fois, et ainsi de suite, elle répondit, déjà distraite, déjà ailleurs, dans ces mondes que Grace avait capturés : " Ecoute, ça va. Je me suis acharnée sur un dessin et j'ai jeté tous les croquis. Mais ça va venir." En disant ça, elle se tourna vers Grace et scruta son visage, un peu trop d'ailleurs. Elle se tourna de nouveau vers les photos, en disant qu'elle analyserait son visage un centimètre à la fois mais plus tard, plus discrètement, par étapes. " Et toi ?" Ce qu'elle découvrit en parcourant les clichés, c'était que Grace n'avait pas seulement fait une sélection de lieux de voyage. Il y avait des bribes de sa vie, là-dedans, des êtres humains, des moments, et Lola en fut profondément émue et intimidée. Elle qui n'arrivait pas à montrer quoi que ce soit, elle était à mille lieux de l'ouverture de son interlocutrice, qui offrait, offrait, généreuse, bienveillante. Elle se demanda si Grace avait confiance en elle, si c'était pour ça qu'elle parvenait à partager son travail, son monde, aussi facilement. Elle se demanda comment c'était possible. Elle se demanda si elle pourrait l'apprendre. Et pendant qu'elle se demandait tout ça, quelque chose vint frôler sa jambe, et elle poussa un cri de frayeur, pas digne du tout, avant de se rendre compte que c'était Kim Possible. Lola éclata de rire, ce qui fit filer la créature à deux mille à l'heure. Elle la suivit du regard, fascinée par la prestance des félins. " Zut. Je crois que j'ai raté ma première impression." Elle voyait les traits et les courbes de Kim Possible en mouvements, voyait des esquisses en noir et blanc dans sa tête, et devait se contenir pour ne pas sortir un carnet right then and there. Mais ça parlait nourriture déjà, et il fallait se concentrer. Lola sentit la gêne de Grace et eut envie de la rassurer par un mouvement de main dans ses cheveux, par un câlin, mais heureusement elles étaient loin l'une de l'autre - autant que faire se peut dans un espace restreint, mais quand même - ce qui lui permit de garder son instinct dans sa poche et de sourire. " Ca me va, de commander. Je mange tout. Je veux dire, de tout. Enfin, tout aussi, mais on m'a appris à laisser la moitié aux autres, sinon c'est pas très gentil." Elle fronça le nez au niveau de sa propre plaisanterie. " L'humour vole haut, ça promet. T'es sûre que t'as rien de mieux à faire que de me voir ?" Et l'insécurité qui ressortait, et Lola qui riait, genre mais pas du tout mais quoi mais je disais pas ça sérieusement mais tout va bien. Dieu merci, Grace revenait avec deux bières, et aucune des deux ne regarda une montre ou une horloge, parce que quelque part dans le monde c'était l'heure de boire, et Lola accepta la sienne avec grand plaisir. Elles trinquèrent, " A tes superbes photos", et Lola but une première longue gorgée, en priant de ne pas s'étouffer car il ne manquerait plus que ça. Elle posa la bière sur le bureau, loin des photos, enleva ses chaussures, chercha vaguement où s'asseoir mais choisit de rester debout, et fit un deuxième passage des clichés de Grace. Cette femme avait du talent, en plus de tout. Cela rendait la situation rocambolesque aux yeux de Lola, comme une farce géante montée par l'univers. Lola se retourna et vit, à sa grande terreur, que non seulement Grace s'était installée sur le canapé, mais qu'elle l'invitait à l'y rejoindre. Lola tenta de prendre l'air le moins affolé possible, quand même, un peu de dignité, puis s'y posa à son tour, à une distance respectueuse pour ne pas dire ridicule. Elle avait bien sûr pris la bière et les photos, donc elle se retrouva les mains pleines. " Est-ce que j'ai été occupée ces derniers temps ?" répéta-t-elle à la fois pour y réfléchir et pour se donner une contenance. " Voyons voir. Il y a eu une énième altercation avec une psy qui travaille à l'hôpital, que je connais depuis la fac, et qui m'a dans le nez. Bon, que j'ai dans le nez aussi. Bref, ce n'est pas simple." Ce n'était pas clair du tout, dit comme ça, mais d'un autre côté, dans la tête de Lola, c'était le bordel, donc c'était assez représentatif. " Il y a eu..." Elle s'arrêta en pleine phrase. Elle n'avait jamais parlé de Sofia à personne. Et là, elle avait failli le faire, juste parce que c'était Grace et que chez elle c'était un cocon à se sentir bien et ne plus jamais partir, mais c'était trop tôt, et c'était trop intime, et c'était trop douloureux, et Lola avait envie d'aller bien. " Il y a eu quelque chose de difficile, que je te raconterai peut-être un jour." C'était bien, c'était équilibré, entre les deux. " Ah, et j'ai passé un entretien ! Enfin, une sorte d'entretien. J'ai participé à un atelier de peinture, et je crois que la boss m'aime bien, et ils auraient besoin d'un assistant... dans leur galerie de peinture." Elle prononça ces mots comme on aurait parlé du Saint-Graal. " Ca veut dire que...", elle sentait les larmes qui lui montaient aux yeux, cette habitude était franchement invraisemblable, " que je travaillerais enfin dans le monde de l'art." Et c'était énorme pour elle, et ça faisait dix ans qu'elle essayait, et elle n'osait même plus y croire, et voilà qu'on y était peut-être. " Donc oui, j'ai été un peu occupée, en fait." Lola but une autre gorgée de bière, la posa par terre, et se remit à feuilleter les photos. Elle se doutait bien qu'il manquait un bout d'explication quand même, parce que rien de tout ça n'avait fait qu'elle ne contacte pas Grace. Quand elle voulait voir les gens, elle le faisait, et elle avait eu envie de voir Grace plus que quiconque, mais c'était juste que - c'était juste - c'était juste que quoi, au fond ? Maintenant qu'elle était là, face à elle, pourquoi avait-elle pris autant de temps ? Elle posa les photos sur l'espace du canapé entre elles et leva les yeux pour observer le visage de Grace, pour se poser là, dans l'instant. " Grace, tu- ça t'est déjà arrivé de- enfin, tu vois quand tu rencontres quelqu'un- je ne m'explique pas bien." Son visage était de la couleur d'une Pokéball, elle jeta un oeil au plafond, comme si quelque chose allait la sauver là-haut, et eut un immense sourire embarrassé. " Je te trouve épatante." Okay, bon début, maintenant tu vas où avec ça, Lola ? " Et je n'ai pas l'habitude de rencontrer des gens comme toi." C'est bien, c'est cohérent, tu tiens le bon bout, conclus, t'y es presque. " Et ça m'a fait peur, je crois." On y venait. " Tu vois ce que je veux dire ?" Elle ne parlait même pas du fait que Grace l'attirait outre mesure, elle ne parlait même pas des questions qu'elle s'empêchait de se poser ou du fait qu'elle évitait soigneusement de regarder Grace ailleurs que dans les yeux. Elle parlait du fait que face à tant de bienveillance et de générosité, elle se sentait désemparée. Il y avait là quelqu'un qui lui ouvrait les bras, et d'habitude c'était Lola qui faisait cet effort-là, qui devait lutter pour obtenir un peu d'affection, et avec Grace, c'était juste présent, juste simple. Et elle n'avait aucune idée de quoi faire de ça. " Tu m'en veux ?" demanda-t-elle, d'avoir pris autant de temps pour te contacter, voulait-elle dire - tout en faisant les yeux du Chat Botté pour ne pas se faire virer illico presto. @Grace Coughlin |
| | | | (#)Ven 21 Fév 2020 - 17:56 | |
| Grace, elle parle rarement de Jeremy. Pas par honte, il n’y a rien qui la rende plus fière que son frère aîné qui tient son boulot, arrive à avoir une copine pendant plus de trois mois et se laisse toucher le crâne par quelqu’un d’autre qu’elle sans avoir une réaction violente ; mais parce que tout est trop compliqué, tout est si vite mal compris, qu’elle a peur de lui nuire plus qu’autre chose. Comme si c’était si simple, pour tout le reste du monde, de comprendre immédiatement les intentions d’autrui, d’interpréter une grimace comme de la compassion, de braver la foule sans se sentir fuir hors de son corps. Il n’y a que Lola qui semble comprendre, accepter, l’envisager comme un homme entier et non comme un enfant un peu en retard, alors elle s’ouvre sans même en douter, sans hésitation aucune. Tant pis pour la potentielle image de sa chambre équipée d’un lave-linge, tant pis pour les bocaux ; elle estime qu’elle a le droit de savoir, de voir, même après l’heure, parce que quelque part, et de manières différentes, peut-être que Jeremy signifie autant pour l’une que pour l’autre. Et, en retour, Lola lui donne un aperçu de son quotidien, à elle aussi, comme une reprise de leur troc de la première fois : une info pour une autre. Un pas vers l’une pour un vers l’autre.
“Quatrième fois, carrément ? C’est ton livre préféré ?”
Grace ne se rappelle pas avoir passé le chapitre quatre, peut-être même trois. Elle n’a jamais été grande liseuse, trop distraite, trop téméraire, à courir partout alors que son frère et sa soeur avaient toujours favorisé la tranquillité. Elle était l’énergumène anti-fac, qui donnait le change avec ses deux-trois connaissances en politique et en sujet d’actualité et les bouquins de psychanalystes sur ses rayons, mais dont l’éducation était limitée. Le complexe qu’elle ressentait avant sur ce point avait passé avec le temps et les rencontres. Alors, elle hausse simplement les épaules : “Jamais trop de détails. Tu peux me résumer les cinq bouquins, même.” Elle se dandine un peu, observe son appartement comme si elle le visitait pour la première fois. “Ou est-ce qu’il y en a sept ? Ou huit ? Enfin, t’as saisi l’idée.” De son côté, Lola feuillette ses photos et Grace préfère se rendre utile et aller ouvrir des bières. “Un de ces croquis mystérieux dont je verrai jamais la couleur ?” qu’elle sourit à la réponse suivante de la jeune femme. “Rien. Enfin, rien d’énorme. J’ai recruté des stagiaires à mon job. Une locale et un étudiant suédois qui cherche un boulot ici.” Elle ravale l’irritation qui commence à poindre. Il était apparu clair que son accident rendait toujours un travail normal impossible - alors, pour son carnet d’adresse, on l’avait gardée. On l’avait simplement affublée du titre de manager et foutu deux enfants sous ses ordres pour bien lui faire comprendre qu’elle ne servait plus à grand-chose.
