September 2015, in a park

Il était une fois, dans un temps bien ancien dont Lola n'aime pas qu'on mentionne l'existence, elle était une jeune femme plus sauvage. Elle avait une armure en titanium, ne parlait qu'en phrases ironiques ou sarcastiques, et couchait avec Yelahiah Blythe de façon irrégulière et tout à fait satisfaisante. Elle l'avait rencontré dans un bar de la fac de médecine, où elle était allée fêter ses examens réussis et la fin de ses études. C'était une soirée joyeuse, et elle avait envie de partager ça (dans les bras de) avec quelqu'un. Yele, ça avait été une joute intellectuelle au douzième degré, avec ce qu'il faut d'agressivité, d'étrangeté, et d'alcoolémie. Ils étaient repartis ensemble.

Lola aurait bien mis cela sur le compte des shots d'absinthe - les étudiants en médecine savent faire la fête - mais ça s'était reproduit suffisamment de fois depuis, en fin de soirée arrosée à chaque fois, pour que le prétexte ne marche plus. A moins de mettre ça sur le dos de la tequila, du rhum, du vin, de la bière, du whisky, bref, il était une fois, Lola qui faisait beaucoup la fête.

Ce jour-là, pourtant, Lola avait décidé de dessiner un peu, et accusez le crayon de papier si vous voulez, elle s'était retrouvée à envoyer un texto à Yele. Viens jouer au parc si t'as pas peur. Un message qui n'avait aucun sens, car elle n'avait prévu aucun mauvais coup, ni chasse au trésor. Elle avait juste envie de le dessiner pendant qu'il parlerait de sa semaine de cours, et qu'il en ferait des tonnes (probablement) en trois mots (et encore), quoi qu'il s'était mis à lui faire des tirades de plus en plus longues, avec des mots au nombre de syllabes impressionnant (mais ça, elle ne le lui dirait pas, il avait assez la grosse tête comme ça).

Quand une silhouette vint lui cacher le soleil, elle cacha ses croquis d'arbres desséchés (on était en saison chaude, mais Lola avait une imagination à la Tim Burton qui recouvrait tout d'un côté joyeusement morbide) et releva la tête avec un sourire. Il était beau, malgré la pâleur indécente de sa peau. "Alors, le londonien, tu t'ennuyais de moi ?" Elle faisait comme si elle n'avait pas envoyé de message, comme s'il était venu de son propre chef, devinant, étonnamment, qu'elle était là, sur une pelouse, à profiter d'un samedi après-midi. Elle tendit la main vers lui, puis, quand il la saisit, elle le tira à terre. "L'herbe est un peu mouillée, en revanche. Désolée", sourit-elle, pas désolée du tout. Embêter Yele faisait partie de ses activités préférées.

"Tu faisais quoi ? Attends, me dis pas, je vais essayer de deviner. Est-ce que t'as mal au poignet droit ? Ou gauche, d'ailleurs, je ne discrimine pas." Son visage s'illuminait au fur et à mesure des conneries qu'elle débitait. Elle espérait simplement qu'il suivrait le rythme. Vous remarquerez qu'elle ne l'avait pas embrassé encore. Ils se voyaient ivres d'habitude, ce qui rendait les choses plus simples. Mais là, en plein jour, dans un parc, elle se tenait à un comportement platonique, parce qu'ils n'avaient pas encore établi de règles claires, donc on verrait. L'improvisation, c'était bien.

