Au prochain changement, je me retrouvais complètement détendue, aidée par les résidus d'alcool trouvés à la table de Chloé. Si ma conversation avec la brune n'avait pas été des plus intéressantes, elle s'était avérée assez relaxante. Ajoutez à ça le rencard avec Zeppelin pour briser la glace et je réalise qu'au final, je m'étais angoissée pour rien. Cette soirée, elle est marrante. Ça me permet de sortir un peu de mon cocon et de rencontrer de nouvelles personnes. Et y'a Elias dans la pièce qui fait je-ne-sais-quoi avec je-ne-sais-qui. J'ai déjà hâte d'avoir son récit, même si je sais que je devrai travailler fort pour lui tirer les vers du nez. J'essaie toujours de le repérer en me dirigeant vers mon troisième rencart, mais évidemment, il semble nul part. Je suis tellement concentrée que, peu de temps avant d'atteindre enfin ma table où le fameux Arthur m'attend, je trébuche dans la chaise d'un étranger, le bois percutant mon ventre. Je murmure des excuses, puis m'éloigne pratiquement sur la pointe des pieds, de peur de gaffer à nouveau le temps d'aller m'asseoir. Finalement, je crois que les résidus étaient un peu trop forts.

« Arthur. » Je réplique avec un sourire, le saluant de son prénom. C'est plus court, plus simple. De toute façon, je n'ai plus l'esprit à me remuer les méninges pour trouver une pick-up line intéressante. « Y'a la brune là-bas qui m'a dit du bien de toi. » Enfin... Ça reste à voir. Il est différent et en temps normal, ceux qui sortent de l'ordinaire me fascine. Après, je sais que tous les goûts et tous les genres sont dans la nature. Peut-être que ce type est vraiment taré, en fait. Peut-être que je le trouverai ennuyant, même si ça n'a pas été le cas pour Chloé. Le mieux serait d'attendre, de me faire ma propre opinion. Heureusement, nous avons tout le temps du monde. C’est donc toujours avec un sourire que je m’assois sur la chaise. Je remarque alors la bosse sous son pantalon. Mon regard se détourne aussitôt, un peu embarrassée. J’ignore si elle est simplement immense ou s’il a trop bu avec Chloé, mais comme je ne le connais pas, je n’ai pas envie de poser la question. « Alors, comment ça marche ce truc? C’est le dernier rencard et j’en ai toujours aucune idée. Avec Chloé, vous aviez commandé à boire. Tu crois qu’on pourrait avoir de la vodka? Ou un peu de nourriture? Je crois que ce serait plus sage. » En vrai, ce qui me ferait le plus envie, c’est de la pizza aux épinards, mais je doute qu’ils en aient. Surtout, ce n’est pas très élégant à manger et ça prend du temps à préparer.

La fée verte, c'est mignon. Ça sonne comme le nom d'un punch au fruit qui serait servi à Walt Disney. Le flacon aussi est beau. Bien entretenu, loin de la flasque rouillée et cabossée qu'on s'imagine habituellement. Mais, malgré les apparences, je reste méfiante, repensant à toutes les leçons répétées à maintes reprises par ma mère ou même mon frère. Je sais qu'il ne faut pas accepter n'importe quoi de n'importe qui, comme il ne faut pas monter à l'arrière des fourgonnettes, peu importe le nombre de chiots qui s'y trouvent. Il ne faut pas, non plus, laisser son verre sans surveillance dans un bar, car un homme pourrait y verser quelque chose. Ce type, ce Arthur, je ne le connais pas. En fait, il pourrait être un grand malade ayant prévu son coup depuis longtemps. Je suis sur le point de décliner l'offre, de me lever et de quitter la table pour retrouver Zeppelin ou Elias, lorsqu'il englouti l'entièreté de son propre verre. J'hausse un sourcil, attendant impatiemment le moment où il se mettra à convulser sur la table, où ses pupilles se révulseront, retourneront au fond de leur orbite. Sauf qu'il n'arrive jamais. L'homme reste assis face à moi, ravi de son idée brillante. Un fin sourire se dessine sur mes lèvres, réalisant qu'au fond, il n'a peut-être pas de mauvaises intentions. Il veut s'amuser, ça ne fait pas de lui un monstre. D'ailleurs, n'aie-je pas passé la dernière soirée avec Zep à regretter le bon vieux temps, lorsque je pouvais encore sortir jusqu'aux petites heures de la nuit, boire sans culpabiliser pour les matins qui arrivaient toujours trop rapidement, hurler sous la pleine lune, rouler n'importe où pendant des heures...

