Une fois arrivés à Brisbane, les choses s’étaient accélérées pour le duo qui devait à la fois trouver leurs marques tout en investiguant sur ce pourquoi ils avaient quitté Perth dans la précipitation – façon de parler. Halsey n’avait pas encore pris ses dispositions concernant sa ville là-bas, tout simplement parce qu’elle ignorait ce qu’elle trouverait à Brisbane. La brune avait l’impression de poursuivre un écran de fumée, une chimère qui l’obsédait depuis qu’elle avait découvert son existence à Charleville ; une sœur. Pensive, la jeune femme observait la photo que Liam lui avait donnée là-bas, celle où on pouvait apercevoir une brune à l’air revêche qui présentait beaucoup trop de similitudes physiques avec elle pour que ça ne l’intrigue pas davantage. Et si c’était vrai. Les preuves étaient irréfutables et Clyde était sûr de lui quant à l’existence de cette fille partageant le même ADN qu’elle - à cinquante pourcents du moins. Et même si tout indiquait que son paternel eût engendré d’autres enfants avant elle, Halsey avait bien du mal à assimiler cette nouvelle qui la poussait à l’introspection et à remettre en question les bases mêmes de son existence. Est-ce qu’il était resté dans les parages après leur naissance ? Avaient-ils eu suffisamment d’importance à ses yeux pour qu’il daigne s’occuper de ses enfants ? Avait-il aimé cette Rose, plus que sa propre mère ? Ces questions, elle ne les avait pas formulées à voix haute, trop effrayée de la réponse qu’ils auraient pu lui donner. L’abandon de son père demeurait un sujet tabou sur lequel elle ne s’attardait que peu, voire jamais – pourquoi réveiller d’anciennes blessures ? Rien n’y changerait plus rien. Jeremiah Blackwell était apparu pour disparaître sans laisser de traces, laissant derrière lui non pas une, mais bien deux familles sur son sillage d’égoïsme puéril. Réaliser qu’elle n’était pas seule et qu’elle cohabitait sur cette terre avec deux personnes partageant le même sang la laissait coite, incapable de savoir quoi ressentir face à cette nouvelle. Pour l’heure, ce qui l’intéressait était d’en apprendre plus sur cette Rachel-Lynn qui avait disparu à Brisbane pour fuir ce bled qu’était Charleville – la brune aurait fait exactement pareil si elle avait été à sa place, raison pour laquelle elle devinait qu’il s’agissait d’une fuite et non d’un simple départ destiné à s’épanouir ailleurs. Cette fille n’avait plus donné signe de vie, signe évident qu’elle avait au moins hérité de ces gênes-là du côté Blackwell. L’entrée de Clyde dans la chambre de l’hôtel qu’ils avaient réservé pour deux semaines la fit relever les yeux de cette photo dont elle ne parvenait pas à se défaire, analysant ses traits en espérant apprendre une bonne nouvelle. « Je l’ai trouvée. » Efficace, comme toujours. « Je n’en attendais pas moins de toi. » Lança-t-elle en esquissant un sourire et en tendant la main pour qu’il passe le dossier qu’il tenait entre ses doigts. Clyde obtempéra et se posta à côté d’elle, commentant à voix haute ce qu’il avait appris tandis qu’elle parcourait les feuilles, les unes après les autres, avec concentration. « Elle a un casier, ça m’a grandement facilité la vie. » Tiens tiens. « Rien de bien grave, vol à l’étalage il y a plus de dix ans. Depuis elle se fait relativement discrète, mais en creusant un peu j’ai découvert que les stups s’intéressaient à elle. A priori, elle serait liée de près ou de loin au gang de cette ville ; Le Club. J’ai une adresse pour toi. » De plus en plus intéressant. Halsey ne put retenir une moue amusée en apprenant que sa prétendue sœur puisse tremper dans un réseau criminel, même si les flics pouvaient évidemment se fourrer le doigt dans l’œil – ça ne serait pas la première fois. « J’irai seule. » Elle leva les yeux vers lui, lui rendant le dossier après s’être emparée de l’adresse qu’il avait préalablement écrite sur un post-it adjoint à celui-ci. Son ton était ferme et Clyde la connaissait suffisamment pour savoir qu’il y avait certaines choses avec lesquelles il ne servait à rien d’insister, et précisément lorsque cela touchait à son passé. La brune conservait encore de la rancœur à son égard pour avoir fourré son nez dans ce qui ne le regardait pas, même si cette initiative avait donné des résultats étonnants. Sans demander son reste, elle claqua la porte du motel et se dirigea vers la première rue fréquentée afin de héler un taxi qui la conduirait à cette mystérieuse adresse. Quelques longues minutes plus tard, la voiture s’arrêta à hauteur d’un restaurant et le conducteur fit un geste signifiant qu’elle était arrivée à destination, provoquant une moue de surprise sur le visage de la jeune femme. Où est-ce que tu m’as envoyée Clyde. Désormais dans le quartier ouest de la ville, Halsey observait les alentours avec un air déconfit, se demanda si elle était vraiment au bon endroit. Mais soit, elle n’avait rien à perdre, pas vrai ? Elle poussa donc les portes du restaurant qui venait à peine d’ouvrir ses portes -à en croire la salle relativement déserte – et se dirigea droit vers le bar où était prostré un homme qui l’observa sans un mot. « Bonjour. Excusez-moi de vous déranger… » Elle n’était absolument pas désolée, non. « … Je suis à la recherche d’un membre de ma famille. Et on m’a indiqué cette adresse, peut-être travaille-t-elle ici ? » Comme serveuse ? Seigneur. Elle aurait mieux fait de rester dans sa campagne profonde dans ce cas. Le manque de réaction de son interlocuteur l’irrita, même si elle ne laissa rien paraître. Sortant la photo de son sac, elle la lui tendit en prenant un air abattu – ça fonctionnait toujours plutôt bien. « Il s’agit de ma sœur. Ou plutôt de ma demi-sœur… Rachel-Lynn. » Elle lui laissa le temps de contempler la photo, essayant de déceler chez lui une lueur d’intérêt ou une quelconque réaction la poussant à croire qu’il reconnaissait ce visage ; elle l’espérait.