Un cri interrompt toute pensée négative qui commençait à l’envahir et encore une fois, elle doit attribuer l’oeuvre à son animal de compagnie. "Zut. Je crois que j'ai raté ma première impression." L’esquisse d’un sourire lui répond alors que Grace fouille les placards miséreux pour y trouver de quoi se sustenter. “T’inquiète, c’est pas vraiment possible de réussir sa première impression avec lui. D’ici cinq ou six mois, peut-être qu’il te laissera l’approcher.” Elle se demande comment les deux pourraient s’entendre, s’ils savaient communiquer. Le vieux chat farouche, qui en a vécu des vertes et des pas mûres, qui ne se laisse approcher qu’une fois totalement sûr qu’on ne va ni le frapper, ni lui briser le coeur à nouveau. Puis Lola, son identique, mais en humaine. Du moins, c’est ce qu’elle pense, maintenant qu’elle a eu deux mois pour y réfléchir, pour affiner le portrait de Lola qu’elle avait dans la tête et de creuser un peu plus le fossé entre sa première impression et celle qu’elle reçoit aujourd’hui. Elle se demande si elle aussi, peut passer comme peintre. Peintre dans l’esprit avec pour seul pinceau son cerveau éternellement vieilli et un peu confus. “A nous deux peut-être qu’un jour on arrivera à former une blague décente”, qu’elle souffle dans un sourire. Elle n’y croit qu’à moitié : Grace, elle se trouve très drôle. C’est juste que peu de personnes la rejoignent sur ce constat. Mais Lola a ri, la dernière fois, à sa blague sur son niveau en cardio : tout espoir n’est pas mort. Elles trinquent, à ses photos, et Grace trinque secrètement à aujourd’hui, au retour de Lola, de ses mimiques et sourires, à la présence d’autre chose que la résonance de son propre vide dans son appartement.
Elle hésite longtemps à poser la question, à s’enquérir sur le manque de nouvelles. Elle a bien conscience que ce n’est pas son rôle de le demander, que Lola n’a aucune justification à lui offrir et qu’une personne aussi privée qu’elle n’a peut-être aucune envie de lui en offrir, par ailleurs. Elle le fait pourtant. Elle ignore ce qui l’y pousse, sur le coup. Et Lola répond, photos toujours entre les mains, penchée en avant sur le canapé, pendant que Grace étudie discrètement ses traits changer en passant d’un sujet à l’autre, approuvant de la tête ou lui offrant des expressions surprises aux grès des changements. Elle s’exhorte à ne pas être trop flattée quand Lola lui glisse qu’elle lui parlera de quelque chose d’important, un jour. Bientôt, peut-être. Puis elle contient à peine son sourire quand Lola lui annonce la possibilité d’un nouveau job. “Mais c’est génial, ça !” Elle espère que le geste semble innocent et spontané, mais il lui faut quand même le temps de laisser sa bière sur la table basse avant que sa main ne se pose sur le dos de la jeune femme en une très légère caresse, mi-réconfort, mi-félicitation. “Félicitations. C’est dingue, tu dois être aux anges.” Ni vu, ni connu, la main retrouve la bière, et elle trinque une seconde fois, rapidement. “T’as déjà célébré le coup ?” La gorgée passe toute seule, et les trois d’après aussi. “Ca consiste en quoi, ce job ?”
Elle ne capte pas la diversion, trop contente d’entendre Lola parler à nouveau, se perdre dans ses pensées. Il y a quelque chose de naturel et d’immédiat dans leurs échanges qui lui a manqué depuis la dernière fois. Peut-être parce que Lola avait été son premier véritable échange, sa première vraie connexion sur Brisbane, et qu’elle l’est toujours. Sûrement ; en tout cas, elle ne voit pas le loup s’approcher. "Grace, tu- ça t'est déjà arrivé de- enfin, tu vois quand tu rencontres quelqu'un- je ne m'explique pas bien." Elle a l’impression que c’est la première fois depuis l’arrivée de la plus jeune que leurs regards se croisent, et ça la prend de court. A n’importe quel autre moment, elle aurait vraisemblablement lâché un grand sourire, une petite vanne (quoi, t’as rencontré quelqu’un ?), mais pas aujourd’hui. Et elle sent elle-même, un tout petit peu, que son coeur se serre. "Je te trouve épatante. Et je n'ai pas l'habitude de rencontrer des gens comme toi." Son pauvre cerveau fatigué se débat avec l’information, essaie d’en ressortir quelque chose de cohérent à ingérer. "Et ça m'a fait peur, je crois.” Puis il bloque complètement sur cette phrase, tant et si bien qu’elle n’entend pas la suivante.
“Non, je crois que je comprends.”
C’est tout ce qu’elle arrive à sortir, yeux perdus dans le vide alors que Lola doit sûrement attendre quelque chose de plus réactif, de plus décisif, mais ses idées sont lentes, son cerveau une machine mal huilée et ses émotions trop peu habituées à réagir à des paroles aussi directes. Autant Grace sait montrer son affection, la communiquer au travers de gestes parfois tout simples, parfois à peine plus élaborés, autant les expressions verbales l’embarrassent comme si son accident avait partiellement amputé la partie de son cerveau en charge de poser des mots sur ses émotions. “C’est pour ça que tu es partie plus tôt l’autre fois ?” demande-t-elle finalement, consentant à replonger ses yeux dans les siens, regard instigateur et confus. Elle ne sait toujours pas quoi en tirer, ni comment interpréter le petit raté de son coeur, alors elle fait ce qu’elle sait faire de mieux et dévie à l’humour. “Je te plais, alors.” Elle n’est pas sûre que Lola réagisse positivement à ce genre d’humour, mais tant pis, elle ose. Avant d’immédiatement se rétracter : “Je déconne, hein. Tu me trouves intimidante, ça veut dire ?” Au final, elle n’est pas sûre d’avoir compris tout ce que cela implique, mais c’est plus simple d’en plaisanter. “Ha. On m’a jamais dit ça. Je dirais ça à mes stagiaires, ils me respecteront, peut-être.” Elle semble fière de sa blague, le temps d’un instant puis, à nouveau, son regard se perd dans le néant. Son coeur est toujours un peu serré, et ça, ça l’emmerde. Epatante. Elle ne se souvient pas qu’on ait déjà utilisé ce mot pour parler d’elle, avant. Ses joues rougissent copieusement, et c’est elle qui se retrouve à chercher ses mots :
“Est-ce que ce sera moins épatant si c’est moi qui t’appelle pour qu’on se revoie, la prochaine fois ?”
Ca lui semble un bon compromis, pour commencer. Elle se pince les lèvres, gênée par les compliments, par la soudaine attention, par la petite boule de chaleur qui inonde son plexus. “Si tu tiens à la règle du mois et demi, je te promets que je proposerai rien jusque-là”, plaisante-t-elle cette fois, en espérant fortement que la réponse sera négative, parce que ni l’appartement ni son thorax ont jamais été aussi remplis. “Bon. On choisit la nourriture ?” Elle récupère énergiquement son portable depuis la table basse pour que l’objet électronique lui redonne contenance. “Ferme-les yeux et dis-moi stop.” Son pouce descend le long de la liste des restaurants sur l’application et quand vient le stop, elle en est à un restaurant de pizzas qui lui paraît très banal. Pas d’autre choix : elle fraude. “Burger sushi”, annonce-t-elle, mi-fière mi-dubitative. Elle se demande jusqu’où les blancs sont prêts à aller pour salir les autres cultures. “Prête pour une expérience culinaire potentiellement traumatisante ?” Seraient-elles jamais prêtes ? Grace envoie la commande et repose son portable, avec difficulté, prétend regarder les photos, à son tour, évite soigneusement celles qui affichent le visage souriant d’Alexandria pour leur préférer celles que Lola a inconsciemment mises en avant. Jeremy avec Mussolini, son varan, quelques clichés de Séville, du Honduras. “Tu sais, je te trouve épatante aussi”, confie-t-elle à mi-voix, peut-être pour appuyer un peu plus le fait qu’elle ne lui en voulait pas. Tout son corps lui semble bagage lourd à porter, son bras immobile plus handicapant que jamais. Le silence semble s’étirer quand elle décide de le tuer dans l’oeuf : “J’ai, euh, j’ai préparé un stream de V pour Vendetta ? Si tu veux. Sinon j’allais le regarder toute seule plus tard de toute façon.” Et de toute sa vie d’adulte, Grace est incapable de se rappeler de la dernière fois où elle s’est sentie si adolescente et vulnérable. @Lola Wright (trois pages miskine promis je réduis la prochaine) |
| | | | (#)Sam 22 Fév 2020 - 15:54 | |
| Quand on parle de rencontres, on s'imagine souvent une silhouette éclairée par le soleil, une aura qui émane de la personne, un bus londonien, la Tour Eiffel, quelque chose de grandiose, quelque chose qui sort de l'ordinaire, qui ne trouve pas sa place dans la vie quotidienne, et puis un jour on est là, on finit son atelier d'art thérapie, on n'a rien demandé à personne, et la personne arrive et ce n'est même pas quelqu'un de nouveau, c'est quelqu'on qu'on a déjà vu, et puis on parle, et tout semble normal, et naturel, sauf que quelque chose est en train de changer dans le firmament, dans l'équilibre même de l'univers, et ça n'a pas d'explication, et ça n'a pas de sens ni de finalité, c'est juste une évidence qui restera cachée dans un coin de déni, au fond d'une poche de jean, quelque chose dont on détourne le regard tellement c'est puissant et ça intimide. C'était ça. C'était exactement ça qu'il se passait, et pourtant Lola était à mille lieux de le savoir. Pour elle, il s'agissait juste de la soeur d'un patient qui était venue lui parler et qui s'était révélée adorable, et ça se passait bien, c'était chouette, c'était naturel, et elles se verraient de temps à autre, prendraient des verres, échangeraient des nouvelles, et Lola ignorerait tout ce que cela provoquait en elle, parce qu'elle ne connaissait pas ces sentiments, que ça ne lui disait rien, que ça n'était jamais arrivé, et que ça n'avait aucune raison d'arriver. Donc oui, si vous lui demandiez, là, tout de suite, ce qu'elle faisait, elle répondrait qu'elle déjeunait avec une connaissance, une fille qu'elle venait de rencontrer et qui avait l'air sympa, et elle n'y mettrait rien de grandiose ou d'ambigü, elle s'arrêterait là, et vous penseriez que sa journée était tout ce qu'il y a de plus normal. C'est pour ça, d'ailleurs, qu'elle s'apprêtait à s'épancher beaucoup trop sur ce qui, oui, était son livre préféré. Elle avait dévoré Harry Potter à tous les âges et y avait trouvé à chaque fois des résonnances différentes, et l'erreur de Grace avait été de poser des questions, de s'intéresser, car maintenant, ce serait impossible de faire taire Lola, elle continuerait jusqu'à ce que mort s'ensuive. " Sept tomes, Grace, sept. Mais par où commencer ? C'est une grande responsabilité que tu me mets là, parce que Harry Potter, ce n'est pas n'importe quoi, ce n'est pas, je ne sais pas, moi -" Elle ne trouva pas de comparaison. Son esprit se perdait déjà à retracer toutes les intrigues croisées des livres pour essayer d'en sortir un résumé à peu près potable. " Okay, okay, alors tu vois c'est un monde de sorciers. Enfin, c'est le même monde que le nôtre, sauf qu'à côté de ce que nous on voit, il y a des sorciers qui mènent leur vie, contents, lalala, ils sont là, ils jettent des sorts, ils transforment des théières en