Te voilà sur le point de voir la dernière personne de cette soirée Speed dating et une chose est sûre, c’était pas mal de surprises. Surtout Ash. Ouais c’est vrai que lui qui te sort ta chanson comme ça, tu sais pas quand est-ce que tu vas t’en remettre, mais pas aujourd’hui. C’est tant mieux parce que ça te fait oublier ton stress de début de soirée. Pas vraiment. Ouais c’est pas loin dans ta tête et quand tu vois que c’est Grace assise à la dernière table qu’on t’indique, tu te sens soulagé de fou.

« Oh mon dieu. Putain de merde. Merci. Merci. »

Tu appuies fort sur chacun de tes mots. Tu regardes en l’air sans vraiment savoir à qui tu t’adresses en fait. A l’univers. Parce que c’est toujours qu’une façon de parler quand tu parles de Dieu. Tu crois pas du tout en cette chose là. Tu soupires alors que tu te cales dans ta chaise.

« Je suis grave content que ce soit toi la dernière personne. »

Tu te sens décompresser comme un con alors que t’avais pas vraiment capter que tu étais compressé en premier lieu. Tu te serres un grand verre d’eau de la carafe et le verre à disposition sur la table. Tu lui en serres un aussi, parce que t’es poli, parce que c’est Grace aussi. Fucking love her.  Tu bois ton verre cul sec. Qu’est ce que tu fais Jordan ? T’es en train de t’arroser comme une plante ? Peut être. Tu sais pas mais t’avais besoin de boire un bon coup pour te rafraichir, pour te faire du bien. Tu t’essuies les lèvres avec ton poignet. T’es vêtu d’une chemise rose à manches courtes ouverte sur un débardeur blanc. Puis t’as un jeans et des vans. Rien d’inhabituel.

« T’as trouvé ton bonheur ? »

Tu savais pas qu’elle était en recherche de personnes à rencontrer, à « dater ». Tu sais que c’est ambigue entre elle et Lola. Peut être juste du côté de Lola. Parce que tu sais bien qu’elle est la queen des queen qui crush sur ses amis et à sens unique aussi malheureusement. Et si Grace est là ce soir, ça sent le sens unique à première vue.

Elle laisse Nico partir à son troisième rencard de la soirée, son numéro en poche et la perspective d’une prochaine rencontre suspendue entre elles. Grace l’a instiguée et pourtant, elle se sent vide, plus sûre de rien, encore moins de sa présence ici. On lui indique que c’est son partenaire qui se déplacera vers elle, maintenant, et la jeune femme songe un bref instant à quitter la table avant que ledit partenaire n’aie le temps de l’apercevoir ; qu’il ne se rende pas compte du bordel émotionnel et névrotique qu’il est sur le point de rencontrer, qu’elle lui épargne ça pour que, peut-être, il tombe sur quelqu’un de plus apte à parler et à réfléchir sans aligner les conneries et les mensonges. Elle la contemple, l’idée, prise par une nausée d’angoisse et de mal-être qu’elle ne maîtrise pas bien, mais déjà le partenaire en question se ramène, et une vague de soulagement surmonte la politesse quand Grace se rend compte de qui se trouve maintenant face à elle.

“Tout pareil”, qu’elle rétorque à Jordan en rigolant, un rire tout de suite plus léger, moins solennel : plus besoin de faire semblant, pas face à lui. “Si horrible que ça, ta soirée ?”

Elle pourrait dire qu’elle aussi, compatir, puis se plaindre de ses rencontres, mais elle n’a aucune raison de le faire, dans le fond : le seul problème avec cette soirée et ses rencontres, c’est elle, ses questionnements à la con, son manque d’enthousiasme flagrant et ses faux-espoirs lâchés comme des promesses à des célibataires qui en attendent sûrement trop. Est-ce qu’elle a trouvé son bonheur ? Elle darde enfin ses yeux dans ceux du grand blond, n’arrivant à réprimer un nouveau sourire : au moins, avec lui, elle sait à quoi s’attendre, il n’y a pas de surprise, pas de faux-semblants à donner. “Peut-être ? Je sais pas. Je suis censée retrouver la fille que je viens de rencontrer, tout à l’heure, là.” Alors pourquoi s’acharner à en donner malgré tout ? La brune se pince les lèvres, contemple quelques secondes sa réponse, puis passe une main sur son visage. Défaite, déconfite, fatiguée des exercices sociaux.

“Non, en fait, non pas du tout. Je sais pas ce que je fais là, mon Dieu, ni pourquoi j'ai pensé que ce serait une bonne idée de venir.”

Ca la fait rire, à nouveau, parce qu’elle se trouve subitement incroyablement idiote d’avoir imaginé qu’elle pourrait se berner aussi facilement, que les questions ne reviendraient pas au grand galop. “Tu te souviens de la première fois où je t’ai demandé des conseils pour… Enfin, par rapport à Claire ? Sur la plage ?” Ils étaient gamins. Insouciants, avec leurs histoires de coeur un peu bancales qui semblaient prendre toute leur vie, tout leur ego - ils avaient grandi, changé, étaient passés par rupture de fiançailles, mariages, veuvages pour finir en speed datings à la con à trente piges à peine et cette perspective l’aurait réconfortée si elle ne s’était pas sentie aussi petite et naïve qu’à l’époque. “I am once again asking for your emotional support”, fait-elle d’une voix grave en imitant de son mieux l’accent américain et les expressions faciales qu’elle attribue à Bernie Sanders. Ca dédramatise, le temps d’un instant, avant qu’elle retombe sur ses pieds :

“Mais d'abord : toi. T’as rencontré des gens intéressants ?”

Parce que Jordan était bien la dernière personne qu’elle s’attendait à voir ici.

“Tout pareil” Ca te fait marrer. Elle a l’air d’avoir subit la soirée également.  “Si horrible que ça, ta soirée ?” Tu hausses une épaule. Tu sais pas trop si t’as envie de mettre des mots dit avec ta bouche sur ce que tu gardes au fond de tes pensées. C’est compliqué. Vaut mieux garder ça au fin fond de sa tête. Vaut mieux parler de ses trouvailles à elle qu’à toi. Parce que oui, t’as eu des trouvailles ce soir. Pas celles que tu pensais. “Peut-être ? Je sais pas. Je suis censée retrouver la fille que je viens de rencontrer, tout à l’heure, là.” Un sourire en coin se forme sur tes lèvres. Someone can have some tonight. Mais elle a pas l’air emballé réellement. Elle a pas l’air emballé du tout.

« Ou pas. » “Non, en fait, non pas du tout. Je sais pas ce que je fais là, mon Dieu, ni pourquoi j'ai pensé que ce serait une bonne idée de venir.” Tu te mets à tousser. Une petite quinte de toux. Tu aurais pu dire tous ces mots là. Surpris de voir que Grace est dans la même situation que toi. Mais tu vas boire une gorgée du nouveau verre que tu t’es servi. Ca va mieux. Ta gorge se calme.

