Olivia Marshall & @Yasmine Khadji ✻✻✻ Ma mauvaise humeur avait fini par l’emporter, une fois encore. Le petit nouveau de la brigade, Banks, ne la méritait pas mais il était celui qu’ils avaient envoyé au front pour m’accompagner au St Vincent’s Hopital. Personne ne m’avait prévenue et lui non plus n’avait pas eu l’audace de me l'annoncer immédiatement. Je l’avais senti depuis mon arrivée, me tournant autour, jamais bien loin, un peu inquiet, un peu incertain, comme une frêle lumière peinant à survivre dans la nuit. Haut les cœurs Banks. Le soleil était pourtant éclatant en ce début de journée. Mais ici, aux alentours de mon bureau, entre mes regards placides et mes inspirations neutres, j’avais pu le sentir hésiter, peindre son assurance encore bancale de la teinte noire de mon indifférence. Allez, impose-toi, Banks. Je ne lui en voulais pas. Je n’avais rien contre lui, je savais pourquoi il était là. Je savais qu’il ne pensait pas à mal, qu’il désirait apprendre même, qu’il avait laissé de côté ses appréhensions à mon sujet pour obéir aux ordres uniquement, ceux qu’il avait reçu et qui devaient lui enjoindre de me suivre comme mon ombre pour la journée. Puisque j’en avais besoin, apparemment. Provisoirement sans partenaire, je marchais seule depuis plusieurs jours et on avait décrété que cela devait cesser. Personne ne le formulait à voix haute, pas encore, mais j’étais jugée sur mes actes, sur ma façon de me tenir et de respirer. J’étais jugée parce qu’ils n’avaient pas encore réussi à saisir l’entièreté de ma rancœur, et à quel point j’allais la laisser interférer avec de nouvelles affaires en cours. « Si on me cherche, je serai de retour en début d’après-midi. » Ce n’était pas encore aujourd’hui que j’allais leur laisser le loisir de s’en rendre compte. Banks s’était levé comme un seul homme pour suivre mon impulsion, veste déjà jetée négligemment sur son épaule, carnet étincelant de nouveauté entre les mains. « Je suis avec toi aujourd’hui. Je saurais me faire discret si tu veux interroger la victime seule. » précisait-il déjà, le regard fuyant, pour répondre au mien faussement interrogateur suite à sa mise en mouvement. « Ce serait bien que t’avances sur la tonne de paperasse qu’il nous reste de la semaine passée si t’es avec moi. » Il redressa le menton, l’air soudainement assuré, content de lui également. « La mienne est en ordre depuis hier matin. J’ai rien de plus depuis. » Je me penchais sur la table pour attraper les clés de la voiture qu’il avait eu l’aplomb de ramener vers lui et désignai d’un signe de tête la pile qui s’accumulait de mon côté. « T’en as maintenant. » me contentais-je de réfuter d'une voix qui ne laissait guère place à la contestation, m'éloignant déjà.
Il n’avait pas insisté, ne m’avait pas suivi à l’extérieur pour tenter de plaider sa cause. Sans doute trouverait-il même une excuse pour couvrir mon manque d’esprit d’équipe, il ne parvenait pas encore à me détester totalement, certain qu’il devait faire ses preuves pour m’amadouer, que le problème venait de lui plus que de moi. Je secouai légèrement la tête en arrivant aux abords de l’hôpital. Il avait toutes les raisons de se plaindre auprès de la hiérarchie pourtant, je ne prendrais même pas la peine de me défendre. Il n’était point besoin d’être devin pour comprendre qu’en agissant ainsi, je cherchais surtout à me dérober. L’idée de passer à nouveau les portes de l’enceinte me prenait au ventre depuis la veille. Je n’étais pas à l’aise, je ne l’avais plus jamais été, et personne n’avait besoin d’y assister si je n’avais d’autres choix que de tout de même m’y forcer. Nous avions découvert le corps de la victime la veille seulement mais l’impatience tourmentait déjà mon esprit. Je voulais interroger la jeune femme laissée quasi pour morte à ses côtés avant que la lumière brutale du retour à la vie n’éblouisse sa mémoire et qu’avec, les souvenirs douloureux soient confiés au reflux des ténèbres. À l’oubli plutôt qu’à mes oreilles. J’étais passée hier, déjà, dès la fin de journée, mais n’avais pas pu l’approcher. Elle était encore inconsciente, trop instable pour être éveillée. Y avait-il réellement une urgence, dans le fond ? Le personnel médical m’avait fait comprendre que, si oui, celle-ci devrait attendre. Comme s’il paraissait évident que l’atrocité de ce qu’elle avait vécu perdurerait encore, assez longtemps, demain, les jours suivants. Je savais, d’expérience, que cela n’était pas toujours vrai. Que l’on se souvenait, oui, plus que quoique ce soit d’autre, mais que les jours passants, on se résignait à ne plus en parler, à oublier, à se battre pour ne pas rester piégé dans les fluctuations d’un esprit victime et espérer en retrouver un, sain, survivant. Elle avait des choses à dire, à révéler. Il n’existait aucune certitude mais je le savais. Et il suffisait souvent d’une sensation pour que celle-ci en mène à une autre, puis une autre, sans que jamais rien ne se lise pourtant noir sur blanc dans le matériel d’investigation. Aujourd’hui, elle serait éveillée. Aujourd’hui, elle saurait me parler. Aujourd’hui, je saurais rentrer.
Je levai les yeux sur la façade blanchie à la chaux et m’engouffrai en son intérieur sans plus attendre, sans me laisser le temps d’y penser. C’était stupide, cette idée que les lieux ne possédaient pas d’identité, ne gardaient pas la trace de notre passage, la mémoire de nos sentiments, de nos mots, de nos maux. Stupide et erroné de penser que les lieux n’avaient pas de souvenirs, que nous nous contentions de les habiter sans qu’ils ne ressentent notre présence. Je fermais les yeux et ce lieu continuait d’exister, figé dans le temps, comme un mémorial oublié. Je pouvais toujours m’agiter en son dehors, m’évertuer à tout balayer, à tout ravager. Je fermais les yeux et il restait toujours l’endroit où ma fille avait perdu la vie. Une tombe sans dépouille dans laquelle je retournais m’enfermer, ignorant les lamentations de mon coeur. J’ôtai mes lunettes de soleil et vins masser lentement mes yeux avant de m’avancer au travers du couloir pour rejoindre l’accueil des urgences. Il n’était plus si tôt que cela, plus assez tout du moins pour que la cacophonie habituelle de l’endroit n’ait pas déjà repris ses droits. J’y croisais des âmes blessées, solitaires ou accompagnées, des plaintes, d’impatience, de douleur, d’inquiétude. L’harmonie n’existait pas ici, les bruits se contentant d’être en guerre les uns contre les autres. Je préférais cela, à choisir, cela au reste, au tumulte de mes silences. Je pouvais me concentrer sur eux, plutôt, m’oublier dans leurs vies, les trouver tristes, tous, tristes mais bien vivants, trop vivants. Je m’arrêtai pour laisser passer un brancard inoccupé avant d’atteindre le comptoir. « Je viens voir Maggie Weaver. Elle a été admise hier. » demandai-je sobrement, ma main glissant simultanément le long de ma poche pour laisser voir mon insigne. Mon regard s’échappait déjà, sondant les pièces aux alentours, espérant tomber sur le visage recherché avant que l’on n’essaie de me ralentir de nouveau, avant que je ne prenne ce refus comme une nouvelle occasion de m’échapper d’ici.
Yasmine Khadji & @Olivia Marshall ✻✻✻ Yasmine l'avait fait des milliers de fois. C'était la base de son apprentissage, le geste le plus normal pour une infirmière de son rang, aussi patiente, aussi douée. Elle connaissait le protocole par-cœur, une partition qu'elle n'avait même plus besoin de consulter tant elle faisait partie d'elle, à l'image de toutes ces mélodies qu'elle fredonnait sans s'en apercevoir, tellement ancré dans son esprit que ça lui venait instinctivement. D'habitude en tout cas. Ce n'était qu'une prise de sang, et pourtant elle sentait son pouce trembler sur le piston de l'aiguille qu'elle venait de préparer, prête à piquer "Vous êtes sûre de savoir ce que vous faites ?" Elle releva les yeux pour croiser ceux de sa patiente, et se demanda brièvement si c'était le cas. Yasmine n'arrivait plus bien à savoir ce qu'elle fichait là, à répondre aux attentes de malades qui soit la considérait comme leur unique chance de survie, leur sublime sauveuse tout droit extirpée d'une série télévisée, soit la traitait avec autant de considération qu'une domestique docile, payée pour servir. Ses grands yeux verts examinant le visage boursouflé de la bonne femme, elle marqua un stop. Pendant une fraction de secondes, elle fût tentée de lui répondre que non, et tenez d'ailleurs, faites-là vous-même votre fichue prise de sang, mais le sourire qui soudain illumina son visage chaleureux, bien qu'un peu fatigué, révéla qu'elle avait choisi la voie de la raison et de la politesse… comme toujours. Elle n'était pas la plus à plaindre après tout, ce n'était pas elle qui se retrouvait avec une aiguille dans le bras "Bien sûr, je l'ai fait plus de fois que vous vous l'imaginez sans doute. A trois, respirez, ça ne sera pas très long. Un, deux,…" Elle sentit l'épiderme céder sous son coup de main, le tressautement de la patiente qui reposa la tête sur son oreiller pendant que son sang d'un rouge vif, plein de santé, s'écoulait dans le tout premier tube qui se remplit à débit régulier. Le temps que l'échantillon soit suffisant pour l'analyse demandée, et elle dégarrotta le bras de la jeune femme, exécutant plusieurs mouvements consécutifs pour la libérer de l'emprise de son aiguille et la soulager du stress qui envahissait tous les patients à coup sûr "Je vais vous demander de patienter encore un peu, le temps que le tout soit analysé et que le médecin passe vérifier vos résultats." En étiquetant le flacon qu'elle avait entre ses mains départies des gants réglementaires qu'elle avait jeté dans la foulée, elle s'aperçut qu'elle tremblait encore. Sa signature sur l'étiquette était hachurée, mais elle serait la seule à s'en apercevoir. Elle empocha le flacon, vint presser le poignet de sa patiente avec une expression de profonde compassion puis elle lui dit, quittant la salle d'examen numéro cinq dans un nuage de parfum sucré, et de solution hydroalcoolique qu'elle pompa énergiquement avant de filer "N'hésitez pas à m'appeler si vous avez besoin de quoi que ce soit."
Quand elle était rentrée de son congés, un sentiment général d'empathie avait accueillit Yasmine. Malgré leur grief sommairement arrangé depuis, Saït avait été le premier à lui envoyer un bouquet de jasmin (elle avait apprécié la connivence dans ce choix de fleurs) qu'elle avait trouvé dans son casier accompagné d'une carte qu'il avait rédigé dans une calligraphie que seuls les médecins étaient capables de déchiffrer. Elle avait lu ses mots avec un calme froid, mitigée entre deux émotions que leurs constants désaccords rendaient indéchiffrables. Finalement, c'était ce qui était le plus difficile à supporter, l'idée que chaque membre du personnel avec lequel elle travaillait depuis des années désormais sache que son Destin était scellé. Elle avait reçu des témoignages de sympathie de la part de ceux qui avaient toujours cru en elle, elle les avait acceptés avec le sourire timide qui était le sien quand ils mettaient en avant son supposé talent pour son métier, repoussant les interrogations à propos de son échec retentissant et sur la manière dont elle envisageait la prochaine session d'examen à laquelle ils étaient certains qu'elle participerait. Non, plus jamais. Ce n'était même pas un choix qu'elle avait fait, c'était une certitude induite par les résultats qu'elle avait reçue. Elle avait visé trop haut, faisant preuve pour la première fois de sa vie d'une confiance en elle qu'elle regrettait amèrement maintenant, poussée par un Sloan qui était le premier à lui répéter que rien n'est immuable, qu'elle ne devait pas se contenter de ce premier essai ; surtout qu'il la connaissait plus combative que ça. Elle l'était, avant. Mais comme tout, les gens changent, et elle ne faisait pas exception à la règle. Elle s'y ferait, à l'idée qu'elle n'était pas assez bonne pour faire autre chose que des prises de sang – dans le fond, elle l'avait toujours su. En attendant, c'était difficile d'être confrontée à l'après-coup et de maintenir une vie normale sans donner l'impression qu'elle souffrait trop… alors que c'était le cas, qu'elle était épuisée par l'énergie qu'elle mettait à ne pas vouloir admettre qu'elle en avait assez de macérer dans un jus fait de médiocrité et d'ordres lancés sur le ton usuel de la praticité par des jeunes gens qui la fixaient en se demandant comment elle avait pu échouer à l'examen qu'eux avaient réussi. Sans doute plus amère qu'elle voulait le faire croire, Yasmine ne supportait plus cette ambiance qui la suivait partout où elle allait dans cet hôpital où les cas s'enchaînaient, finissant de remplir la jauge négative de son humeur en dents de scie. Au moins quand elle était à l'extérieur, elle tachait de trouver du répit auprès de ses amis, auprès d'Edge en particulier. C'était d'ailleurs la perspective de ses visites qui la faisaient tenir ses gardes les plus longues, leurs rendez-vous prenant des airs d'objectifs qu'elle tenait à atteindre, mais aussi de récompenses qu'elle appréciait probablement plus qu'elle ne l'aurait dû et qui lui donnaient une bonne raison de faire son travail consciencieusement, à défaut de le faire de gaieté de cœur.