loirs, tout ça." A ce rythme-là, elles y seraient encore deux semaines plus tard. " Et il y a un grand méchant, il s'appelle..." Ah non, elle n'allait pas s'y mettre elle aussi à ne pas vouloir prononcer le nom de Voldemort. Et pourtant si. " Bon, on ne prononce pas son nom parce que ça fait peur. Et il y a une seule personne qui peut le battre. Sauf qu'au début des romans, c'est un gamin de onze ans, donc c'est pas très pratique. Sauf qu'en fait on suit son éducation sur les sept tomes, donc tout son collège et lycée, et il apprend, et il apprend. Il apprend surtout la prophétie et le fait que ce soit lui qui doit sauver le monde. T'imagines ?" Elle laissa le résumé en suspense, guettant de voir si elle avait réveillé la moindre envie chez Grace de le lire. Elle décida, au visage de celle-ci, que oui, qu'il y avait une chance. " Tu sais quoi, je t'en dis pas plus, je te les offrirai. Je ne peux pas te prêter mes copies parce que j'ai les mêmes depuis des décennies et que je ne saurais pas quoi faire si elles n'étaient pas chez moi, tout le temps, au cas où." Au cas où elle passait une mauvaise journée, au cas où la semaine était dure, au cas où elle replongeait dans le deuil de Sofia de manière trop violente, juste au cas où. Heureusement pour Grace, la conversation dévia, et Lola eut un sourire embarrassé en hochant la tête : " Oui, un de ces croquis que tu ne verras jamais." Quoique. Elle avait envie de lui offrir son portrait un jour. Avec un mot. Une signature. Quelque chose. Que ce soit personnalisé. Elle avait envie qu'elle se voie comme elle la voyait. Mais ce n'était pas pour demain ni la semaine d'après. " Des stagiaires ? Pourquoi ça a l'air de te déranger ? Ca doit être bien d'avoir des stagiaires, non ?" En fait, elle n'en avait aucune idée. Elle avait fait mille métiers, des petits boulots, mais n'était jamais passée par la case stage. Elle découvrirait bientôt la position d'assistante, ceci dit, et ce serait toute une aventure... quoique rien à côté du temps qu'il faudrait pour nouer une relation avec Kim Possible, d'après les dires de Grace. " Cinq mois ?! Je ne pourrai jamais attendre aussi longtemps." Elle fixa le chat de loin, l'air suspicieux, et voilà que les deux se dévisageaient, les créatures blessées, se jaugeant du regard, s'apprivoisant, jusqu'à ce que Kim Possible rompe la connexion. " Oui, bon, on ira pas à pas", conclut-elle autant pour le chat que pour elle-même. C'était une relation tout à fait à part de Grace, à ses yeux, car un chat était un être à part entière avec ses décisions et son caractère, et elle comptait bien potasser le sujet en lisant des livres sur les félins pour voir comment s'y prendre. En parlant d'apprivoisement, une fois sur le canapé, alors que Lola était déjà dans l'appréhension de tant de proximité physique, Grace passa sa main sur son dos, et le corps entier de Lola en eut la chair de poule, comme une réaction électrique ou métaphysique ou chimique ou hormonale ou neuronale ou - elle obligea son cerveau à arrêter sa lancée, car rien de bon ne sortirait de la panique. Lola cligna des yeux plusieurs fois, reprenant son souffle (elle n'avait pas conscience d'avoir arrêté de respirer, et pourtant si), puis secoua la tête : " Non, je n'ai pas encore célébré, j'ai peur que ça porte mauvaise chance. J'attends la confirmation définitive, sûre et certaine. Et alors là -" Et alors là, quoi ? Ce n'était pas comme si elle avait cent cinquante mille amis, au fond. " Et alors là -" Quoi, Lola, quoi ? " Bah, je ne sais pas, en fait." Elle éclata de rire. Elle n'était pas très forte aux protocoles sociaux comme sortir prendre un verre entre amis pour se réjouir d'une bonne nouvelle ou se remettre d'une mauvaise. Elle était plutôt du genre à traîner seule dans son coin dans les bons et les mauvais moments. Bon, Lily serait super contente pour elle, et elles se feraient peut-être un restaurant. Mais honnêtement, au-delà de ça, ce serait plutôt soupe instantanée dans son lit à bouquiner. " Le job, ce serait de m'assurer que les trois peintres de la galerie ne manquent de rien. Gérer leur agenda. Accueillir les gens dans la galerie. Aider à organiser les ateliers. Passer les commandes. Recevoir les commandes. Beaucoup d'administratif, principalement, mais je serai tout proche de là où ils peignent." Et ses yeux brillaient de nouveau. Tellement de bonheur et de gratitude. Ce fut sans doute à cause de ces satanées émotions positives qu'elle sortit toute la vérité à Grace, enfin toute la vérité de ce qu'elle en savait, c'est-à-dire pas grand-chose, mais en tout cas qu'elle l'appréciait, et, oui, elle avait utilisé le mot épatante, et voilà que c'était Grace qui bloquait, ce qui acheva de bloquer Lola, et à elles deux, elles n'étaient pas sorties de l'auberge. Lola hocha de la tête : oui, c'était pour ça qu'elle était partie plus tôt la fois d'avant. Il fallait qu'elle se recentre, qu'elle se concentre, il y avait eu trop d'émotions, trop de questions, trop de surprises et elle avait besoin de faire le point. Sa version du bilan avait été d'enterrer tout sous un tapis de bric et de broc, et de se forcer à ne plus y penser. C'était très efficace, comme méthode, très productif, je vous la recommande chaudement. " Je te plais, alors." Lola se figea avec la bière à moitié levée vers ses lèvres, même pas dans une position où ça passerait inaperçu, non, genre arrêt sur image, genre être humain bloqué, genre AVC ou ce qu'elle s'imaginait être un AVC mais peut-être qu'il faudrait qu'elle demande à Grace parce qu'elle s'y connaissait mieux haha c'était drôle c'était ça qu'il fallait qu'elle dise mais non c'était pas drôle du tout mais trouve quelque chose à dire Lola enfin réagis bougre de - Et Grace enchaîna sur une autre plaisanterie, et c'était comme si quelqu'un avait appuyé sur play et le film reprenait, et Lola buvait une gorgée de bière immense, tellement longue qu'elle la finit presque d'un coup. " Intimidante, voilà, c'est ça." Ce n'était pas du tout, du tout ça, mais c'était beaucoup, beaucoup mieux que ce qui avait été proposé avant, donc elle prenait. Et tant mieux pour les stagiaires. Jesus Christ. Lola avait besoin d'une douche, de beaucoup de chocolat, et de ne jamais ressortir de chez elle. Grace avait le don de continuer, pourtant. Elle avait cette faculté naturelle de remettre les gens à l'aise, les choses à l'endroit, les objets là où ils devaient être. Ca expliquait peut-être pourquoi son appartement était aussi bien rangé. Lola jeta un regard nerveux autour d'elle. Tout était très stressant. Il fallait qu'elle se calme. " Que tu m'appelles ? Oui. Ce serait bien." Ca, c'était vrai, elle avait très envie que Grace l'appelle, pas juste pour la voir d'ailleurs, juste pour lui parler, pour lui raconter sa journée, parce qu'entendre sa voix lui ferait plaisir où qu'elle soit. Ce qu'elle résuma en un : " Quand tu veux. Je suis plus dispo, maintenant que j'ai peut-être un job." Ca n'avait aucun sens, et ce n'était pas grave du tout, car elle savait que Grace ferait abstraction, et elle ne pourrait jamais assez la remercier pour ça. Parlons peu, parlons bien, parlons nourriture. Lola fit comme on lui demandait, ferma les yeux, et s'écria : " Stop !". Elle aimait bien ce processus là, elle n'avait jamais essayé, et ça tenait plus du jeu que de la sincérité ultime à laquelle elles étaient arrivées, donc c'était forcément mieux, de toute façon. " Burger sushi ?!" répéta-t-elle, incrédule, morte de rire, curieuse. " Toujours prête ! On m'appelait la pirate à l'école, alors tu vois." Faux. " Jack Sparrow, tout ça, tout ça." Le film n'était même pas sorti à l'époque. Elle se tourna vers les photos. " Oui, bon, je parle à une vraie aventurière, donc je n'ai aucune crédibilité." Ah, voilà, on était sur un bon terrain là, on faisait des blagues, on était bien, elles étaient nulles mais on était bien. Lola retrouvait son sourire et son calme. Tout allait bien se passer. " Tu sais, je te trouve épatante aussi." Bougre d'hydromel. " C'est celui qui dit qui est, c'est ça ?" Lola rit à sa propre plaisanterie, mais eut un regard reconnaissant envers Grace, car elle les mettait à égalité, et que c'était généreux de sa part. D'autant plus que Lola ne se trouvait pas épatante, loin de là. Elle ne se trouvait pas non plus apocalyptique, entendons-nous, mais il y avait un vrai fossé entre ces deux adjectifs. Un fossé un peu comme ce silence qui s'installait, comme la pause un peu trop longue, où Lola chercha une autre blague sur laquelle rebondir indéfiniment, lorsque Grace prit la parole, et la surprit une fois de plus. " Tu t'es souvenue." Lola hochait de la tête. Ne le prends pas personnellement, Lola, elle a peut-être une très bonne mémoire, c'est pas toi spécifiquement, ne t'emballe pas, la fille n'est pas ta meilleure amie encore, tu viens de la rencontrer, elle veut juste regarder un film avec toi, ralentis le moteur. Lola se leva soudain, et, comme à son habitude, fit comme si elle était chez elle. C'était un défaut mais elle s'y était faite, et avec un peu d'espoir, Grace s'y ferait aussi. " C'est un film avec une photographie exceptionnelle, l'image est vraiment soignée, et c'est principalement sombre, donc...", elle tira les rideaux pour les fermer, alla éteindre la lumière de la cuisine, revint se poser sur le canapé, étudia la situation, vit qu'il y avait la lumière du couloir de l'immeuble qui passait sous la porte principale, bon mais on n'y pouvait pas grand-chose. " Okay, et aussi je parle tout le temps pendant les films, mais d'un autre côté, je veux dire, je peux me taire aussi. Oui, je vais me taire." Non, elle n'allait pas se taire. Mais c'est l'intention qui compte, non ? " ATTENDS, mais la nourriture n'est pas arrivée, et ça ferait une pause au milieu du film, on ne peut pas pauser ce film, c'est un chef d'oeuvre." Lola fut prise d'un dilemme : d'un côté elle voulait commencer, d'un autre elle ne pouvait pas laisser Grace regarder le film n'importe comment. Et puis avec toute cette obscurité, elle ne verrait pas chacune de ses réactions. Tout cela était compliqué. Lola se releva, entrouvrit un tout petit peu le rideau. " Voilà, comme ça je te vois." Piqua un fard. " Enfin, je veux dire, je vois la nourriture." Qui n'était pas arrivée. " Le livreur arrive dans combien de temps ?" Elle trépignait, la Lola, parce que montrer un de ses films préférés à Grace allait être si bien. Heureusement, ça ne tarda pas, et, malgré les protestations de Grace, Lola courut jusqu'en bas des escaliers chercher la livraison, poussa presque le livreur en-dehors de l'immeuble, et remonta en courant. Complètement essoufflée, elle ferma la porte, donna à Grace le sac, et la regarda avec un air de : je te laisse gérer la logistique, mais décide vite, comme ça on commence le film en mangeant, et je parlerai la bouche pleine, mais ce sera bien quand même. @Grace Coughlin- Spoiler:
Je ne sais même pas quoi dire. J'aimerais promettre de réduire la prochaine mais où va le monde, là, je ne sais pas.