« Tout pareil. » Au moins vous savez vous mettre dans les chaussures de l’autre. Une nouvelle gorgée d’eau pour pas te remettre à tousser si jamais. “Tu te souviens de la première fois où je t’ai demandé des conseils pour… Enfin, par rapport à Claire ? Sur la plage ?” Tu poses ton verre, hoche la tête.

« Comme si c’était hier. » “I am once again asking for your emotional support” Tu éclates de rire. Mais genre. Fort. T’es pas discret. T’es spontané. T’es amusé. Fucking love her. T’es aussi un accro à Twitter et tu l’as vu passer un millier de fois ce meme avec Bernie. Ton sourire est immense sur tes lèvres. Thank you whoever put Grace at that table. T’as aucune idée de comment t’aurais pu gérer un autre rendez vous arrangé. “Mais d'abord : toi. T’as rencontré des gens intéressants ?” Tu fais non de la tête.

« Nan… » Tes yeux qui vrillent sur Murphy qui passe non loin. Sa silhouette que t’as reconnu en un dixième de seconde alors qu’elle est en train de s’installer à sa nouvelle table. Y’a un flottement dans l’air.

« Si… » Mais tu fais non de la tête encore. Tu reportes tes yeux sur Grace. Ou presque. Tu joues avec ton verre dans tes mains que tu regardes. T’es calé sur la chaise, les jambes étendues qui ne touchent pas ton amie pour autant. Tu soupires et tu fais non de la tête une troisième fois.

« Toi d’abord. Je suis dans le déni, parle moi de ta vie s’il te plaît. Comment tu t’es retrouvé ici ? » Tu marques une brève pause. « Si tu me dis que c’est un défi je te jure je vais commencer à flipper parce que c’est beaucoup trop de synchronicité pour mon bien. » Tu poses une main sur ton coeur, comme s’il allait lâcher si elle confirme que sa venue ici est sur les mêmes motifs que toi.

« Nan… »

Jordan a l’air aussi emballé qu’elle par ses rencontres précédentes. Elle se demande s’ils ont vu les mêmes personnes tourner, étant donné que Nico était persuadée de tomber sur Ash après l’avoir croisée elle. “Eh, aucun rapport mais t’es tombé sur un mec qui s’appelait Ash ?” Elle pense bon de vérifier, parce qu’ils auraient l’air cons à tous se connaître sans le savoir. Ou alors elle est la seule qu’on n’a pas mise au courant, et elle a raison de demander maintenant avant de se sentir bête lorsqu’elle reverrait Nico - si elle revoyait Nico. Jordan reste silencieux pendant quelques secondes, avant de lâcher un « Si… » des plus fatals, de ceux qui font se redresser Grace dans sa chaise immédiatement - aucun mot sur Ash, son interrogation restera sans réponse, mais présentement, elle s'en contrefout.

“Nan ? T’as sérieusement rencontré quelqu’un ? Ici ?”

C’est implicite, parce qu’elle n’aurait jamais posé ça ouvertement devant Jordan, mais elle est sérieusement sceptique. Incrédule, aussi, parce qu’elle ne l’aurait pas vu se recaser de sitôt. Ce n’est pas un sujet qu’ils ont souvent abordé - Grace, elle est plus douée pour changer les idées et pour faire rire que pour vraiment parler des choses comme elles sont, parce qu’elle ne sait pas s’y prendre avec les sentiments. Elle aimerait être une amie sur laquelle on peut se reposer, à laquelle on peut tout confier, mais elle sait davantage distraire qu’écouter. Et elle non plus, ne voulait pas parler de choses qui fâchent. Pas d’Alex, pas de leur rupture affreuse, pas de la colère et de l’incompréhension qui l’avaient habitée après, qui l’habitent d’ailleurs toujours depuis. Avec Jordan, au moins, elle pouvait s’en réfugier. « Toi d’abord. Je suis dans le déni, parle moi de ta vie s’il te plaît. Comment tu t’es retrouvé ici ? » Et lui de même. Elle lui offre un sourire en biais, sirote son verre d’eau à son tour - la bière lui a donné chaud et a rendu ses idées trop éclectiques pour y mettre un quelconque ordre.

“Un défi ? C’est pas juste une excuse de merde que tu sors pour éviter de dire que t’es venu tout seul parce que t’es vraiment en chien ?”

Elle rigole, tout aussi franchement et tout aussi fort - après la cloche d’Ash et le scandale du mec qu’il a fait fuir, elle n’a plus vraiment de scrupule à se faire voir. “Parce que c’est mon cas. Je suis venue seule parce que je suis vraiment en chien.” Elle lève son verre d’eau comme pour trinquer, lance un regard un peu exaspéré à son ami de toujours. Il va tellement se foutre de sa gueule qu’elle préfère prendre les devants et le faire elle-même. “J’avais pas envie de la passer seule cette année, la Saint Valentin. Et tu me connais pourtant, je m’en bat les reins, de cette fête, mais j’sais pas, ça me foutait le cafard.” Le ton est à peine plus sérieux, mais elle le pense. Ca la déprimait surtout d’imaginer son entourage célébrer ça et d’être seule. Ca la dérangeait de se dire que peut-être Lola avait autre chose à faire. Et ça la fait chier, parce qu’elles ne se doivent rien, ni l’une ni l’autre, qu’après tout Grace a le numéro d’une superbe jeune femme dans son portable et qu’elle peut la contacter d’un moment à l’autre. Et ça la fait encore plus chier, ça, parce qu’elle n’en a même pas envie.

“En fait, y a quelqu’un, Jordan.”

Elle aurait aimé ravaler ses mots à l’instant où ils sortent, mais trop tard. Au lieu de quoi elle pince ses lèvres immédiatement, prend une bouffée d’air, quelques gorgées d’eau. “Enfin, pas vraiment quelqu’un.” Elle ne sait même pas comment qualifier tout ça, ni même si c’est suffisamment important pour être qualifiable : pathétique. “Je suis venue parce que ça me faisait chier de l’imaginer occupée alors que je branlais rien sur mon canapé avec mon chat, ma tristesse et des photos de mon ex. Voilà. C'est con, je... Bref. Rien d'important.” C’est bien trop émotif pour elle, la stoïque, le clown, l’instable. Elle n’aime pas mentionner sa rupture, encore moins l’idée d’une possible autre histoire. Tout est trop tôt. Pourtant, les faits sont là.

“Et toi, t’es venu faire quoi ? C’est quoi cette histoire de défi ?”