Mon culot - il en fallait pour me pointer chez Rae après trois semaines d’absence pour balancer ses draps à la poubelle – n’a pas abouti sur une dispute et j’en fus rassuré. La suite présumait d’être plus agréable désormais, pas celle à tabler sur le long terme, mais bien celle que j’envisage pour cette soirée. J’étais resté vague sur mes projets. Je lui avais simplement proposé qu’on mange ensemble avant de faire un saut au Club et elle n’y trouva aucune objection. Elle n’avait rien de prévu visiblement. A moins que le plaisir de cette visite surprise – elle ne s’y attendait sans doute plus – ne l’ait influencé au point qu’elle reporte un rendez-vous qui ne serait pas en lien direct avec son job. Je l’ignorais, mais l’idée me plaisait autant que de la voir débarquer, un soir, avec un sac rempli de frusques à abandonner dans mes armoires. Notre liaison prenait une tournure plaisante et réconfortante. Aussi, cavalier, ai-je envisagé de ne pas éviter le restaurant dirigé par Alec Strange. Jusqu’ici, je m’étais systématiquement arrangé pour ne pas être seul avec moi. Ma jalousie est une maladie et, qui plus est, je ne nourrissais à son égard aucune forme de respect. Il m’aurait laissé indifférent s’il n’avait pas entretenu avec ma maîtresse une amitié que je jugeais ambigüe. Certes, Raelyn prétendait le contraire. Elle paraissait convaincue d’être elle-même convaincue par la nature de relation. Moi, je ne crois pas en l’amitié entre un homme une femme. De mon point de vue, l’un alimente secrètement des sentiments qu’il n’ose révéler de peur de tout gâcher. C’était, à n’en point douter, du genre de ce pauvre type qui vit dans l’ombre de son félon de frère. Je trouvai donc particulièrement amusant de me pointer au restaurant, de m’asseoir au bar pour commander un whisky et de réclamer auprès du cuistot deux plats à emporter, dont le préféré de mon amante. Lui, il me toisa sans piper mot. Les seuls qui s’échappèrent de la barrière de ses lèvres ne furent que salamalecs polies et trop obséquieuses pour être honnête. Intérieurement, j’en ris de bon cœur. Je bombe le torse et je me fais un nez comme une fraise, parce que ces innombrables questions qu’ils se posent à notre sujet sont systématiquement déboutée par Raelyn et qu’il brûle de m’interroger. Je le sens. Je le sais. C’est palpable et je le nargue d’un regard défiant.
Evidemment, moins puéril qu’il n’y paraît, je m’attarde de temps à autre observer les clients, en particulier ceux qui traversent le seuil de la salle. Je ne les regarde pas avec cet intérêt curieux qui met mal à l’aise. Je tourne la tête parce que le tintement de la porte m’interpelle. A titre d’exemple, je n’ai pas remarqué la brune qui foula le sol de son pas léger et élégant. Je n’ai pas constaté qu’elle portait le masque de l’hésitation dès lors qu’elle accosta une serveuse. Je ne lui accordai une attention toute mesurée – je ne suis pas doué en matière de relations humaines – que lorsqu’elle m’aborda de cette voix fluette, mais néanmoins déterminée. A l’en croire, elle recherchait quelqu’un, quelqu’un qui comptait pour elle si je me fie à mes principes et à mes points de repères. La famille, c’est important. C’est elle qui porta mes pas jusqu’au Club. Dès lors, quoique je me méfie de ce regard bleu campanule bien trop franc pour refléter une quelconque détresse, je pivote sur le tabouret, signe que je l’entends, que je ne réponds rien, mais que je suis en partie à ses questions. Une part de moi, malgré les signaux d’alerte, ne peut décemment oublié qu’elle cherche peut-être une sœur enlisée dans les sables mouvants de la prostitution et de la drogue. Ça ne serait pas idiot, ce qui en soit, pouvait parfaitement justifier son expression conquérante. Elle s’excuse, mais elle ne le pense pas. Elle est trop fière d’elle, cette inconnue, et elle se tient devant droite comme un i, comme si elle se préparait à ce que je n’obtempère pas dans l’éventualité, bien sûr, où je serais capable de l’aider. Je n’ai pas encore statué tandis que je récupère d’entre ses doigts la photo et que je perçois ce prénom qui ne m’est en rien familier. Les traits sur le cliché, par contre, ils me happent aussitôt et mes lèvres se rehaussent d’un sourire mi figue mi-raisin. Il est à mi-chemin entre l’énigme et l’amusement.
La Raelyn que je fréquente a pris de la bouteille, mais cet air pincé de la contrariété, je le reconnaîtrais entre mille. « Rachel-Lynn, tu dis. » Association étrange, mais douce à l’oreille, plus encore lorsqu’elle sort de ma bouche. « Et tu dis que c’est ta sœur…Connais pas ou pas comme ça en tout cas. Qu’est-ce que tu lui veux ? » Je n’avais pas souvenir de confidences – et Dieu sait si l’oreiller ne nous rend pas bavard – que ma partenaire ait un jour mentionné la présence d’une gamine qui se serait pendue dans ses jupes étant petite. Ça sentait le piège à plein nez et pourtant, mû par la curiosité et soucieux de conserver cette photo – je fais miroiter à la jeune femme un espoir. Conscient que les quelques membres du Club qui n’ont d’autres vies en dehors de ses murs se tournèrent vers nous, je me suis levé sans pour autant lui rendre son bien somme toute précieux. Je soupçonnais que ces paires d’yeux inquisitrices – je parlais trop bas par essence pour qu’il devine l’objet de notre échange – analysait la rencontre dans l’espoir que je commettrais un impair qui éveillerait la jalousie de Raelyn. Je choisis pourtant d’alimenter les ragots. Je n’ai nulle intention de garder cette visite impromptue secrète de toute façon. « Ce que je peux te dire, c’est qu’elle ne travaille pas ici, mais je peux peut-être t’aider à la trouver si tu me donnes une bonne raison de le faire. » Mes yeux s’allument de la lueur du défi. « Mais, on devrait discuter de tout ça ailleurs. » Au grand air, sur un trottoir où nous serons et demeurerons deux anonymes.