@Yelahiah Blythe

"D'après ton texto c'est toi qui t'ennuies de moi." "Oh, honey, you wish", répondit Lola du tac-au-tac : l'avantage avec Yele, c'est qu'ils pouvaient dire tout le contraire de ce qu'ils éprouvaient, en permanence, et ce assez vite pour que ça passe tout naturellement. Ca mettait Lola à l'aise tout de suite, ce refus de s'épancher, cette communication par le jeu, et le cerveau, et d'habitude surtout et principalement le corps. Leurs corps marchaient bien ensemble - rien qu'à y penser, elle penchait la tête avec un sourire espiègle en regardant Yele. Elle se fit la joyeuse réflexion qu'ils n'étaient qu'à quinze minutes à pied de chez elle. Ce qui s'accentua encore plus lorsqu'il la poussa et qu'elle se retrouva allongée dans la pelouse. "J'aime bien quand tu glisses", répliqua-t-elle, "mais j'aurais mis ton atterrissage un peu plus horizontalement au-dessus de moi." C'est qu'elle avait une grande gueule, à cette époque-là.

"Mes doigts sont un peu fatigués, maintenant que t'en parles", déclara-t-elle en hochant de la tête, très sérieuse, "heureusement que t'es presque un médecin, tu crois que c'est grave ?" Et elle lui mit la main devant les yeux, puis un peu plus près, puis complètement sur son visage : ça y est, il la voyait bien, là ?

Lola eut un soupir lorsqu'il vola son dessin (elle aurait dû s'y attendre) et un grand sourire lorsqu'il se moqua de ses arbres morts. "Non, tu dois avoir peur de la sale tronche que je vais te faire en dessinant ton portrait." Elle fit mine de l'installer, là, contre un tronc d'arbre, pour qu'il soit confortable au moins, quoique l'écorce qui piquait son dos ne devait pas être top, et elle se mit immédiatemment à esquisser les formes de son visage... en mode squelette. Période Tim Burton, on vous dit. "Très ressemblant", se moqua-t-elle tout en continuant à toute vitesse son dessin. Elle apprenait à capturer des formes à main levée en accéléré, c'était une des nombreuses techniques dont elle avait découvert l'existence en parcourant le web. "Je propose que tu me racontes ta semaine pendant que je finis. Dans les moindres détails. Mais pour corser le truc", elle fit une pause dans le dessin, réfléchit, "tu ne peux parler que par phrases à tournure négative. Tu penses que tu vas t'en sortir ?" Il fallait bien qu'elle lui mette un défi quelque part, parce que sans ça il ne verrait pas l'intérêt de raconter sa vie. Le jeu, toujours le jeu.

@Yelahiah Blythe

Lola rit de bon coeur, car il lui semblait évident qu'elle pourrait tout à fait bien vivre sans Yele : elle choisissait simplement de l'inclure dans sa vie parce que tout était plus fun quand il était là, comme si les textures gagnaient en relief et les couleurs en saturation. La façon qu'il avait de regarder le monde la fascinait, et pour une fois moins comme psychologue face à un cas clinique et plus comme deux êtres humains qui apprennent à se connaître sur le tas, in medias res. Elle résuma tout ça en lui tirant la langue.

En revanche, lorsqu'il mentionna son corps et l'addiction de Lola, elle ne put que hocher de la tête avec un soupir tragique : "Ta peau est devenue aussi essentielle qu'un bol de céréales au petit-déjeuner." C'était suffisamment dit sur le ton de la rigolade pour qu'on n'y prête pas plus d'émotions que ça. Mais elle eut un frisson bien réel lorsque Yele lui mordit la main, qui fit flancher son visage rien qu'une demi-seconde. "C'est une bonne idée, ça, tiens, t'as des menottes ?" Elle eut une succession d'images en tête qui lui plaisait bien et elle le regarda avec toutes ces idées dans les yeux - la télépathie était peut-être un phénomène qui existait pour de vrai, après tout.

Dessiner le portrait de Yele lui permit de maintenir leur moment au parc PG-13, ce qui est important si on ne veut pas se faire arrêter par la police. "J'adore ton humilité, je trouve ça émouvant à quel point tu doutes de ta beauté, de ton intelligence. Ca te rend si humain." Elle lâcha ça tout en continuant à passer ses yeux de Yele au dessin à toute vitesse. On aurait dit le lapin Duracell en crise d'épilepsie. "Ha-ha, mon autoportrait ne ressemble pas du tout à ça." Et elle tourna les pages pour lui montrer ce que, de fait, ça avait donné, quand elle s'était dessinée comme un squelette en se regardant dans le miroir.