“Eh, aucun rapport mais t’es tombé sur un mec qui s’appelait Ash ?” Tu l’entends pas. Tes yeux sont de nouveau attiré par l’endroit où se trouve Murphy même si tu peux plus voir grand chose, tu as une absence le temps de quelques secondes.  “Nan ? T’as sérieusement rencontré quelqu’un ? Ici ?” Pourquoi cette phrase là tu l’entends. Tu fais non de la tête parce que non, tu ne l’as pas rencontré ici. Le coup de foudre, tu l’as eu une fois dans ta vie. Pas deux. C’était Rosa et personne ne t’a fait ressentir tout ce qui émanait d’elle en moins d’une minute. Tu veux pas aller par là. Pas tout de suite. Tu saurais même pas quoi dire en vrai. T’es confus. T’as surtout besoin de rentrer, d’une bonne nuit de sommeil, ça ira mieux demain. Tu te détestes juste d’être nerveux ce soir. Ca t’a fait trop réfléchir. Voilà c’est juste ça. “Un défi ? C’est pas juste une excuse de merde que tu sors pour éviter de dire que t’es venu tout seul parce que t’es vraiment en chien ?” Elle te fait rire parce que c’est la vérité. T’es en chien et ça fait bien bien longtemps que ça t’étais pas arrivé. “Parce que c’est mon cas. Je suis venue seule parce que je suis vraiment en chien.” Nouveau rire. Tu lèves ton verre pour trinquer avec elle.

« On est en phase ce soir. » Sauf que t’avais pas dans l’optique de te taper qui que ce soit que tu allais rencontrer aux speed dating. T’es en chien quand même. “J’avais pas envie de la passer seule cette année, la Saint Valentin. Et tu me connais pourtant, je m’en bat les reins, de cette fête, mais j’sais pas, ça me foutait le cafard.” La vérité c’est que t’avais complètement zappé c’était la Saint Valentin. C’est juste une soirée speed dating pour toi. Qu’il y ait des coeurs partout ça t’as pas surpris, c’est le thème.

« On la passe ensemble l’année prochaine. » Parce que pour le coup t’es pas optimiste pour ton avenir sentimental. Bien sûr que tu seras tout seul. Ca peut pas être autrement. “En fait, y a quelqu’un, Jordan.” Le gros stop qu’elle te met, mais t’es pas vexé. T’as juste les yeux qui se relève de ton verre à son visage à elle. Lola? “Enfin, pas vraiment quelqu’un.” Elle se dégonfle et elle a du mal à s’exprimer. Y’a vraiment quelqu’un. Tu dis rien, tu la regardes, attendant qu’elle ajoute des détails supplémentaires. Vous êtes pareil de ce côté là. Vous savez qu’il faut laisser l’autre venir avec ce qu’il a à donner plutôt que de le cuisiner. Ca serait juste la meilleure façon de le faire se refermer complètement dans sa coquille. “Je suis venue parce que ça me faisait chier de l’imaginer occupée alors que je branlais rien sur mon canapé avec mon chat, ma tristesse et des photos de mon ex. Voilà. C'est con, je... Bref. Rien d’important.” Tu hoches la tête. Y’a quelqu’un. Quelqu’un à qui elle tient vraiment. Elle se prend trop la tête pour que ça soit un truc insignifiant. “Et toi, t’es venu faire quoi ? C’est quoi cette histoire de défi ?” Ton tour… Tu prends une grande inspiration sans vraiment t’en rendre compte.

« Une meuf. » Ouh Jordan. Tu parles pas vite. Les mots viennent pas. Les phrases qui sont à la frontières de tes lèvres te font bizarres… « Une meuf que je vois ces derniers temps… » Ca. Ca te fait bizarre. C’est vrai mais c’est aussi la première fois depuis très longtemps. « On s’est inscrit mutuellement. Pour s’amuser. » Tu soupires doucement avant que tes lèvres ne se fendent en un sourire. « Sauf que moi, je… j’ai été nerveux toute la soirée. Vraiment les dates c’est pas fait pour moi. » Ceux que tu as fait avec Rosa c’était plus des façons de parler, pour marquer le coup d’une soirée ensemble. Pas de véritables dates comme au début d’une relation.

« Enfin bref… Je vois quelqu’un et… Je suis en chien oh god… » Tu te passes une main sur le visage. Un sourire amusé aux lèvres. Ca te fait bizarre d’avouer tout ça à voix haute. Tu avais tout ces mots dans ta tête depuis si longtemps. Ces mots que tu refusais de prononcer. Ca fait si longtemps que t’as pas eu de relations sexuelles. T’en voulais pas. Elle est en train de changer ça dans ta tête. I’m not broken. Et ça fait du bien.

« Ton quelqu’un. Pourquoi elle serait occupée ce soir ? Genre… Un truc romantique ? » Tu ouvres des grands yeux en réalisant un truc. « Me dit pas qu’elle est mariée. » Parce que t’es sûr que vu la poisse de Grace, y’a de grandes chances que ce soit le cas. Please no.

Elle a beau vouloir minimiser la chose, la tourner en une anecdote rigolote mais parfaitement insignifiante, la lueur de complicité dans les yeux de Jordan est là pour lui rappeler qu’elle ne trompe personne. Bien sûr, que ce n’est pas rien d’important - c’est juste qu’elle ne voulait pas sortir la chose de proportions, par crainte de se faire peur à elle-même, si tôt après Alexandria, si tôt après sa rencontre avec Lola. Il y avait trop de paramètres qui déconnaient et à ses yeux, ça la disqualifiait complètement de pouvoir en parler ouvertement, de concrétiser quoi que ce soit au travers des mots ; surtout à Jordan, dont l’avis lui importe tant. Alors, malgré les regards qu’il lui jette, il consent à changer de sujet et elle marche complètement, tombe même, trop heureuse d’éviter les questions et de repousser l’inévitable (au moins en a-t-elle conscience).

« Une meuf que je vois ces derniers temps… »

C’est à son tour de hausser les sourcils, pendue qu’elle l’est aux lèvres de son ami qui commence à passer aux aveux. Jordan n’a pas menti quand il a dit qu’ils étaient en phase, ce soir : lui aussi semble hésitant, à chercher ses mots sans savoir lesquels conviennent exactement. Grace se demande s’ils sont dans la même situation, si lui non plus ne se sent pas légitime de poser des mots sur tout ça. S’il a l’impression d’aller trop vite, de trahir quelque chose. « On s’est inscrit mutuellement. Pour s’amuser. » Cette fois la jeune femme hausse un sourcil inquisiteur : “Ah ouais, c’est une technique de drague, ça, de s’envoyer mutuellement rencontrer des célibataires à la recherche de l’amour ? Tu me diras si ça fonctionne, faut peut-être que je change de M.O.” Elle retient toutes ses questions sur la jeune femme en question - et Dieu sait que ce n’est pas facile, tant ça lui fait plaisir de voir Jordan dans cet état, tout pourvu de doutes soit-il.