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| | | | (#)Sam 22 Fév 2020 - 18:54 | |
| "Sept tomes, Grace, sept. Mais par où commencer ?" C’est en ces termes et avec ses mimiques caractéristiques que Lola commence à lui raconter patiemment l’histoire des sept bouquins (pas huit, comme les films, ce qu’elle a fortement envie de faire remarquer, mais elle a peur de se faire frapper) que tous les millennials ont lu, qu’importe le pays, la religion ou les convictions politiques, et Grace lui offre toute son attention. Elle prête à peine attention à la lenteur qu’il lui faut pour ouvrir le frigo, se rappeler de ce qu’elle veut en sortir, et finalement en extraire le graal. Elle hoche la tête à l’occasion, moues étonnées pour elle-même, tournant le dos à Lola alors qu’elle se rappelle ce qu’il lui manque : ouvrir les cannettes, pour commencer. D’une main experte, elle cale la canette du bord de la main et l’ouvre de l’index ; la première, puis l’autre, en faisant de son mieux pour écouter attentivement Lola. “Voldemort, non ?” balance-t-elle en passant, juste pour tanner la jeune femme. Elle n’ose pas lui dire, mais il lui faut toute la force du monde pour suivre le récit et y accrocher toutes ses capacités de réflexion à la fois. Il fallait pas avoir vingt ans de retard sur le reste du monde, Grace. “Mais pourquoi c’est à lui de sauver le monde ? Y a pas...je sais pas, des adultes biens, ou des gnomes compétents, des nazguls infiltrés ?” Mauvais livre. “Pas besoin de me les offrir. J’irai acheter le premier la semaine prochaine et je te tiendrai au courant.” Ca a l’air de lui tenir à coeur, alors Grace peut bien mettre ses capacités à l’épreuve, rien que pour ça. “Mais je lis lentement, tu sais ? Tu m’en veux pas trop si je te donne des nouvelles seulement le mois prochain.” Et encore.
Ca la rassure de changer de sujet, parce qu’elle n’a pas à se plonger davantage dans ses complexes, dans les mécanismes endommagés de son cerveau trop fatigué pour ses même pas vingt-neuf ans, à s’irriter sur sa propre incapacité à se concentrer plus de cinq minutes sur des choses compliquées, à être crevée comme une personne âgée en EHPAD après trois pages de lecture. “Les stagiaires, c’est des contraintes en plus.” C’est surtout un douloureux rappel quotidien qu’il lui faut deux personnes pour faire ce qu’elle ferait normalement toute seule, parce que maintenant, elle ne fait plus partie du monde des gens capables de se débrouiller tout seuls. Et en fait, le changement de sujet ne lui fait même pas tant de bien que ça, parce qu’elle a beau connaître Julia et Magnus depuis à peine une semaine, elle les apprécie déjà autant qu’elle aimerait pouvoir se passer d’eux. Son dos rejoint le canapé dans un profond soupir qui veut évacuer toute émotion négative sans trop savoir comment. C’est Lola qui lui donne la réponse sur un plateau d’argent : un nouvel emploi. “Cool. Tu me préviendras, alors, et je t’inviterai à prendre un verre.” Même pas de conditionnel nécessaire, parce qu’à ses yeux Lola était déjà embauchée. Le sourire qui fait pétiller les yeux de cette dernière se retrouve copié par Grace sans qu’elle n’en soit consciente. “Et toi, tu pourras peindre ?” La jeune artiste lui donne l’impression d’avoir reçu la meilleure nouvelle de sa vie, peinture ou non, et Grace ne peut s’empêcher de s’imaginer exactement à sa place : près de photographes, mais sans pouvoir prendre ses photos, et ça lui serre la gorge comme si l’hypothétique ne rejoignait pas déjà suffisamment le réel.
Ca lui demande un énième effort, d’interpréter les paroles de Lola, parce qu’elle a l’impression que ses pensées partent dans toutes les directions en même temps que son coeur, qui ne sait pas trop où aller. Elle essaie d’aligner les faits, les évidences dans sa tête, l’une après l’autre, méthodiquement : la gêne de Lola à chaque geste qu’elle semble faire vers elle, sa main sur son dos tendu, son silence radio pendant près d’un mois et demi, ses réactions de gêne, et (elle en était presque sûre) ses yeux qui avaient dérivé sur ses lèvres, une fois, mais laquelle ? Dur de former quelque chose de cohérent, avec tout ça, alors Grace demande, sur le ton de la plaisanterie. Et, en parallèle, elle se demande ce qu’elle, elle y répondrait, si Lola lui balançait de l’affirmatif contre toute attente. Ce qu’elle serait capable de dire, de faire, si elle resterait aussi figée qu’elle l’est déjà. Si, dans un monde qui lui paraît si lointain depuis la planète où elles discutaient Harry Potter il y a encore cinq minutes, elle aurait envie de l’embrasser. Mais Lola ne dit rien, ne fait pas plus, et Grace tempère l’ambiance tendue, son coeur un peu affolé, et cette fois-ci la plus jeune lui confirme qu’elle n’a pas à s’inquiéter des et si. Alors la photographe continue, met à profit ses talents de baratineuse, navigue entre les sujets épineux sans les frôler une fois. Elles partent sur un burger sushi, et c’est tellement horrible, mais tellement plus simple que de revenir sur la question qu’elle s’est posée, il y a quelques minutes, qu’elle s’empresse de commander un burger sushi au thon cuit. Et rien qu’avec ça, la conversation est repartie comme elles l’avaient laissée.
“Oui, la pirate braqueuse de banques qui défonçait tout le monde aux échecs. J’ai entendu parler, y a longtemps - tout le monde connaît.”
Puis c’est à son tour de se faire qualifier d’aventurière, et Grace a presque envie de rire jaune - alors elle le fait, mais de l’intérieur. Elle n’a pas tant envie de justifier à Lola que sa dernière aventure, c’était de refaire son lit avec une seule main et sans les dents. Deux ans après, les séquelles bien diminuées, Grace ne s’envisageait toujours pas à nouveau comme quoi que ce soit d’autre qu’handicapée. Elle était inconsciemment devenue ce qu’elle appréhendait le plus : un label, une étiquette, une réduction de sa personne dans un simple adjectif qui tenait pas à grand-chose de plus qu’un justificatif pour les places de parking. Sauf qu’on lui avait retiré son permis, et maintenant son appareil photo, et qu’elle n’avait plus d’extension à ajouter à son bras, ou à sa personnalité. C’était drôle, et incroyablement con, parce que Grace avait toujours su exactement qui elle était, et que maintenant, elle n’avait même plus les capacités cérébrales de se définir correctement. Manager de photographe. Larguée éplorée. Incapable en bordement de draps. Handicapée. Beaucoup de choses, au fond ; tout, sauf aventurière. Elle se demande si c’est le regard pétillant de Lola qui semble passer par-dessus tout ça, ou si c’est le goût d’insatisfaction qu’a laissé leur conversation précédente dans sa bouche, mais Grace se sent obligée de lui retourner son compliment. Avec son ton soudain sérieux, soudain si timide, et la question revient la narguer comme elle était partie. Lorsqu’elle les regarde, les lèvres de Lola sont étirées en un sourire timide : la réponse est toute vue. Puis Lola se lève d’un bond et la pensée se dissipe dans l’air qui les sépare, de plus en plus large. En quelques minutes, l’appartement devient une salle de cinéma, Lola comme maîtresse de cérémonie. "Okay, et aussi je parle tout le temps pendant les films, mais d'un autre côté, je veux dire, je peux me taire aussi. Oui, je vais me taire." Un grand sourire retrouve facilement son chemin jusqu’au visage de Grace, qui lui renvoie : “On va bien s’entendre, alors.” Tout est parfait, se dit-elle, ordinateur récupéré et posé sur la table basse, mais la peintre ne semble pas de cet avis, se relève, retourne entrouvrir le rideau, pour le plaisir de voir Grace affublée d’un sourire taquin et perplexe.
“T’es sûre de vouloir voir la nourriture ? Des fois, l’ignorance c’est pas plus mal.”
Mais si, Lola insiste, Lola court dans les escaliers pour récupérer leur commande, Lola lui tend le sac l’air ravie. “Tu sais qu’il y a un digicode et qu’il pouvait monter”, fait-elle remarquer, un peu en retard. Aller chercher Lola en bas, à son arrivée, lui avait semblé logique - dépenser de l’énergie pour ces immondices qui, une fois sorties du sac, lui semblent encore plus terrifiantes, par contre, c’était autre chose. “Euh, choisis le tiens”, qu’elle lâche en réactivant l’écran. “Attends.” Et c’est à son tour de se relever, de refermer le rideau, d’aller chercher deux autres bières au cas où, et elles sont parées. Et Grace se prépare à focaliser tout son cerveau sur un film de deux heures et demies. “Au fait, le prends pas mal, si à un moment je lâche. C’est pas du désintérêt, c’est…” Elle prend soin de pointer le haut de son crâne de l’index. “C’est encore compliqué pour moi de me concentrer pendant longtemps.” Autant dire qu’entre la bouffe bien lourde qui la dégoûte d’avance et le film politique qui surpasse les deux heures, c’est énorme sieste en prévision en fin d’après-midi. Mais le film démarre, et Grace s’y intéresse, une main enveloppant savamment son burger au goût un peu trop sushi-esque. Et il ne faut pas plus de deux scènes pour que déjà les bavardages commencent, et Grace d’en avertir Lola d’une légère tape sur la jambe :
“C’est l’Ouverture de 1812.”
C’est plus fort qu’elle, et en matière de musique classique, il lui faut très peu. “De Tchaïkovski”, qu’elle précise alors que la Cour centrale de la couronne explose avec force effets spéciaux. “C’est cette musique qui l’a rendu misanthrope. Tu savais ?” Ca lui paraît rigolo de l’entendre là, l’hymne composée exprès pour la victoire de l’Empire Russe, chef de file dans ce qui était exactions, discriminations et destructions en tous genres. “Parce qu’il y a mis aucun coeur, aucune âme. C’était une commande pour revigorer la patrie, si tu veux, mais Tchaïkovski, lui”, elle prend une autre bouchée et avale, “il trouvait ça bordélique. Mélanger de la polka et l’hymne de la France, ça allait pas du tout ensemble. Il détestait. Et ironiquement, ça a été son plus gros succès.” Elle regarde Natalie Portman s’estomaquer et elle la trouve meilleure actrice que dans Star Wars, ce qui, pour le coup, est un peu vexant. “Ca a un peu renforcé une idée en lui selon laquelle les gens n’étaient pas prêts pour lui, pour son art.” Elle imagine qu’il y a un certain cynisme à placer cet opéra, en particulier, dans un tel film, mais elle n’arrive pas à mettre son doigt dessus.