"Une seconde." Le chariot d'analyses lui passa devant le nez alors qu'elle prenait une profonde inspiration supposée calmer le désordre qui régnait dans son propre corps et atténuer la sensation de ses doigts qui gigotaient trop fort, dissimulés dans les poches de sa blouse. Furetant à l'intérieur, elle y dénicha son tube fraîchement collecté, et le déposa au milieu des autres, souriant distraitement à sa collègue qui reprit son chemin, pressée par le temps. Elle la laissa s'en aller sans la retenir plus longtemps, puis tourna la tête pour apercevoir la silhouette de Molly au travers de la baie-vitrée qui séparait le sas des admissions et les salles de soin. Elle reconnue la posture de la jeune femme qui s'adressait à elle ; et qu'elle salua d'emblée une fois qu'elle eut traversé le couloir pour rejoindre l'autre côté du service, précédée par le bruit feutré de la baie vitrée qui s'ouvrit devant elle " Liv." fit-elle doucement, laissant un léger sourire fendre son visage. Elle pencha la tête sur le côté pendant qu'elle essayait de garder bonne figure. Car Olivia Marshall représentait à elle seule tout ce qu'elle avait du mal à gérer ces temps-ci ; la perte, la tristesse, le malheur… tout ça pour une seule femme, ça faisait beaucoup, elle était bien placée pour le savoir. Pour autant, la sympathie qu'elle lui inspirait prit le dessus sur le reste. Assez pour que dans ses yeux, ce ne soit rien d'autre que de l'humanité qui transparut "Tu viens pour madame Weaver, j'imagine ?" Elle avait été présente lors de son admission. Un cas de tentative d'homicide comme elle les exécrait, touchant un point sensible de son jardin secret qu'elle avait dû fermer à double-tour, profondément heurtée par le sort qui lui avait été réservé ; les tremblements de ses mains, ils étaient dus à Maggie Weaver. Yasmine cligna machinalement des yeux. Longeant les côtés de sa blouse pour de nouveau glisser ses mains vacillantes dans ses poches, elle agrippa le petit matériel qu'elle y gardait toujours en cas de pépin tandis que son regard croisait celui de l'inspectrice "Elle a été transférée en traumato dans la matinée. Elle s'est réveillée." lui annonça-t-elle sans chercher à tourner autour du pot, sachant pertinemment qu'elle n'était pas là uniquement pour prendre de ses nouvelles. Un fait qu'elle anticipa comme la professionnelle torturée qu'elle était, lui demandant dans la continuité de la conversation qu'elle avait initiée la boule au ventre, des souvenirs tentant de percer la carapace de pragmatisme qu'elle avait enfilé en troisième vitesse, confrontée par surprise à la jeune femme, ce condensé de tout qu'elle n'avait pas vu depuis si longtemps, et dont l'expression du visage finit par lui serrer la gorge ; qu'elle se racla dans une petite toux "Je peux t'accompagner jusqu'à sa chambre si tu veux."
solosands
Dernière édition par Yasmine Khadji le Dim 8 Mar 2020 - 3:06, édité 1 fois
Olivia Marshall & @Yasmine Khadji ✻✻✻ Ce n’était sans doute qu’une impression mais je n’arrivais pas à m’en défaire. Je pénétrais dans l’enceinte de l’hôpital et la froideur des lieux s’emparait de mes membres, j’avançais dans les couloirs et la lumière continuait de décroitre. Une impression, oui. Sans doute était-ce uniquement les faiblesses en moi qui parvenaient à affaiblir le soleil. Sans doute devais-je me contenter de cela désormais, me concentrer sur le détachement dont je devais me parer pour continuer à aborder ces salles austères, ce personnel débordé, ces blouses blanches accoutumées, ces malades anonymes. J’y rentrais pour mieux me hâter d'en sortir, je ne m’attardais pas pour qu’on ne puisse pas m’y retenir, j’esquivais pour ne pas en devenir imprégnée, plus que je ne l’étais déjà. Je savais qu’il était déjà trop tard, mais je n’avais plus d’autres choix, plus d’autre refuge que cette distance que j’imposais, illusoire et dépassée, mais nécessaire. Je passai les baies vitrées automatiques qui s’ouvrirent devant moi sous la permission de l’aide-soignante, soulagée, dans le fond, de pouvoir m’en éloigner rapidement, quitter les urgences où des visages connus risquaient de se présenter à moi. Je n’avais pas besoin de tourmenteurs supplémentaires pour me renfermer. Ma conscience suffisait depuis longtemps à nourrir la misère de mes ressentiments. Il me semblait, par ailleurs, que ceux-ci duraient déjà depuis une éternité d’années, une éternité qui ne s’éteindrait jamais. Une éternité qui continuerait, indéfectiblement, à m’opposer au reste du monde. Par moments, je leur en voulais, à tous. À ceux qui avaient été là, comme aux absents, à ceux qui savaient comme aux ignorants. Je leur en voulais car leur bienveillance me poussait vers l’ingratitude. Je m’employais à suivre mon accompagnatrice, ignorant les silhouettes croisées sur notre passage pour rejoindre les salles de soin. En vain. Je l’avais deviné, ce regard posé sur moi, ce regard vers lequel j’acceptai finalement de basculer, le visage fermé et plein de reproches, déjà, pour me forcer à la distinguer clairement, me forcer à accepter l’échange. Ce n’était pas la première fois que nous nous croisions depuis, pas la première fois non plus que je ne répondais pas à ce sourire, de plus en plus hésitant mais présent tout de même. Je la toisai avec sérieux. J’avais envie, déjà, d’une cigarette, ce besoin terrible qui m’assaillait chaque fois que je reprenais conscience. « Liv. » Et bien sûr qu’elle s’en moquait. Bien sûr qu’elle tentait, tout de même, à chaque fois, contrant mon stoïcisme de sa voix chaude et tempérée, ce timbre si particulier qui ne l’avait jamais quittée. Jamais.
Elle ne devrait plus me laisser l’occasion de l’ignorer, d’autres avaient appris la leçon depuis longtemps, mais Yasmine perdurait. Yasmine continuait de croire en ce quelque chose dont elle était pourvue, ce quelque chose d’apaisant et de poignant qui marchait sans doute chez beaucoup, les empêchant de mettre un terme à un échange, un réconfort qu’ils ne désiraient pas. Mais ce n’était pas mon cas, je gardais le silence, une fois encore. « Tu viens pour madame Weaver, j'imagine ? » J’acquiesçai brièvement, jetant un regard à mon téléphone simultanément. J’étais encline à appuyer nos indépendances pour nous différencier, respecter les distances, plus tellement à endosser des souvenirs communs, une intimité qui n’avait pas à s’inscrire dans ses yeux à chaque fois qu’elle les posait sur mon ombre. « Elle n’était pas en état d’entendre mes questions hier. Et je ne crois pas la voir à présent. » répondis-je sobrement en sondant rapidement les box alentours. Pourquoi m’avait-elle approchée ? Mes souvenirs oscillaient dans ma mémoire, tanguant entre l’abîme et son contraire, me contraignant d’être à la fois l’inspecteur et la mère éplorée. Pourquoi continuait-elle de m’imposer cela ? « Elle a été transférée en traumato dans la matinée. Elle s'est réveillée. » Son visage, plus fatigué qu’à l’accoutumée – ne pus-je m’empêcher de remarquer – vint finalement se confronter au mien, sans animosité aucune, sans grande connivence non plus, retranché dans un lieu demeurant inaccessible, j’y veillais. « Je peux t'accompagner jusqu'à sa chambre si tu veux. » Sa volonté de s’accrocher aux habitudes, de faire perdurer la familiarité ne me semblait plus avoir lieu d’être, n’était qu’une perte de temps, selon moi. Mais je m’accrochais à mon professionnalisme, ainsi qu’au peu de dignité qu’il me restait, pour ne pas lui tourner le dos, dès à présent. « Je connais le chemin. » lui rappelai-je simplement en la contournant déjà pour continuer d’avancer, inutilement également, j’en étais consciente, puisque Yasmine était dans l’obligation de me suivre à présent que sa collègue s’était éclipsée à ses occupations. Je savais rejoindre le service indiqué, oui, mais ne pouvais sensément pas deviner la chambre. « Mais si tu étais sur son cas … » J’acceptais qu’elle m’emboîte le pas, sans grand enthousiasme, sans ajouter le moindre mot cependant.
J’ignorais ce à quoi elle se raccrochait pour continuer de m’offrir sa présence, ses sourires, son indulgence. Qu’elle ne devrait pas le prendre personnellement, sans doute, lorsqu’elle se confrontait à mes réponses qui se limitaient désormais au silence ou une distance, réelle, terne. Je l’assumais entièrement cette dernière, d’autant plus en ces lieux, d’autant plus auprès d’elle. À l’extérieur, déjà, mon énergie devait être employée différemment pour tenir debout, ne connaissant, avec le temps, que cette seule façon de gérer mes relations, inimitiés comme affections, refusant de m’embourber profondément dans l’inextricable labyrinthe de la pensée humaine puisque la mienne ployait sous des sentiments acérés, excessifs. Je n’avais pas envie de les employer avec Yasmine, les gardais sous silence mais elle ne me facilitait pas la tâche. Mes doigts s’agitaient, nerveux, dissimulés au fond de mes poches, mais mes paupières, elles, papillonnaient dans l’atmosphère transie car elles manquaient de possibilités, car il n’y avait que cela à faire, car nous finissions tous par imploser un jour ou l’autre sous des yeux habitués mais que j’étais toujours parvenue, jusqu’ici, à ne pas imposer ce fardeau sur les épaules frêles de la jeune infirmière. Peu importe à quel point j’en avais envie. Peu importe à quel point elle semblait se porter volontaire, à chaque fois. Je ralentis quelque peu le pas alors que nous passions de nouvelles baies vitrées, pénétrant enfin dans le service de la traumatologie. Yasmine pouvait mener la marche, à présent, elle s’était proposée. Et malgré ma propension à trahir l’empire des passions, je me raccrochais à la raison, encore une fois, forçant cette dernière à régner pour retrouver l’ascendant, celui de ne pas m’attarder, de ne pas me soucier, de ne pas me lier à quoique ce soit, à qui que soit. Nous ne nous devions plus rien, et cela devrait rester ainsi, plus rien d’autre que de nous entraider lorsque des affaires comme celles-ci survenaient. « Il y a-t-il quelque chose que je devrais savoir ? Sur son état, ce qu’elle aurait dit à son réveil, des visites … » Mon ton était sans appel, glissant d’entre mes lèvres en les écorchant, presque. Mais je savais qu’il me fallait m’y forcer, que Yasmine était précisément ce genre de personnes capables d’alimenter mes besoins de réponses, qui ne se limitait pas à aux récits mécaniques des discours médicaux dont nous devions, souvent, nous contenter de la part du personnel soignant en charge de ces patients. S’il y avait quelque chose à savoir, une subtilité à relever, Yasmine l’aurait perçue, j’en étais consciente. Je ne me forçais à l’échange que pour cela, réprimant mes pulsions amères pour les concentrer sur l’affaire. Celle-ci, pas une autre.