Lancé sur son défi, Yele donnait tout pour raconter sa semaine négativement, et Lola fut beaucoup plus perdue qu'elle ne l'avouerait, même sous la torture. Elle en était encore à se demander combien d'heures Yele avait donc dormi chaque nuit, lorsqu'il mentionna leur dernière soirée ensemble, et le visage de Lola eut le vieux réflexe de rougir. Elle parlait, elle parlait, mais les images revenaient d'elles-mêmes, et elle jeta un regard autour pour être sûre que personne ne pouvait les entendre (et surtout que personne ne pouvait lire dans ses pensées).

La dernière soirée en question, Lola avait retrouvé deux amies de sa promo et fait la tournée des bars pour décider, selon un système de notation très complexe, lequel était le meilleur. Il n'y avait aucun but à l'opération ; elles avaient juste gardé l'habitude de transformer les interactions sociales en expériences psychologiques ou sociologiques. L'effet secondaire, cependant, avait été une démultiplication des verres d'alcool, et dès le troisième bar, Lola avait appelé Yele, qui avait débarqué au quatrième bar et était resté jusqu'au sixième bar, avant qu'ils ne rentrent ensemble. "Je trouve que t'as été dur avec le bar numéro cinq. Il ne sentait pas tant la crevette que ça. Et puis leur cocktail était pas mal." Bon, ce qui était pas mal, c'était surtout le baiser absurdement long et hot qu'ils avaient échangé dans un couloir du bar. "J'avais beaucoup aimé l'arrière-goût de ce cocktail, je ne sais pas ce qu'il y avait dedans, mais ça réchauffait de l'intérieur, tu vois ce que je veux dire ?" Et de grands yeux de biche effarouchée pour compléter le tableau.

Lola termina le portrait de Yele-squelette et sortit ses crayons de couleur pour y ajouter des touches par-ci, par-là, comme des tracés de feuilles et fleurs, une flore de l'au-delà. Elle posa ensuite ses affaires et regarda Yele droit dans les yeux pour la première fois depuis son arrivée. Sans rien dire, elle commençait un staring contest qui n'avait ni but, ni intention, juste s'observer dans le blanc des yeux et voir ce qui en découlerait.

@Yelahiah Blythe

"Romantique ? Tout de suite, les grandes insultes." Il n'y avait rien de plus bas dans la chaîne alimentaire que l'eau-de-rose : c'était un truc à se faire croquer tout cru. Lola l'avait appris le jour où elle avait présenté la nouvelle de l'école à son crush de deux ans, et qu'ils avaient eu un coup de foudre l'un pour l'autre sous ses yeux ; ça ne s'invente pas, ces trucs-là, ça se vit, et après ça reste gravé au fond de la cervelle, à l'intérieur de la boite de Pandore. Depuis, Lola avait compris que l'amour c'était pour les pigeons, et elle serait un aigle. N'empêche que sur le moment, elle blaguait juste et elle savait que Yele partagerait probablement ses convictions anti-romanticisme.

Lorsqu'ils embrayèrent sur les menottes, elle sentit le sang pulser un peu plus fortement dans ses veines. Que de quoi ? Que de qui ? Hein ? "T'en as peut-être dans ton appart ? Qui a peut-être des menottes dans son appart ? Que t'aies peut-être des tomates ou peut-être des enveloppes, je veux bien." Elle ne put même pas continuer tellement elle riait. L'idée qu'il ne soit pas sûr d'en avoir ou pas la rendait beaucoup trop hilare. "Plumes ou cuir, mais de préférence quelque chose de doux. Et ose dire rose encore une fois." Elle fit une grimace digne d'un chien dont la queue viendrait de se faire écrabouiller. "Les menottes doivent être noires ou marrons." Elle assenait ça avec une confiance imperturbable alors qu'elle n'en avait jamais utilisée. C'était ça que lui inspirait Yele, ainsi que cette première année de liberté, dans son studio, seule ; elle se sentait grande, toute-puissante, heureuse, fière et audacieuse.