Puis Evey se fait kidnapper et torturer et là encore, Grace trouve que c’est un peu cynique, de la soumettre à une telle épreuve pour jauger sa confiance et repousser ses limites. “Tu penses que V, il est perverti par son monde, malgré tout ?” Le burger descend doucement et finalement, Grace se fait au goût. Elle baisse dans son estime d’elle-même rien que pour cet affront. “J’veux dire, tu peux pas rester imperméable à tout ça. Ou alors, tu deviens fou. Ou mort.” La partie Norsefire laisse Grace dubitative, un peu perdue par l’enchaînement d’informations, mais elle rassure Lola d’un sourire et d’un hochement de tête. Elle continue de parsemer leur visionnage de commentaires, du type “il a changé, le mec de Priscilla, folle du désert”, mais tout occupée qu’elle l’est à essayer de suivre, elle en oublie de manger. “Quoi ?” Elle vient de se rappeler du sandwich. “Pourquoi il est amoureux d’elle ?” Et pourquoi l’importance de la figure paternelle ? Finalement, elle arrête. Elle se laisse porter par les émotions, transporter dans l’univers dystopique, puis Tchaïkovski revient dans une nouvelle explosion, et le film se termine sans qu’elle ne l’ait vu passer. Silence dans la pièce, retour à l’appartement, loin de l’Angleterre d’un futur supposément impossible.
“Tu penses que ça pourrait arriver, tout ça ?”
Le générique continue de se dérouler, en arrière plan, et Grace se tourne vers Lola, appuie sa tête dans sa main gauche pour la regarder plus longtemps, étudier ses réactions. “Avec le contexte actuel, et tout… Tu penses qu’on a déjà tout oublié ? Je me dis que non, puis ça empire chaque jour.” C’est une réalité avec laquelle elle n’aime pas composer. C’est l’art, son nerf vital, et l’art c’est une échappatoire face au quotidien, une manière de capturer des moments de tranquillité, loin des occupations diplomatiques et étatiques qui foutaient le camp. C’était un choix conscient qu’elle avait fait, de s’isoler de tout ça, mais bon gré mal gré elle ne pouvait s’en distancier totalement ; ni en tant que femme, ni en tant que lesbienne. Elle faisait partie des chanceux, pourtant. Mais les Anglais du film aussi, avant que la guerre ne reprenne le dessus. “Ca te fait peur, à toi ? Moi, ça me terrifie, parce qu’on n’a aucune carte en main pour se défendre.” Le pouvoir au peuple était un concept auquel la majorité des citoyens avait renoncé, à l’aune d’une mondialisation qui déplaçait toujours les responsabilités plus loin. A s’en demander qui tenait vraiment les cartes ; et au fond, Grace se demandait si qui que ce soit les tenait vraiment. Elle n’aime pas parler politique, Grace, c’est de ces choses qui fâchent, sur lesquelles elle est trop sensible, trop polarisée ; cette fois, elle veut savoir ce que Lola pense, ce qui l’attire autant dans ce film. Elle se dit que c’est sûrement les dialogues poétiques, l’effet coup-de-poing, la relation des deux personnages - “Tu en penses quoi, de leur relation ?"
- Spoiler:
@Lola Wright et on atteint les quatre pages full, toujours plus
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| | | | (#)Mar 25 Fév 2020 - 14:19 | |
| Grace prononçait le nom de Voldemort avec un plaisir mutin évident, et Lola la fusilla du regard. "S'il arrive pour lancer un Avada Kedavra, tu ne pourras t'en vouloir qu'à toi-même." Elle ne précisa pas qu'elle trouverait ça complètement dévastant et horrifiant que ça arrive, mais jeta un regard autour d'elle, méfiante. Sa passion pour Harry Potter tenait presque de la superstition à ce stade-là, et elle s'en accommodait assez bien - sauf quand quelqu'un décidait d'articuler Voldemort, comme ça, pour le fun du game. "C'est à lui de sauver le monde à cause d'une prophétie. C'est le seul qui puisse le faire, c'est tout. Bon, mais en vrai, c'est un peu Dumbledore, le vieux sage, genre Gandalf à Poudlard, qui pousse les pièces du jeu, donc au fond, tout ça n'est pas si simple que ça n'en a l'air." C'était vrai, mais elle essayait aussi de convaincre Grace que c'était une passion raisonnable pour une adulte, que c'était plus mature que juste un roman d'aventure et de magie. Il y avait, de fait, une dimension politique qui la passionnait là-dedans, mais ça, elles auraient l'occasion d'en parler dans très peu de temps. "Le mois prochain ?!" s'écria Lola, au comble du désespoir ; elle qui était par nature impatiente, elle allait devoir s'adapter au rythme de Grace, et ce serait un défi de chaque instant. Mais elle voulait trop avoir son avis, et elle était déjà touchée qu'elle accepte de le lire. Alors elle fit oui de la tête avec une moue contrite, qui cachait un large sourire.
Comprenant que le sujet des stagiaires était fâcheux, Lola laissa la conversation glisser sur son nouvel emploi potentiel, que Grace semblait considérer comme bien plus acquis qu'il ne l'était. "Non, je ne pourrai pas peindre là-bas, mais je pourrai dessiner pendant les heures creuses." Elle se dit que c'était intéressant comme question, et inattendu. "Je préfère peindre chez moi, tu sais, à cause de la peur phobique qu'un un oeil se pose sur mes toiles." Elle leva les yeux au ciel en signe d'autodérision, genre : tu l'entends l'autre folle qui se déclare peintre mais cache son art ? Un peu plus et elle se mettait à pouffer de rire.
La discussion dériva sur du personnel, de l'intime, et Lola fit ce qu'elle savait faire le mieux : elle enterra le sujet sous des montagnes de non-dits, qui feraient office de forteresse et bouclier à toute émotion incontrôlable ou attachement trop fort, comme d'habitude. C'était d'un efficace, ces mécanismes de défense... Elle s'en félicitait chaque jour. Néanmoins, courir dans les escaliers (inutilement, puisque l'immeuble était assez moderne pour être doté d'un interphone) lui fit du bien, lui permit de décharger les énergies en trop, les courants électriques qui la traversaient, et puis ça la remettait dans son corps et pas dans son cerveau ou son coeur. C'était mieux pour toutes les deux. Lola n'était pas prête à quelque chose de sérieux, et elle avait systématiquement détruit toute forme d'affection romantique qui s'était présentée à elle jusque là. Dire qu'elle avait même abandonné Jordan pendant des années où il avait eu tellement besoin d'elle... Mais Lola secoua la tête, refusant de s'abandonner à ces considérations de nouveau : ils allaient bien, ils étaient plus proches que jamais, et ce n'était pas le sujet. Elle envisagea d'ailleurs de reparler de Jordan avec Grace, mais se dit que ça viendrait naturellement, un jour ou l'autre. Ou qu'elles le croiseraient un jour dans la rue, et que tout le monde aurait un rire étonné et socialement approprié, dites donc, quelle coïncidence, incroyable, puis on passerait à autre chose et on irait boire un milkshake. Rien que l'idée soulageait Lola.
Et ce qui la rassurait encore plus, c'est qu'elle s'apprêtait à voir son film préféré en mangeant une création gastronomique surprenante (elle était plus optimiste que Grace sur le burger sushi). Lola regretta simplement qu'il n'y ait pas assez de lumière pour qu'elle puisse voir le visage de Grace à chaque seconde, discrètement, vérifier ses réactions. Elle se rendit bien vite compte qu'elle n'en avait pas besoin parce que Grace parlait tout autant qu'elle pendant un film. Ce fut un miracle de réussir à entendre une phrase de dialogue, parce qu'à elles deux, elles refaisaient le monde. La différence notoire, ceci dit, c'était que Grace racontait des histoires incroyables et artistiques, alors que Lola se contentait en général de faire remarquer l'absurdité de chaque élément, que ce soit dans le scénario, la réalisation, le jeu des acteurs ou la direction artistique. Bref, deux lignes de commentaires distinctes. Elle était ravie d'en apprendre plus sur Tchaïkosvki, et ce morceau qu'elle avait appris à adorer plus que tout (c'était la dixième fois qu'elle voyait le film, donc elle ne pouvait penser à ces notes sans voir les images). "Ah, la misanthropie", soupira-t-elle en se rappelant ses années d'adolescence où, tel un chat méfiant et fougueux, elle se cachait des autres et les regardait vivre sans bien les comprendre. Avec le temps, elle s'était adoucie, adaptée, mais sa distance restait bien présente : il fallait juste des yeux aussi aiguisés et empathiques que Grace pour s'en rendre compte.
"Tu savais qu'il s'était passé la même chose pour Le Parrain et Francis Ford Coppola ? Non, mais parce que je trouve cette histoire fascinante. Coppola ne voulait pas du tout faire ce film, il détestait le roman, le trouvait vulgaire, sans intérêt. C'était juste un moyen de négotiation avec les studios. Et en fait, le film qu'il voulait faire, et qu'il a eu le droit de faire en échange, c'était La Conversation, que je n'ai jamais réussi à finir tellement je m'endors au milieu. Mais du coup, le CHEF D'OEUVRE qu'est Le Parrain pour nous autres, basse humanité que nous sommes, était pour lui un compromis, quelque chose qu'il faisait pour avoir les moyens de réaliser son art ailleurs. Je trouve ça dingue." Elle avait prévenu qu'elle parlait beaucoup, hein ? Oui, heureusement. Sa tirade lui donna faim et elle termina son burger aussi rapidement qu'une mouche se noie dans l'eau. C'est-à-dire vite, très vite. Pour après se laisser captiver par le film, qui la transportait comme la première fois. Ca la rassurait, au fond, qu'il y ait des sensations dont elle ne se lasse jamais, des réflexions, des parcours, qu'elle aimait encore et encore, car un jour, lorsque la bonne personne romprait ses défenses, ce serait pareil, il y aurait une loyauté et une éternité dans la répétition pourtant étrange de l'amour.