Yasmine Khadji & @Olivia Marshall ✻✻✻ Il y avait des cas qui marquaient plus que d'autres. En tant que soignant, chacun en avait un qui prenait plus de place que le reste dans l'album-souvenir de toute une carrière. Il y en avait des heureux, mais c'étaient ceux qui s'étaient mal terminés qui inscrivaient leur empreinte au fer rouge dans la mémoire de ceux qui avaient tout fait pour repousser l'inévitable. Parfois, ça redessinait la manière dont on envisageait la profession, permettant aussi de faire le point sur des détails qui prenaient des airs de torture mentale ; on cherchait à comprendre pourquoi ça ne s'était pas bien passé, pourquoi cette fois-là, l'efficacité avérée des professionnels présents dans la salle de soin, ou dans la salle d'opération, n'avait pas suffi. Il y avait ceux qui s'en référait à la volonté d'une entité, mettant de côté leur savoir tout scientifique pour se laisser bercer par des contes et légendes qui leur offraient une échappatoire, en plus de la possibilité d'accepter l'insupportable ; et puis il y avait ceux qui se reposaient sur des principes d'ordre cosmique qui n'avaient aucun sens et qui finalement, ne justifiaient en rien la cruauté d'un sauvetage raté. Yasmine ne faisait partie d'aucune de ces catégories. Elle avait beau pratiquer une foi modérée, croyant timidement que quelque chose, quelque part, avait voix au chapitre sur la manière dont les choses se déroulaient en temps réel, elle restait toutefois intimement convaincue qu'une injustice n'était rien d'autre qu'une injustice, et qu'une succession de faits devenait la raison principale d'un échec. Bien souvent, il était inutile de rationaliser les choses… et après tout, c'était atrocement vrai : car comment s'y prendre pour rationaliser le décès d'une enfant de trois ans ? Yasmine n'avait pas connu la fille de Liv de son vivant, mais elle n'avait eu aucun mal à se créer une image positive d'elle. A cet âge, les petits étaient tous les mêmes. C'était la tranche d'âge qu'elle préférait observer, intriguée par la force de caractère d'êtres si petits, mais si déterminés à quitter la bulle protectrice dans laquelle on les maintenait au chaud depuis la naissance, que ça devenait un spectacle duquel elle ne voulait rien rater, émerveillée et fascinée. Vifs, ils apprenaient à se dépatouiller avec l'immensité du monde qui les entourait, eux qui n'avaient pas demandés à être là, mais à qui on imposait pourtant tant de choses à la fois. Alors forcément, ça l'avait touchée… plus que toutes ces fois où elle avait été forcée d'intervenir sur un aussi petit corps que celui de la petite fille des Marshall. Elle s'était impliquée comme on défendait les soignants de le faire. Trop, profitant de son bon contact avec les plus petits pour espérer réussir à stimuler quelque chose chez cette enfant comateuse à qui elle avait chanté des berceuses, de cette voix douce et légèrement éraillée qu'elle avait entretenue des années durant en s'époumonant sur tous ces titres qu'elle chérissait tant, et lut des histoires pour soulager ses parents du poids de l'attente interminable, les encourageant à, si ce n'était respirer, au moins à s'éclaircir les idées. En plus de ne pas être capable de comprendre pourquoi elle plutôt qu'une autre, elle avait eu devant les yeux une maman qu'elle connaissait un peu, et chez qui le malheur l'avait autant marqué que le reste. Et depuis qu'elle avait été propulsé dans ce drame mal produit, Yasmine avait perçu du changement dans l'attitude d'Olivia à son égard. Au-delà de la normalité du deuil qu'elle devait gérer depuis plusieurs mois, c'était la raideur avec laquelle elle se comportait lorsqu'elles se croisaient qui lui avait fait deviner qu'elle lui en voulait peut-être ; d'avoir été la bonne fée de sa fille pendant quelques heures, puis l'abandonnant lâchement pour la substituer au cocoon qui avait été le sien pendant un laps de temps si court, qu'effectivement, l'injustice ne pouvait rien être d'autre que de l'injustice ; au diable le cosmos, au diable l'entité. Viscéralement, la culpabilité rongeait l'infirmière – c'était un mode par défaut qu'elle n'avait jamais su paramétrer correctement, toujours tentée de s'en vouloir sévèrement, même pour des choses sur lesquelles elle n'avait aucun pouvoir. Ainsi pendant quelques temps, elle avait joué la distance avec une prudence qui était sienne, et puis la mine de la jeune femme l'avait alertée, et elle avait tenté des approches douces, toujours menées avec la promesse d'un café et d'un donut partagé. Mais si ça fonctionnait sur les autres, ça ne prenait pas avec Liv. L'incompréhension avait forcé Yasmine à ne plus insister, à se contenter de ce qu'elle lui donnait. Des refus, la plupart du temps, comme ce fût le cas à l'instant où elle lui proposa de l'accompagner jusqu'à la chambre de la patiente qu'elle tenait à voir.
Un coup au cœur, plus qu'à sa fierté qu'elle ravala sans avoir besoin de se forcer, opinant du chef tout à la fois en acceptant d'être ainsi repoussée. "Très bien, comme tu..." Haussant les sourcils en même temps qu'elle releva la tête, elle fût surprise par le brusque changement de cap de la brunette. Tellement qu'elle mit une longue seconde à réagir, confirmant avec un empressement que le manque d'enthousiasme d'Olivia rendit théâtral, inauthentique. Omettant dans le même temps de lui dire que oui, elle avait été présente lorsque Maggie avait été admise aux urgences, Yasmine lui dit "De ce côté." Et sentant une certaine forme de nervosité se répandre dans le bout de ses longs doigts, elle s'appliqua à les garder cachés dans les poches de sa blouse, ses ongles triturant le bout effilé de la pince Kocher qu'elle avait toujours sur elle. Le silence qui s'étira entre elles, épais et infini, creusa des plis soucieux sur le visage déjà entamé par la fatigue qu'elle avait accumulée, en plus de ses soucis qu'elle amenuisait toujours autant. Le masochisme latent, c'était probablement ce qui poussait la jeune femme à se raccrocher constamment à l'idée qu'il y avait toujours un moyen d'arranger les choses, de les rendre moins lourdes à porter. Elle aurait dû cesser de s'obstiner, accepter pour de bon l'idée qu'elle faisait partie du mauvais camp de l'histoire de Liv, et la laisser tourner l'horrible page du chapitre qu'elle avait subi, plus qu'elle ne l'avait sciemment rédigé ; elle n'avait pas besoin d'être autrice pour savoir que l'inspectrice aurait choisi une toute autre fin à la péripétie qui s'était plantée là, sur son chemin. Mais non, elle n'y arrivait pas ; à se dire que pour l'une des premières fois de sa vie, on lui prêtait des intentions mauvaises, et qu'elles étaient impossibles à pardonner. Une partie d'elle-même ne pouvait s'empêcher de trouver ça révoltant. Même si elle était loin d'être un modèle, lorsqu'il s'agissait de son métier, elle avait toujours donné tout ce qu'elle pouvait, et plus encore. L'autre partie, quant à elle, lui rappelait qu'elle n'avait pas le droit de cultiver un quelconque sentiment de persécution quand elle avait été celle qui avait quittée la chambre de la petite fille du couple Marshall sur ses deux pieds bien ancrés dans le sol. "Pardon ?" babilla-t-elle, perdue dans ses pensées immédiates. Olivia n'eut pas besoin de répéter, elle se rejoua rapidement les quelques secondes écoulées, et hocha doucement la tête en préparant sa réponse qu'elle finit par lui donner, les yeux cherchant les siens – avec l'espoir de les trouver, même furtivement "Elle parle peu. Sa souffrance physique est égale à celle qu'elle doit ressentir à l'intérieur d'elle-même. C'est ce qui nous inquiète le plus, d'ailleurs. Un psychologue passera dans la journée pour tenter de démêler ce qu'elle ressent, mais je peux déjà anticiper que ça lui prendra du temps de mettre des mots sur le traumatisme qu'elle a subi. J'espère qu'elle sera bien entourée… on a tenté de joindre des proches, ils feront ce qu'ils peuvent pour ne pas trop tarder." Et en déroulant ses inquiétudes à propos de Maggie, elle s'aperçut à quel point le tout pouvait valoir pour la maman en deuil qu'elle avait en face d'elle – que ça pouvait valoir pour elle aussi, mais ça elle l'étouffa bien vite, forçant la pulpe de ses doigts sur le bout de la pince qu'elle avait dans la poche. Yasmine cligna des yeux, réagissant à la douleur en même temps qu'au reste, sentant quelque chose fourmiller au fond de ses iris. Elle avait la décence de ne pas répandre ses émotions de cette façon, néanmoins elle commença à dire "Olivia, je…" Baissant brièvement la tête, elle avala une gorgée de sa propre salive, reprenant avec ce ton si affable qu'on l'estimait souvent comme la plus à même de réconforter n'importe quel chagrin – vraiment ? "Je suis contente de te voir." Elle se mordit le bout de la langue, retenant l'affront maladroit qu'elle s'apprêtait à lui faire en mûrissant l'idée de lui demander si elle allait bien. Coupée dans son élan, elle méprisa sa propre rhétorique, laissant à nouveau le silence prendre ses quartiers pendant qu'elle relevait les yeux, guettant ceux de Liv avec appréhension.
Olivia Marshall & @Yasmine Khadji ✻✻✻ Son expression ne me surprenait pas. Elle était la même que lors de nos précédentes rencontres, l’indulgence aux lèvres, la bienveillance dans chacun de ses gestes, l’air de défaite, aussi, dans ses prunelles émeraude face au rejet, presque organique, de mon corps face au sien. Mais elle ne perdait pas patience, elle n’était pas moi. Elle devait être habituée, également, à faire face au désespoir des familles, à leurs larmes, à leurs reproches, à leurs histoires douloureuses au sein desquelles elle ne faisait que passer, au sein desquelles elle insufflait soins et attentions jusqu’à ce que le mal passe ou que le chapitre prenne fin. De nouveaux survenaient alors et les visages s’effaçaient. Elle devait être habituée, oui. À passer outre, à faire avec. L’hypocrisie me sautait au visage, les similitudes de nos métiers également, mais je trouvais cela injuste, offensant lorsque cela concernait ma fille. Qu’elle puisse oublier lorsqu’elle ne m’en laissait pas l’occasion. Lorsque je demeurai abîmée, perpétuellement, mais que les afflictions semblaient s’aiguiser davantage, se presser, s’exacerber toujours plus lorsque je passais les portes automatiques de l’hôpital. Lorsque je ne paraissais plus capable d’autre chose que de mesurer mes inspirations pour ne pas les laisser me submerger, me mettre à terre et que personne autour de moi, pas même elle, ne semblait s’en apercevoir. J’étais isolée et étrangère, malgré l’agitation, malgré la concentration. Son expression pouvait être empreinte de cette inquiétude, de ces précautions qui ne semblaient jamais la quitter, cela ne changeait rien. Cela n’excusait rien. Cela ne lui permettait pas de sonder mon esprit, hanté par les images et les sons dont j’étais la seule à me souvenir aussi distinctement, aussi désespérément. Comment le pourrait-elle ? Comment quiconque le pourrait-il réellement ? J’étais celle qui ne savait continuer sans ma fille, j’étais celle qui continuait de voir son prénom apparaître partout, résonner partout, jusqu’au fond de moi-même, que le ciel soit dégagé ou nébuleux, que la lumière resplendisse sur l’océan ou se perde dans les nuages. J’étais celle qui continuait d’entendre sa voix, le bruit léger de ses pas, de sentir sur la peau de mon visage la tendresse éclairée de son regard qui voyait tout, qui aimait tout, qui perçait tout. C’était moi et moi seule. Mais Yasmine était celle qui continuait de m’approcher avec cet air désolé qui ne lui appartenait pas, qui ne me permettait pas de faire semblant. « Très bien, comme tu... » J’avais haussé les épaules en enchaînant, ne lui laissant guère le temps de s’appesantir davantage. Je m’avançai déjà, lui laissant le choix, finalement, de me suivre ou non, de persister ou non. J’avais besoin d’être accompagnée, cela me paraissait indéniable, mais peut-être désirais-je lui prouver, quelque part, que je n’étais pas cette jeune femme sur le fil qu’elle semblait sans cesse craindre de voir basculer. Si cette image persistait, ses instincts d’altruisme également. Et je ne voulais plus en être le réceptacle.