« Enfin bref… Je vois quelqu’un et… Je suis en chien oh god… »

Son sourire s’élargit encore. Elle n’a quasiment toujours connu Jordan qu’avec Rosa, consciente ou non - jamais personne d’autre, personne qui compte. Et peut-être que la fille qu’il voit ne compte pas, pas autant que Rosa, parce que ce serait impossible, mais c’est déjà un gros début. Un énorme début auquel elle, à sa place, n’aurait sûrement pas su faire face. “Je suis contente pour toi, Jordan. Tu la retrouves après ça ?” Elle ne s’épanche pas non plus sur sa joie - chaque chose en son temps. Le sujet repasse à ses problèmes à elle et elle ne se défend pas - elle lui doit bien ça, estime-t-elle.

“Non, je sais pas… Non, bien sûr qu’elle est pas mariée. J’ai un don pour les situations de merde, mais quand même, après Alex, donne-moi un peu plus de crédit.” Elle rit, parce qu’en rétrospective, ça la fait halluciner de ne jamais avoir réagi sur ça. Elle était restée quatre ans avec une femme qui ne sortirait jamais du placard pour elle. Niveau situations barrées, elle avait rarement connu pire et elle n’était pas prête à faire encore plus bas. Quoique… “Non, rien de tout ça. C’est juste quelqu’un de très renfermé émotionnellement. Et je sais qu’elle voit des gens à côté, et moi aussi, mais…” Elle hausse les épaules, parce qu’elle ne sait même pas comment formuler ça. Ca lui paraît si présomptueux qu’elle veut même s’en abstenir : “y a quelque chose.” Elle continue d’agiter une main en l’air pour se donner de la contenance, des idées, mais elle ne trouve rien : lourd soupir. A la place, un autre débat vient se caler : est-ce qu’elle doit lui dire ? Elle regarde Jordan dans les yeux, guette ses expressions. Lola lui a interdit, mais ce n’était pas formel, c’était une boutade, il n’y a rien d’interdit en soi. Rien que Lola lui reprocherait - pas sept mois après le verre où elles l’avaient mentionné. Si ? Tant pis ? Tant pis. “Promets-moi de pas vriller, mais c’est quelqu’un que tu connais.” Et, un peu connement, elle trouve nécessaire de l’ajouter : “Et non, c’est pas Claire.”

Bien sûr que Grace change d’expression faciale quand tu dis que tu vois une fille. T’as jamais vu que Rosa de toute ta vie. “Ah ouais, c’est une technique de drague, ça, de s’envoyer mutuellement rencontrer des célibataires à la recherche de l’amour ? Tu me diras si ça fonctionne, faut peut-être que je change de M.O.” Bien sûr qu’elle comprend pas le délire là dessous. Tu lui as rien dit à propos de Murphy. Mais l’immense sourire sur tes lèvres montre bien que ça t’amuse beaucoup. Aussi entendre Grace dire à voix haute à quoi votre petit jeu a l’air. We’re so dumb. Ouais, et ça te fait grave marrer quand t’y pense. Mais oublie pas qu’elle peut se trouver quelqu’un aussi ce soir. Nah… Mais si. It’s alright. We’re just hanging out. T’as aucun droit sur Murph et vice versa. “Je suis contente pour toi, Jordan. Tu la retrouves après ça ?” Tu hoches la tête.

« J’espère ouais. » Tu sais pas mais tu te souviens le baiser qu’elle a laissé sur ta joue avant le début de la soirée. La vérité c’est qu’il faut que tu redescendes tes espoirs parce que si tu finis pas la soirée avec elle, tu vas être très très déçu. Déçu de toi. Not disappointed. Nan, parce que tu pensais pas pouvoir ressentir tout ça un jour et rien que ça, c’est une victoire énorme. Rien n’est perdu.

“Non, je sais pas… Non, bien sûr qu’elle est pas mariée. J’ai un don pour les situations de merde, mais quand même, après Alex, donne-moi un peu plus de crédit.” Tu remercies silencieusement Grace de ne pas continuer sur le sujet. Ton sujet. Le sujet de la fille que tu vois. Celle qui te met en chien. Celle qui t’as mis une claque parce que tu es allé trop loin l’autre soir. Mais elle est toujours là à faire des plans avec toi. Des plans totalement stupide et c’est ça qui est bon.  “Non, rien de tout ça. C’est juste quelqu’un de très renfermé émotionnellement. Et je sais qu’elle voit des gens à côté, et moi aussi, mais…” Lola, est-ce que c’est Lola. Dis moi que c’est Lola. “y a quelque chose.” Tu la regardes faire. Tu restes silencieux mais tu penses beaucoup. Je la connais. “Promets-moi de pas vriller, mais c’est quelqu’un que tu connais.” Tu regardes Grace et franchement, tu peux juste pas faire l’acteur.  “Et non, c’est pas Claire.”

« C’est Lola hmmm? » Tu te prépares à te justifier rapidement parce qu’il te semble que t’avais pas le droit d’en parler à Grace. D’où le pourquoi tu ne lui as jamais parlé de Lola avant. T’as pas mis ça sur le tapis. Grace vient de le faire toute seule.

« Elle t’a mentionné y’a quelques mois, j’ai pas encore de pouvoirs magiques. » C’est pas une info que tu pouvais oublier. Tu sors ton téléphone de ta poche et commence à pianoter sur ton écran.

« J’ai juste une bonne mémoire. Une mémoire selective. » Parce qu’on sait tous que ta mémoire c’est de la merde assez régulièrement. Le coup de la mémoire sélective c’est devenu une recurring joke avec des potes. Et parce que t’es en train de prier qu’elle te demande pas plus à propos de ce que tu sais. Tu demandes pas plus à propos de ce qu’elle ressent pour Lola. Donnant donnant. Tu la fais pas chier, t’espère qu’elle va pas le faire non plus. Quand t’as affiché le truc que tu veux à l’écran, tu poses ton téléphone devant ton amie, avec cette photo instagram.

« Elle s’appelle Murphy. » You piece of shit. T’es en train d’essayer de détourner son attention pour éviter les questions. Ca marche? T’es prêt à parler de Murphy en long en large en travers pour éviter tout questionnement sur ce que Lola aurait pu te dire. En plus t’as pas choisi une photo aléatoire. T’as pris celle avec plein de chaire visible. Autant qu’elle en profite au passage.

Le sourire de Jordan est loin d’être celui qu’il avait lorsqu’il lui a parlé de Rosa pour la première fois, les yeux dans le vague et le teint tout rosi. Non, Rosa est restée dans un univers parallèle que lui comme elle ont définitivement quitté sans que Jordan n’arrive vraiment à complètement en partir non plus – elle le voit sur son visage, parce qu’elle y a lu mille fois la peur et l’excitation et qu'aucune des deux expressions ne ressemble à celle de l'époque. Mais les différences importent moins, une fois comparées au fait qu’au moins, Jordan sourit. Béatement, avec une espèce d’insouciance un peu gênée. Ca faisait longtemps qu’elle ne l’avait pas vu comme ça. Alors même si son j’espère trahit une inquiétude certaine, Grace se réjouit quand même mentalement, et ça contamine jusqu’à son sourire et son attitude.