La brune observait son interlocuteur avec une patience feinte, se demandant déjà si elle n’avait pas eu la malchance de tomber sur le client le moins loquace de l’établissement. Et pourtant, tout dans son attitude indiquait qu’il n’avait rien d’un client lambda car il montrait bien trop d’aisance pour quelqu’un qui n’était pas habitué aux lieux. Les propos de Clyde résonnaient dans son esprit et Halsey restait sur ses gardes, analysant l’endroit tout comme les personnes qui y travaillaient. En effet, le dossier sur sa sœur faisait mention d’un gang, et si Rachel-Lynn était liée de près ou de loin à cette histoire et que la seule adresse obtenue par son acolyte était ce restaurant, alors il devait y avoir plus à creuser derrière cette façade que ce qu’elle laissait croire. La jeune femme n’en était pas à son premier tour de manège et ses différents crimes la poussaient à devenir toujours plus vigilante, toujours plus dans l’analyse de ce qui l’entourait. Tout particulièrement lorsqu’elle sautait pieds joints dans ce qui lui semblait être une mauvaise idée, ce qui évidemment avait également un côté excitant qu’elle ne niait pas. Retrouver une sœur perdue – jamais connue, en fait – et suivre des indices légèrement obscurs, ça c’était quelque chose qu’elle appréciait tout particulièrement. L’homme la jaugea du regard, ne prononçant pas le moindre mot avant d’avoir tenu la photo entre ses doigts tandis qu’Halsey continuait sur sa lancée, exagérant sans doute un peu le côté dramatique de la situation avec ses grands yeux bleus qui – si l’envie lui en prenait – pourraient se remplir de larmes à tout moment, si besoin. La brune ne le quitta pas des yeux, observant la moindre expression faciale de son interlocuteur au moment même où il s’empara de la photo, et ça ne manque pas. La jeune femme avait vu assez d’épisodes de Lie to me pour savoir qu’on ne souriait pas en voyant une inconnue, ça non. Et même si Rachel-Lynn ne payait pas de mine sur le cliché, elle n’en avait pour autant rien de risible, pas pour quelqu’un qui ne la connaissait pas. La mâchoire d’Halsey se serra tandis qu’elle réalisait qu’elle avait visé juste en venant ici et en engageant la conversation avec cet homme, mais son intuition lui soufflait de rester sur ses gardes. La méfiance était toujours de mise, et plus particulièrement lorsqu’on nageait en eaux troubles comme elle le faisait aujourd’hui, dans une ville qui n’était pas la sienne et à rechercher une sœur dont elle ignorait tout. « Rachel-Lynn, tu dis. » Enfin, il avait retrouvé l’usage de la parole. « Et tu dis que c’est ta sœur…Connais pas ou pas comme ça en tout cas. Qu’est-ce que tu lui veux ? » Ah non, pas de ça avec elle. « Vous semblez étrangement conquis par cette photo pour quelqu’un qui ignore l’identité de celle qui se trouve dessus. » Lança-t-elle sans se démonter, faisant ainsi référence à l’air qu’il affichait en balayant le cliché comme il l’avait fait, qu’il en soit conscient ou non. « Pas comme ça ? Elle porte un prénom différent ici ? » Probablement ce qu’elle aurait fait elle aussi si elle n’avait pas voulu qu’on la retrouve. Cela devenait de plus en plus intéressant. « Je veux la retrouver, c’est tout. » Était-il trop tôt pour laisser une larme couler le long de sa joue ? Sans doute. Son interlocuteur ne semblait pas dupe et s’il connaissait Rachel-Lynn, il y avait de fortes chances qu’il la mène en bateau avant d’en savoir plus. Clyde aurait fait de même pour elle. Halsey avait l’esprit en ébullition et tous les schémas possibles se mélangeaient, amenant avec eux une dimension presque mystique autour de cette sœur dont elle ne savait rien mais qui piquait de plus en plus sa curiosité, elle devait bien l’avouer. Pourtant, la brunette sentait les regards sur eux et cette réaction souleva encore plus de questions qu’elle se nota mentalement pour plus tard, ne perdant pas une miette de ce qui l’entourait. « Ce que je peux te dire, c’est qu’elle ne travaille pas ici, mais je peux peut-être t’aider à la trouver si tu me donnes une bonne raison de le faire. » Eh bien, voilà. Pour quelqu’un qui ne la connaissait pas, le brun avait vite fait de changer d’avis et de s’acheter une boîte à souvenirs. Ce revirement la rendit soupçonneuse, mais pour l’heure, elle n’avait que lui à qui se rattacher. Glaner des informations, même potentiellement fausses, la ferait déjà avancer d’une façon ou d’une autre. « C’est vrai ? Vous êtes un ange. » Elle feignit un large sourire destiné à le tromper, à lui faire croire qu’elle avalait son baratin et surtout, qu’elle n’avait pas vu cette lueur de défi s’allumer au fond de ses yeux. Il était hors de question qu’il se méfie d’elle et qu’il comprenne qu’elle voyait clair dans son jeu, même si elle sentait que lui aussi devait être plus qu’il ne le laissait paraître. Apparaître un beau matin en recherchant sa sœur perdre, c’était déjà compliqué. S’il réalisait qu’elle avait une idée derrière la tête, ça risquerait de rendre les choses encore plus difficiles. « Mais, on devrait discuter de tout ça ailleurs. » Bien. Il ne désirait pas mener cette discussion à l’intérieur et cherchait à l’en éloigner, poussant encore un peu plus la curiosité à l’égard de cet établissement qui pourtant, ne laissait rien paraître d’une quelconque activité illégale. Docile, elle hocha la tête et le laissa la guider vers l’extérieur, plissant légèrement les yeux lorsque ceux-ci entrèrent en contact avec la lumière du soleil – les yeux bleu, c’est sensible. « Aider quelqu’un à retrouver sa famille, ça n’est pas une bonne raison pour vous ? » Lança-t-elle finalement en se tournant vers lui, allant droit au but comme elle en avait toujours eu l’habitude. « Je n’ai plus personne, c’est pour cette raison que j’ai fait des recherches. Je n’aurais jamais imaginé tomber sur elle… » Liam passait à la trappe, mais ce garçon n’avait strictement rien d’intéressant à ses yeux. Rachel-Lynn, pour l’instant, avait pour elle l’aura du mystère qui la poussait à en apprendre davantage sur elle. Halsey essayait d’éveiller la compassion chez cet homme, mais pour l’instant ce dernier n’avait pas l’air des plus réceptifs.
J’avais souvent évoqué pour moi-même que Raelyn ressuscitait en moi des amitiés que je pensais morte à jamais. Aujourd’hui, face à cette sœur présumée et plus particulièrement ce cliché de ma maîtresse à l’aube de son adolescence, je prenais la cadence du combien c’était vrai et également dangereux. Il ne s’agit plus de s’inquiéter que naisse des sentiments unilatéraux entre cette jolie blonde et moi. Il était davantage question de ce masque de morosité qu’elle arrivait à balayer. Il était mon allié et il était rare que je le troque pour un autre traitant de l’amusement. Pourtant, en scrutant les moindres détails de cette photographie, mes lèvres se fendirent d’un sourire attendri qui interpela mon interlocutrice. Je ne le devine pas, je l’entends de sa bouche. Ma grimace l’a interpellée et elle ne s’est pas gardée de le souligner. En toute franchise, elle aurait pu me déstabiliser si je n’avais pas été au clair avec la nature de mon attachement envers Raelyn. J’aurais bégayé d’avoir été pris en flagrant délit d’un aveu de faiblesse. Par chance, ça faisait quelques jours que j’avais statué sur cette question : j’étais amoureux d’elle. Cet amour, à ce stade, n’était encore que le bourgeon d’une fleur au printemps, mais j’étais en bonne voie de m’éprendre follement, passionnément, jusqu’à la déraison. Les premiers indices se posaient là d’ailleurs. Une inconnue m’aborde au sujet de celle pour laquelle mon corps et mon cœur vibrent, et je manque de prudence. Je frôle le pathétique et je m’en mords à l’intérieur des lèvres en punition. La douleur me rappellera de tourner sept fois ma langue dans ma bouche avant de l’ouvrir. C’est le b.a.-ba de ce genre de rencontra trop fortuite pour honnête. Je ne crois pas au hasard. Il n’est que rendez-vous. Le destin m’en avait fixé un avec cette inconnue. Pourquoi ? Je l’ignorais encore, mais je le découvrirai bien asse tôt. Pour être tout à fait exact, je m’emploierai à l’apprendre surtout. « Qui ne le serait pas ? » admis-je en haussant les épaules, moins pour la duper, que pour appuyer que la demoiselle qui l’intéresse m’est bien moins étrangère que les deux brunettes – celle qui me nargue depuis le papier glacé et celle qui me dévisage de son œil inquisiteur – ne le seront jamais. « Et, je n’ai pas dit ça. » J’ai dit “comme ça“ : jeune et insolente, quoiqu’elle le soit toujours. « Et il va falloir m’en dire un peu plus si vous voulez que je vous dise de quelle manière, moi, je la connais. » Ce qui me donnait un avantage certain sur la suite de cette conversation. Sans doute se sentait-elle invulnérable cachée derrière ses bonnes intentions. Sauf que mon interlocutrice dégage une aura de faux-semblants qui, en plus de ce besoin de protéger Raelyn, même si elle se débrouille bien toute seule pour le faire, allume tous les signaux d’alerte dans mon cerveau. Ils scintillent plus encore qu’elle me remercie d’un compliment qui pue l’hypocrisie à plein nez. Moi, un ange ? J’en ricane doucement, presque mauvais. Elle éveille ce qu’il y a de plus malin – dans le sens péjoratif du terme – et, me tournant vers elle, j’empoche la photographie sans demander mon reste. « J’en serais un si j’étais prêt à vous aider gratuitement. » ai-je sous-entendu quant à ses chances de récupérer son bien. Elle en avait forcément d’autres, copiée de celle-ci, ou des différentes. Que peut bien représenter ce détail si, comme elle le prétend, elle n’est motivée que par de bonnes intentions.