« De ce côté. » Je m’étais interrogée, au début, sur le déterminisme du lieu, sur la possibilité d’être autrement, plus équitable, meilleure, envers elle si j’avais été amenée à la croiser ailleurs, au détour d’une rue, d’une allée, dénuée de souvenirs, dénués de vestiges. À l’extérieur, nous pouvions décider de nouveau, n’est-ce pas ? Ou en avoir l’impression, du moins. À l’extérieur, le vent écorchait ma peau tirée, coupant comme l’acier, et me maintenait éveillée. Peut-être assez pour pouvoir la regarder sans souffrir, la regarder sans décliner. Mais le temps était passé et jamais ne nous avait été donnée l’occasion de nous en rendre compte. Le temps était passé et j’avais perçu, sur l’instant, ses joues se rosir à nouveau alors qu’elle confondait ses pas dans les miens, se résignant à ne pas briser le silence que je laissais s’installer. C’était tout ce que j’étais capable de lui offrir et nous devrions nous en contenter : ce soleil anémié que je me condamnais à fuir ensuite, le plus vite possible, pour ne plus avoir à supporter les exhalations dans l’air de quelques fugitifs effluves d’orange ou de thym, transcendance imprévisible des émanations médicamenteuses et aseptiques qui imprégnaient le bâtiment, les couloirs, sa blouse. Je ne sortis de mon mutisme que par nécessité, réalisant que celui de Yasmine perdurait dans sa suspension, une seconde ou deux, bien assez finalement pour que mon regard ne devienne qu’une écume incolore mais pesante échouant dans sa direction. « Pardon ? » Je plissai les paupières mais serrai les lèvres, ne prenant pas la peine de répéter car je pouvais voir mes mots s’assembler dans son esprit dissolu, la marée glissant de nouveau vers la mer alors qu’elle reprit subrepticement sa respiration pour laisser son professionnalisme reprendre les rênes. « Elle parle peu. Sa souffrance physique est égale à celle qu'elle doit ressentir à l'intérieur d'elle-même. C'est ce qui nous inquiète le plus, d'ailleurs. Un psychologue passera dans la journée pour tenter de démêler ce qu'elle ressent, mais je peux déjà anticiper que ça lui prendra du temps de mettre des mots sur le traumatisme qu'elle a subi. J'espère qu'elle sera bien entourée… on a tenté de joindre des proches, ils feront ce qu'ils peuvent pour ne pas trop tarder. » Elle s’engagea dans un couloir attenant et je devinais à son pas ralenti que nous nous approchions de la chambre en question. J’acquiesçai silencieusement en sortant ma main gauche de ma poche, repliée sur mon téléphone que j’activais pour retrouver mes notes, mon attention davantage concentrée sur l’écran que dans sa direction. « La victime était son compagnon. Je me suis rendue auprès des parents hier, ils sont sous le choc mais la mère espérait pouvoir venir rendre visite à sa belle-fille aujourd’hui. » glissai-je tout de même simultanément avant de m’arrêter sous son impulsion, ne relevant mon regard qu’à ce moment-là pour lui tourner le dos, m’approchant de la fenêtre aux persiennes à demi-abaissées.
« Olivia, je… » Mes doigts se crispèrent autour du téléphone que je plongeais de nouveau dans ma poche et je concentrais mon regard pour le poser sur la vitre, espérant taire le fil de ses pensées irrégulières, incertaines au sein du reflet brisé. Il était difficile de faire abstraction. Et si je m’acharnais à y parvenir, les intonations de sa voix me laissaient entendre qu’elle ne s’y était pas encore résignée. Plus rien ne semblait justifier que nos échanges perdurent sur ce ton, en vérité, mais Yasmine était persévérante. Malgré ses réticences, ses flottements, son embarras perceptible. J’aurais souhaité que le poids de ces derniers suffise à l’arrêter, à la dissuader mais sa voix s’élança à nouveau jusqu’à moi en un souffle. « Je suis contente de te voir. » Elle n’avait même pas conscience que ses mots résonnaient grotesquement, vulgairement. Ils écorchaient mon esprit alors qu’elle les laissait filer d’entre ses lèvres tel un javelot fuselé mais léger, trop léger. Beaucoup trop pour ce qu’il tentait de viser, de ranimer. J’empêchai mon regard sombre de se heurter au sien soucieux, étrangement éteint aujourd’hui, me contentant d’incliner légèrement la tête pour percevoir l’intérieur de la chambre. « Elle avait des examens prévus ce matin ? » La question était rhétorique, servait à gagner du temps. La pièce était vide, je pouvais le voir d’ici, le lit défait, déserté. Je n’avais pas besoin de sa réponse pour deviner que la patiente devait avoir été amenée dans les étages supérieurs pour des analyses supplémentaires, des soins nécessaires.
Je jouais du temps. Je cherchais l’occasion d’esquiver, de me soustraire, également, à la jeune infirmière derrière moi. À son regard chargé d’appréhension que je pouvais presque sentir sur ma nuque. Lentement, je rehaussai mes épaules vers l’arrière, comme s’il était nécessaire de créer de l’espace pour que l’air pénètre à nouveau, comme s’il était nécessaire que l’une d’entre nous tienne front et se redresse dans l’espoir que la seconde suive dans un mimétisme insaisissable, nécessaire, décent même. J’enroulai mes doigts autour de la poignée et suspendis mes gestes, un instant, avant de me résoudre à me tourner vers Yasmine, finalement, refermant ma paume sur mes phalanges. « Pourquoi ? » J’avais haussé les épaules, lui accordant finalement ce qu’elle semblait rechercher, mon regard directement planté dans le sien, las, rembruni, réellement interrogateur néanmoins. Pourquoi ? Simplement. Un mot bref, une interrogation l’étant tout autant, n’évoquant rien aux premiers abords mais signifiant tout, finalement. Je l’avais pourtant laissé échapper dans un soupir, presque fatigué. Pourquoi cela lui ferait-il plaisir ? Pourquoi continuait-elle d’être aimable, compréhensive à mon égard ? Pourquoi ne perdait-elle pas patience ou en intérêt ? Comment, plutôt ? Comment faisait-elle pour poser son regard sur moi et continuer de ressentir la plus infime once d’aise ou de contentement qu’elle semblait exprimer lorsque je n’arrivais pas à voir quoique ce soit d’autre dans ses traits que les plus terrassants, les plus écrasants, les plus inqualifiables de mes souvenirs ? Comment, en somme, pouvait-elle être contente de me voir lorsque je reconnaissais sa silhouette, au loin, et que cela me suffisait pour revivre l’effondrement de mon existence comme s’il était survenu la veille ?
Yasmine Khadji & @Olivia Marshall ✻✻✻ Elle savait qu'elle n'était pas de taille à affronter ce qu'elle cherchait à provoquer avec douceur, elle savait qu'elle creusait sa propre tombe. Pourtant, debout face à Olivia, Yasmine se risqua à faire un pas métaphorique dans sa direction, le cœur battant à tout rompre dans le bout de son index qu'elle tritura volontairement pour mieux supporter l'idée qu'elle courrait à sa perte. La main plongée dans la poche de sa blouse, elle appuya plus fort la pulpe de son doigt sur la lame de sa pince Kocher, entamant la chair avec un léger tressautement qui passa inaperçu pendant qu'elle cherchait le regard de la policière. Elle était froide, elle était stoïque, Olivia, soucieuse de respecter sa mission du jour sans laisser rien transparaître d'autre que sa détermination à en découdre avec son interrogatoire. Mais s'apercevait-elle qu'en agissant de cette façon, elle en disait plus long encore ? Le visage inexpressif, la voix désincarnée, ça en révélait davantage que tous les cris, que toutes les insultes qu'elle aurait été en droit d'exhorter, tout autant victime que Maggie Weaver des mauvais tours de la vie. Dans une tentative de garder la face, Yasmine baissa la tête, se concentrant un instant sur les mouchetures qui s'étalaient à ses pieds et qui lui permirent de rassembler ce qui lui restait de courage pour affronter ce qu'elle avait elle-même inspirée, inconsciemment portée par une audace furtive, évaporée sitôt qu'elle avait compris que quoi qu'elle dirait à la jeune femme, ça se retournerait contre elle. Elle avait un rapport compliqué avec le conflit, Yasmine. Pas uniquement parce qu'elle ne savait pas le gérer, élevée dans une bulle où la soumission restait la meilleure réponse aux éclats de voix, et où la réconciliation immédiate primait sur les rancœurs, même quand elles étaient tenaces ; même après une dispute chez les Khadji, il était interdit d'aller se coucher sans avoir déposé un baiser sur le front de l'autre, encore moins de quitter la maison sans dire au revoir et ça, ça faisait partie des petites riens que la jeune femme chérirait jusqu'à la fin, trop bien placée pour savoir combien la vie pouvait être fragile, imprévisible. D'un autre côté, elle aurait aimé être plus affranchie en la matière, être capable de ne pas paniquer lorsqu'elle sentait un semblant d'animosité à son égard. Elle repensait à sa dispute avec Edge et aux jours d'errance qui avaient suivis. Elle avait regretté si fort la tournure des évènements, sous l'influence de ce poison qu'on appelait jalousie ; comme elle avait eu le sentiment que ce n'était pas elle, que ce n'était pas comme ça qu'elle voulait qu'on la voie, même si ça la rendait plus humaine. Elle en avait tiré des leçons, elle s'était promis que jamais plus elle ne se laisserait berner par l'idée que c'était valide d'exprimer son mécontentement avec autant de véhémence, avec autant de rage. Non, elle n'était pas comme ça, mais elle ne jugeait pas ceux qui l'était, car elle avait bien vu combien il était aisé de se laisser basculer dans le reproche facile, dans l'insulte injustifiée. Cependant, elle n'y était pas habituée, à se faire repousser sous des prétextes qui remettaient en doute son intégrité. C'était difficile à accepter, de perdre cette sorte d'immunité, elle qui avançait dans la vie avec rien d'autre que de bonnes intentions, portée par la gentillesse que lui avait inculquée ses parents. Ça avait toujours été son but, de réussir sa vie en conservant les valeurs qu'elle avait appris au fil des années, sortie d'un moule délicat qui ne la rendait pas fragile, loin de là, mais qui faisait d'elle une jeune femme beaucoup trop sensible, dépourvue de toutes velléités de mal se comporter avec autrui. Et à cause de ça, elle était certainement mal jugée. On la trouvait trop naïve, insupportable sans doute, pétrie d'intentions sincères qui ne dépassaient pas la simple envie de faire plaisir, de rendre service. Et elle avait conscience de ça, Yasmine, de refléter une image de platitude sous le prétexte qu'elle n'avait aucune autre prétention que de faire le bien… et alors, était-ce aussi honteux que ça d'avoir à cœur de vraies causes et de s'élever, même rien qu'un peu, pour voir le monde et le rendre plus agréable à vivre ?
