Pas fructueuse, la première rencontre. J'ai même pas eu le temps de vraiment découvrir le type. En griffonnant mes réponses sur la fiche qu'ils nous ont donné à l'entrée, je termine mon verre. C'est à moi de changer de table. Alors que tout le monde se serre la main, je cherche encore mon quais, un verre de grenadine dans la main. Putain de Peter qui avait raison; c'est vraiment tout ce que je bois, de la grenadine. Et des diabolos menthe. Mes yeux balayent la salle et cherchent vainement Jordan. Quelque chose me dit que je ne croiserai même pas son regard. Il doit être perdu quelque part, encore.

Et enfin, mes yeux se posent sur une femme, seule. Elle porte le numéro qui m'est attribué, mais il doit y avoir une erreur, c'est certain. « Excusez moi mademoiselle, je vois que vous vous joignez à moi mais n’y a-t-il pas une erreur ? » Je hausse les épaules, m'installe. Après tout, on est aussi là pour se faire des amis, non ? En tous cas, la femme qui se trouve devant moi, elle a l'air convaincue du contraire. « Pardonnez moi, je ne voulais pas vous mettre mal à l’aise. C’est juste que je m’attendais plutôt à rencontrer des hommes et pour l’instant la soirée n’a pas été fructueuse. » J'ai un petit rire, pose mon verre alors que le chronomètre défile déjà. « Ouais, pour moi non plus. Vous avez rencontré un gros lourd ? » C'est marrant, parce qu'elle m'impressionne un peu. C'est peut-être parce qu'elle est plus âgée que moi. « En tout cas, je ne pense pas que ça soit une erreur. Moi, je me suis plus inscrite par défi qu'autre chose. » Maudit Jordan. « Je me suis commandée à boire en attendant. Est-ce peux vous offrir un verre pour me faire pardonner ? » Je jette un œil à mon verre presque vide, que je termine d'une traite. Pas besoin de me le dire deux fois. « Je vais prendre une autre grenadine. Non, attendez, un sirop de menthe. Non, attendez, un diabolo à la pêche. » Murphy, la reine des décisions vite prises.

Le verre commandé, je m'accoude à la table et tente de couvrir, de ma petite voix, le brouhaha ambiant. « Alors, comment vous vous app'lez ? Moi, c'est Murphy. » Je l'enfile une gorgée de la boisson colorée que l'on vient de me servir. « Pourquoi t'es là ? Juste pour l'amour ? Pas de femmes alors ? » Je suis passée au tutoiement sans vraiment m'en rendre compte - juste après coup. Parce qu'après tout, elle est peut-être plus âgée, mais nous sommes littéralement dans le même bateau. Moi non plus, je n'ai pas l'habitude d'être en date avec des femmes. Mais ma foi, on n'est pas là pour rendre le tout désagréable.

@Elizabeth Warren

C'est drôle, parce qu'elle me paraît un peu ne décalage avec son environnement, cette femme là. Comme si elle n'avait rien à faire ici. « Non je n’ai pas fait de rencontre désagréable. Juste un homme en retard et je suis personnellement très à cran sur les horaires. Surtout que dans ce cas précis de speed dating, ça ne nous a pas permis de pouvoir échanger ensemble alors comment se faire un avis sur la personne ? » J'ai un petit rire. « J'ai, heu... Un petit défaut, si on va par là. Je suis souvent en retard. Mais pas là, c'est drôle. J'étais même en avance. », que je souligne, fière comme un paon. Et puis viennent les verres, qu'elle commande juste pour se faire pardonner - pardonner de quoi, au fait ? Nous sommes autant surprise l'une que l'autre. Il n'y a pas de mal... mais je ne refuse jamais que l'on me paye un verre, ce n'est pas dans mes principes. Ce qu'on m'offre, j'accepte. Ce qu'on ne me donne pas, je prends.