Lorsqu'Evie se faisait torturer, Lola se redressait, les yeux plissés, car, de savoir que c'était V en réalité, changeait tout à son appréciation de la scène, au niveau de dureté qu'il infligeait, jusqu'où il allait. Et elle aurait voulu se tourner vers Grace au moment de la révélation, mais elle était déjà trop dans l'histoire, dans les scènes, et elle poussait un soupir de soulagement en même temps qu'Evie s'énervait, protestait, pleurait. "Oui, bien sûr que V a été marqué. C'est un enfant du traumatisme. Ce n'est pas un sage universel ou une créature surnaturelle. C'est un être humain qui a souffert et qui cherche la guérison, par ses propres moyens." Elle en avait croisé des gens comme ça. Elle en faisait plus partie qu'elle n'aimait l'admettre. Elle admirait par-dessus tout la résilience de certains de ses patients, qui ne renonçaient jamais à aller de l'avant, malgré tout ce qu'ils avaient vu, entendu, subi. Lola se rendait compte que ses épreuves avaient été dérisoires à côté de certaines des leurs, et elle espérait que le jour où elle ferait face à des situations aussi difficiles qu'eux, elle tiendrait le coup, elle tiendrait le navire, elle ne coulerait pas dans ses larmes. "Je ne pense pas qu'il soit amoureux d'elle. Je pense qu'il se sent seul, je pense qu'il aime un souvenir, un idéal, je pense qu'elle est ce qui s'approche le plus de ça, et je pense qu'il a terriblement besoin de pouvoir aimer, de pouvoir donner tout ce qu'il y a de beau et bon en lui. De ne pas être seulement une force destructrice." Peut-être que Lola surinterprétait, mais cela ne la dérangeait pas. Elle aimait raconter des histoires sur les histoires. Elle aimait que ça devienne personnel, profond, intime. Et ce film faisait clairement partie de sa mythologie à elle.
Lorsqu'il s'acheva, Grace se tourna vers elle - et Lola se rendit compte de combien ce regard lui avait manqué déjà, avec un étonnement amusé et un pincement au coeur - et lui posa une question en lien direct avec le film, et qui ouvrait sur tellement plus, sur leur regard sur le monde. Lola lui en fut reconnaissante. Il lui était arrivé de montrer ce film à des gens, qui, dès qu'il se finissait, lui parlaient de leur cousine, ou d'un fait divers, ou lui demandaient ce qu'elle pensait du service de la poste dernièrement - et à chaque fois, elle les regardait en se disant qu'ils n'avaient pas dû comprendre, que quelque chose avait dû mal se passer, que la communication n'avait pas fonctionné. "Je pense que ça arrive déjà. Je pense que l'humain oublie sans cesse. Il refuse de guérir, parce que ça demanderait de regarder la souffrance en face, de la traverser, et ce n'est plus au goût du jour de s'asseoir dans l'obscurité, même si ce n'est qu'une étape, qu'une phase. Je pense que l'humain se distrait, se déguise, fait de son mieux pour positiver, et en oublie les signes : comment on est entrés là-dedans", elle voulait dire dans ces systèmes dictatoriaux, totalitaires, extrémistes, "il y a si peu de temps, et comment on y retourne à grands pas aujourd'hui. Tu vois ce que je veux dire ?"
Grace exprima sa peur du climat actuel, et Lola ressentit au plus profond d'elle, par empathie, cette crainte, et instinctivement, sa main vint se poser sur l'avant-bras de Grace, juste quelques secondes, pour lui faire savoir qu'elle était là, qu'elle comprenait. "Je ne prends pas assez le temps d'avoir peur. Je suis trop fâchée, je crois, j'ai trop de choses à dire, à exprimer. Mais parfois, oui, j'ai peur. Quand certaines personnes sont élues, le soir en question, je suis une petite créature chétive choquée." Elle eut quelques flashbacks, mais les mit sur pause immédiatement, refusant de s'y replonger maintenant, en présence de Grace, pour ne pas se mettre en PLS et attendre la mort. Elle aussi se mettait des oeillères, parce que c'était la seule façon qu'elle avait trouvé de continuer à construire, de transmettre via l'art plutôt que par un militantisme qui, chez elle, deviendrait très vite agressif, violent, radical - le contraire de ce qu'elle prêchait. Il y avait un équilibre difficile à trouver, et elle ne voulait pas s'y perdre. "C'est pour ça que tu prends des photos ? Tes photos d'avant, je veux dire." Elle ne voulait pas remuer le couteau dans la plaie ; elle voulait comprendre, apprendre à la connaître. "C'était pour partager ta vision du monde ? Faire passer un message ?"
Et puis Grace, qui ne s'effrayait pas facilement, voulut savoir ce que Lola pensait de la relation entre V et Evie, et Lola sourit tout en sentant son coeur fissuré ; c'était la définition même du bittersweet, pour elle, il y avait des couches et des couches de souffrance mais aussi de loyauté. "Ils se disent la vérité." Même si ce n'était pas toujours le cas, même si parfois ils mentaient, même si V recourait à l'illusion, il y avait une honnêteté entre eux qui était si rare entre êtres humains. "Je pense qu'ils s'aiment autant que sont capables de s'aimer deux êtres qui ont tout perdu et qui ont connu la violence dès l'enfance." Et qui ne sont pas allés en thérapie. Qui n'ont pas guéri de chaque blessure. C'est-à-dire mal, c'est-à-dire plus férocément qu'ils n'auraient dû, de façon intransigeante, puérile, adolescente, ils passaient par tous les stades de l'attachement alors qu'ils semblaient adultes, mais seulement à l'extérieur. "Tu connais cette citation qui dit que s'aimer ce n'est pas se regarder l'un l'autre, mais regarder dans la même direction ? Ca, c'est V et Evie. Ils ont les mêmes idéaux, les mêmes rêves. Et ça va au-delà de leur personne, de la vie ou de la mort, ça les habite, ils incarnent quelque chose de plus grand et fort qu'eux." La vérité. On y revenait. Ils incarnaient une vérité à laquelle Lola n'avait jamais eu le droit en grandissant et qu'elle trouvait tellement précieuse, tellement rare. "Et toi, t'en as pensé quoi ?" Lola avait un peu peur de la réponse de Grace, car la relation entre les deux personnages du film était tout sauf simple, et pouvait être prise de façon très négative, dans le rejet absolu, et elle ne pourrait que le comprendre, mais ça l'affecterait, quoi qu'elle en montre.
Lola jeta les emballages des burgers sushis dans le sac de livraison. Ne s'occupa pas de le mettre dans la cuisine, car elle ne voulait pas empiéter sur le territoire de Grace. Resta sur le canapé, plutôt. Avec la sensation d'un estomac plein, les yeux remplis de spectacle, les oreilles bercées par la musique, le cerveau content, satisfait. Et elle avait envie de s'assoupir là, de se laisser porter, mais elle hésitait entre cela et le signal d'alerte dans son esprit qui disait : danger, danger, ne te sens pas trop confortable, tu dois repartir bientôt, ne sois pas intrusive, tu sais bien ce que te disait ta mère là-dessus. A chaque fois qu'elle croisait le regard de Grace, ceci dit, elle avait du mal à croire dans ces vieux conseils lointains ; peut-être qu'ici, dans ce lieu magique et imaginaire, ils n'étaient pas vrais. "Pourquoi tu crois que les gens mentent, Grace ?" C'était une question aussi impossible que vaste, mais le goût de la vérité était restée entre deux neurones, posé sur ses lèvres, sous la forme d'un point d'interrogation. "Ca t'arrive de mentir, toi ?" Une mèche de Grace traînait si près de son visage, et Lola retint une idée de la déplacer, de l'atteindre. Elle apprendait à connaître la jeune femme face à elle, et ensuite elle se poserait toutes les autres questions, celles qui fâchent, celles qui font qu'on s'emballe.
Lola se roula en boule sur le canapé, parce que le sommeil continuait à la gagner, et qu'elle avait envie de sentir la main de Grace dans ses cheveux, plus qu'elle ne pouvait le supporter ; donc elle renonça au bon sens, au processus bien établi qu'elle venait de mettre en place dans son cerveau, et s'allongea tel un petit foetus de grande femme, avec la tête tout près de Grace, ne la touchant pas tout à fait, mais presque. Et elle ferma les yeux. "Tu peux me raconter une histoire ?" demanda-t-elle. Il y avait longtemps, elle aurait ajouté "ou me chanter une chanson", mais ça, c'était devenu le truc de Jordan, et elle ne le quémanderait plus à personne d'autre. En revanche, les histoires, elle ne s'en lassait jamais. Et elle espérait que Grace cède, malgré la bizarrerie d'une adulte qui réclame un conte pour dormir.
@Grace Coughlin |
| | | | (#)Mer 26 Fév 2020 - 5:56 | |
| Elles sont enfin côte à côte sur le canapé, armées de nourriture lorsque le film commence et bien vite, les bavardages rattrape la bande-son du film pour la dépasser, mais ça leur importe peu ; et soudain Grace est plus intéressée par ce que Lola veut lui raconter que par les choix scénaristiques et d’effets spéciaux lors de l’explosion de la Cour. “Nan ? Le Parrain, pour lui c’était… Juste un os à ronger avant son grand projet ? Ca ruine mon enfance.” Parce que ces films, Grace les avait regardés, ado, avec une compréhension limitée du monde mafieux mais un intérêt soudain illimité pour le monde du crime et de la trahison, comme à peu près tous les ados sur terre. “Tu sais que j’étais super amoureuse d’Andy Garcia, en plus. Plus ça va, plus je réalise qu’il ressemble à Ross dans Friends avec le nez refait, mais c’était le seul mec qui trouvait grâce à mes yeux. Puis après j’ai vu Sofia Coppola.” Cette fois, aucun rapport avec une anecdote fascinante sur l’histoire de la musique ou du cinéma, juste Grace qui balance ses crushs d’adolescente sans pudeur et curieusement, ça rentre dans leur dialogue qui continue le long du film, qu’elles interrompent bien plus que de raison pour des éléments plus ou moins pertinents.
"Oui, bien sûr que V a été marqué. C'est un enfant du traumatisme. Ce n'est pas un sage universel ou une créature surnaturelle. C'est un être humain qui a souffert et qui cherche la guérison, par ses propres moyens."
Et Grace, qui a l’habitude de défaire son regard de ses séries toutes les deux minutes en se rappelant de l’eau des pâtes qui va déborder, d’un sms auquel elle devait absolument répondre, ou l’obligation soudain urgente de caresser Kim Possible sous peine d’une syncope de manque d’affection, se retrouve davantage plongée dans le film en en discutant avec Lola qu’elle ne l’aurait cru possible. “Enfin, torturer une fille à peine adulte, c’est un moyen spécial de chercher la guérison, quand même.” Elle fait une pause, continue d’écouter un instant, se perd entre deux pensées. Il y a un sens, se dit-elle, à vouloir abîmer l’autre autant qu’on l’est soi-même. Pour le vacciner, se mettre à égalité, s’unir de la pire des façons parce qu’il n’y en a pas de meilleure dans le monde où les protagonistes évoluent. C’est une pensée qui lui a toujours été lointaine, parce que comme beaucoup dans leur pays à leur époque, elle n’avait jamais eu à l’envisager. Alors elle finit simplement par hausser les épaules en signe de reddition. Et, une seconde fois, alors que le film approche de sa fin, Lola ouvre ses perspectives, parce que Lola humanise V, lui donne cette part intrinsèquement vulnérable qu’on lui laisse si rarement dans la vie de tous les jours : le personnage a été repris, maintes fois, de moultes façons, pour la symbolique, toujours. Le personnage, l’homme qu’il y avait derrière l’idée révolutionnaire, et pas seulement l’acteur de Priscilla, folle du désert, était profondément humain, et de fait portait son lot de défauts. “Je sais pas où peut se situer l’amour dans un monde comme ça.” Elle se le demande vraiment. S’il y a de la place pour quoi que ce soit d’autre que l’élan patriotique qui dépasse à peine l’instinct animal de survie.
