Joseph ne possède pas beaucoup de qualités mais la ponctualité figure dans la très courte liste. Il sera toujours le premier arrivé sur le lieu du rendez-vous et, ce, même si ce rendez-vous consiste à une soirée de speed-dating à laquelle il n’a pas voulu s’inscrire – merci Deborah de l’avoir fait à sa place, c’est très apprécié. Elle a insisté pour qu’il rencontre de nouvelles personnes et il a accepté seulement pour qu’elle arrête de sauter sur son lit en lui balançant ses pieds dans la figure par inadvertance. Cependant, ce soir, le jeune homme ne compte pas repartir avec une femme au bras parce qu’il a autant d’intérêt pour la course de chiens saucisses que pour l’idée de former un couple. Il n’a jamais ressenti le besoin d’offrir son affection à une seule et unique personne, lui qui s’attache davantage à ses amis qu’à ses partenaires d’une nuit (bon, ça fait presque un an qu’il n’a pas terminé une soirée en charmante compagnie mais ça ne lui manque pas particulièrement). C’est donc avec la gueule d’un anglophone devant une pièce de théâtre allemande sans sous-titre qu’il pénètre dans les lieux, les mains enfoncées dans les poches amples de ses jeans délavés – certes, il savait que cette soirée proposait robes sexy et complets propres mais il a fait exprès d’oublier ce détail pour se ramener avec l’un de ses incroyables t-shirt unis à la modique somme de sept dollars. Quand on possède trop peu d’argent, on évite de le dépenser dans des morceaux de tissus sophistiqués. « J’viens pour le truc d’la Saint-Valentin. » Il marmonne en se plantant devant une femme à la chevelure dorée qui s’arme instantanément d’un large sourire mal à l’aise. « Ah bon ? » Elle demande en observant son accoutrement de bas en haut, probablement surprise de voir l’un des participants se ramener avec l’accoutrement d’un adolescent qui cherche encore un style vestimentaire. Elle louche plusieurs longues secondes sur sa paire de baskets neuve qui contraste énormément avec ses jeans vieux comme la Terre et redresse la tête pour finalement lui demander son nom. « Jo. » Les criquets chantent et il décide enfin de préciser : « Joseph Keegan. » Curieux, il pivote la tête vers la salle où se passera l’événement et il constate rapidement qu’il est l’un des premiers arrivés – et c’est pas une surprise. « Oui, d’accord, je vous ai trouvé. Votre première date n’est pas encore arrivée mais vous pouvez aller vous installer à la table sept. Elle devrait arriver d’ici une quinzaine de minutes. » Lunatique, il hoche la tête et tourne les talons pour se rendre jusqu’à la salle arrangée stratégiquement : des tables sont disposées à une distance raisonnable, empêchant les participants de tendre l’oreille vers les voisins. « Ça va être marrant. » Il souffle dans sa barbe en ramenant ses cheveux vers l’arrière pour se débarrasser des mèches rebelles. Il prend le temps d’observer tous les recoins de la pièce et s’assoit à sa table seulement lorsqu’un autre participant arrive sur les lieux. Il l’observe du coin de l’œil, constate son habit chic et glousse pour lui-même avant de secouer la tête de droite à gauche, comme s’il réalisait seulement maintenant qu’il n’attirera pas les regards ce soir – du moins, pas les regards positifs. L’événement débute plusieurs minutes plus tard, quand assez nombreux sont les femmes et les hommes. Pourtant, c’est seulement beaucoup trop longtemps après qu’il peut apercevoir sa première date se diriger vers lui. Ses talons claquent contre le plancher et il ne se gêne pas pour contempler sa robe moulant le galbe de ses hanches. Il se force à sourire pour au moins éviter de faire fuir la première et, quand elle s’assoit devant lui, il pose ses deux coudes sur la table, dénué de timidité, et scrute le moindre trait de son faciès. Elle est charmante, certes. Mais il n’a pas l’impression d’être là pour faire d’elle la femme de sa vie alors il décide d’agir comme il agirait en temps normal : il reflète donc l’attitude d’un homme confiant qui, malheureusement, n’éprouve pas d’intérêt pour ce genre de soirée. Premièrement, la jeune femme s’excuse pour son retard et il secoue la tête, habitué d’arriver trop tôt de toute façon. « C’est pas grave, j’ai pu espionner la concurrence. » Il note rapidement la nervosité de la jeune femme et un sourire malin étire la commissure de ses lèvres. Il faut dire que ça lui fait bizarre de voir une fille réagir ainsi devant lui, comme il s’est accoutumé à la vie d’un criminel qui fait fuir la moindre mouche. « Je pense que je dois me présenter, je m’appelle Lennon Warner, j’ai 33 ans, je suis archi… Désolée c’est mon premier speed dating, c’est la première fois que je fais ça de ma vie. Je sais pas comment ça marche… » Il hausse les épaules en jetant un coup d’œil autour d’eux pour s’inspirer des autres couples formés. « Moi non plus. Mais j’ai jamais été l’genre de mec à suivre les règlements à la lettre alors on peut faire comme on veut. C’que j’sais, c’est que j’ai pas envie d’parler d’beau et d’mauvais temps. » Il marque une pause, plonge son regard océan dans le sien et continue : « Alors, Lenny, 33 ans, archi-contente d’être là. T’es v’nue confronter ton célibat et faire un fuck you à ta situation actuelle ? T’es belle, pourtant, j’vois pas pourquoi t’aurais besoin d’rencontrer des mecs à la chaîne. Honnêtement, j’m’attendais à tomber sur une fille qui compte sur sa personnalité pour me charmer à défaut de pas avoir été gâtée par dame nature. »