« Je m’appelle Elizabeth. Je ne suis pas forcément là pour rencontre l’amour. C’est juste que… » Je fronce les sourcils. « J’ai vraiment beaucoup de travail et tu sais le travail ce n’est pas forcément le lieu idéal pour rencontrer quelqu’un » Alors quoi, elle pense que je ne sais pas ce que c'est, d'avoir un travail ? Je me renfrogne. « Oui, je sais. » J'ai de la peine à ne pas me sentir infantilisée par ses mots. « Et toi alors qu’est-ce qui te pousse à venir ici ? Un défi tu as dit ? Qui t’as donc poussé à faire un pari de la sorte ? » Je sirote la boisson que l'on nous sert, sans relever les yeux. « Un copain. Enfin, moi aussi je l'ai poussé à accepter le challenge. On est deux. Mais je ne l'ai pas vu dans la salle. » Pourtant, je l'ai vu avant. Est-ce qu'il s'est dégonflé ? « Je ne cherche pas... L'amour, ou un truc dans le genre. Je sais pas, ça me paraît... Un peu gros, de pousser les gens à trouver l'amour en cinq minutes. C'est comme... Tu vois, quand on te raconte un film pour t'inciter à le voir, mais qu'en fait la personne est trop motivée et aime trop ce film, et qu'en fait une fois que t'es devant t'es déçue ? Et bah les speed-dating, c'est pareil. » Oui oui, exactement pareil. « J'l'ai lu dans un article. Ça s'appelle heu... » Invente un truc, Murph', n'importe quoi. Tu sais y faire. « ...la... surcharge... cognitive ? » Je toussote. « Bref. Elizabeth. Moi c'est Murphy. Oui, comme la loi de Murphy. Non, pas comme le mec dans, heu... The 100. Parce que moi je suis une fille. » Nouvelle gorgée pétillante de diabolo pêche. « Donc pas de filles pour toi ? Tu fais quoi dans la vie ? Enfin, pas que ces questions aient quoi que ce soit à voir ensemble. »

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« Je vois complètement ce que tu veux dire mais parfois tu tombes sur une super bande annonce qui t’inspires et quand tu découvres le film c’est du pur plaisir. Ca ne veut pas dire que le film sera long mais il te fera du bien. Et puis tu pourras sans doute le revoir. » Elle est cool. Elle parle de cinéma et mes yeux s'illuminent, j'en viens même à lui pardonner son truc sur le travail. J'adore son histoire de cinéma et peut-être que ça se voit dans mes yeux. « T'aimes le cinéma ? » Pour sûr qu'elle va se récolter un dix sur dix, si elle répond correctement à la question. Parce qu'il n'y a qu'une seule réponse possible. C'est oui ou oui. C'est oui ou "attention regardez moi je lève les yeux au ciel et je change de table avant la durée impartie de la rencontre".

« Est-ce que tu penses que la loi Murphy a inspiré les scénaristes de la série à l’appeler comme ça vu tous les problèmes qu’il a ? » J'ai un petit rire. « Peut-être. Mais ma Murphy préférée, ça reste celle de Interstellar. » Evidemment. Il n'y en a pas beaucoup, en même temps. J'estime qu'il y a deux catégories de gens, sur la planète : ceux qui disent "oh Murphy comme la loi de Murphy ?" et les génies qui parlent de cinéma. Ces gens là, je les épouse. Enfin, pas vraiment, juste dans ma tête pendant deux secondes. De toute façon, je n'épouserai pas Elizabeth, puisqu'elle a l'air de n'avoir envie que des hommes, eux qui sont cruels et cons comme des valises sans poignées. « Pas de femme non en effet. 100% hétéro. Toi non plus pas de femme ? » Je secoue la tête, termine presque mon verre d'une immense gorgée d'assoiffée. « Non. Je sais pas. Pas vraiment d'hommes non plus, en fait. Enfin si, mais je suis pas... intéressée. Ce qui est drôle, parce que je suis là, mais comme je l'ai dit c'est- c'est un pari. » Et je parle trop, encore, les sourcils froncés comme si j'étalais ma thèse. « Je suis directrice de la programmation à ABC, un job qui occupe pas mal de temps mais qui est passionnant. Je fais ça depuis plusieurs années maintenant. Et toi alors, que fais-tu ? » Et soudain, elle m'ouvre un tout autre monde. Mes yeux s'agrandissent. « Tu bosses à la télé ? » C'est la mâchoire qui m'en tombe presque. « Moi je fais des études de cinéma. » Et deux boulots à côté juste pour pouvoir payer les factures à la fin du mois. « Tu bosses à la télé pour de vrai ? C'est comment ? » Oui, désormais il n'y a plus que ça qui compte.