Puis ils passent au sujet qui fâche - Lola, sa complicité avec Lola, ses sentiments-qu’elle-prétend-confus-mais-qui-sont-très-très-clairs envers Lola - et elle a besoin de vider son sac, cette fois, tant qu’elle le peut encore et qu’elle ne refroidit pas à la perspective. « C’est Lola hmmm? » Tout mot qui comptait sortir d’entre ses lèvres se retrouve tué dans l’oeuf à l’instant où Jordan prononce ces mots, tel un devin qui aurait vu trop clair dans son jeu. A quel moment a-t-il deviné ? Comment ? Qu’est-ce qu’elle a laissé passer qu’il a vu sans qu’elle ne sache ? « Elle t’a mentionné y’a quelques mois, j’ai pas encore de pouvoirs magiques. » Ah. Grace attend que ses joues rougies d’un coup se calment et remercie secrètement Jordan de mettre le nez sur son portable plutôt que sur elle. Il faut quelques secondes à son cerveau pour comprendre et procéder le tout, et pour qu’elle se rappelle qu’il faut l’oxygéner pour qu’il continue à fonctionner.

« Elle s’appelle Murphy. »

Et le temps de mettre en place les correctifs sur son muscle défaillant, Jordan a déjà fait glisser son portable vers elle. Quelques secondes, encore : qu’est-ce qu’il lui montre ? Qui est Murphy ? Qu’est Instagram ? “Oh.” Mot par mot, ça commence à revenir. “Ooooooh”, poursuit-elle, en se saisissant du portable cette fois. “Noice”, commente-t-elle, commentaire de beauf plaqué or et accent britannique mal foutu par-dessus sont de mise. La jeune femme qu’il lui montre est jolie, dévêtue, et tout à fait le genre de Jordan. “Tu la vois depuis longtemps, cette Murphy ? T’envisages quelque chose de sérieux avec elle ?” Le traquenard semble lui revenir en tête : Lola. Qui avait parlé d’elle à Jordan. “Eh mais - attends.” Le cerveau se remet, lentement, de ses distractions précédentes : elle rend son portable à Jordan, qu’elle tenait toujours en main, et s’hydrate d’une gorgée d’eau. Puis elle brandit un index accusateur, plante son regard déterminé et féroce dans celui de Jordan.

“Tu peux pas me distraire avec des nudes, mon pote. Lola t’a dit quoi ?”

Tant pis si elle parle un peu fort et qu’à côté on s’est retournés sur leur table : c’est facile de l’avoir avec ça, parce que si Jordan a une mémoire sélective, Grace n’a généralement pas de mémoire du tout. Sur ce coup-ci, heureusement, elle est au taquet : “Parce que figure-toi qu’elle m’a implicitement interdit de te parler d’elle, ou plutôt elle a foutu un gros stop à la conversation quand on s’est rendues compte qu’on te connaissait toutes les deux. Je t’en aurais parlé avant, si j’avais su, putain, ça fait des années lumières que je tiens ma langue.” Rien que ça.

Tu coupes l’herbe sous le pied de Grace avec son crush reveal. Tu vois les milles questions dans ses yeux et tu vas essayer de jouer de ton talent pour esquiver tout ça. Elle reste silencieuse néanmoins, t’en es reconnaissant. Nah, c’est parce que je suis doué. Nope. Mais c’est vrai que la photo de Murph fait son effet. Je suis doué. Nah. “Oh.” Si. “Ooooooh” Si si si. “Noice” Un sourire en coin sur tes lèvres se forme parce que oui. Noice. C’est exactement le mot. “Tu la vois depuis longtemps, cette Murphy ? T’envisages quelque chose de sérieux avec elle ?” Je suis tellement doué. Parce que ça a marché comme prévu. “Eh mais - attends.” Fuck no.  VITE. JORDAN. VITE. Elle te rend ton telephone et t’es déjà en train de chercher dans ton album photo la 2e photo dénudé que Murph t’as envoyé en privé. PLUS VITE JORDAN !!!

“Je la connais depuis un clip vid-“
“Tu peux pas me distraire avec des nudes, mon pote. Lola t’a dit quoi ?” FUCK ME !!! Pas dérangé pour un sous que Grace soit pas discrète. Vous parlez de véritable problème là. C’est important cette conversation. Y’a que vous. T’es dans une bulle. “Parce que figure-toi qu’elle m’a implicitement interdit de te parler d’elle, ou plutôt elle a foutu un gros stop à la conversation quand on s’est rendues compte qu’on te connaissait toutes les deux. Je t’en aurais parlé avant, si j’avais su, putain, ça fait des années lumières que je tiens ma langue.”

Tu soupires. Tu lâches ton téléphone parce que t’étais encore en train de chercher la photo. Tu te cales dans ta chaise, tu fermes les yeux. Va falloir que tu dises quelque chose.

« J’ai d’autres photos si tu… » Mais tu sais que tu vas avoir un regard noir de la part de ton ami. Tu capitules. « Okay ouais. Lola m’a implicitement interdit de te parler d’elle aussi. » Tu fronces le nez, en train de réfléchir à ce que tu vas dire. « Je me souviens plus ce qu’elle m’a dit. » Tu sais qu’elle va pas te croire. C’est bon Jordan, arrête de jouer aux cons. My best skill. Don’t ask me that. T’es hilarant.

“Elle m’a juste dit que vous étiez amies. Que vous voyez des autres gens et que vous étiez amies. » Tu te mordilles la lèvre doucement, réalisant un truc. « On est vraiment en phase… » Ca te fait sourire de t’en rendre compte. « Vous êtes chill. Vous passez des bons moments ensemble… On est chill, on passe des bons moments ensemble. » Tu vas pas mettre les mots claires pour savoir si elles ont couché ensemble. Tu te refuses d’imaginer Lola faisant ce genre de chose. Lola a toujours 16 ans dans ta tête. Lola est la personne la plus naïve et innocente de la terre dans ta tête.

« Tu te prends la tête… Je me prends la tête… » Nouveau sourire parce que là tu t’avoues la réalité de la situation. « T’es dans le déni, je suis dans le déni. Tout roule. Sujet suivant ? » Même si tu es sûr que le sujet ne va pas changer, tu tentes. Qui ne tente rien n’a rien.