Distillant un échantillon d’informations surtout pour susciter chez l’autre un regain de malsaine curiosité, je l’invite cependant à quitter les lieues. Je n’ai pas encore récupéré ma commande, mais je ramasse ma veste et avise le cuisinier que je repasserai plus tard. Je ne sais que penser de sa proposition de m’avertir dès que ça sera prêt. Sa délicatesse ne m’est pas destinée, elle est dévouée à l’objet de ma conversation du moment, mais je n’y prête qu’une attention distraite, notant l’information dans un coin dans ma tête. J’y reviendrai, plus tard. Sur l’heure, je prends congé de la clientèle et d’Alec Strange, affairé devant ses fourneaux, en compagnie de la brunette aux yeux clairs. Jusqu’ici, hormis peut-être cette lueur de défiance brillant au fond de ses prunelles, je ne lui trouve aucune ressemblance singulière avec mon amante, si ce n’est cette démarche assurée et ce port de tête altière. Ce n’est pas suffisant à faire taire le gyrophare qui hurle en moi. « Tu as quel âge ? La petite trentaine, je me trompe ? » Assurément, non. « Trente ans que tu vis sans elle si j’ai bien compris. » Au contraire, elle aurait proposé une image sur laquelle elles rayonnaient, ensemble, en proie à une profonde complicité. « Qu’est-ce que trente ans de plus, finalement. » surenchéris-je en haussant un sourcil. Son baratin ne me convainc pas le moins du monde. « D’autant qu’il y a quelque chose qui ne colle pas dans ton histoire. Tu n’as plus personne, mais tu arrives à retrouver seule Rachel-Lynn. » C’est étrange, cette difficulté à associer les traits gracieux de mon acolyte de ces derniers mois à ce prénom. J’en parle donc avec un détachement qui n’a rien de feint. « Est-ce bien utile de te préciser que je ne croirai pas à ton histoire de la vielle photo ou des aveux d’un père ou d’une mère sur son lit de mort. Je ne te croirais pas trente secondes. » l’ai-je averti alors que nos foules le macadam du trottoir délavé. « Et tu la tiens d’où cette photo ? » De cette bourgade à des kilomètres de Brisbane ? Là où demeurait sans doute ce frère et cette mère évoquées lors d’une confidence sans lui arracher la moindre grimace nostalgique ? « Et, si on commençait par le début ? Comment tu t’appelles ? » Information capitale. Rechignerait-elle que j’en conclurais que mes intuitions sont justes : elle n’est pas là pour combler la solitude de son existence.
Le visage de la brune demeurait impassible, même si au fond d’elle ses pensées se bousculaient tandis que ses yeux se baladait sur le visage de son interlocuteur qui, lui aussi, faisait apparemment de son mieux pour ne pas laisser la moindre expression filer et lui laisser ainsi l’opportunité de lire entre les lignes, de le forcer à dévoiler son jeu. Car si son attitude à elle n’avait rien d’anodine, il en était de même pour le client de ce restaurant qui n’était apriori pas ce qu’il semblait être, tout comme cet homme qui se tenait devant elle en accordant bien trop d’intérêt à cette photo pour ne pas connaître celle qui posait dessus. Il était intelligent, réfléchi et mesurait ses paroles au moins autant qu’elle. Pourtant, elle ne pouvait pas sortir de son rôle et reprendre cet air arrogant qu’elle portait en permanence, décidée à continuer sur sa lancée d’orpheline cherchant désespérément à nouer des liens avec celle qui faisait apparemment partie de sa famille, par un miracle nommé infidélité – ou stupidité. Elle nota le sourire qu’il esquissa en observant Rachel-Lynn, il devait forcément la connaître pour savoir qui elle était à partir d’une photo de si mauvaise qualité et qui datait d’autant d’années – à moins qu’elle n’ait pas changé d’un iota et dans ce cas, elle la plaignait déjà. Elle ne laissa pas passer cette réaction et le lui fit remarquer, le désarçonnant probablement une seconde avant de récolter un haussement d’épaules détaché. « Qui ne le serait pas ? » Hm, quiconque ayant une paire d’yeux ? Son interlocuteur n’était pas son style mais elle pouvait tout de même se montrer suffisamment objective pour dire qu’il était bel homme et par conséquent, il devait apprécier les jolies femmes. Rachel-Lynn adolescente était banale et seul son regard obstiné dégageait quelque chose d’autre chez elle, mais pas suffisamment pour récolter un tel air… attendri ? Difficile à dire. Elle choisi la prudence et s’abstint de tout commentaire négatif – laissant ceux-ci à ses pensées – et pencha la tête sur le côté en plongeant ses yeux clairs dans les siens, comme pour lui signifier que son argument n’était pas recevable. Objection. « J’en sais rien, mais n’allez pas me faire croire que son visage vous est inconnu. » A son tour de hausser les épaules et de prétendre que son attitude ne la déstabilise pas elle-aussi, que cette rétention d’information commence déjà à titiller ses nerfs et qu’elle est à deux doigts de lui arracher la photo des mains pour aller la montrer à tous ceux présents dans cette pièce, avec eux. « Et, je n’ai pas dit ça. » Il ne l’avait pas dit, non, pourtant le sous-entendu était assez clair pour qu’elle le comprenne et qu’elle butte dessus, cherchant à comprendre ce qu’il voulait dire par là. « Si vous voulez. » Elle se fichait des détails et de savoir si elle se faisait désormais appeler Linda ou Diamond, à ce stade cela faisait partie des futilités qui ne l’intéressaient pas, non. Ce qu’elle voulait, c’était la voir et se faire une idée sur elle, mais cet homme avait apparemment décidé de s’interposer et de s’ériger tel un mur entre les deux jeunes femmes, ce qui la confortait dans cette idée qu’il la connaissait. « Et il va falloir m’en dire un peu plus si vous voulez que je vous dise de quelle manière, moi, je la connais. » Il aurait été étonnant, trop facile même, qu’il lui dise ce qu’elle voulait entendre sans chercher d’abord à en apprendre davantage. Elle n’était pas en position d’argumenter et ce même si l’envie d’aller à la pêche aux informations avec quelqu’un de plus malléable la démangeait de plus en plus. Mais ce type l’intriguait, une curiosité désormais renforcée par le sentiment qu’il savait qui était sa sœur et qu’il devait avoir un lien avec elle. Mais lequel ? « Qu’est-ce que vous voulez savoir ? » S’il espérait qu’elle lui donne tout aussi facilement, sur un plateau d’argent, il se mettait le doigt