Joseph n’est pas venu ici dans le but de charmer ces demoiselles et de les inciter à se battre dans la boue pour gagner son cœur – son cœur semble déjà appartenir à quelqu’un d’autre même s’il ne peut comprendre cette émotion qu’est l’amour. C’est probablement pour cette raison qu’il a accepté de participer à cette activité de la saint-valentin : peut-être pensait-il gagner des points auprès de Deborah s’il se lance les yeux fermés dans une aventure qu’il a toujours jugée ridicule. Pourtant, une fois arrivé sur les lieux, il redevient rapidement le garçon sans filtre qu’il a toujours été, ne se gênant pas pour tout de suite ramener la première candidate dans la bonne ligne droite. Avec lui, elle ne pourra pas s’amuser si elle décide de parler des nuages qui tapissent le ciel en cette soirée plutôt chaude qui sent l’orage. Lorsque Lennon referme immédiatement sa carapace devant lui, trouvant refuge contre le dossier de sa chaise pour se séparer de Joseph, il hausse un sourcil, franchement étonné d’une telle réaction. Il n’a pas l’habitude de discuter ainsi avec une femme et il ne connait pas par cœur la liste des choses à ne pas faire lors d’une première rencontre. Pourtant, il ne devrait pas être surpris. Une architecte dans la trentaine, délicieusement vêtue, quatre centimètres de talons en dessous de ses pieds : il a affaire à une femme qui, à première vue, a atteint ses buts dans la vie et empêchera quiconque de détruire ce qu’elle a bâti. C’est donc naturellement qu’elle devient le chat et Joseph la souris, petit rongeur insignifiant qu’on ne remarque que lorsqu’un cri de douleur s’échappe de sa bouche quand une barre en métal écrase son dos. « Alors déjà, je suis pas archi-contente d’être là, mais architecte. J’en ai rien à faire d’être célibataire, je suis juste là pour que ma pote me laisse tranquille avec ces histoires. »  Un faux gloussement soulève sa poitrine alors qu’il croise ses bras sur sa poitrine de façon nonchalante, s’éloignant lui aussi de la table pour ne pas recevoir les griffes du chat dans le museau. « C’est pour ça la robe moulante ? Juste pour que ta pote te laisse tranquille ? » Le rongeur, il le flaire le mensonge parce qu’il l’a trop souvent utilisé. À force de côtoyer de mauvaises habitudes, on commence à les détecter dans le comportement des autres, même de ceux qui semblent parfaits à première vue. « Bah au final, t’es peut-être tombé sur une qui a été gâtée par dame nature sans personnalité et qui est creuse comme une palourde, qui sait. »  Il hausse mollement les épaules, détourne les yeux l’air las, puis marmonne : « J’pourrai pas savoir on dirait parce que tu t’es déjà mise sur la défensive. Tu t’es refermée comme une palourde. Les femmes réclament la simplicité et l’honnêteté et, quand on leur donne, elles se vexent. » Il replonge ses yeux cyans dans les siens, conscient qu’il vient probablement de ruiner toutes ses chances de créer la moindre amitié : lui et Lenny semblent vivre sur des îles complètement différentes, séparées par des kilomètres d’eau houleuse. Et Joseph n’a pas la patience de se bâtir un radeau assez costaud pour casser la hauteur des vagues. « Perso, je m’attendais à rien. Juste je sais déjà d’avance que je vais rentrer seule et que ce genre de soirée est inutile. Mais rien ne nous empêche de faire connaissance. Tu ne t’es pas présenté, c’est quoi ton prénom ? » Un sourire malin étire ses lèvres alors qu’une idée merdique traverse son esprit. Il retrouve rapidement son sérieux, se décolle de son dossier et agrippe l’attention du serveur pour commander un verre de vodka. Sur un ton on ne peut plus sérieux, il répond à sa compagne : « Je m’appelle Joseph, j’ai trente-six ans et je suis dentiste. » On balance le métier qui rapporte beaucoup de thunes, juste pour voir la réaction de Lennon. Pour ajouter une couche de glaçage au gâteau, il désigne son accoutrement en étendant les bras avant de préciser : « J’aime pas trop me vanter alors j’opte pour un style vestimentaire ennuyant, tu comprends. » Sa commande est posée près de lui et il la porte à ses lèvres pour engourdir sa langue d’un voile d’alcool fort – peut-être que ça l’empêchera d’aller trop loin dans sa connerie.