"Je ne me souviens pas. Mais je peux vérifier si tu me laisses une minute." fit-elle, reprenant le fil de la conversation en s'apercevant que de toute façon, Olivia n'avait aucune intention de s'arrêter sur la commisération avec laquelle elle avait enrobé ses paroles précédentes. Elle sentait qu'elles étaient inconvenantes, mais elles les avaient prononcées sous le coup de l'urgence, composant avec le moment pour ressortir plus engaillardie de cet échange qu'elle savait stérile. Seulement, c'était le contraire. Elle pouvait déjà anticiper les retombées que cette discussion aurait sur elle, et elle comprit qu'elle avait encore du chemin à faire pour se faire à l'idée qu'elle ne pouvait pas trouver grâce auprès de tout le monde – plus encore, les tentatives de la jeune femme de la traiter comme l'étrangère qui avait laissé partir sa fille, ça la blessait à une profondeur telle qu'elle se sentit se recroqueviller, perdant peu à peu son joli port de tête et affaissant ses épaules qu'elle sentit peser trop lourds. Une boule se forma dans sa gorge ; qu'elle ravala en même temps qu'elle retira sa main de sa blouse pour venir suçoter le doigt, légèrement ensanglanté, qu'elle avait blessé avec sa pince. Elle n'y avait trouvé aucun salut, aussi se détourna-t-elle de l'inspectrice pour s'engager davantage dans le couloir en direction du premier moniteur mobile qu'elle trouverait… quand sa voix s'éleva, et que son regard trouva le sien. Yasmine ne compta pas les secondes qui s'égrenèrent lorsque, interdite, elle fût bien incapable de répondre à la question qu'elle lui posa. Elle fût tout juste bonne à affronter ces yeux d'un vert beaucoup plus foncé que le sien et qui souffraient de la lassitude, de la peine aussi. Le doigt toujours dans la bouche, elle le délaissa pour laisser une subtile traînée de sang rouge vif sur sa blouse lorsqu'elle laissa ses bras baller de part et d'autre de sa fine silhouette. Pourquoi ? La question était vaste, et elle ne sut pas tout à fait quelle vocation elle avait… la sensation d'être une idiote s'empara d'elle lorsqu'elle lui dit, la voix aussi faible que sa détermination à lui faire entendre qu'elle n'avait jamais voulu ce qu'il s'était passé, qu'elle était atrocement désolée "Je comprends pas ce que tu me demandes, Olivia. Pourquoi, quoi ?" Elle tenta d'affirmer un peu sa stature, de rendre sa manière de se tenir moins prostrée. Yasmine leva le menton pour affronter les yeux de Liv – et les siens, tristes, s'agitèrent, désireux de ne rien manquer de ce qu'ils observaient enfin de plein fouet et qui était si difficile à supporter. Elle finit par lâcher prise, et par les déporter tout doucement sur la gauche en ajoutant, trépignant un court instant avant de s'arrêter sur ce qui lui brûlait la poitrine "J'aurais aimé que les choses se passent autrement. J'aurais aimé être capable de te dire que je m'attendais – qu'on s'attendait tous – à ce que les choses se terminent de cette façon." Mais tout s'était enchaîné à une vitesse ahurissante, tout le monde s'était laissé prendre de court. Ce n'était pas une excuse, Yasmine savait qu'Olivia ne s'en contenterait jamais… alors elle ne dit rien de plus, continuant un temps à regarder ailleurs ; avant de glisser à nouveau ses yeux sur elle.
Olivia Marshall & @Yasmine Khadji ✻✻✻ Il y avait des rôles qu’il nous fallait assumer parfois. Souvent. Celui de l’altruiste martyre prête à subir la rancœur des autres s’il s’agissait de les en libérer. Celui de la victime irascible qui refusait toute approche susceptible d’altérer sa peine car celle-ci n’avait pas à l’être, qu’elle ne méritait pas de se sentir autrement. Et non seulement me forçait-elle à me complaire dans le second, elle ne jouait même plus aussi bien le premier que les fois précédentes. Je la voyais, même si je ne le voulais pas. Cette gêne qui imprégnait chacun de ses gestes et qui n’était pas causée par moi, pas totalement, pas uniquement. Cette peine qui délavait l’émeraude de ses iris, ceux-là même que je connaissais assez bien pour ne pas réussir à m’empêcher de remarquer leur ternissement. Sa respiration n’était pas la même, non. Son silence n’était pas le même, également. Elle avait été affectée mais respectueuse, douce, patiente. Aujourd’hui, je découvrais ses qualités en compagnie d’autres attributs alors qu’une traînée rougeâtre vint entacher le blanc de sa blouse. Elle était tendue, anxieuse, désireuse d’en découdre, de percer l’abcès même si elle appréhendait les causes derrière le symptôme, même si elle craignait de ne pas savoir les soigner. Je pouvais l’éclairer par avance, si elle le désirait : elle n’y parviendrait pas. Elle semblait ignorer que mon indifférence était une offrande que je nous faisais. Que l’insensibilité dont je faisais preuve à son égard me demandait, en réalité, des efforts. Beaucoup d’efforts mais elle semblait déterminée à les réduire en cendres, à nous pousser à la faute. Cela ne lui ressemblait pas. Yasmine n’avait jamais été de celles à s’imposer, à insister, à pousser autrui dans leurs retranchements. Et pourtant. Elle savait qu’elle allait à l’encontre de la distance que je souhaitais instaurer entre nous depuis le décès de June. Elle avait pris le soin, les fois où nous nous étions précédemment croisées, de ne jamais dépasser les lignes, de marier sa bienveillance et sa compréhension à ce retrait étrange que je nous avais imposé, cette façon de me rappeler qu’elle était présente, pour moi, même si je ne le désirais pas. Il y avait des jours où j’avais apprécié l’effort sans être capable de l’accueillir, d’autres où je les avais trouvés vains et indécents. Cela devait dépendre de l’humeur de mon deuil, et de la couleur du ciel. Il était noir aujourd’hui. Mais elle tentait tout de même d’y insuffler sa lumière. « Je comprends pas ce que tu me demandes, Olivia. Pourquoi, quoi ? » Bien sûr qu’elle ne comprenait pas. Bien sûr qu’il aurait fallu que je lui dise tout le reste, tout ce que j’avais tu pour qu’elle le puisse. Mais je ne l’avais pas fait et son incompréhension sonna de nouveau comme une sentence, marquant le début d’une conversation que je m’étais refusée à avoir jusqu’à présent. Je demeurais immobile et l’observai se dérober sous mon regard, consciente soudainement qu’elle ne parviendrait pas à me rattraper, à nous rassembler, toujours pas résignée à abandonner néanmoins.
« J'aurais aimé que les choses se passent autrement. J'aurais aimé être capable de te dire que je m'attendais – qu'on s'attendait tous – à ce que les choses se terminent de cette façon. » Mon regard sombre se heurta de nouveau au sien, éclairé d’une sincérité désarmante que je ne pouvais que lui reconnaître, que je n’appréciais tout de même pas. « Tu aurais aimé … » répétai-je en un murmure à peine audible. Je les ressassais, ces mots, comme un automate. Des mots qu’elle aurait pu prononcer une centaine de fois, sur tous les tons, de toutes les manières possibles qu’ils auraient toujours semblé aussi dénués de sens. Je haussai finalement les épaules en inspirant légèrement, comme si la moindre particule d’oxygène supplémentaire eut été capable de m’essouffler, de surcharger mes poumons. Une inspiration semblant lui signifier qu’elle avait réussi. Qu’elle était parvenue à créer cette brèche inespérée dans laquelle nous pénétrions toutes les deux, les yeux dans les yeux pour la première fois depuis ce jour-ci. Ma main était dans la sienne à cette époque, je m’en souvenais. Aujourd’hui, nos corps s’affrontaient, dans une immobilité douloureuse. Je ne le désirais plus, m’en souvenir. « Je ne comprends pas non plus, Yasmine. » Mais nos raisons n’avaient rien de similaire. Croyait-elle que je souhaitais me comporter ainsi avec elle ? Que cela me faisait plaisir quitte à reprendre ses mots ? Pensait-elle que je souhaitais qu’elle, qu’elle aussi, n’ait d’autres choix que de se rendre compte à quel point j’avais changé ? Yasmine était de ces personnes que l’on ne pouvait s’empêcher de respecter et d’apprécier pour ceux capables de reconnaître la magnanimité, l’abnégation. Je n’étais plus certaine d’en faire partie désormais. J’avais rejoint, insidieusement, contre mon gré, le camp des autres, ceux capables de couper les bons sentiments à leur racine. La douleur ne m’avait parée d’aucune grandeur, et je n’étais pas capable de me ressaisir alors que je me rendais compte, chaque jour, me revêtir de l’étoffe de l’atrocité qui me hantait.
« Est-ce que tu tortures tous tes anciens patients comme ça ou seulement moi ? » En l’honneur de quoi ? Notre amitié ? Ce qu’il en restait ? Restait-il quoique ce soit en moi après la disparition de ma fille ? Quoique ce soit qui ne soit pas stérile ou lancinant ? Je ne l’attendais pas pour me poser cette question. Elle me taraudait chaque jour, chaque heure, chaque minute. Je me la posais au sujet de mon mariage, de l’homme que j’aimais depuis quinze ans, de l’homme à qui je n’arrivais plus à exprimer cet amour, à lui faire ressentir. « Moi aussi. J’aurais aimé que ma fille ne perde pas la vie entre ces murs. C’est ça que tu entends par autrement ? » La vérité était douloureuse à formuler, je la comprenais. Certains pensais qu’elle n’était ainsi pas bonne à dire. Elle l’était tout autant à ignorer, à minimiser, à mon sens. Yasmine n’en avait pas le droit. La vérité que nous partagions, puisqu’elle avait été présente, puisqu’elle l’avait vécue à nos côtés, blessait, coupait, esquintait mon cœur et laissait des entailles à ne plus pouvoir vivre avec. Il fallait l’assumer si elle désirait tant me confronter. De mon côté, je m’attendais à tout. À voir son regard s’assombrir, enfin, son visage se durcir, finalement. Bien sûr que j’allais déteindre sur elle. Je déteignais sur tous ceux qui avaient l’audace de m’approcher de trop près depuis des mois. Je le regretterais ensuite, chez moi, seule, sans témoin. Comme d’habitude. « J’aurais aimé entendre autre chose que son dernier souffle à chaque fois que je viens ici, à chaque fois que tu viens me le rappeler. » Ma main s’était élevée, lentement, mon index pointé en direction de sa poitrine sans la toucher. Ma voix, elle, restait psalmodique mais il aurait été vain de la qualifier de froide désormais, d’impassible. Les fêlures étaient palpables, les esclandres, elles, n’étaient pas de mon fait. « Pour le reste, que tu aies été capable ou non de nous l’annoncer avant, de l’anticiper, de nous préparer … » Je ne devrais pas. Je n’avais pas voulu la confronter, la flageller. Je m’étais tue, l’avais évitée pour ne pas avoir à lui rappeler de ne pas se positionner en une victime qu’elle n’était pas. J’avais cherché l’isolement mais elle avait tenu à m’approcher. Encore, et encore. « S’il te fallait ça pour que tu te sentes mieux aujourd’hui, ça te concerne. Toi, uniquement toi. » Je renfermai mon index dans mon poing à cet instant, ramenai mon bras le long de mon corps sans la quitter du regard. « Pour moi, ça n’aurait rien changé. Il n’y a rien que tu ne puisses faire pour améliorer quoique ce soit, comme tu n’as rien pu faire ce jour-là non plus. » Rien d’autre que de l’accompagner dans la mort lorsque tout, tout en moi, désirait l’exact opposé. La vie, le souffle, sa douceur, son éveil, son esprit, son âme. Personne n’avait été en mesure de les faire perdurer, personne n’avait été en mesure de nous permettre de la ramener chez nous, avec nous. Je leur en voulais pour cela, à tous, et c’était injuste. Mais m’en voulais également, qu’ils se rassurent.
Yasmine Khadji & @Olivia Marshall ✻✻✻ Ça faisait partie de la formation initiale des infirmiers, d'apprendre à traiter avec la peine des patients ; à anticiper les cris de douleur, les crises de panique, les prostrations et les états de choc. Mais à l'école, ça restait dans le domaine du théorique, si ce n'était même dans le domaine de l'imaginaire. Tant qu'on n'y était pas confronté en temps réel, c'était difficile de mesurer l'impact indélébile que ça aurait sur chacun ; de la frustration du personnel qui s'était donné les moyens de contrer les plans prédéfinis de la destinée, du traumatisme causé aux familles qui devaient se reconstruire après les drames. Yasmine se souvenait de combien, lors de ses modules qui traitaient du deuil, elle avait trouvé beaucoup trop théâtrale la représentation des émotions humaines que leur avait servi leur professeur. Ça l'avait atterrée de s'apercevoir que ça manquait cruellement de nuances, passant du tout au rien en l'espace d'un paragraphe alors qu'elle, au cours de sa jeune vie, elle avait déjà été témoin de la diversité du ressenti d'autrui. Tout le monde n'avait pas la capacité d'exprimer ses émotions en déversant des torrents de larmes, tout le monde n'avait pas la capacité de prendre sur soi pour contenir la colère justifiée d'une situation inattendue et inacceptable, tout le monde n'avait pas la capacité de faire la part des choses et de considérer les mauvais facteurs comme la seule véritable raison d'une déroute. Au centre de ces extrêmes, il y avait des variables que son expérience l'avait aidée à prendre en compte et qu'elle avait pu ajouter de bon gré au panel déjà défini par sa formation ; et pourtant, elle avait souvent l'impression qu'il n'était jamais complet. Chaque fois qu'elle était confrontée à la perte d'un patient, elle découvrait de nouvelles émotions qu'elle devait traiter dans l'urgence, finalement assez peu préparée pour apaiser les âmes, quand bien même elle faisait tout son possible pour apaiser les corps. Malgré ses bonnes intentions, il lui arrivait de se trouver démunie face à la peine des autres, surtout depuis qu'elle était rentrée d'Afrique. A croire que sa sensibilité, déjà marquée avant son départ, n'avait fait que s'accroître au contact de cette population qui hantait encore ses cauchemars et dont elle ne réussissait pas à se détacher, même près de deux ans après. Debout, dans ce couloir aux tons impersonnels, les bras ballants, le doigt lui élançant doucement, Yasmine se prépara à recevoir la rafale de reproches qui pointaient, secs et rigoureux. L'anticipant avec une conscience telle qu'elle releva la tête, elle pointa son menton en direction de l'inspectrice qui lui faisait face, dans un simulacre de défi qui disparut bien vite de ses iris, étouffé par le voile de désolation qui lui fit battre doucement des cils, et repousser la vague de froid qui, tout de même, l'enveloppa de la tête aux pieds.