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« Un petit peu en effet »

Oh. Et bien, je ne crois pas en ce truc de speed-dating, mais je crois au moins au destin. Et ça, ça c'est un truc qui n'arrive qu'une fois dans une vie. Il y a des lustres que je n'ai discuté de cinéma avec personne. Ma joie doit se voir sur mon visage, car je suis certaine que ce n'est pas la gravité de mars qui attire mon sourire vers le haut. « Trop cool. » Trop cool ? Trop cool ? je me retiens si fort de la harceler de toutes les questions de la planète, du genre "t'as déjà rencontré des réalisateurs?" "est-ce que t'es invitée partout, à tous les événements de cinéma?". Parce que c'est évident, non ? Si elle bosse là-dedans, elle doit s'y connaître un maximum. Elle doit nager dans les films et les séries. Je l'imagine déjà, au bout d'une table, balayer du revers de la main le budget alloué à une programmation pour un lundi soir, avec les publicités et tout et tout, et puis je l'imagine aussi donner des interviews, dire à quel point être une femme dans ce milieu doit être compliqué, mais combien elle s'en sort comme une cheffe. Et puis c'est moi, que j'imagine, à la tête de tout ça, sur les tapis rouges, invitée d'honneur de tous ces gens qui veulent la meilleure place, un soir à vingt heures, pour leur film sorti quelques mois auparavant. Magique.

« Oui, je bosse à la télé pour de vrai… » Pour de vrai. Je lâche un soupir presque amoureux, la joue enfoncée sur le poing. C'est merveilleux. Est-ce qu'elle a un pass, pour se déplacer dans ses bureaux ? Est-ce qu'elle décline des dossiers en marchant dans les couloirs ? Est-ce qu'elle torture les stagiaires ? Est-ce qu'elle se remet du rouge à lèvres, les pieds posés sur son immense bureau en bois rare venu d'Asie centrale ? « C’est…dynamique. Il faut toujours faire attention à tout ce qu’il se passe. Il y a beaucoup de personnes, ça bouge tout le temps ! Mais c’est aussi ce qui fait que c’est intéressant le fait que ça évolue tous les jours. » « Ça doit être génial. Tu as déjà été auprès des stars, invitée à voir leurs films ? Tu choisis tous les programmes, ou juste les films ? » Bien sûr, certainement. Genre, l'invitée d'honneur, comme je l'ai déjà bien imprimé dans mon imaginaire. Ce doit être quelque chose.

« Des études de cinéma…Tu vis déjà une histoire d'amour alors… » Je hausse les épaules, léger sourire aux lèvres. C'est difficile, de joindre les deux bouts. C'est difficile, de concilier le travail et les études. Moi, ce que je voudrais, c'est pouvoir ne faire que ça. Décrocher un vrai métier qui se rapproche de mes études, me créer un réseau, tout ça. Sans parler de l'argent qui doit couler à flots, dans le milieu de Elizabeth. « Quand est-ce que ça a commencé ? Tu sais ce que tu aimerais faire plus tard ? » « Depuis que j'ai... hum... Une dizaine d'années. » Depuis que maman est partie. « Je fais du théâtre depuis que j'ai dix ans. J'adore le cinéma. Je m'y rends aussi souvent que possible. » Et je note toutes mes impressions dans un carnet, accessoirement. « J'adorerais être actrice. », que je souffle en me sentant rougir. Je sais que c'est compliqué. Je sais qu'il me faudrait un réseau, faire une véritable école de dramaturgie... mais je suis loin d'en avoir les moyens. Le théâtre me donne au moins une ouverture vers ce monde que je ne fais que toucher du bout des doigts. « Mais travailler dans l'audiovisuel, ce doit être formidable. Pour l'instant, je- »...fais le ménage... « -me contente autrement. » Je termine ma boisson. « Comme ça t'est venu, à toi ? »

@Elizabeth Warren