"Je serais si ennuyant si j'étais un simple humain." "Je confirme", répondit-elle immédiatement et en toute sincérité. Il y avait quelque chose qui lui plaisait irrésistiblement dans l'arrogance de Yele, sans doute parce qu'il méritait les compliments qu'il se faisait à lui-même ; il était, de fait, extrêmement beau et particulièrement intelligent. "La réponse métaphysique c'est que les squelettes sont pour rappeler l'imminence de la mort et l'importance de s'y préparer mais aussi confronter l'être humain, le regard, à la vanité de tous nos divertissements quotidiens, et les rappeler à une vie qui ait plus de sens." Elle débita tout cela avec le visage le plus sérieux du monde, genre joueuse professionnelle de poker, parce qu'au fond c'était tout à fait vrai, mais elle rebondit immédiatement sur : "Et plus sérieusement, c'est le fait de traîner avec toi, ça me rend morbide. Ca doit être ton côté vampire londonien, ou ton côté Jack the Ripper." Il la complimenta sur son auto-portrait et elle fit semblant de saluer avec un chapeau imaginaire : "J'ai toujours dit que je ferai une très belle morte. Ravie que quelqu'un accepte enfin de me croire."

"Je te trouve dur avec l'eau et les crevettes, c'est une combinaison très appréciée par la gastronomie mondiale." Pas dans des cocktails, certes, mais, ça, c'était accessoire. "Comme si toi tu pouvais me faire office de radiateur", plaisanta-t-elle en retour, mais ça dérapait, parce qu'elle se perdait dans les yeux de Yele, et qu'elle y restait, et qu'elle y tenait, et que le combat de regards qu'elle commençait joyeusement se transformait peu à peu en une lutte sans merci. Heureusement, elle remporta la manche car ce fut Yele qui s'approcha d'elle et qui brisa leur tabou corporel du jour levé. Il ne faisait pas nuit, ils n'étaient pas ivres, mais ils s'embrassaient, voilà qui était réglé. Les mains de Lola vinrent directement sur les joues de Yele, et elle le rapprochait d'elle tandis qu'ils se perdaient l'un contre l'autre. Elle l'entraîna sur elle tandis qu'elle s'allongeait de nouveau, et s'il n'y avait pas eu l'odeur de l'herbe, le chant d'un oiseau, le rayon de soleil, une brise de vent, elle en aurait oublié qu'ils étaient dans un parc et ils se seraient fait embarquer par des agents de police pas du tout d'accord. Ils se détachèrent à contrecoeur et elle sentit la main de Yele sur sa hanche et leur souffle court, et elle eut un rire amusé.

"Tu devrais travailler dans les boites de production qui font des avant-premières pour les films, t'as un certain talent pour vendre l'action qui va se dérouler plus tard." Bon, ses études de médecine ne promettaient pas un parcours dans l'industrie cinématographique, mais il était toujours temps de changer de voie (ou pas). "Ou alors écrire des quatrièmes de couverture." Elle pencha son visage vers lui pour l'embrasser de nouveau. Et dieu merci une voiture klaxonna de l'autre côté de la grille du parc, parce que sinon elle aurait de nouveau oublié qu'ils étaient dans un espace public. "Vade retro, tu vas me faire avoir un casier judiciaire", plaisanta-t-elle à moitié en le poussant de ses deux mains. Elle le laissa là, allongé, et se leva pour faire des jumping jacks. Oui, c'était un moment comme un autre pour faire de la cardio. Au moins, ça, c'était permis par la loi. Et elle bondissait donc comme une enfant, les bras qui montent, les jambes qui sautent, ça commençait à aller mieux, ça remettait les idées en place.