Yasmine ne cherchait pas à se placer en victime, elle ne cherchait pas à gagner un combat silencieux en se jetant à corps perdu dans la fosse, grouillant de tant de mauvaises choses, qu'Olivia cherchait obstinément à garder close ; elle tenait juste à apporter son soutien à quelqu'un qu'elle appréciait, prête à la soulager de la masse maline qui pesait sur son cœur endolori par la perte de sa petite-fille. Sans doute un peu trop forte de son succès auprès d'Edgerton lorsque, plusieurs semaines auparavant, elle avait tenté la même chose avec lui et qu'elle avait obtenu gain de cause après coup, elle dépassait volontairement ses propres limites pour s'imposer comme la sauveuse en carton qu'elle était, obligeant la jeune femme à la supporter tandis qu'elle avait exprimé, même si ce n'était pas directement, son mécontentement à ce sujet. Néanmoins, elle était là, toute prête à la tâche, motivée pour en découdre avec les démons de la brunette comme une chasseuse de monstres mal entraînée, et qui devait sa science aux quelques contes de fées qu'elle avait dévoré lorsqu'elle était encore une toute jeune fille… alors oui, c'était une certitude qu'elle le faisait maladroitement, elle en avait d'autant plus conscience que son choix de vocabulaire la mortifia sitôt qu'elle ouvrit la bouche pour répondre à Liv. Cette dernière se braqua immédiatement, l'infirmière le sentit ; et immédiatement, elle voulut s'excuser de son côté, et faire un pas en avant pour lui prendre la main histoire qu'elle sente la chaleur de sa paume contre la sienne – qu'elle puisse s'en repaître autant de temps que nécessaire, et enfin accepter l'idée qu'elle comprenait ce qu'elle vivait, qu'elle pouvait l'aider à mieux le gérer à défaut de pouvoir le supporter. Mais elle n'en eut pas le temps. Même si elle s'obligea à affronter son regard, une honte tenace vint s'accrocher à ses jambes qu'elle sentit très légèrement vaciller quand Olivia reprit la parole. Yasmine découvrit encore un fait nouveau sur les émotions d'autrui, mais aussi sur sa capacité à encaisser les mauvais coups sans broncher alors qu'elle se sentait à deux doigts de craquer. Elle ne savait pas d'où lui venait sa faculté à tendre l'autre joue, toutefois elle savait que plus elle vieillissait, plus elle détestait cette facette de sa personnalité. Ça ne l'empêcha pas, encore une fois, de s'y soumettre volontiers.
"Je veux seulement t'aider." fit-elle en opinant négativement du chef, l'entendant l'accuser de la torturer. Pendant un court instant, le temps pour elle de jeter un regard distrait à son doigt sanguinolent, et Yasmine se demanda si dans le fond, elle ne la torturait pas bel et bien ; à rester dans son sillage alors qu'elle n'était pas la bienvenue… et pour quoi faire en définitive ? Pour se retrouver au milieu d'un couloir à accuser les joutes verbales d'une femme qui avait connu l'épreuve la plus difficile de sa vie, et ne même pas pouvoir l'en blâmer parce qu'elle avait plus que quiconque le droit de réagir comme elle était en train de le faire ? Yasmine ravala les larmes qu'elle sentit se concentrer dans le fond de sa gorge et baissa de nouveau la tête en devinant que sa dernière phrase était tout ce qu'elle n'avait jamais voulu lui dire, sans jamais parvenir à le faire. La placer dans la position de celle qui avait tacitement promis, mais qui n'avait pas été fichue de respecter sa parole… c'est ce qui lui fit monter les larmes aux yeux. Elle qui était du genre à accorder une importance primordiale à la confiance, avoir l'impression de s'être jouée de celle de quelqu'un comme Olivia, ça la meurtrissait atrocement. Mais cette fois, elle ne lui laisserait pas l'occasion d'amoindrir ses intentions. Dans un excès de zèle fragile, Yasmine releva les yeux. "T'as pas le droit." dit-elle dans un presque murmure, opérant un léger pas en arrière pour se dégager de la tension invisible qui pesa soudain sur sa poitrine quand la jeune femme y pointa un doigt accusateur "T'as toutes les raisons du monde d'être triste et en colère, je le comprends." Elle pinça les lèvres pour contenir le tremblement de son menton, et durcit son expression – sans parvenir à tromper qui que ce soit, cependant – en fronçant les sourcils tout en dirigeant ses yeux humides sur le visage d'Olivia "Mais je t'interdis de prétendre que je suis ici pour soulager ma conscience." Cherchant à affirmer sa position, elle fronça davantage les sourcils, la douceur de ses traits ne parvenant pas à totalement s'effacer malgré l'ombre étrange qui tomba comme un masque sur son visage fatigué. Yasmine ajouta avec une certaine dignité dans le ton – une certaine autorité aussi, bien que douce et mesurée "Et je t'interdis de remettre en doute la manière dont chacun d'entre nous est intervenu auprès de June. Que tu m'en veuilles personnellement, c'est une chose… je te laisserai pas sous-estimer l'énergie que le reste de l'équipe a déployer pour la prendre en charge pour autant, est-ce que c'est clair ?" Sauf que déjà, elle sentit son courage s'amenuiser et ses larmes – qui ne coulèrent pas, rendant seulement le vert de ses yeux plus opalin ; elle refusait de pleurer, pas tout de suite – déformer les contours de la silhouette de Liv. Tachant de reprendre sur elle en amorçant une profonde inspiration, Yasmine se passa les deux mains sur le visage, les arrêtant au niveau de son front, sur laquelle une légère trace écarlate de dessina, son doigt saignant toujours un peu, pour replacer les petits cheveux qui s'étaient échappés de son chignon un peu brouillon. Lorsqu'elle se redressa, elle sentit son sternum lui faire mal, comme les prémices d'une crise d'angoisse qu'elle choisit d'ignorer dans l'immédiat pour mieux conclure, la voix pleine de tant de choses que ça la modifia, mais rien qu'un peu "Maintenant, j'ai compris le message." Elle opina à nouveau, cillant furieusement pour donner le change et renouer avec sa bienveillance naturelle malgré le regret, déjà flagrant, d'avoir osé remettre à sa place quelqu'un qui avait tant de peine – mais aussi la peine et la déception d'avoir une vue nette de l'aversion qu'elle suscitait chez Olivia. Ça lui brisa le cœur, rien de moins "Je vais faire venir quelqu'un pour te renseigner sur les examens en cours de Maggie, et sur l'heure à laquelle elle sera de retour ici."
Olivia Marshall & @Yasmine Khadji ✻✻✻ Se rendait-elle compte que rien de tout cela n’importait ? Peu importait ce qu’elle avait au fond de son cœur, peu importait la douceur avec laquelle elle s’efforçait de l’exprimer. Peu importait son aptitude à l’humilité, à la clémence, à la miséricorde. Peu importait tout cela face à mon incapacité à percevoir l’impondérable, l’impensable. Et à présent qu’elle m’avait obligée, devant elle, à présent qu’une infime partie de mes maux était parvenue à se soustraire de ma censure, June n’existait toujours pas. À présent que les mots tant redoutés avaient glissé d’entre mes lèvres, je ne retrouvais rien d’autre que le vide immense, le vide habituel, le vide insondable d’après June. Qu’avait-elle à m’offrir en échange de mon deuil si j’acceptais de le partager avec elle ? Quelle douleur digne de son assentiment, ancrée dans la réalité douceâtre qu’elle souhaitait retrouver en chacun ? Quelle promesse d’un ailleurs, d’un meilleur si je la laissais approcher, si je la laissais franchir les murs que je bâtissais tout autour de moi ? J’avais perdu ma fille et elle ne m’offrait rien d’autre que le vertige. « Je veux seulement t'aider. » Pourquoi pensait-elle pouvoir le faire ? Je n’étais pas idiote. Elle m’avait accompagnée dans l’indicible, avait soutenu mon mari lorsque je n’avais plus été en état de prononcer le moindre mot. J’avais beau m’être transformée en être irascible dans la majorité des cas, je savais que nous touchions ici précisément le genre d’évènements supposés renforcer les liens qui unissaient deux personnes, quelle que soit leur intensité passée. Mais d’évènement, il n’en restait plus rien. Cette disparition avait été la fin et ce ne furent ni les afféteries délicates de son visage ni ses yeux délavés de larmes qu’elle refusait de laisser couler qui atténuèrent la force de mes incriminations. Pitié. Je les voyais ses yeux cernés d’une teinte légère, violacée, la même que je retrouvais parfois sous mes propres paupières lorsque je me regardais dans le miroir après une nuit de sommeil étranger. Je lui souhaitais de dormir plus que moi, malgré tout. Je lui souhaitais des rêves capables de lui faire oublier, l’espace de quelques heures, les cauchemars du réel. « T'as pas le droit. » Vraiment ? Ne pensait-elle pas que je le savais ? Ne pensait-elle pas que je me l’étais ôtée, longtemps ? Mais elle me l’avait donné, ce droit, à force d’insister. Que pensait-elle obtenir à force de persévérance ? Je gardais mes lèvres serrées, observant Yasmine comme l’un de ces enfants n’ayant pas su prendre conscience du danger auquel il se soumettait et qui geignait trop tard. Je menais une lutte acharnée contre la nature et n’avais jamais sollicité son aide. Se proclamant paysanne aguerrie, je l’avais observée tenter de domestiquer les herbes tenaces qui envahissaient son jardin, se placer dans l’œil du cyclone, première ligne d’une armée invisible, celle de la prévenance et de la civilité. Il ne fallait pas qu’elle soit touchée à ce point de me découvrir dans les rangs de l’ennemi. J’avais tenté de lui faire réaliser à de multiples reprises mais elle ne semblait l’apercevoir qu’en s’opposant à ses principes de discrétion.
« T'as toutes les raisons du monde d'être triste et en colère, je le comprends. Mais je t'interdis de prétendre que je suis ici pour soulager ma conscience. » Était-elle réellement capable de percevoir l’immensité de ce que je refoulais, ne lui présentant que mon indifférence et mon dédain lorsque tout ce qui semblait régner au sein de mon être, tout ce qui semblait annihiler le reste, n’était qu’une succession de trous béants et débordants de douleur comme autant d’hématomes marbrant nos peaux blafardes sous cet éclairage pernicieux ? Bien sûr que non. Bien sûr qu’elle ne s’en rendait pas compte mais que je faisais ici ce que je savais faire de mieux, cacher la souffrance qui secouait mes songes en me jetant comme une âme enragée dans la bataille. « Et je t'interdis de remettre en doute la manière dont chacun d'entre nous est intervenu auprès de June. Que tu m'en veuilles personnellement, c'est une chose… je te laisserai pas sous-estimer l'énergie que le reste de l'équipe a déployer pour la prendre en charge pour autant, est-ce que c'est clair ? » Son corps se raidit et je ne me détournai pas face à ses membres qui semblaient soupirer, un à un, avant de recommencer à trembler de plus bel sous l’assaut des émotions qu’il n’était pas habitué à laisser déferler. Elle donnait l’impression de pouvoir s’effondrer, à tout moment, sous les chevrotements de sa voix et les altérations empoignantes de son regard noyé. Mais la froideur des miens ne l’aiderait pas plus à surmonter sa détresse. Je voulais la voir se ressaisir et elle se débrouillerait seule. Les jugements que je ne pouvais m’empêcher d’avoir, là, au fond de mon regard soudain ébène lui signifiaient à ma place. « Maintenant, j'ai compris le message. » Bien. J’avais gagné, cette fois-ci. Vraiment, Liv ? Non. Non. Évidemment que non. Elle était victorieuse. Cette fois-ci et toutes les fois à venir. Elle et tous ceux qui parviendraient à me tenir tête, même s’ils ne s’en rendaient pas compte. Elle était victorieuse car elle l’avait encore, ce courage de vivre, et qu’elle n’avait même pas besoin de se battre contre moi. J’étais déjà à terre. « Je vais faire venir quelqu'un pour te renseigner sur les examens en cours de Maggie, et sur l'heure à laquelle elle sera de retour ici. » « Inutile, elle est là. » établis-je, sobrement, laissant mon regard passer par-dessus son épaule alors que j’apercevais le brancard et sa patiente perdue entre les draps, ma victime, remonter le couloir en notre direction.