dans l’œil. Conservant son air innocent, elle le sonda tout en réfléchissant déjà à ce qu’elle était prête à livrer ou non sur ces recherches qui l’avaient amenée jusqu’ici. Clyde était et serait hors propos, il fallait qu’elle tourne cette histoire en y jouant la seule et unique protagoniste. Son interlocuteur lui proposa de l’aider à la retrouver, si toutefois elle lui donnait une bonne raison de le faire ; une proposition qui respirait tout sauf la sincérité, même si elle décida de l’accepter en prétendant ne pas avoir saisi le caractère défiant de son offre. Elle poussa même le vice, le qualifiant d’ange alors-même qu’il l’observait avec une expression qui n’avait pourtant rien d’angélique. Cette remarque le fit d’ailleurs ricaner et elle esquissa un sourire amusé, jouant toujours avec cette naïveté feinte qui n’était pas la sienne. Jamais. « J’en serais un si j’étais prêt à vous aider gratuitement. » Elle haussa un sourcil surpris – elle ne l’était pas, non – et ouvrit la bouche pour la refermer ensuite quelques secondes plus tard, comme si les mots lui manquaient face à cet homme qui jouait avec ses pieds depuis qu’il avait compris qui elle cherchait. Les regards se tournaient vers eux depuis plusieurs minutes maintenant et il paraissait clair que cette situation le dérangeait, elle n’aurait su dire pourquoi. Le brun l’entraîna à l’extérieur et elle se laissa faire, désireuse d’en apprendre plus et ce, peu importe l’endroit où ils se trouvaient. Elle pourrait toujours revenir ici à un autre moment si l’envie lui en prenait, de toute façon. Pour l’heure, elle se contenta de l’observer en silence signifier aux autres hommes présents qu’il s’absentait et ce, tout en rassemblant ses affaires et en fourrant la photo dans sa poche comme si elle était désormais son dû. Ce geste l’irrita mais elle n’en montra rien et l’accompagna vers la sortie, sans piper mot, attendant de voir quel serait sa prochaine stratégie. « Tu as quel âge ? La petite trentaine, je me trompe ? » Le jeu des questions/réponses donc, très bien. Elle se prépara à répondre, mais il la devança en s’avançant avec un « Trente ans que tu vis sans elle si j’ai bien compris. » qui la fit tourner la tête dans sa direction, sans pour autant prononcer le moindre mot. Il était intuitif et ça, ça craignait. « Qu’est-ce que trente ans de plus, finalement. » Sourcil relevé, il l’observait avec une lueur de provocation dans les yeux, se montrant plus loquace que jamais. « D’autant qu’il y a quelque chose qui ne colle pas dans ton histoire. Tu n’as plus personne, mais tu arrives à retrouver seule Rachel-Lynn. » Il sous-estimait ses compétences, ça en aurait presque été vexant. Jamais elle n’aurait appris qu’elle avait une sœur si ça n’avait pas été pour la curiosité mal placée de Clyde, mais sans lui elle aurait fini par la retrouver également. Cela aurait juste mis plus de temps. Il lui faisait part ouvertement de son manque de confiance en elle, en son histoire, même si ça n’était pas nécessaire car tout dans son attitude le démontrait déjà. « Est-ce bien utile de te préciser que je ne croirai pas à ton histoire de la vielle photo ou des aveux d’un père ou d’une mère sur son lit de mort. Je ne te croirais pas trente secondes. » Mince, elle était grillée. Elle le fusilla du regard, comme toute personne dont la sincérité venait d’être remise en cause en quelques phrases balancées avec nonchalance, et s’arrêta alors que lui cherchait à s’éloigner du restaurant. « Je comprends que tout ça puisse paraître… » Insensé, absurde, aberrant. « … Difficile à avaler. Et j’ai été la première étonnée d’apprendre son existence. Mais je ne vous permets pas de sous-entendre que je viens ici avec une histoire inventée de toute pièce. Qui fait ça, sérieusement ? » Elle, la première, mais avec beaucoup plus de talent et beaucoup moins de crédulité. Ce qu’il ignorait, c’est que toute cette histoire était vraie ; l’intérêt était pour la suite. Si lui avait décidé de la tutoyer, Halsey ne lui rendait pas la pareille, conservant volontairement une distance avec lui toute en l’observant avec une lueur de colère dans les yeux. « Et tu la tiens d’où cette photo ? » Il s’intéressait au comment, bien plus qu’au pourquoi, ce qui démontrait une nouvelle fois qu’il voulait réellement des informations pour vérifier la véracité de ses propos. Allait-il lui faire un résumé concis après cette rencontre ? Probablement. « De sa mère. Je l’ai rencontrée, elle et son fils – mon frère. C’était la première piste que j’ai suivie, et elle m’a menée à Brisbane. » Elle haussa les épaules, feignant une irritation liée à sa remise en question alors qu’elle était bien présente, mais pour d’autres raisons. « Et, si on commençait par le début ? Comment tu t’appelles ? » Elle croisa les bras sur sa poitrine et se retint de sourire en voyant qu’il empruntait une autre voie pour glaner des informations, un peu plus douce cette fois-ci. « Halsey. » Blackwell. Pas besoin de mentir, elle ne s’inquiétait pas à l’idée qu’il fouille à son tour dans son passé à elle. Sa mère vivait sous son nom de jeune fille et n’avait officiellement aucune adresse résidentielle car elle ne savait pas se payer un loyer déclaré. Elle ne survivait que grâce à ce que sa fille daignait lui envoyer tous les mois – des clopinettes par rapport à ce qu’elle gagnait depuis quelques années. De son côté, Clyde avait assez bien travaillé pour lui créer une identité dans une ville de son choix, en Australie - qui n’était pas Perth - et d'effacer le peu d'informations qui pourrait ressortir dans une banale recherche sur la toile, du style photo de lycée ou autre. C’était là qu’elle le mènerait, sur cette fausse piste où il ne trouverait rien si ce n’était le parcours édifiant d’une jeune orpheline ayant tracé sa route comme elle le pouvait, sans famille. Pour le reste, elle avait toujours évolué en ville avec un nom qui n'était pas le sien, empruntant tantôt celui de ses maris ou simplement un autre nom qui n'avait rien à voir avec celui qu'elle portait réellement. Rien ne la reliait à Perth et les précautions avaient été de mise dès l'instant où elle avait commencé à tremper un orteil dans le bassin de l'illégalité. « Et vous ? » Le minimum dans une conversation civilisée, c’était la réciprocité, pas vrai ?