Puis roule le générique, et Grace se surprend à avoir à peu près tout suivi, et à vouloir en savoir plus encore - elle a besoin d’en discuter, d’exorciser ses sentiments contradictoires. Elle qui est derrière les caméras en permanence oublie souvent de s’en extraire pour regarder l’oeuvre dans sa totalité. Elle hoche distraitement la tête, à la conclusion de Lola : elle n’est pas assez pessimiste pour penser que ça n’a jamais été pire, mais pas assez optimiste pour penser qu’on s’était réellement améliorés, non plus. Parce que les motifs, même si destructeurs, sont des schémas appris et rassurants parce qu’ils ne nous laissent pas tomber dans le vide. Elle imagine que c’est ce sens de familiarité, et cette peur de trop faire bouger les choses au point de les casser, qui les laisse tous dans cet état ultime de stagnation : les plus actifs sont ceux qui ont le moins à perdre, et ça a toujours été le cas. Jusqu’à ce qu’on leur fasse comprendre dans la plus grande indifférence qu’il ne s’agissait pas d’eux, de nous ; mais d’une répétition éternelle dans laquelle la goutte d’eau qu’on était ne suffirait même pas à faire une vague suffisamment marquante pour instaurer un changement tangible. Son pessimisme l’effrayait parfois ; mais se féliciter des avancées en Australie ne suffisait plus face à ce qu’elle avait vu à côté. Lola pose sa main sur son avant-bras, brièvement, lui confie ses craintes à son tour, et Grace s’y retrouve. "C'est pour ça que tu prends des photos ? Tes photos d'avant, je veux dire." La question la surprend, et Grace s’y revoit ; à peine à un Etat d’ici, parmi ces gens qui croulaient sous la pauvreté, qu’on privait de leur culture légitime et intemporelle pour leur imposer des lois qui les accablaient encore plus. Entre colonisateur et colonisé, et seulement quelques centaines de kilomètres d’écart, il y avait un monde entier à reconstruire pour se comprendre. “Je pense que c’est pour la catharsis que je le faisais. Pour m’éloigner un peu de tout ça”, finit-elle par déclarer, le ton un peu hésitant. Elle contemple ses mains, les emballages de burger échoués, le film qui continue de citer ses acteurs secondaires.
“Tu sais, comme toi, tu lis beaucoup de livres, parce que ça te transporte ailleurs, et ça t’autorise à laisser tout le reste loin derrière. Moi, c’était pareil, avec mes photos.”
Puis elle en était arrivée au point où elle n’avait plus seulement envie de photographier d’autres façons de vivre, documenter la pluralité de l’humanité, mais où elle avait ressenti le besoin puissant de d’agir. Dénoncer plutôt que rapporter. Accuser au lieu de détendre. “Et plus ça allait, plus je me rendais compte que ça allait pas, y avait un truc qui allait pas. J’ai vu des groupes ethniques servir d’attraction pour touristes riches sur des îles paradisiaques, et d’autres me dire qu’ils avaient retiré leur gamin du système scolaire parce qu’il se faisait constamment emmerder pour ses origines.” Parce qu’elle y était allée avec ses yeux de petite blanche privilégiée, curieuse d’apprendre mais tout à fait ignorante du fond des problèmes, et que le choc avait été plus gros qu’elle n’aurait imaginé. “Je sais pas quand ça a dévié, quand c’est passé au politique, mais c’est arrivé. Et au final, je pense que j’aurais fini par arrêter un jour, parce que même dans ça, je pouvais plus me réfugier.” Il y avait eu le point de rupture où c’était trop dur, de juste prendre ses photos, et de repartir avec, sans s’enquérir de ce qu’il y avait derrière. Ca manquait d’âme, s’il n’y avait pas le fond pour aller avec la forme, et l’âme était noire, et parfois mourante. “Tu sais, quand j’étais au Honduras, j’ai passé la soirée avec un guide espagnol à un bar, et je sais pas, on a fini par parler de mondes post-apocalyptiques, à la Orwell, tout ça.” Peut-être le sortir difficile de leur monde de confort respectif pour se retrouver confrontés à une misère sans plafond ni sol. “Et bref, il m’a dit un truc, ça m’a marquée. Il m’a dit que ce que nous, on considérait comme dystopique, c’était le quotidien d’une bonne partie de la planète qui avait pas eu notre chance.” Il lui suffit de jeter un nouveau coup d’oeil rapide à l’écran pour s’en rendre compte : le concept-même d’une catastrophe biologique dans un pays comme l’Angleterre leur semblait lointain, mais c’était le quotidien de millions de personnes. Avec leur propension aux incendies en forte chaleur, ça pouvait être le leur aussi.
Alors, elles reviennent au film, parce que c’est sans doute moins douloureux que de faire un état des lieux de tout ce qui ne va pas, de toute façon ; et Grace demande à Lola ce qu’elle pense de la relation des deux protagonistes, elle qui semblait y attacher tant d’importance la première fois qu’elle lui avait parlé du film. "Je pense qu'ils s'aiment autant que sont capables de s'aimer deux êtres qui ont tout perdu et qui ont connu la violence dès l'enfance." Dans un coin de la pièce, Kim Possible est parti chercher sa litière pour y uriner et les regarde du coin de l’oeil, pudique. Ils incarnent quelque chose de plus grand et de plus fort qu’eux, Grace entend-elle dire, et ça la recentre à nouveau : le contexte, la vérité, l’impuissance chronique. “J’ai l’impression qu’ils sont coincés”, et cette fois, c’est elle même qu’elle entend parler, alors que Lola lui retourne la question. “Ils sont coincés dans un schéma qui se répète. T’as lu Hannah Arendt ? Y a un bouquin où elle théorise que les dictatures, elles naissent d’un besoin d’une figure paternelle sterne, forte, solide, qui peut tenir la famille à bout de bras et redresser les torts du reste du monde.” Et la figure du père, trop présente pour Evey, celle qu’elle cherche partout sans pouvoir la trouver dans aucun des personnages sans qu’il finisse par mourir, reflète trop ses pairs pour être anodine. “Evey, elle cherche ça, aussi. Et elle a eu la chance de tomber sur lui, tout comme le peuple a eu le chance de l’entendre quand il en a eu besoin”, poursuit-elle, “mais pour eux, ça va plus loin que ça. Elle le voit pour ce qu’il est, par-delà ce qu’elle cherche. J’avais peur que ça reflète toute l’ambiance du film ; un homme plus puissant et âgé qui prend le dessus sur une personne vulnérable qui cherche un mentor. Mais ils sont égaux, elle le protège autant que l’inverse…” Elle hausse les épaules. Comment une relation quelle qu’elle soit peut-elle être saine dans leur univers, de toute façon ? “De là à dire qu’ils ne sont pas trop marqués par les carcans de leur société pour en sortir, je pense pas. Au fond, V emploie les mêmes méthodes que ceux qu’il dénonce, Evey projette sur lui la même chose que ce que le peuple projette sur le gouvernement… Mais t’as raison, y a cette sincérité qui les met à part. Y a un rapport sans superflu, au-delà du politique. C’est presque désespéré, pulsionnel, c’est un peu leur dernier bout d’humanité. Je trouve.” Elle ignore si sa réponse est assez informée. Après tout, elle se trouve face à une experte, qui a du voir le film une bonne quinzaine de fois, et qui y a suffisamment réfléchi pour avoir de meilleures réponses qu’elle. “La prochaine fois, c’est moi qui te montre mon film préféré”, propose-t-elle, renversant la tête sur le canapé.
Un silence les enveloppe un instant, chacune si peu déterminée à bouger. La lourdeur de la nourriture et du noir presque total dans lequel elles sont plongées n’en pousse aucune ; les conditionne plutôt à rester là, sans rien dire, jusqu’à ce que la première s’endorme. Puis, Lola décide de briser le silence, avec une question que Grace ne sait pas trop comment accueillir. Elle pousse un long soupir, comme pour préparer une tirade, mais quand elle reprend son inspiration, les mots ont du mal à être trouvés. “Y a pleins de raisons, j’imagine”, commence-t-elle, la voix un peu éteinte. “Pour protéger, parfois les autres d’une vérité un peu blessante, et parfois son propre ego, d’un échec ou des choses comme ça… Parfois juste pour faire rire, ou se faire remarquer, quand on se sent délaissé.” Elle pense à Lena, qui a fait semblant d’être un vampire auprès de ses camarades en primaire pendant un an. “Mon père m’avait parlé d’une étude, comme quoi on mentirait tous au moins sept fois par jour, toutes catégories confondues. Ca me paraît beaucoup, mais en même temps, ça peut être trois fois rien, comme quand je t’ai dit de pas faire attention au bordel alors que j’ai passé littéralement l’appart au peigne fin pour repérer les poils de chats en attendant que tu arrives.” Elle ne sort cette confession que parce qu’elle est trop fatiguée pour faire autre chose qu’en rire. “Du coup, oui, ça m’arrive.” Elle se demande si elle en est déjà à sept aujourd’hui et, dans le doute, elle préfère ne pas en rajouter. “Je suis pas fière de tous. J’ai caché des trucs horribles à un de mes meilleurs potes, à la fin du lycée. J’ai caché à ma mère que j’avais arrêté la fac pendant un mois. J’ai fait croire à mon frère que Mussolini, c’était le nom d’un lézard dans une légende trop badass, juste pour qu’il appelle son varan Mussolini, et il l’a fait.” Elle sourit vaguement - la dernière anecdote aide à faire passer les deux autres. “Et des choses pires, certainement. Je pense pas que ce soit possible, de jamais mentir. On est pas faits pour accepter la vérité dans tous les cas. Pas sans que ça heurte nos relations, en tout cas. Pas toi ?” Et pourtant, Grace aurait pu passer comme modèle de franchise ; mais une franchise sélectionnée, parce qu’elle avait appris à la dure que toute vérité n’était pas bonne à entendre.
“Une histoire ?”