« Elle te connaît et ce qui va suivre ne sera pas facile. Reprends-toi, ta présence lui sera utile. » Et je ne lui dis rien d’autre. Ne lui demandais rien, ne lui ordonnais pas plus. Elle pouvait s’y refuser, ne pas prêter attention à mes mots, s’indigner une nouvelle fois de mon ton péremptoire et sans doute le fit-elle, silencieusement. Mais il s’agissait de Yasmine. Et si sa présence était évoquée comme nécessaire, je ne fus absolument pas surprise de la voir pénétrer dans la chambre, à notre suite. Le changement qui s’opéra par la suite était perceptible, difficilement compréhensible sans doute, mais pourtant évident. Je n’étais plus en présence de réminiscences douloureuses, pas plus que d’un suspect à faire parler. Maggie Weaver était cette femme ayant vécu l'horreur quelques heures seulement auparavant. Mon travail résidait dans cette faculté à la soutenir alors que je lui demandais de la revivre, alors que je lui demandais de se replonger dans les ténèbres, de la plus limpide des façons possibles, la seule pouvant me fournir les éléments nécessaires pour lui accorder justice. Je laissais ma main s’attarder, à un moment, et mes doigts s’enrouler autour de son poignet avec attention, avec empathie, lorsque certaines lui semblèrent plus galbées, plus denses, plus compliquées à expliquer. La présence de Yasmine la soulageait également, son regard perdu dans sa direction à plusieurs reprises ne m’échappa pas et je la laissais la rassurer comme elle l’entendait avant de m’y reprendre, sous un autre angle, moins douloureux, tout aussi nécessaire. Aux termes de longues minutes, finalement, la déposition enregistrée, je pris congé et regagnai l’extérieur.
« Il n’y a rien que tu n’aurais fait différemment ? » Et les mots qui m’écorchèrent la gorge alors que je les aurais voulus révolus, tus, passés sous silence. Il ne me restait plus qu’à partir, à présent. J’avais obtenu ce que j’avais voulu. Pourquoi me retournais-je de nouveau vers Yasmine, faisant face aux creux de ses joues et à son teint vif et pourtant si épuisé ? Pourquoi laissais-je mon interrogation s’élever abruptement dans le silence ayant pourtant repris sa place entre nous deux ? « Je sais qu’il n’est pas difficile de me prendre de haut. Que je vous en donne toutes les raisons. C’est de bonne guerre, tu t’es montrée étonnamment à la hauteur. » repris-je en haussant les épaules, ne pouvant empêcher une charge offensive, même légère, derrière la sincérité. « Mais je te promets Yasmine … que chacune des scènes se rejoue dans ma tête chaque jour. Et que je changerais tout si je le pouvais. » Savait-elle simplement que je m’étais laissée m’éteindre, quelques millièmes de secondes plus tard seulement après l’annonce du médecin ? Savait-elle que le monde d’aujourd’hui continuait de me refuser l’accès car plus rien ne semblait avoir de sens lorsque ma quête dans le précédent resterait à jamais inachevé ? Protéger ma fille. « Et que tu sois là, ensuite. » Ma mâchoire trembla un instant avant de se relâcher pour souffler ces mots, les ponctuant d’un geste de main vague semblant l’englober, elle et sa stature, elle et sa sensibilité, elle et tout ce que je ne parvenais pas à m’expliquer. « À me dire que ta conscience n’a pas besoin d’être soulagée, que tout a été fait dans les règles de l’art, que vous n’avez rien à vous reprocher. » J’aurais pu m’entendre hoqueter, presque, mon cœur manquant un battement car l’émotion m’assaillait, beaucoup trop douloureuse pour pouvoir y résister. Cela n’avait jamais été un problème d’accepter les explications du corps médical, leur fatalisme. Fallait-il déjà que je les entende avant de pouvoir les considérer. Mais j’avais échoué, à tous les niveaux. Et je relevai le menton, braquant mes prunelles éreintées sur elle. « Ça fait quoi de moi ? La seule à blâmer ? » m’enquis-je difficilement en comprimant mes mains sur mon ventre pour retenir le reste. Chanceux qu’ils étaient de savoir compenser, de savoir raisonner. Ne restait plus que moi alors, moi et les remords, les remords qui blessaient, les remords qui tuaient.
Yasmine Khadji & @Olivia Marshall ✻✻✻ Elle ne savait pas combien de temps encore elle resterait volontaire, acceptant ainsi d'être confrontée à la misère humaine. Yasmine réussissait plus péniblement qu'à ses débuts à mettre ses propres sentiments de côté, devenue quasi-incapable de refermer le dossier des cas qu'elle traitait quotidiennement une fois qu'elle était rentrée chez elle. C'était une bataille de tous les instants, une bataille qu'elle savait perdue d'avance puisqu'elle avait compris récemment, soumise au bon vouloir de ses propres émotions, que depuis son voyage humanitaire en Afrique, quelque chose s'était éteint chez elle. La lumière qui irradiait de ses grands sourires tout en fossettes n'était plus aussi intense qu'autrefois, et l'impression de chaleur quand on posait les yeux sur sa peau caramel paraissait moins réconfortante à mesure qu'elle pâlissait à vue d'œil, transie de toutes ses choses qui l'empêchaient de trouver paisiblement le sommeil. Et elle peinait à se l'expliquer. Quand il avait été question qu'elle parte pour le Niger, elle avait eu espoir que son expérience avec la Hodge Fondation ne lui ouvre les portes d'un univers qu'elle avait peu connu, et que ça l'engaillardisse des faits dont elle était restée étrangère, en bonne occidentale qu'elle était, trop consciente de la chance qu'elle avait, soucieuse aussi de la faire partager. Mais ça avait été tout le contraire ; son univers à elle, celui dans lequel elle évoluait depuis son premier souffle, s'était retrouvé sans dessus-dessous, et ses nerfs avaient suivi la danse en s'emmêlant, se transformant en une pelote inconsistante qu'elle peinait toujours à désentortiller, des fils et des moutons s'ajoutant à la masse informe que formaient ses états d'âme. Ayant cherché des mois durant entre les différents traumatismes qu'elle avait vécu ces cinq dernières années, elle s'était commodément cachée derrière celui qui l'avait le plus marquée pour justifier la manière dont elle évoluait désormais dans la vie – à tâtons, craignait le pire au détriment du meilleur, ayant perdu le privilège de l'innocence qu'on lui reconnaissait à une certaine époque tandis qu'elle devenait une jeune femme rayonnante, portée par la positivité de l'éducation dans laquelle elle avait baignée… sauf que c'était terminé, et depuis longtemps désormais. La vérité, c'était qu'à côtoyer le pire, on finissait par être atteint. C'était comme la maladie qui s'abattait sur tout un chacun, aussi vicieuse que déterminée à imposer ses symptômes pour s'infiltrer et faire plier les défenses immunitaires de sa cible dans le seul but de s'autoproclamer le plus fort. Et la peine d'Olivia était trop forte pour qu'elle en ressorte grande miraculée, pourtant elle avait tenue à vaillamment combattre à ses côtés. Mais à part sa bonne volonté, quels étaient les autres armes que Yasmine avait en sa possession pour affirmer sa position d'alliée ? Le tout était joué d'avance, toutefois elle s'était imposée avec la force fragile qui la caractérisait… elle en payait désormais le prix, aux prises de la bouffée d'émotions qui se faufila doucement, mais sûrement, dans chaque cellule de ce corps qu'elle tendit au maximum, trop consciente qu'un léger relâchement la ferait se disloquer, malmenée par la colère froide d'une Liv qui se tenait là, face à elle, sans démontrer rien de plus à son égard qu'un ressentiment qu'elle savait, en son for intérieur, totalement justifié. Elle avala sa salive, la sentant trop épaisse pour qu'elle ne la fasse pas tousser pendant qu'elle lui indiqua qu'il était inutile qu'elle prenne congé. Yasmine lui en voulut à ce moment-là de s'adresser à elle avec le ton condescendant sur lequel elle l'encouragea à recouvrer ses esprits pour prendre en charge Maggie ; comme si c'était la première fois qu'elle avait à gérer l'état dans lequel elle se trouvait, comme si elle était la plus à même de lui conseiller de faire bonne figure, comme si elle avait définitivement le droit de la juger sur la manière dont elle prenait les attaques indicibles qu'elle lançait dans sa direction depuis des mois, comme si elle n'avait pas sciemment fait en sorte de lui faire comprendre que son amitié, même timide, n'était pas assez digne de l'épreuve qu'elle avait vécu.
Pour qui se prenait-elle, se demanda-t-elle, lui répondant en même temps et sur un ton plus monocorde, bien que las "Je reviens, je dois m'occuper de ça." Et elle lui montra son doigt en lui faussant compagnie, s'engouffrant dans la salle des infirmières pour fureter dans l'armoire à pharmacie et poser un pansement sur l'entaille qu'elle avait au doigt. En relevant la tête, elle croisa son reflet dans le miroir. La détestation de tout son être frôla l'indécence quand elle se regarda verser quelques larmes qu'elle étouffa en posant une main sur sa bouche ; des larmes qu'elle ravala tout de go en refermant la porte de l'armoire avant de rejoindre la chambre de Maggie devant laquelle elle marqua un temps de pause. Il n'y avait rien de bon à retenir de la leçon qu'elle venait de prendre si ce n'était qu'il fallait qu'elle s'obstine à lâcher prise, et à faire avec l'idée qu'elle ne pouvait pas sauver tout le monde, en effet. C'étaient les risques de son métier, et elle l'avait accepté tant bien que mal, mais en ce qui concernait la vie dans son ensemble, faire la paix avec le fait que certaine personne refusaient d'être aidées, ça lui avait toujours échappée. Pourtant, elle faisait partie de ces gens-là, à garder ses secrets jusqu'à ce qu'on l'accule pour qu'elle les régurgite… trop fort sans doute, Yasmine secoua la tête, resserrant l'élastique de sa queue de cheval à fond, et tirant de fait sur les petits cheveux qui douloureusement se tendirent sur son cuir chevelu. Elle se recomposa une mine convenable, puis elle frappa deux petits coups pour rentrer, et rejoignit la petite assemblée. Elle ne s'occupa que de Maggie, si bien que quand l'interrogatoire d'Olivia fut terminé, elle se laissa surprendre, à demi-perdue dans ses pensées. Elle vérifia l'heure sur le cadran de la montre qu'elle portait au poignet, baissant les yeux pour s'arrêter sur la scène discrète qui se joua sous son nez quand l'inspectrice gratifia son témoin d'un contact en lui serrant doucement le poignet. Avait-elle conscience que ce qu'elle venait de laisser échapper, la démonstration de compassion dont elle avait allouée la jeune femme, c'était tout ce qu'elle refusait à Yasmine depuis la disparition de sa fille ? Cette expression humaine de soutien sincère, ce simple besoin d'exprimer sa présence à quelqu'un qui en avait besoin… de nouveau, elle sentit l'émotion la gagner, et alors qu'elle rassurait Maggie avec un dernier sourire, elle se hâta de quitter sa chambre pour s'échapper de la situation dans laquelle elle s'était elle-même embourbée.