@Grace Coughlin

L'espace de quelques minutes, la distraction fonctionne : Grace, complètement absorbée par la gestion des informations qui arrivent en masse et par l’interprétation de la photo que lui montre Jordan, oublie totalement qu'ils parlaient de Lola la seconde d’avant. Et aussi du fait plus que troublant que Jordan était parfaitement au courant qu’elle parlait de Lola, ce qui sous-entendait qu’il en savait plus que ce que son silence laissait entendre, et qu’il la laissait plonger tête baissée dans son traquenard sans pitié aucune pour sa confusion.  « J’ai d’autres photos si tu… » Jordan. Il ne coupe pas au regard noir qu’il avait l’air d’anticiper, tête un peu penchée en avant, tandis que son amie s’enfonce dans son siège pour juger de sa trahison en étant bien installée. Grace n’a jamais vraiment compris pourquoi Lola tenait tant à ériger des barrières entre ses sphères privées multiples, à séparer deux amis de longue date qu’elle connaissait aussi dans sa tête, plutôt que de trouver ça amusant et de passer à autre chose. Il y avait encore beaucoup de choses bien cachées chez Lola qu’elle devait arriver à comprendre. Elle avait le temps, mais Grace aimait brûler les étapes.

“Ah, elle a carrément précisé qu’on voyait d’autres gens ? Waow.”

Ca la fait sourire, parce qu’elle a fait exactement la même chose deux minutes avant pour se convaincre sans même vraiment y croire. L’idée l’amuse autant qu’elle la rassure. Puis Jordan érige un parallèle entre leurs situations et Grace se prend à sourire, cette fois plus sincèrement. Elle hoche la tête, parce que ça fait du bien de ne pas se retrouver complètement seule dans cette situation, et d’avoir quelqu’un à qui en parler. A fortiori après sa rupture qu’elle avait mis si longtemps à panser, sans avoir réussi à complètement terminer de cicatriser. “Je suis pas dans le déni. C’est délicat, c’est tout.” Il disait sûrement la même chose, Murphy disait sûrement la même chose, Lola disait sûrement la même chose. Les lecteurs diront sûrement la même chose. Elle, elle y croit, parce que tout semble trop, trop brusqué, trop officialisant. Elle n’a pas envie de se lancer dans quelque chose d’autre alors qu’Alex a imprimé sa marque bien trop fort.

“Sujet suivant”, qu’elle consent d’un hochement de tête. Elle se sert un autre verre d’eau : plus envie de boire, ni de sortir, ni de bouger. Tout vertige l’a quittée depuis qu’elle a retrouvé son ami et elle n’a plus envie de quitter la table. “T’as rencontré qui alors, ce soir ? Pour ma part, un préado un peu lourdingue qui m’a draguée deux minutes, avant de se réjouir du fait qu’on puisse parler de femmes ensemble, puis une nana plutôt cool à qui j’ai proposé qu’on sorte après…” Plutôt cool. Ce n’est pas tant le vocabulaire choisi que le ton sur lequel elle le déballe qui trahit son hésitation. Nico était une jeune femme aussi intéressante qu’attirante, et peut-être que n’importe quel autre jour elle n’aurait hésité qu’une demi-seconde, mais ce soir le coeur n’y est pas. Elle appuie le sentiment d’une petite moue : “Tu crois que je devrais y aller ? Tu ferais quoi toi ? Vis-à-vis de Murphy.” Ca la fait bêtement sourire, sur le coup : après Claire et son éternel dilemme sur la plage, elle est sûre que son hésitation infinie a manqué à Jordan.

“Ah, elle a carrément précisé qu’on voyait d’autres gens ? Waow.” Fuck. T’en as peut être trop dit. Mais t’es carrément le cul entre deux chaises. Dire la vérité c’est forcément la chose la plus saine à faire dans cette situation de merde. Pourquoi tous ces secrets d’abord ? Y’a pas raison à ton avis. “Je suis pas dans le déni. C’est délicat, c’est tout.” Tu hoches la tête. C’est pas délicat pour ta propre situation. C’est le déni. Totalement le déni. I’m good, fuck off. Bien sûr Jordan. “Sujet suivant” Parfait. T’aurais pas cru qu’elle accepterait mais les bonnes surprises comme ça tu prends. Tu prends aussi un nouveau verre d’eau. T’es vraiment le gars qui va demander une nouvelle carafe alors que ces rendez vous ne dure que quelques minutes ? T’as de la chance que c’est le dernier rendez vous sinon tu aurais passé la première partie du suivant aux toilettes. “T’as rencontré qui alors, ce soir ? Pour ma part, un préado un peu lourdingue qui m’a draguée deux minutes, avant de se réjouir du fait qu’on puisse parler de femmes ensemble, puis une nana plutôt cool à qui j’ai proposé qu’on sorte après…” Un sourire en coin se forme sur tes lèvres.

« La soirée a porté ses fruits pour toi. » Elle va voir une meuf après. C’est jackpot. Mais Grace n’a pas l’air sûr d’elle du tout. Ce que tu comprends.  “Tu crois que je devrais y aller ? Tu ferais quoi toi ? Vis-à-vis de Murphy.” Tu secoues la tête.

« Tu peux pas comparer. » T’as réalisé plein de trucs ces derniers mois. « Les coups d’un soir j’arrive juste plus. J’ai essayé. J’ai un blocage je… Je sais pas. Donc… La question ne se pose pas. » T’es en chien, mais que pour elle. T’as besoin d’être connecté avec les gens, qu’il y ait un vrai truc. Plus que du physique. Tu n’arrives plus du tout autrement. Tu ne veux pas. Ca t’attires pas.

« Tu te poses trop de questions tu devrais pas le faire. Enfin… Je dis ça, c’est juste pour la paix de ton esprit. » C’est tellement important. Les regrets. Les ‘si’, c’est tellement un fardeau à porter sur ses épaules.

« Envoie un message à Lola et voit ce qu’elle répond. Ca te donnera une piste… ou… » Tu reprends ton téléphone dans tes mains.  « Attend, je lance en aléatoire toutes mes chansons et on voit ce que ça dit. Celle sur laquelle ça tombe. » C’est SUPER CON, mais ça t’aide à prendre des décisions des fois. T’as genre 15 000 chansons sauvegardées sur ta playlist « liked songs ». Ca influence plus ou moins la suite. Ca te réconforte ou pas du tout. Tu cliques sur "SHUFFLE". Tu souris en voyant la chanson qui s’est affiché, qui est en train de jouer, les accords de guitare.

« A Step You Can’t Take Back. » Tu relèves la tête vers Grace, laissant la chanson jouer, le niveau du son est raisonnable. « Tu fais ce que tu veux de ça. » Elle va te le foutre à la gueule ouais. Ou pas.

La soirée a porté ses fruits pour elle. Oui, voilà qui est bien dit, parce que, franchement, quelles étaient les chances de rencontrer quelqu’un qui lui plaisait, qu’elle trouvait intéressante et avec qui, dans 99.99% des autres scénarii possibles dans ce cas, elle aurait sûrement été boire un verre avec plaisir ? Du gros gâchis : voilà ce que c’est. Les étoiles étaient alignées pour lui dire d’aller se faire foutre d’oser ainsi balancer une si belle opportunité parce qu’elle pensait à quelqu’un qui avait certainement mieux à faire ce soir. D’ailleurs, où était le principe, le positif dans l’idée ? Absolument nulle part. Ce n’était ni solennel ni adorable ni rien de positif ou à quoi elle ait envie de penser.