Soyons bons joueurs. Offrons-lui ce point-là. Certes, je me sens désormais dans la peau d’un débutant au poker – mon jeu de prédilection – devant une quinte floche déposée sur la table et qui, peu aguerri aux rudiments du bluff, s’est laissé piéger par l’attrait du gain. Mais, je n’ai pas dit mon dernier mot. J’excelle en matière de faux-semblants. Mon adhésion au Club en est la preuve la plus éloquente et, par chance, mon interlocutrice n’en soupçonne rien. Au contraire, je suis convaincu qu’elle me prend pour un idiot qui, en plus d’être trop curieux, n’aura rien d’un menteur. Je ne le suis qu’en partie, lorsque la situation exige que je déterre des trésors de ruse, et dès lors que cette jeune femme me dévisage, tout porte à croire qu’il conviendra que je fasse fi de mon intégrité. Qu’à cela ne tienne, je n’y vois pas d’inconvénients. Quelque chose me dérange dans son comportement. Il y a comme un dol dans le câblage, un faux contact entre l’intelligence brillant dans son regard et ses airs innocents. « Et je n’ai pas souvenir d’avoir prétendu le contraire. » ai-je avancé précautionneux, tel un chat qui traquerait une souris. Qui est-elle pour exiger des informations ? Jusqu’à preuve du contraire, je n’ai entre les mains qu’une photo qu’elle aurait pu dénicher n’importe où, y compris sur internet. Aussi, ai-je levé un sourcil peu convaincu. « Si je le veux oui. » Déjà je m’approprie sa formule et mon expression se calque sur la sienne. La différence, c’est que tout mon être transpire de méfiance plus que de curiosité. Moi, j’ai un prénom, un cliché et des intentions badines. Je n’ai pas besoin d’arpenter les restaurants de la ville – quoiqu’elle ne soit pas là par hasard – pour retrouver Raelyn. Elle passe le plus clair de son temps entre mes draps. Je la connais intimement et je peux décemment me vanter de deviner au plus juste ses réactions. Qu’a-t-elle, cette jeune adulte, si ce n’est des suppositions et des bribes d’indications pour mettre la main sur ma détresse ? De nous deux, c’est elle qui a besoin de moi, pas l’inverse. Si, d’aventures, elle ne se répand pas en respect et en salamalecs, elle ressortira de ce restaurant bredouille et ne profitera plus du loisir de s’en approcher. J’ai beau détesté Alec, je mettrais ma langue à couper qu’il s’inquiétera autant que moi et qu’il distribuerait les injonctions pour que demeure cette “sœur“ à bonne distance de son établissement. Dès lors, qu’elle saisisse que je suis en possession des cartes maîtresse de son petit jeu, j’annonce la couleur : rien n’est gratuit en ce monde. Rien n’est gratuit et tout est permis. « Tout. » ai-je énoncé comme une évidence. L’autre pendant de cette dernière, c’est de nous éloigner du centre névralgique du Club. Qu’importe la véracité de ce qu’elle sait, il est des secrets qui se doivent d’être jalousement gardés des paires d’oreilles et des œillades inquisitrices, non pas de la clientèle, mais des sbires de Strange. Raelyn ne fait pas l’unanimité au sein de l’équipe et j’ai à cœur de la préserver de la rumeur. Notre histoire a délié bien assez de langues fourchues pour le moment.
M’estimant plus à l’abri sur ce bout de trottoir, je tranchai rapidement dans le vif du sujet. À quoi bon traîner ? Alec traitait ma commande en priorité – je ne savais qu’en penser d’ailleurs – et j’avais des projets pour la soirée, des projets étroitement liés à la quête de cette brune qui, à défaut de me désarçonner, ne m’inspire rien d’appréciable. Bien entendu, je ne lui ferme pas la porte pour autant. Quitte à subtiliser sans ambages et sans scrupules son cliché, autant m’amuser de ma découverte avec le modèle du photographe scolaire. Somme toute, mon petit doigt me prédit que Raelyn ne se contentera pas du récit de cette rencontre. Elle cherchera à en savoir plus sur cette intrigante. Elle serait curieuse, comme je le suis sur l’heure, l’heure où j’ajoute quelques centaines à mon compteur de mots. Le silence peut être un atout, mais il me faudra choisir le bon moment. Au contraire, la demoiselle pliera bagage et s’exilera là où l’herbe lui semblera plus verte, là où une cible moins coriace lui confiera tout ce qu’elle rêve de découvrir sans lui opposer la moindre difficulté. La confronter à mes doutes aussi ouvertement est la genèse d’une stratégie qui n’a rien de rôder, mais qui semble viser dans le mile. Elle se froisse, mon interlocutrice. Elle se vexe et, si le discours est mesuré, son regard la trahit. Elle m’aurait volontiers tué sur place et je ne sais qu’en penser. Est-ce la réaction de l’innocente jugée à tort ou du coupable outré d’avoir été si facilement démasqué ? Difficile à dire. D’instinct, j’opterais pour ma seconde présomption, mais sur l’instant, je refuse de me braquer. J’y perdrais au change, si bien que je tire de mon jeu la carte du silence. Je l’écoute, sans mot dire, sans me défendre ou m’excuser de ma maladresse. Je me tais et je la dévisage, ralentissant machinalement le pas. J’enregistre toutes les allégations concrètes qui sortent de sa bouche et j’interprète les plus abstraites qu’elle sème dans son discours, volontairement ou non. Elle n’est pas une menteuse ! Trop tôt pour en juger. Elle a rencontré la mère de Rae et son frère. Très bien ! Son problème est résolu. Elle a une famille désormais. Pourquoi se donner tant de mal pour retrouver la pièce manquante du puzzle quand celle-ci a brouillé les pistes avec l’application et la précision d’une dentellière ? Le sens m’échappe, mais je ne pipe mot que pour l’inviter à décliner son identité et lui donner mon prénom. Rien de plus.