@Yelahiah Blythe

"Ah bah tu cherches, tu trouves", répéta Lola en imitant Yele comme s'il était un enfant de maternelle, ce qui, ironiquement, la rendait aussi immature que lui. Il la faisait rire dans ses luttes permanentes de pouvoir, et elle adorait ne rien lâcher, juste pour voir jusqu'où il irait. Il aimait le contrôle, elle aimait la psychologie, et à eux deux ils étaient lancés pour des heures.

"On passe en opération chasse au trésor. Tant que je n'ai pas trouvé et exploré cette cachette, rien d'autre ne m'intéressera sur Terre", déclama Lola, la main sur le coeur, prêtant serment à un général militaire invisible. Elle partirait en quête de la Cachette dans la contrée Appartement de Yele, et elle la trouverait, même si elle devait risquer sa vie pour y parvenir.

Yele répéta trois fois le mot rose, et Lola cherchait à toute vitesse une punition adéquate pour de tels actes de rébellion. Une ampoule lumineuse se mit à briller au-dessus de sa tête lorsqu'elle eut l'idée diabolique qu'elle ne pourrait mettre en place que lorsque Yele serait menotté. Son sourire montrait toute la satisfaction machiavélique qu'elle éprouvait. "J'ai compté trois répétitions de rose jusqu'à maintenant. Qu'on soit d'accord pour quand ce sera le moment des conséquences." Elle acquiesça pour ce qui concernait leur achat : cuir noir résumait bien leur nouveau besoin vital.

Lola venait de faire un compliment à Yele, mais lorsqu'il le releva, elle balaya juste la situation d'un signe de la main, comme si ça avait été une erreur passagère, un malentendu, une incompréhension. Elle lui retourna en revanche la remarque lorsqu'il avoua avoir apprécié sa remarque métaphysique : "Et ça, c'est carrément un compliment", fit-elle avec une main sur la bouche pour feindre un choc total. Elle fut secrètement touchée qu'il apprécie la réponse métaphysique, car c'était celle qui était sincère, et même si elle n'avait pas l'habitude ni l'intention qu'il y ait de la vulnérabilité entre eux, de l'honnêteté à cette profondeur-là, ça la rendait heureuse qu'il comprenne.

"Je compte bien en profiter aussi longtemps que tu survivras au soleil." Et Lola sut qu'à partir de ce moment-là, il serait son vampire londonien, et qu'aucun autre surnom ne pourrait lui coller à la peau autant que celui-là. Elle sortit son téléphone de sa poche et changea immédiatement son nom de contact. VAMPIRE LONDONIEN. C'était bien ça. C'était à la fois anonyme et complice. Et lui qui parlait de son cercueil, et elle qui riait : "Alors, justement, je suis ravie que t'en parles, parce que j'avais une faveur à te demander. Tu crois que quand je meurs et que toi t'auras toujours le même visage et le même âge, tu pourras t'occuper du photo shoot ? Mes amis et ma famille n'auront pas l'estomac pour gérer, ils diront que c'est morbide, ils se défileront, ce sera la débandade." (Ca, c'était parce que Lola ne connaissait pas encore Lily. J'ai l'intuition que Lily aurait accepté de faire le photo shoot, pas dans un bonheur radieux, mais à force d'insister. Yele, a priori, ne ferait aucun chichi. Tout ça en sachant qu'il n'y avait aucun but ni réalité à ce photo shoot, qu'elle venait d'y penser à cause de la blague de Yele, mais que plus elle y réfléchissait, plus elle trouvait l'idée splendide.)

Rien de tout cela ne fit le poids face aux lèvres de Yele, qui exerçaient un pouvoir magique sur Lola : ça la faisait taire (si, je vous jure). "Patien-quoi ?" paniqua-t-elle, elle qui était l'impatience même. Elle reconnut que le défi était bien ciblé et personnalisé, et sentit aussitôt son esprit joueur prendre le dessus. "Le premier qui cède a perdu", lança-t-elle, en se maudissant elle-même et toute forme ludique de rapport aux autres. "Et oui, tu vas devenir le meilleur chirurgien du monde", répéta-t-elle à voix lasse, genre mais t'as fini de répéter ça à tout bout de champ, tout en se demandant, au fond d'elle, si un jour il y arriverait - et à l'avance, elle se sentait fière de lui.