« Les coups d’un soir j’arrive juste plus. J’ai essayé. J’ai un blocage je… Je sais pas. Donc… La question ne se pose pas. »

Ah. Grace a envie de lui répondre qu’elle comprend, mais pas vraiment : toujours apte à séparer ses sentiments de sa vie sexuelle, la jeune femme n’a jamais vraiment cloisonné. Encore moins dans la plupart de ses relations ouvertes - et plus ou moins saines - et la monogamie était un concept qu’elle avait mis en place relativement récemment, avec Alexandria. Non que ça lui ait manqué, ou déplu - ça lui avait juste demandé de la patience et de grands efforts d’adaptation, surtout aux vues des absences fréquentes de sa compagne. Après leur rupture, elle avait retrouvé son rythme d’avant - désorganisé, un flou artistique en puissance, sans qu’elle n’y réfléchisse ou se torture outre mesure. Ce sentiment d’épaisse confusion et de contrariété, ce soir, c’est nouveau. « Tu te poses trop de questions tu devrais pas le faire. Enfin… Je dis ça, c’est juste pour la paix de ton esprit. » Elle dodeline de la tête. C’est vrai. Mais si c’était une émotion purement furtive et passagère qui s’en allait le lendemain même (malgré sa présence persistante des dernières semaines) ? Si, au final, elle regrettait de ne pas avoir pris le temps de connaître Nico davantage ? Si elle perdait l’occasion d’une relation stable et épanouie et somme toute fort sympathique ? A-t-elle même envie de ça ?

“T’as raison.”

Lourd soupir. Tout lui crie d’annuler le rendez-vous suivant, parce que plus ça va et plus elle se sent vertigineuse et complètement décalée de son comportement habituelle : Lola ou non, la jeune femme a besoin de dormir pelotonnée contre son chat. « Envoie un message à Lola et voit ce qu’elle répond. Ca te donnera une piste… ou… » Le regard de Jordan s’éclaire alors qu’il brandit son portable et lance une playlist en aléatoire. Il lit le titre de la chanson à voix haute, et ça fait marrer Grace, sur le coup : le sort s’acharne, veut lui botter le cul et qu’elle prenne enfin une décision dans sa vie. “OKAY, OKAY. Je lui envoie un message. Putain, vous faites chier, le coup du destin et toi.” Elle n’en pense pas un mot. Peut-être un tout petit peu quand même. La brune plonge la main dans son sac et en extirpe son portable, saisit du pouce sa conversation avec Lola et laisse le doigt en suspens au-dessus de l’écran. Un long moment. Bame Nond’s having a stronk, call a Bondulance.

“Ok, je peux pas lui proposer d’aller boire un verre. C’est cramé.” We’re eleven years old up in this house. “Un truc sympa, mais normal. Mais un peu flirty. Mais normal. Salut Lola, comment vas-tu en cette belle soirée ? Tendres bises. Sent.” singe-t-elle, retenant au mieux son sourire face à son ami. Celui-ci a le courage de supporter ses foutages de gueule depuis presque quinze ans, elle se dit, et ça la rend heureuse de savoir que quelque part, quelle que soit l’issue, elle ne sera pas seule dans le bordel qu’elle a créé pour elle-même. Second soupir : elle écrit un message, pour de vrai cette fois, d’un pouce un peu distrait. L’efface, puis le réécrit cinquante fois. Opte pour un bateau hey, how was your week ? hope you’re having a great night parce qu’elle ne se voit rien faire de plus et qu’ici, au milieu du speed dating, elle a peur qu’en dire trop conduise Lola sur ses traces et que celle-ci se rende compte via superpouvoirs qu’elle a été rencontrer des gens particulièrement farfelus juste pour ne pas penser à elle. “Bon. Le step I can’t take back, fait. Crushed it, même. Maintenant, vrai changement de sujet. Comment ça se passe, le boulot, en ce moment ?” Elle prend l’initiative de vider la carafe dans chacun de leurs verres et vide le sien d’une traite comme pour se remettre du trauma. “Et tout en général, en fait. J’savais même pas que t’avais rencontré quelqu’un, alors quels autres événements majeurs j’ai pu louper ? T’as gagné trois Grammys pour tes titres et fait la bise à Britney ? Un virus mystérieux a contaminé la moitié de la planète ?”

“T’as raison.” Grace est une des personnes qui te prend le plus au sérieux sur cette planète et depuis toujours. Ca fait un bien fou d’être validé. De se rendre compte qu’on dit pas que de la merde contrairement à ce que votre père peut vous dire. Belle-mère aussi. Ouais on l’aime pas non plus. Nope. Vraiment c’est ce genre de petites choses depuis que t’es plus jeune qui te fait garder l’espoir en la vie. Que ça veut la peine d’être vécu parce que y’a des gens qui croient en toi. Qui te croit. Qui te montre que tu es utile sur cette planète. C’est peut être insignifiant dit comme ça mais dans les moments où ça va pas du tout, ça aide énormément.

Tu continues de lancer des idées sur comment avancer sur sa situation petit à petit. Avec des nouveaux éléments. L’idée de la chanson ça aide toujours. Dans le bon ou mauvais sens et Grace le prend en compte, ça te réchauffe le coeur. “OKAY, OKAY. Je lui envoie un message. Putain, vous faites chier, le coup du destin et toi.” Ca te fait rire comme elle dit ça mais c’est vrai. Et elle vous prend au sérieux et tu l’aimes pour ça. Tu écoutes la chanson passer et tu restes dans ton silence alors qu’elle a le nez dans son téléphone. Elle a l’air de débattre intérieurement sur quoi écrire et tu sais bien ce que c’est ce feeling. “Ok, je peux pas lui proposer d’aller boire un verre. C’est cramé.” Tu hausses une épaule.

« Il faut boire pour vivre. » Toi tu l’aurais fait. “Un truc sympa, mais normal. Mais un peu flirty. Mais normal. Salut Lola, comment vas-tu en cette belle soirée ? Tendres bises. Sent.” Elle te fait rire parce que clairement tu sais qu’elle l’a pas envoyé.

« Tendres bises? » Cette partie là te fait vraiment marrer mais elle est concentré dans son écran et tu vois qu’elle tient un truc. Ses soupires, son visage qui se contracte plus ou moins. Elle va l’envoyer attention… “Bon. Le step I can’t take back, fait. Crushed it, même. Maintenant, vrai changement de sujet. Comment ça se passe, le boulot, en ce moment ?” Tu hoches la tête. T’aimes bien le changement de sujet, tu l’accueilles à bras ouverts. Pour elle. Pour toi. “Et tout en général, en fait. J’savais même pas que t’avais rencontré quelqu’un, alors quels autres événements majeurs j’ai pu louper ? T’as gagné trois Grammys pour tes titres et fait la bise à Britney ? Un virus mystérieux a contaminé la moitié de la planète ?”