« Je ne vais pas épiloguer sur les préparatifs de cette soirée, mais oui, c'est pour qu'elle me laisse tranquille. » Le ton de la jeune femme est un peu plus offusqué qu’il ne l’était quelques secondes plus tôt et il ne suffit que de cet instant pour que Joseph réalise qu’il ne pourrait jamais entretenir une relation avec une personne incapable de prendre les choses à la légère. Derrière ses propos, il ne souhaitait pas l’insulter ou la rabaisser : le garçon est plutôt du genre sarcastique et joueur, mais cette Lennon ne navigue pas sur le même bateau que lui. Il faut se rendre à l’évidence : il ne la charmera pas, cette première candidate. Alors il abandonne, tout simplement (et, de toute façon, il ne s’attendait pas à faire fureur ce soir) et il entreprend de faire savoir ce qu’il a au fond de la pensée : les femmes se vexent lorsqu’elles récoltent la vérité. « Vous, les hommes, vous êtes vraiment de mauvaise foi. Et puis, si t’étais moins soûlé à l’idée d’être en tête en tête avec une femme, les choses se seraient passées sans doute autrement et je n’aurais pas joué « les palourdes susceptibles » » Il hausse mollement les épaules en humidifiant ses lèvres, un sourire caché derrière ce tic nerveux, et il répond sarcastiquement : « Encore heureux que tu ne sois pas un homme ! » Non, il n’est officiellement pas venu ici pour faire bonne impression. Tout ce qu’il lui reste à obtenir de cette soirée de speed dating, c’est un peu de plaisir – même si cela consiste à blesser quelques cœurs sensibles. Alors il joue, l’ex taulard. Il prétend être dentiste pour noter la réaction de Lennon afin de voir ce qu’il se cache derrière ses pensées silencieuses. C’est d’abord avec étonnement qu’elle répète le métier qu’il pratique pour ensuite l’interroger davantage et l’enfoncer dans sa bêtise. Il comprend qu’elle est sceptique, mais qui ne le serait pas devant un mec vêtu d’un drap blanc et de pantalons troués. « Où se trouve ton cabinet, Joseph ? » Un gloussement soulève sa poitrine alors qu’un sourire intrigué étire la commissure de ses lèvres. Elle marque des points, la jeune femme : elle fait preuve de rationalité et n’a pas peur de le confronter. Il pourrait jouer le jeu jusqu’au bout mais paraître riche mais modeste ne lui tente pas alors il répond sur un ton léger. « Entre deux molaires et une incisive. C’est pas trop connu, c’est dans un trou perdu. » Les yeux lumineux de malice, il porte son verre à ses lèvres même si celui-ci ne l’a pas empêché de se choisir l’option facile qui consiste à balancer des conneries pour détourner l’attention. « Tu as fait tes études de soin dentaire à quelle université ? » Sûr de lui, il lance : « À l’université des dentistes, facile ! » Et elle avale sa boisson en une seule gorgée : c’est à ce moment que Joseph comprend qu’elle est prête à tourner la page et à changer de partenaire de date. Ça ne s’est pas trop mal passé, après tout !  

Attention participants,

Votre premier tour de speed-dating prendra fin ce soir à minuit et le sujet sera verrouillé. Il est temps de jouer vos dernières cartes séduction !
N'oubliez pas d'envoyer votre grille de notation dès que possible.
Vous découvrirez votre prochain partenaire lors du second tour dès demain.