Quand la voix de Liv la fit s'arrêter. Yasmine pivota sur la semelle de ses chaussures, assourdissant doucement le soupir qui fuit ses lèvres lorsqu'elle les entrouvrit "Bien sûr que si." lui répondit-elle dignement, se tournant dans sa direction, à peine prête pour supporter à nouveau les joutes de la jeune femme sur laquelle elle posa un regard usé. Elle inclina la tête sur sa propre épaule, fronçant tous ses traits en même temps quand la conclusion se mesura aux efforts qu'elle faisait depuis des mois pour tacher de lui faire entendre qu'elle avait besoin qu'on l'accompagne dans son deuil. Olivia n'en était qu'au stade deux des étapes du deuil ; la colère donc, néfaste et redoutable, dirigée vers celle qui avait été là. Elle, Yasmine, qui continua un ton plus bas, la voix éraillée par ce qu'elle voulait retenir, résolument "T'as décidé de prendre mes paroles de cette manière alors que ce que je voulais te dire, c'est que je suis pas là dans l'espoir de me faire pardonner ce que j'ai pas – ce qu'on n'a pas – réussi à faire pour June, Liv." fit-elle, et elle la sentit ; la marée saline qui remonta d'un coup d'un seul, et qu'elle ne put contenir. Ce fût trop pour elle. Devant Olivia cette fois, elle se mit à pleurer pour de bon ; un sanglot s'échappa en même temps que la respiration qu'elle relâcha alors que l'une de ses mains s'abattit dans l'espace qui les séparait comme un geste d'impuissance qui lui permettait, à peine, d'appuyer le point qu'elle essayait de marquer, confrontée à la détresse de la jeune femme qui lui faisait face et qui, aveuglé par le chagrin, réussissait encore moins qu'elle à comprendre comment le monde fonctionnait "Je suis là parce qu'on s'entendait bien, que j'ai une famille. Je sais que…" Elle prit une inspiration, pénible, douloureuse sous la pression de son sternum qui s'alourdissait encore, toujours "Je prétends pas être la solution miracle au chagrin que je sens peser sur toi chaque fois que je te croise ici… mais je me mets à ta place, j'essaye au moins. Je suis humaine avant tout, pas juste cette infirmière-là." Celle qui avait tenu la main de la petite jusqu'à la fin. Mais c'était comme ça que la voyait Liv, elle le savait maintenant. Et ça ne rendait pas les choses plus faciles… au contaire. Elle retint un autre sanglot, opinant négativement du chef "Non, non… non, pas du tout. Personne n'est à blâmer." La douceur de sa voix s'ajouta au reniflement discret qu'elle s'imposa "C'est difficile à entendre, tu cherches des réponses autant que Maggie en cherche pour comprendre ce qui a bien pu pousser cet homme à faire ce qu'il a fait… sauf que c'était un accident, un horrible accident."Et d'un revers de main, celle-là même qu'elle avait abattu dans le vide pour illustrer sa rhétorique, elle chassa une larme trop salée de sa joue. Le bout de sa langue creusa dans la première dent qu'elle trouva quand elle se mit à trépigner cherchant de nouvelles réponses à donner à la jeune femme qu'elle sentait vaciller, elle aussi. A sa place, elle aurait aimé qu'on l'étreigne, maintenant ; qu'on lui fasse sentir qu'elle pouvait, même si ce n'était que l'espace d'une poignée de secondes à peine, qu'elle n'était pas seule... et Yasmine s'était échinée à le faire comprendre à la jeune femme ces dernières longues semaines, osant harponner le regard fuyant qu'elle posait à peine sur elle lorsqu'elles se croisaient dans les couloirs des urgences. Mais face aux constantes rebuffades de l'inspectrice, face à cette façon qu'elle avait de la faire sentir si méprisable d'avoir été incapable de sauver sa petite-fille, face à ses propres émotions aussi, elle craignit que dépasser la limite qu'elle lui avait imposé alors qu'elle se montrait si fragile à ce moment-là, le cœur aux bords des lèvres, et que ça ne vienne définitivement la briser, elle aussi, si elle la repoussait encore, plus fort. Et cette fois, ce fût elle qui battit en retraite, hoquetant un bref "Je suis désolée.", après qu'elle se fût détournée d'Olivia qu'elle laissa plantée juste-là, au milieu du couloir.
Olivia Marshall & @Yasmine Khadji ✻✻✻ Elle s’était retournée, les épaules relevées et la silhouette svelte, les sillons dessinés sur son visage à force de retenir les contorsions douloureuses auquel il désirait se plier, les yeux verts jusqu’à son dernier soupir qu’elle ne s’empêcha pas de laisser échapper en acceptant de me faire face de nouveau. Soutenir son regard demandait un véritable effort de ma part à présent, mais je l’avais interpellée, avais prolongé la torture et n’avais pas d’autres choix à présent que celui de me faire violence pour ne pas détourner le mien. Je ne supportais pas de ressentir la pitié qui semblait émaner de son corps. Je ne supportais pas de la voir rester ainsi, figée dans la lumière stérile du couloir. « Bien sûr que si. » Sa réponse eut à peine l’air d’effleurer mes oreilles tant je n’y accordais pas d’attention. Pourtant, chacun de ces quatre mots basiques, simples, transparents vint s’ancrer dans un coin de mon esprit. « T'as décidé de prendre mes paroles de cette manière alors que ce que je voulais te dire, c'est que je suis pas là dans l'espoir de me faire pardonner ce que j'ai pas – ce qu'on n'a pas – réussi à faire pour June, Liv. » Et je l’avais senti ce laisser-aller monter, doucement, en son cœur. Je l’avais senti mettre à mal, une par une, chacune des barrières qu’elle avait pourtant bâti pour rester droite, pour ne pas succomber. Je ne fus pas surprise de son sanglot, comme un raz-de marée soudain, qui vint déchirer sa poitrine. Je le fus, néanmoins, de ce que cela provoqua en moi. Une vague, également, qui vint me coller à la peau. Un vague de froideur qui grimpa à ma tête et s’enroula autour de mes pensées comme pour les anesthésier. Une vague de froideur contre une vague de chagrin. Elle pouvait bien se laisser aller à la seconde, je m’accrochais à la première car tout en la sienne me paraissait déplacé. Comme si le désespoir absolu de Yasmine se confrontait au refus souverain de mon cœur à s’en sentir responsable. Comme si son chagrin et mon apathie étaient à présent les deux faces d’une même tragédie contre laquelle je continuais de me révolter. Comme si les larmoiements de la jeune infirmière étaient destinés à provoquer les miens en retour, destinés à me rejeter dans la culpabilité de ce que je lui avais refusé, de ce que je lui avais imposé, de ce que j’avais consciemment décidé de cacher, et que la seule parade à cette grossière tentative était l’aridité dans la plus pure de ses essences. « Alors pourquoi ? » Je la relançai, non pas pour ne pas prêter attention à ses larmes inconvenantes, mais parce qu’elle ne m’aidait pas à comprendre, à la comprendre, à l’excuser, à m’en vouloir.
J’aurais pu m’approcher d’elle mais je n’en fis rien. Je ne le voulais pas. Je ne pouvais pas être responsable de son chagrin, je ne pouvais pas la soutenir alors qu’elle semblait ployer sous le poids de ses peines. J’avais assez des miennes à m’occuper. Ne voyait-elle pas que je me désintégrais, moi aussi ? Comment étais-je censée la soulager d’une quelconque manière ? « Je suis là parce qu'on s'entendait bien, que j'ai une famille. Je sais que… » Alors toi aussi, Yasmine ? Elle aussi revêtait ses plus beaux habits de miséricorde, d’altruisme et d’allocentrisme lorsqu’en fait, elle était comme tous les autres, comme nous tous : regardant autour pour faire semblant mais ne pensant qu’à nous-même dans le fond. À sa famille. À sa peine. À celle qu’elle avait encore. À celle qu’elle ne faisait qu’imaginer. Mais regarde, tu ne fais que cela, t’imaginer, et tu t’effondres à cette seule pensée. Je sentais mon cœur se gonfler et ma gorge s’enserrer d’elle-même pour empêcher ces mots de m’échapper. Ces mots que je ne pensais pas, que je savais injustes dans le fond. Ces mots qui étaient dictés par mes ressentiments et la colère que je réduisais au silence pour m’empêcher de ressembler à l’un de ces chiens galeux perdus au fin fond d’une ruelle et aboyant par peur de se retrouver seul, ne réalisant pas que c’était ainsi précisément qu’il se condamnait à la solitude. « Je prétends pas être la solution miracle au chagrin que je sens peser sur toi chaque fois que je te croise ici… mais je me mets à ta place, j'essaye au moins. Je suis humaine avant tout, pas juste cette infirmière-là. » Mais je ne me souvenais que de cela pourtant. Je ne me souvenais que de la douceur de sa voix à travers l’obscurité. Je l’avais vue chuchoté un millier de secrets aux oreilles de ma petite fille. Et chacune d’entre elles avaient menacé de me faire chavirer mais je m’y étais raccrochée. Je l’avais observée lui rendre la mort plus douce et j’étais consciente qu’elle avait fait cela pour elle, pour nous, mais je lui en voulais à présent. Je lui en voulais comme si elle avait choisi de se résigner à cela plutôt que de tenter l’impossible, plutôt que de la maintenir en vie. Et cela n’avait aucun sens mais rien n’avait de sens dans ce qui s’était produit ce jour-là.
« Non, non… non, pas du tout. Personne n'est à blâmer. » « Mais ce n’est pas une réponse que j'arrive à accepter. » Ma voix, sans doute éraillée, poursuivait sa résistance néanmoins face à la sienne chevrotante. Stoïque et droite car je me savais incapable de lui donner quoique ce soit. Mes bras n’étaient pas réconfortants. Mon étreinte ferait mal car mes bras n’étaient plus habitués à y bercer qui que ce soit. « C'est difficile à entendre, tu cherches des réponses autant que Maggie en cherche pour comprendre ce qui a bien pu pousser cet homme à faire ce qu'il a fait… sauf que c'était un accident, un horrible accident. » Elle pleurait. Elle pleurait à l’intérieur. Elle pleurait à l’extérieur. Elle fondait, presque, et je la laissais faire car je ne l’écoutais plus. Car la thèse de l’accident censée délester mes épaules du poids de la culpabilité et soigner toutes les plaies ne me suffisaient plus. On s’entendait bien. Elle avait raison. Cela non plus, je ne parvenais pas à l’oublier. Mais cela rendait le tout plus difficile encore, à supporter, à assumer. J’aurais voulu assister à son naufrage sans retrouver la moindre trace de remords au sein de mon cœur. Car je le sentais, que ce naufrage était prévisible, que j’avais peut-être fini de le provoquer mais qu’il l’avait menacé depuis bien plus longtemps. Je le sentais que quelque chose se tramait en elle auquel je n’avais pas ma part. Et si je sentais également les relents de la culpabilité en moi d’avoir allumé les braises, il y avait aussi cette sensation étrange et détestable d’avoir vengé une partie de ma dignité. « Je suis désolée. » Car mes mots ne venaient pas. Car plus rien ne me venait en réalité et qu’elle ne trouva que les siens, finalement, pour s’échapper, pour mettre fin. Je la regardais se déliter, s’évanouir au détour du couloir sans faire un geste pour la rattraper. Elle partait, enfin. Elle n’aurait jamais dû être là, en premier lieu. Mais elle avait vu à présent, que je ne cherchais pas à panser mes plaies mais à les réveiller.
Je restais là, encore un instant, une âme éraflée, mise en scène, ballotée par le vent de la fatalité et tenant encore debout, par une magie inexplicable. Je restais là, encore un instant, un corps fumant de toutes parts mais rêvant déjà de la cigarette suivante. Comme si cela suffisait à présent. Je restais là, encore un instant, quelques minutes peut-être, avant qu’une aide-soignante ne s’arrête à mes côtés pour m’adresser quelques mots qu’elle dût répéter une seconde fois face à mon mutisme. « J'en sors, vous pouvez y aller. » m’entendis-je répondre simplement finalement, voyant qu’elle s’apprêtait à rejoindre la chambre que nous venions de quitter. « Appelez-moi s’il y a quoi que ce soit. » Et je partis, déjà, un esprit se refermant doucement sur lui-même comme il l’avait appris à le faire par le passé, comme il le faisait, toujours, se piégeant et se libérant ainsi en même temps sans qu’il ne sache en supporter le paradoxe.