Halsey. Halsey Blackwell évidemment, mais ça ne veut pas dire charrette. « Hé bien, Halsey Blackwell, je n’ai rien sous-entendu du tout. Tu n’es pas obligée d’être sur la défensive. Comme toi, j’ai dit que ton histoire était difficile à avaler… » Et accessoirement, que je ne m’apitoierais pas sur le sort de ce père repentant qui, sur son lit de mort, aurait avoué une vie parallèle à sa fille. « Ce que je cherche à comprendre, c’est comment tu as appris l’existence de ta sœur après toutes ces années. » Et, à cette question, elle n’a pas répondu. « Comment tu as su où trouver sa mère et ton frère ? » Avait-elle partagé avec celui-ci quelques instants où l'on se fait des confidences ? Durant lesquels on raconte notre enfance ? Où l'on s'assure qu'on aurait préféré être au courant plus tôt ? Avait-elle cherché à se lier d’amitié avec lui ? Avait-elle envisagé de rattraper le temps perdu ? Que cachait-elle dans son sac à malice ? « C’était quand ? La dernière fois que tu les as vus ? Je suppose qu’ils ont dû t’expliquer pourquoi elle avait quitté son village natal. » ai-je en faisant mine d’être affecté par le sort d’une Raelyn de suite moins attrayante. « Ce n’est pas très glorieux comme histoire. Ce qui accroît ma surprise d’ailleurs. La vie n’a pas été tendre avec Rachel-Lynn. Alors, je ne sais pas si tu es une menteuse, mais je sais que tout le monde est un peu voyeur. Tu es peut-être venue jusqu’ici pour voir si les rumeurs étaient vraies la concernant, histoire de te rassurer. Tout le monde fait ça, sérieusement ! » C’est le moment que j’ai choisi pour laisser planer un silence à propos. J’ai feint d’être perdu dans mes pensées et j’ai pris grand soin de ne pas tourner la tête en direction de la brunette. N’importe qui, dans sa position, serait interloqué par le mystère.
Depuis qu’elle avait abordé cet homme accoudé au bar, semblant attendre sa commande avec nonchalance, Halsey avait la très nette impression d’avoir débuté un bras de fer invisible avec lui, comme s’il s’était braqué à l’instant même où il avait réalisé l’identité de cette sœur qu’elle cherchait partout. Il ignorait qu’elle n’avait pas arpenté la ville telle une âme en détresse et qu’une adresse savamment déterrée par Clyde l’avait menée tout naturellement ici alors qu’elle était en ville depuis peu. Pourtant, elle fit en sorte de ne pas se laisser déstabiliser et prit sur elle de conserver un ton qui ne laissait pas la place à une quelconque tentative de la détourner de son but, celui qu’elle s’était fixé en débarquant à Brisbane. « Et je n’ai pas souvenir d’avoir prétendu le contraire. » Il jouait avec les mots, cherchait de toute évidence à la déstabiliser, mais il ignorait à qui il avait affaire. « Vous avez dit connais pas. » Lança-t-elle en répétant ses propres paroles, délaissant la fin de sa phrase qui précisait un pas comme ça en tout cas qui laissait planer le doute sur l’identité actuelle de Rachel-Lynn qui évoluait peut-être désormais sous un autre nom. Dans tous les cas, il s’amusait à ses dépens tout en cherchant à glaner des informations, sans toutefois laisser la possibilité de lui en donner, à elle. Alors qu’elle était venue pour ça. Tant de méfiance soulevait forcément des interrogations, et c’était précisément ce qu’il se passait dans la tête de la brune qui ne s’était pas préparée à un tel mur en cherchant simplement après un parent proche, armée d’une simple photo datant d’il y a plusieurs années. « Si je le veux oui. » Elle se retint de balayer sa réaction d’un geste qui aurait traduit son irritation, décidant à la place de lui demander ce qu’il voulait savoir exactement pour apaiser le scepticisme qui s’était emparé de lui à la seconde où elle avait exprimé à voix haute les raisons de sa présence au sein du restaurant. « Tout. » Répliqua-t-il ensuite sur un ton qui laissait planer l’évidence de cette réponse. Il voudrait chaque détail, allait analyser le moindre élément qu’elle daignerait lui soumettre afin de le manipuler sous tous les angles, à la recherche de la faille qui mettrait en lumière les mensonges qu’il attendait d’elle. Halsey n’était pas inquiète, dans la mesure où tout était vrai. Seules ses intentions demeuraient un mystère ; et elle-même ignorait encore quelle serait la finalité de cette histoire, de cette recherche à laquelle elle ne se serait jamais mise si ça n’avait pas été pour Clyde et la curiosité dont il avait fait preuve à son égard. Tu as de la famille ailleurs, Halsey. Autant dire que le coup de massue avait été violent, mais la brune avait très vite repris pied en s’armant de l’impassibilité qui la caractérisait tant. Elle n’avait jamais compté sur personne et ça n’allait pas changer. Seul l’attrait de ce que pourraient lui apporter ces gens l’avait poussée à faire le trajet. Ça et un peu de curiosité, peut-être. La brune plissa des lèvres, car si elle était parée depuis un moment à l’éventualité de devoir s’expliquer sur ce qui l’avait amenée ici, elle n’aurait pas imaginé devoir le faire face à une autre personne que Rachel-Lynn. Mais peu importe, c’était forcément lui qui lui passerait le message et qui la convaincrait ou non du bienfondé d’une rencontre, il fallait donc qu’elle se montre persuasive. Elle s’apprêta à se lancer dans la tirade qu’elle avait préparée avec soin, mais le brun décida que cette conversation devrait avoir lieu loin des regards indiscrets, ce qui suscita de la surprise chez la jeune femme qui se laissa pourtant conduire vers l’extérieur sans piper mot. Il l’accusa presque directement, arguant qu’elle n’était là que pour balancer une bien jolie histoire destinée à naïvement tromper tous ceux qui voudraient bien l’écouter, ce qui énerva quelque peu la brune qui lui fit savoir exactement ce qu’elle pensait de ses suppositions hasardeuses. Finalement, il lui demanda de se présenter, ce qu’elle fit sans se départir de son air courroucé et de ses poings serrés face au mur qu’il érigeait volontairement entre eux ; entre elle et sa sœur. « Hé bien, Halsey Blackwell, je n’ai rien sous-entendu du tout. Tu n’es pas obligée d’être sur la défensive. Comme toi, j’ai dit que ton histoire était difficile à avaler… » EMon œil que t’as rien sous-entendu coco. La brune croisa les bras sur sa poitrine, levant un sourcil dans la direction de son interlocuteur avec un air remettant en doute ce qu’il venait de lui dire sur un ton presque condescendant. « C’est que je ne pensais pas me heurter à un espèce de garde du corps du dimanche alors