Ils se retrouvaient encore une fois, et elle se perdait si vite lorsque leurs visages se rapprochaient, et ne revint à elle qu'avec le bruit d'un klaxon. "Non, non, un casier, c'est l'enfer pour les patients après, ils ont du mal à faire confiance à une thérapeute criminelle", ce qui est absurde, disons-le, puisque Harley Quinn pourrait clairement continuer à guérir tout plein d'âmes en perdition après avoir plongé dans l'acide avec son chéri sociopathe et tapé des gens avec une batte de baseball ; mais les gens sont fermés d'esprit, que voulez-vous.

Lola fut arrêtée dans ses démarches sportives par un Yele qui s'approchait beaucoup trop près pour ensuite filer vers son cou et de prendre sa main dans la sienne. "On va au McDo, on cache tout dans mon sac à dos, et on file au ciné. Il y a le dernier film de Meryl Streep, il y a Maze Runner 2, il y a les Quatre Fantastiques." Elle réalisa qu'elle n'avait aucune idée sur les goûts cinématographiques de Yele. Et qu'elle venait de lui proposer trois blockbusters, donc peut-être qu'il la condamnerait au bûcher et dirait que seuls les films français de la Nouvelle Vague valaient la peine qu'il perde son temps dessus.

@Yelahiah Blythe

"Tu sais que tu fais un peu prêtre quand tu me dis que je suis une enfant ?" C'était une blague atroce que Lola assumait tout à fait, derrière un visage angélique. D'autant qu'ils embrayaient sur une cachette qui renfermait des jouets merveilleux, mais plutôt pour les adultes. "Est-ce que je m'engage pour la vie ? Laisse-moi réfléchir. Je n'achète pas le lait par bouteilles de six parce que je me demande si j'aimerai encore ça à la sixième bouteille. Donc mon taux d'engagement étant inférieur à la racine carrée de 3,14, je dirais que non, je préfère renoncer à ma mission sacrée. Ce qui n'empêchera pas de chercher chez toi pendant que tu dors." Elle eut terriblement envie de le décoiffer pour ponctuer sa tirade, mais elle soupçonnait le vampire londonien de tenir à sa coiffure.

Lola nota mentalement qu'il avait prononcé rose une quatrième fois, et son sourire s'agrandissait. Lorsque Yele prétendit chercher qui autour d'eux aurait bien pu faire un compliment, elle ne put se retenir d'éclater de rire. L'idée était de rester sérieuse aussi longtemps que possible pendant leurs échanges, mais parfois elle cédait à l'hilarité. Et dans ces moments-là, elle sentait qu'il lui plaisait bien.

"Oh non, tu meurs déjà ? C'est embêtant, parce que quelque chose me dit que t'as pas encore eu le temps de passer chez le notaire m'ajouter dans le testament. Je voulais récupérer tes cheveux, les mettre dans une enveloppe, et la clouer à un mur de mon appartement. Comme souvenir, tu comprends ?" C'était probablement la blague la plus glauque qu'elle se soit permis de faire en sa présence, mais elle renchérit juste derrière par un photoshoot post-mortem et la réaction de Yele la rassura. Il était définitivement aussi barré qu'elle. "Cette génération selfie, je vous jure..." dit-elle en secouant la tête. "Et moi qui pensais que les vampires n'apparaissaient pas sur les photos. Ou bien c'était le miroir ?"

Parmi leurs baisers, Yele réussit à toucher un point sensible, et je ne parle pas d'un lieu physique, mais d'un défaut de Lola : son manque de patience. Et il insistait, en plus, en lui donnant la définition de patienter. Il souriait, ravi du jeu lancé, et elle lui renvoyait son sourire, tout en se disant que ça allait être immensément complexe de remporter ce défi. Il allait falloir qu'elle trouve des distractions. Et vite. Tiens, faire des jumping jacks, très bien. Tout ça pour se retrouver avec les lèvres de Yele sur le cou, quelle injustice.