La voix de Lola s’est éteinte, elle aussi, et elle se demande quel genre d’histoire elle peut lui raconter sans s’endormir avant la fin. Elle creuse ses méninges tout en sentant le poids du corps de Lola s’enfoncer un peu plus dans le canapé à côté d’elle, les vingt centimètres de rigueur entre elles un lointain souvenir. “Bon. Euh… Il était une fois deux trolls, Grýla, et son mari, Leppalúði, qui vivaient dans les montagnes, cachés de tous les humains, avec un énoooorme chat”, elle écarte sa main pour commencer à mimer le geste, mais se rend compte que la tête de Lola n’est plus très loin de son épaule, alors elle la repose, et parle plus doucement encore. “Et Grýla, figure-toi, elle avait un faible pour la chair bien cuite des enfants humains. On raconte qu’elle adorait en faire des ragoûts à la marmite, mais c’était trop dangereux pour elle d’aller en chercher tous les jours, et c’était trop loin. Alors, les jours avant Noël, elle partait dans les villages, et elle enlevait tous les enfants qui n’avaient pas été sages pour les mettre dans un gros sac. Ou un traîneau.” Elle hésite un instant, force pour se rappeler la suite de l’histoire. “Et bref, ce couple, il avait treize enfants, et quant Grýla a été trop vieille pour descendre en ville, ce sont eux qui ont pris la relève, avec leur chat. Ils s’appelaient… Gobeyaourt, Harcèlemoutons, Lèchebol, Chipesaucisse… Voleslip… Enfin, t’as l’idée.” Et même si Lola ne l’a pas, songe-t-elle, c’est pas important, parce que sa tête vient de complètement se poser sur son épaule et qu’elle n’entend sûrement l’histoire qu’à moitié de toute façon. “Et ces treize lutins, pendant les treize nuits avant Noël, ils descendaient dans les villages, et, au lieu de manger les enfants, ils faisaient des farces aux familles qu’ils visitaient : ils mangeaient leurs yaourts, ils harcelaient leurs moutons, ils claquaient les portes… Sans que personne ne sache d’où ça venait. Et ils ont fait ça pendant des siècles et des siècles. Le chat, lui, il venait seulement le jour de Noël, et il dévorait les enfants qui avaient pas reçu de pantalon en cadeau.” Elle a les yeux fermés, elle aussi. Ca lui prend toute la force sur terre pour ajouter : “Ou un truc comme ça. Peut-être un t-shirt.” Et plus la fatigue la gagne, plus elle sent sa tête tanguer, à son tour. Il ne lui faut que quelques minutes pour s’endormir, à son tour, sa joue posée contre le sommet du crâne de Lola, Kim Possible les détaillant de sa distance royale d’un air circonspect. @Lola Wright |
| | | | (#)Mer 26 Fév 2020 - 7:04 | |
| Lola se fit toute petite : l'anecdote qu'elle avait donné sur Coppola ruinait l'enfance de Grace - "Oh non, mais c'était pas du tout voulu", lâcha-t-elle avec la voix d'une enfant, prise la main dans le pot de cookies. "Mais tu sais, il avait quand même un classeur géant, le plus grand classeur de tous les temps, et il a imprimé et collé chaque page du roman, genre en petit, et tout autour il faisait des notes. Ce que je veux dire, c'est qu'il l'a rempli d'amour et d'attention, ce film, au final. Tu sais ce qu'il disait ? Que le thème qui l'avait intéressé, le thème qu'il choisissait, c'était la famille." Et ça, elle adorait, Lola, ça la faisait fondre littéralement. Elle adorait ces films où des groupes se mettaient en place, où des familles étaient fortes, où des amis luttaient ensemble, parce que Lola n'avait jamais été capable de s'intégrer dans des groupes, et que ça la faisait rêver de le voir à l'écran. Et peu de gens en parlaient aussi bien que Coppola dans ses différents films, et notamment ceux de jeunesse (RIP River Phoenix dans Rusty James). Tandis que ses pensées étaient colorées par le frère de Joaquin, donc, celles de Grace, elles étaient parties sur Andy Garcia, puis Ross, puis Sofia Coppola, et la superposition de toutes ces images fit rire Lola. "En fait, c'était tellement plus simple d'avoir mon celebrity crush dans mon lycée. Je pouvais juste le stalker et parler avec lui. Sort of." En effet, elle faisait référence à Jordan, mais d'un autre côté, sur le sujet des celebrity crushes d'adolescence, c'était lui et principalement lui, voire uniquement lui. Elle avait seize ans et son meilleur ami était un musicien tatoué fan de rock et métal, que voulez-vous que je vous dise ?
Lola entendait toute la distance de Grace par rapport à la violence dont V faisait preuve dans le film, et ça lui faisait mal autant que ça faisait sens. "Je sais, il a mal agi", répondit-elle. Elle ne comprenait toujours pas, elle n'était toujours pas sûre de comprendre, c'était la partie qu'elle mettait toujours de côté dans son esprit, car comment expliquer la torturer, comment justifier la torture, sans trahir tous ses idéaux dans le même élan ? Ce qu'elle aimait, c'était le sens du détail, les dialogues de film qu'il aimait, la musique, le petit-déjeuner, les livres, la décoration de l'appartement, le fait qu'ils n'avaient pas besoin d'avoir peur l'un de l'autre quand ils étaient à l'intérieur, qu'ils étaient en sécurité, qu'ils étaient défaits de leur masque social, juste pour une fois, à deux mais comme seuls. Il y avait une intimité dans cette forteresse que Lola n'avait jamais connue, et qui l'attirait, l'intriguait - mais qui, bien sûr, dans le film, allait avec des comportements aussi inexcusables que la torture. Tout cela créait un joyeux mélange dans son cerveau, je vous le confirme. "Je pense qu'il peut y avoir de l'amour dans un monde comme ça, mais... pas de longue durée. Je pense que ce serait une telle lutte pour ne serait-ce que se permettre de ressentir quelque chose d'aussi vulnérable dans une époque aussi dangereuse." Et elle en savait quelque chose, puisqu'elle ne se le permettait pas dans un climat qui était à risques, certes, mais pas encore aussi extrême que celui des dystopies.
L'amour pouvait servir d'échappatoire aussi, mais était-il réel alors ? Grace soulignait justement que pour elle, l'issue avait été la photo, comme la lecture pouvait l'être pour Lola - qui hocha de la tête : c'était en effet pour cela qu'elle lisait uniquement de la fiction, et principalement de l'aventure, du fantastique. Elle ne plongeait pas dans des essais qui réfléchissaient sur le monde ou reconstruisaient tout. Elle ne lisait pas les dossiers internationaux dans la presse sur des situations qui la désespéreraient et auxquelles elle ne pourrait rien changer. Non, c'est vrai qu'elle utilisait la lecture pour s'échapper, aller loin, sentir de la sérénité, même factice, même imaginaire. Désormais, face à Grace, il n'y avait pas de pas de côté : Grace était honnête sur ce qu'elle avait vécu, sur la dimension politique de ses aventures, ses découvertes, ses rencontres, et Lola absorbait tout, malgré elle, toutes les informations et les images qui venaient. Et elle sentait une douleur sourde dans sa poitrine, son estomac, comme une honte de s'être cachée pendant si longtemps de réalités qui sont pourtant à portée de main. Elle sentait une peur de tout ce qui lui restait à apprendre et qui la rendrait si triste, elle qui était toujours à fleur de peau. Elle sentait une colère, une envie d'agir, d'aller au front directement, sans se poser les bonnes questions, sans réfléchir, juste venger ceux qui n'avaient pas de voix et pas de droits. Et puis elle sentait l'épuisement logique suite à ces bourrasques d'émotions, la tristesse au fond, la résignation, l'impression que rien ne pourrait être fait, rien ne pourrait changer quoi que ce soit. Et elle voyait les îles paradisiaques dont parlait Grace, dans sa tête il y avait une image, et le Honduras aussi, et le guide, et cette phrase atrocement vraie sur les dystopies voisines.
Lola éprouva aussi de la résistance interne lorsque Grace exprima son point de vue sur le film, en citant Hannah Arendt (Lola secoua la tête : non, elle ne l'avait pas lue), en parlant de figure paternelle, en touchant de trop près à des douleurs que Lola niait depuis si longtemps. Si Lola avait su que cinq mois plus tard, elle dirait à un Auden de mauvaise humeur, un Auden distant, qu'elle cherchait en lui un père, celui qu'elle n'avait jamais eu, si elle avait pu voir à quel point elle cherchait continuellement une famille, même si cela impliquait de jouer des coudes pour se faire une place parmi les chaotiques McGrath-Williams, si elle avait pu avoir une lucidité telle sur elle-même, alors elle aurait dit oui à Grace, oui tu as raison, oui c'est lié à la figure paternelle et il y a quelque chose de conservateur et de malsain et de douloureux dans leur rapport. Mais comme elle était si loin de cela, elle haussa les épaules. "Je ne m'étais pas vraiment rendue compte de leur différence d'âge. Pour moi, il y a une égalité inhérente entre eux : il est plus avancé en termes extérieurs, de politique, de révolution, de rapport à l'autre, mais Evie est plus avancée en termes intérieurs, de l'affect, de la vérité de soi. Les clichés de l'homme et de la femme, qui pourraient être inversés, peu importe, ce sont des parties de nous, comment on gère l'intérieur et comment on gère l'extérieur. Et ils s'apportent ça à chacun, ils s'enseignent. Pour moi, il n'y a pas de relation de mentor à disciple, même si V le croit erronément pendant un moment."
Lola hocha de la tête à "leur dernier bout d'humanité", c'était tout à fait ça, ça résonnait complètement en elle, puis Grace accepta de parler du mensonge, et Lola l'écouta avec étonnement. Comment cette femme parvenait-elle aussi naturellement à admettre qu'elle mentait, que ça lui arrivait ? Pour Lola, c'était le pire des crimes, et pourtant, lorsque Grace donna l'exemple de Mussolini, elle éclata de rire, parce que ça l'attendrissait, que ça la faisait penser à Jeremy, que c'était doux et amer en même temps, mais surtout doux. Lola se nota mentalement de demander plus tard à Grace des précisions sur ces mensonges qu'elle évoquait, celui à sa meilleure amie, celui à sa mère, sur les raisons, les histoires. Elle sentait que ce serait important de savoir ça avant de devenir complètement gaga d'elle, à ne plus pouvoir s'en passer, à l'appeler sans cesse - ce qui, clairement, allait survenir, qu'elle le souhaite ou non, car elle sentait un niveau de confort et d'alchimie rarement atteint dans l'histoire de l'humanité.
Confortablement prête à s'endormir, sereine, Lola écouta, de plus en plus assoupie, l'histoire de Grace, qui traitait d'ogres qui mangeaient des enfants, et une petite voix lui disait au fond que c'était étrange comme histoire pour dormir et que ça ferait peur aux enfants, puis sa petite voix se tut tout à fait tandis qu'elle s'abandonnait sur l'épaule de Grace à une sieste. Deux heures plus tard, Lola sortirait de la torpeur, la tête sur les jambes de Grace, et se relèverait en catastrophe silencieuse, ne voulant pas la réveiller, ne voulant pas non plus prolonger un contact physique qui la gênait tout autant que d'habitude. Elle l'avait dévisagée tandis qu'elle dormait, avec un sourire attendri, ravi, séduit, puis avait embarqué ses chaussures dans une main, le sac de livraison dans l'autre (pour le jeter dans n'importe quelle poubelle), et avait filé à l'anglaise. Elle savait que Grace l'appellerait bientôt, qu'elles se reverraient, que ce qu'elles avaient commencé à tisser ne se dénouerait pas. Et cette pensée la rendit heureuse.
- the end
@Grace Coughlin |
| | | | | | | | a little more of you (lola&grace) |
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