« On a pas gagné les Grammys malheureusement mais être nommé c’est déjà énorme. Deux années de suite en plus. » Jamais tu t’en remettras de ta vie. C’est incroyable. « J’ai parlé de Murphy a personne si ça peut te rassurer. » Tu hausses une épaule. Tu voulais pas retourner sur le sujet mais elle l’a remis sur le tapis. « Commence pas à dire à tout le monde que je suis casé même si ça ferait peut être taire Marcus… » T’as une moue pensive un bref instant. « Mais non. On squatte ensemble c’est tout. » C’est important. Même si tu chéries les moments que tu passes avec elle parce que ça fait si longtemps que t’as pas été émotionnellement connecté à quelqu’un à plus d’un niveau.

« Mais ouais le boulot ça va bien. J’ai quelques projets en ce moment. Mon studio va être pris d’assaut dans quelques semaines par les gars de In Hearts Wake. Ca va être bon. » Tu aimes ces gars très fort. Ils sont super doué en plus. « Et toi ? A part tes histoires de coeurs... Quoi d’important ? »

La proposition de Jordan a beau lui paraître incongrue, elle a au moins le mérite de la motiver à faire ce qu’elle a envie de faire depuis le début de la soirée, maintenant qu’elle a quelqu’un derrière elle : envoyer un message à Lola. Prendre des nouvelles, à défaut de l’inviter boire un verre à presque vingt-deux heures, ce qui est Beaucoup Trop Tard, et risquer de mettre du concret sur quelque chose qu’elles ont toujours volontairement gardé flou. Grace se distancie par réflexe de préservation autant que par considération pour Lola, qui peut très bien être en rendez-vous ce soir et se trouver dans l’embarras devant un potentiel message, ou ne rien faire du tout et ne pas du tout s’attendre à un signe de vie : qu’importe, elle maintient ses barrières, teste les eaux. Et, une fois qu’elle annonce à Jordan avoir rempli sa mission, elle le relance sur d’autres sujets : après tout, les conversations basiques des speed-datings, ils sont un peu au-dessus.

« On a pas gagné les Grammys malheureusement mais être nommé c’est déjà énorme. Deux années de suite en plus. » Elle sourit, hoche la tête : bien sûr, qu’elle est au courant. Qu’elle a suivi, parfois de loin, souvent en retard, mais elle fait toujours de son mieux pour rattraper. Elle sait combien la musique tient à coeur à Jordan et combien il met de lui-même dans ses musiques. « J’ai parlé de Murphy a personne si ça peut te rassurer. Commence pas à dire à tout le monde que je suis casé même si ça ferait peut être taire Marcus… » Ca la fait rire, aussi : tellement en phase qu’ils n’ont pensé à en parler avant personne avant le soir-même. “Rassure-toi, j’ai pas parlé à Marcus depuis qu’il a bousillé ma chicha au Nouvel An 2017 et qu’il a volé mon tabac, c’est pas à lui que j’irai cafter. T’as des nouvelles des autres ?” Les autres, leur ancien petit groupe d’amis, qui s’était peu à peu morcelé pour toutes ces raisons qui constituaient la vie : changements importants à vitesses différentes, déménagements plus ou moins loin, chemins qui divergent tout simplement. “J’ai parlé de Lola à personne, non plus. T’avise pas de lui en parler la prochaine fois que vous vous voyez.” Mais ça fait du bien, de ne plus garder ça pour elle, d’être mise au pied du mur plutôt que d’attendre que les choses se fassent en faisant l’autruche.

“In Hearts Wake ? Sérieux ? Putain, file-moi ton carnet d’adresse.”

Elle frotte les cernes sous ses yeux de son pouce et de son index comme pour se réveiller : elle est en proie à une léthargie paralysante, depuis que le stress l’a relâchée et qu’elle est en compagnie de Jordan. “D’important ? Rien. J’ai toujours mon tournage avec mon acteur chiant et infoutu de se poser plus de deux secondes sur un projet sans vouloir changer tous les détails. Les semaines sont longues.” Et son job est sur la ligne - elle le pressent aussi loin que la lune : Magnus et Julia commencent à s’en sortir sans avoir besoin de ses conseils, et elle représente de plus en plus un salaire de trop. “Et j’arrête pas de me dire que j’ai envie de reprendre mon job d’avant. Faire dans l’artistique, pour et selon moi, pas être embauchée par un réalisateur pour prendre des photos d’acteurs maquillés qui récitent un texte. Ca me fait plus vibrer.” Ca ne l’a jamais vraiment faite vibrer, mais après un an d’immobilité complète, et deux ans à vivre avec son frère, enfermée dans une routine étouffante, ça l’avait émerveillée d’être embauchée quelque part à nouveau. Après presque deux ans de renfermement complet, agrémenté de rééducation intense, elle avait enfin pu retrouver son appareil, son indépendance, et un peu de sa joie d’antan. Elle était loin de la Grace d’il y a encore un an, tranchante, désagréable, fataliste.

“On m’a proposé de faire le prochain film de Katelyn Moyer, aussi.”

Ses yeux s’éclairent immédiatement : qu’elle soit tannée par son emploi ou non, elle restait une grande fan de Katelyn Moyer, de sa prestance de femme déterminée et de ses productions poétiques. “Et j’ai recroisé une ex, aussi, celle avec qui je bossais après avoir quitté la fac, tu sais.” Ca fait des mois, d’ailleurs, mais c’est la première fois qu’elle en parle à Jordan, parce que trop de choses se sont passées en bien peu de temps. Son portable vibre sur la table devant elle et Grace se redresse d’un bond dans son siège : “Ohmygodshereplied.” Elle déverrouille l’écran, relit trois fois le message : My week's been really weird, actually. How are you? I'll admit I'm watching my third romcom in a row while eating chocolate, because I'm a walking cliché. “Elle fait rien ce soir !!” qu’elle annonce triomphalement à un Jordan qui aurait sûrement pu lui dire avant qu’elle ne pose la question. Dans un battement de coeur, elle tape sa réponse : Wanna hear all about the weird week. I kinda miss you. Elle redresse la tête, soudain consciente de sa position, et se met à ricaner. “Mais quel enfer, j’ai l’impression d’avoir seize ans et un crush sur ma voisine de TP en bio.” Elle repasse ses doigts sur ses cernes, une seconde fois. Lorgne sur son verre d’eau : désespérément vide.

“Bon, je sais que t’es pas dispo ce soir, mais faut qu’on prévoit d’aller boire un verre, bientôt. Avec Lola et Murphy, même, si tu veux.”