"Oui, oui, je paye, et on va voir The Maze Runner 2. J'adore les films d'expérience sociologique. En revanche, je te préviens, le contenu n'est pas du tout aussi politique qu'ils le disent", et Yele n'en avait probablement rien à faire de ce qu'elle racontait, mais voilà, elle était lancée, c'était trop tard, "mais ce qui est intéressant, c'est la réaction d'adolescents face à un gouvernement dictatorial qui se joue d'eux dans un monde post-apocalyptique où ils sont livrés à eux-mêmes, psychologiquement c'est là où tout se joue, en temps de crise." Bon, et accessoirement, c'était divertissant, et tout était bien éclairé, avec des acteurs ni bons, ni mauvais, qui faisaient juste leur travail et rentraient chez eux. "Attends, mais pourquoi je paye ?" se reprit soudain Lola.

Sur le chemin vers le McDo, Lola garda sa main dans la poche arrière du jean de Yele. Si, si, c'était fair-play. C'est parce qu'elle avait froid à la main, en fait. Tandis qu'il choisissait son menu, elle lui mordit la nuque, puis se décala d'un grand pas, en faisant mine de regarder autour d'elle à son tour : qui est-ce qui avait bien pu faire ça ? Ils se renvoyaient la balle de leurs jeux, créant des figures symétriques de chaque côté de leur axe d'humour. Lola choisit un McChicken, une moyenne frite, et un Ice Tea, le tout à emporter, et elle tassa l'ensemble (ainsi que le repas de Yele) au fond de son sac à dos, sous les livres, sous les carnets, sous l'écharpe qu'elle prenait toujours au cas où, bref loin des regards inquisiteurs.

Ils ressortaient du McDo, se mettaient en route, et Lola s'accrocha au bras de Yele. C'était un samedi parfait, avec un ciel bleu, deux nuages rondelets, des oiseaux qui volaient, et des passants affables. "J'ai faim. Je mangerais n'importe quoi. J'ai peut-être juste envie d'un truc dans ma bouche en fait." Elle évita le regard de Yele mais ne put retenir un sourire amusé. "Tiens, voilà le cinéma", dit-elle aussitôt, comme si ce n'était pas eux qui s'étaient approchés du cinéma mais qu'il était arrivé là, sous leurs yeux, comme par magie.

@Yelahiah Blythe

"C'est une erreur généralisée, mais en fait, il n'y a pas de tranche d'âge pour le job : il y a des prêtres pédophiles très jeunes. Ils ne sont pas trop regardants sur les critères d'entrée dans le club." Lola considéra son adversaire avec amusement lorsqu'il défia ses talents (inexistants) de crocheteuse de serrure. "Je n'ai pas besoin d'entrer par effraction. Je peux mettre ma tenue de livreuse de pizza, comme dans les débuts de certains très bons films."

Dans l'hilarité qui la gagnait, elle éprouva un élan de gratitude envers Yele de la suivre - et la dépasser - dans les délires les plus farfelus. "Oh oui, un Yele empaillé, c'est exactement ce que je comptais demander pour Noël", dit-elle en prenant une expression émerveillée, étoiles dans les yeux. Yele prit un selfie d'eux deux, et elle fit une grimace, et il était aussi beau que d'habitude, et elle fut secrètement ravie d'avoir cette photo. Elle l'ajouta sur le profil du contact Vampire Londonien. Voilà, la fiche était complète. Tout cela parce qu'ils s'étaient retrouvés dans un parc. Comme quoi, les parcs, c'est d'utilité publique. "Attends, mais tu viens de m'insulter, en vrai, là ?" remarqua-t-elle avec un temps de retard, "Je te signale que c'est un honneur d'avoir une photo de moi." Elle hochait de la tête mais son air sérieux n'était pas du tout crédible.