" À ton intuition. " Je lève brièvement mon verre dans les airs avant de prendre une gorgée, d'abord petite, du liquide inconnu. J'ignore ce qu'est supposé être une fée verte, mais le goût est très prononcé. Ce n'est pas mauvais comme je l'imaginais, ni piquant comme un shooter. C'est simplement... différent, tout comme la personne qui m'accompagne présentement. " Alors... À part saouler les filles, qu'est-ce qui t'amuse dans la vie? " J'appuie ma tête contre mon avant-bras, me penchant à la hauteur de mon verre pour en observer soigneusement son contenu coloré. Je reste penchée un moment, attendant qu'il se produise quelque chose. Mais, étant toujours en vie après quelques secondes, je me redresse pour boire le verre d'un coup, priant les dieux pour que mon frère n'ait rien vu.

L’espace d’un instant, j’ai l’impression de retourner en arrière, à mes dernières années de lycée. Il m’arrivait de m’éclipser pour boire un peu, sachant très bien qu’Elias ne m’aurait pas laissé passer la nuit ailleurs sans insister pour me chaperonner, alors que lui s’est souvent adonné à pire. Les soirées n’ont jamais dérapées et je ne me suis jamais considérée comme une fêtarde invétérée, loin de là. Mais je sais comment m’amuser, comment tout oublier et ne pas me prendre la tête. La première étape, assez simple, consiste à savoir avaler l’alcool sans s’étouffer, sans quoi la magie se brise. Certaines personnes n’aiment pas boire à cause de la brûlure, du goût et des nausées; En réalité, ces gens ne savent tout simplement pas boire. Je ne fais pas partie de cette catégorie, heureusement.

Je flotte sur mon nuage, attendant sagement les effets de la boisson, lorsque le brun reprend la parole, presque suave dans sa manière d’aborder des thèmes si compliqués. La mort, ce n’est pas ce que l’on aborde à la première rencontre. Ce n’est ni romantique, ni attirant. Mais le sujet reste mystérieux, inexploré. C’est une chose que je redoute au plus profond de mes tripes, mais que j’ai pourtant souhaité à un moment. J’y pense souvent, principalement aujourd’hui. Sa mort a soulevé bien des questions et ces dernières sont toujours restées sans réponses. Plus j’y réfléchis, plus mes idées se tordent et se mélangent. Des frissons traversent mon échine, remontent le long de ma nuque. Je caresse la courbe du verre du bout de l’index, réfléchissant aux paroles de mon valentin actuel. En vérité, je trouve que mélanger la mort et l’amour, c’est aussi perturbant qu’intéressant.

« Je sais plus. » Les mots sont lâchés avec nonchalance, accompagnés d’un soupire qui peine à couvrir mon dégoût. Ces dernières années, je me suis tellement enterrée sous le travail, les études et les problèmes des autres que je me suis oubliée en court de route. Je ne suis plus qu’une pâle copie de moi-même, sans passion. Il serait peut-être temps que je fasse quelque chose pour y remédier, même si ça ne plaira pas forcément à Elias. La proposition d’Arthur tombe à point. Le seul hic, c’est qu’il doit me reconduire après la soirée… Je tourne un peu la tête, fouillant la pièce du regard. J’aperçois Chloé au loin qui discute avec Zeppelin. Nous nous sommes donc fréquentés tous les quatre. Un sourire se dessine au coin de mes lèvres, amusée par l’organisation bancale de cet événement. « Si tu parles d’elle, je ne suis pas contre. Puis, ça fait un moment que je n'ai pas fréquenté la mort. » Mon regard est toujours dirigé vers la brune qui, bien qu’elle semble beaucoup plus âgée, me semble désormais terriblement attirante. C’est peut-être la fée verte qui parle?