Le bras de Yele autour des épaules, sa main dans sa poche de jean, ils avançaient vers le McDo avec l'insouciance de la jeunesse en weekend. "Non, tu vas vite rattraper ce qu'il s'est passé dans le 1, ce n'est pas du Orwell ou du Bradbury." Ah, les grands noms de la science-fiction. Et Lola confirma avec un haussement d'épaules : "Qu'est-ce que j'y peux si je trouve l'apocalypse et la mort fascinantes ? Tu crois que c'est lié à mon rapport à mon arrière-grand-mère du côté paternel ?" Elle adorait se moquer des théories freudiennes foireuses, et passait son temps à les détourner pour que ça donne un fatras de psychologie de comptoir.

Lola apprécia l'explication de Yele sur l'argent, d'autant plus que c'était probablement juste une façon de dire qu'il n'avait pas son portefeuille sur lui : "Je paye aujourd'hui, mais sache que le prochain, ce sera toi, et que ce sera dans un restaurant avec une nappe et des bougies." Ce qui était totalement faux, car Lola n'avait aucune envie d'aller dans un endroit comme ça. Mais d'idée en idée, elle arriva à : "Non, non, oublie les nappes, ce sera à l'aquarium ! J'adooooore les animaux marins." Et elle était ravie, et Yele avait de moins en moins de libre arbitre dans cette décision collective.

Leur McDo en poche (ou plutôt dans le fond du fond du sac), ils se dirigèrent vers le cinéma, où Lola tenta difficilement de se concentrer tandis que les mains de Yele se baladaient sur sa peau. Elle se retint de rire face à l'air consterné de l'employé à la caisse. "Deux places pour Maze Runner, s'il-vous-plaît, dans le fond, au milieu, voilà, là c'est parfait", parvint-elle à prononcer sans trop partir dans les aigüs. Damn, Yele savait vraiment jouer. L'employé ne dit rien tandis qu'il prenait l'argent et lui donnait les tickets. Lola partit vers la salle avec Yele, et put enfin lâcher tous les rires qu'elle avait contenus. "Je crois qu'il va rejoindre ton vaste anti-fanclub", dit-elle, car elle avait tout à fait conscience que Yele n'était pas du goût de tout le monde, et elle n'en avait rien à cirer, puisqu'il était complètement à son goût.

Ils s'installèrent à la dernière rangée, au milieu, et l'écran était suffisamment gigantesque pour qu'ils ne perdent pas une miette du film. Des adolescents jonchaient toutes les autres rangées : ils parlaient fort et se lançaient du popcorn dessus, et Lola eut l'impression de chaperonner une sortie de lycée. Elle attendit que les lumières s'éteignent et que les bandes-annonces commencent pour sortir le Graal de son sac, donna à Yele son menu, et avant qu'il ait le temps de goûter, prétendit faire une prière : "Notre père qui est aux cieux, merci pour cette fast food préparée par des employés sous-payés avec des ingrédients qui sont mauvais pour la santé, tout cela vendu pour peu cher parce que nous vivons dans une société qui ne fait aucun sens, et tout cela grâce à toi. Amen." Elle prit une première bouchée du McChicken et dans sa tête lâcha quand même un remerciement pour la divinité quelconque qu'il y avait peut-être quelque part : c'était si bon.

A la bande-annonce de Hunger Games 2, Lola cessa tout à fait de manger, parler, bouger, et garda les yeux fixés sur l'écran - oh la la, ça avait l'air si bien. Puis il y eut les bandes-annonces de Star Wars: The Force Awakens, Hotel Transylvania 2, et Creed. Et enfin, le film commença. Lola avait déjà fini l'entièreté de son repas, et elle bougea le bras de Yele pour le passer autour de ses épaules. A aucun moment n'aurait-elle pu deviner ce matin, en se réveillant, qu'elle passerait la journée dans les bras de Yele.

@Yelahiah Blythe