que je venais simplement voir si quelqu’un la connaissait ici. A moi aussi, ça m’a fait bizarre d’apprendre que je n’étais pas la seule Blackwell en vie. Ce n’est pas une raison pour remettre en question mes moindres paroles. » Lâcha-t-elle en fronçant les sourcils, décidée à ne pas subir cette conversation sous prétexte que c’était lui qui détenait – soi-disant, ça n’avait pas encore été prouvé – les informations dont elle avait besoin. « Ce que je cherche à comprendre, c’est comment tu as appris l’existence de ta sœur après toutes ces années. Comment tu as su où trouver sa mère et ton frère ? » L’interrogatoire avait donc commencé. Bien. Elle releva le menton vers lui et plongea son regard dans le sien, sachant que fuir son regard ne ferait qu’alimenter ses doutes à son égard. « Je savais que mon père venait de Charleville. C’est une petite bourgade, je n’ai pas eu de mal à les trouver. Quant aux raisons qui m’ont poussées à creuser par là après trente ans, c’est tout simplement parce que je me suis souvenue que ma mère avait fait écho de cette possibilité il y a des années d’ici. Je n’y avais pas prêté attention à l’époque, mais ça m’est revenu à l’esprit et je me suis dis que ça ne me coûterait rien d’aller y faire un tour. » Elle haussa les épaules, sachant qu’il ne pourrait pas remettre ses motivations en cause. Ignorer les faits lorsqu’elle était plus jeune pour ensuite se raviser à l’âge adulte, ça se tenait. Il n’était pas dans sa tête et ignorait comment elle fonctionnait, à partir de là il pouvait bien tirer toutes les conclusions qu’il voudrait, elles tiendraient aussi peu la route que ce qu’il pensait de son propre dessein. « Je n’ai pas connu mon père. » Ajouta-t-elle ensuite, comme si ce détail pourrait lui faire comprendre son besoin d’en apprendre davantage sur cette famille découverte sur le tard. « C’était quand ? La dernière fois que tu les as vus ? Je suppose qu’ils ont dû t’expliquer pourquoi elle avait quitté son village natal. » La mine affichée par le brun semblait attristée par les dites raisons qui auraient poussé Rachel-Lynn à quitter Charleville, et elle n’y cru pas une seule seconde. « Ce n’est pas très glorieux comme histoire. Ce qui accroît ma surprise d’ailleurs. La vie n’a pas été tendre avec Rachel-Lynn. Alors, je ne sais pas si tu es une menteuse, mais je sais que tout le monde est un peu voyeur. Tu es peut-être venue jusqu’ici pour voir si les rumeurs étaient vraies la concernant, histoire de te rassurer. Tout le monde fait ça, sérieusement ! » Mais de quelles rumeurs parlait-il ? Le frère de la brune ne s’était pas attardé sur la question, arguant simplement qu’elle avait voulu quitter ce village depuis toujours, ou presque. Halsey n’avait pas insisté, car un simple coup d’œil à l’endroit où elle avait grandi avait suffi à lui faire comprendre le pourquoi du comment. « Il y a près d’un mois. Et ils m’ont juste dit qu’elle avait toujours voulu partir et que depuis son départ, elle n’avait plus donné signe de vie. Qu’elle avait toujours rêvé de plus… » Un petit sourire se dessina sur ses lèvres, comme lorsqu’elle avait réalisé qu’elle partageait cette ambition avec quelqu’un d’autre qu’elle-même. « Mais je n’ai entendu aucune rumeur. » Ajouta-t-elle en plissant les lèvres, se retenant tout juste de lui demander ce qu’il entendait par là, en dépit de son regard qui se voulait interrogateur. Avait-elle raté quelque chose en se rendant sur place ? Elle n’avait trouvé aucun intérêt à cette bourgade ou aux gens qui la peuplaient. Ce qui l’intéressait, c’était la Rachel-Lynn du présent, pas les notes qu’elle avait eues au lycée ou les garçons avec qui elle était sorti quand elle avait cette tête – celle de la photo.
Elle est maligne, la gamine. Elle est maligne et elle le sait, sans quoi elle ne se permettrait pas de s’avancer sur mon terrain en conquérante. Je ne suis pas doué avec le verbe. Je n’ai rien d’un grand orateur. Je ne parle que lorsque j’y suis obligé ou si, d’aventures, ce que je prévois de formuler en mots est doté d’intérêt. Tout est pensé finalement, si bien que j’aurais pu répéter avec une étonnante exactitude tout ce qui glisse de la barrière de mes lèvres. Contrairement à ce que prétend la jeune femme qui se tient devant moi, droite comme un I, toute prête à en découdre, je ne me suis pas contenté d’un « connais pas. » Cette remarque-là, elle la sort du contexte. À ce rythme, j’aurais tôt fait de faire avouer à un macho d’hétéro qu'il a un faible pour ses pairs masculins. J’en hausse un sourcil qui prétend en silence qu’il vaudrait mieux pour son enquête qu’elle file droit et fasse profil bas, la curieuse. De nous deux, c’est moi qui tiens les rênes de cet échange. Certes, je suis indiscret. J’aimerais tout apprendre de l’enfance de Raelyn. Je rêve d’appréhender les secrets de Rachel-Lynn, mais mon but n’est pas une fin en soi. Peut-elle en dire autant, la trentenaire ? Si elle s’est déplacée jusqu’à Brisbane, si elle a franchi la porte de ce restaurant armée de sa photo – la mienne désormais – et de son plus beau sourire, c’est que derrière sa démarche se cache une volonté farouche, un dessein précis. Lequel ? Je l’ignore encore. Je suis par ailleurs persuadé que cette conversation ne suffira pas à éclairer ma lanterne. Qu’à cela ne tienne, elle se dévoilera tôt ou tard et, ce jour-là, je ne serai pas loin. Je serai peut-être à moins d’un mètre, un sourire vil et superbe au coin des lèvres si tant est que son objectif soit mauvais, fallacieux et intéressé. En attendant, j’évite de la toiser et lui accorde même le plaisir de me prendre de haut. Je n’ai pas de problème à l’idée qu’elle me puisse me sous-estimer. Au contraire, ça m’arrange. Je ne jouis pas d’une confiance en moi à toute épreuve sur les questions qui ont trait à l’intimité, mais je ne doute pas d’être à la hauteur d’un poisson de la taille de cette femme. En plus d’être sur la défensive, elle peine à conserver intact son masque de sympathie. Ses bras, croisés sur sa poitrine, confirment qu’elle se renfrogne, qu’elle se ferme à la discussion.
Mesure-t-elle que, maintenant que je l’ai éloignée du Club, je peux tourner les talons et lui bloquer définitivement l’accès ? Je ne suis pas influent au sein de cette organisation – Dieu m’en garde -, mais l’objet de la quête d’Halsey est une chef de rang. Nul doute que ça sera suffisant pour enfoncer des bâtons entre les rayons de ses roues. D'autant qu'impertinent, elle m'insulte. Les règles de l’obséquieux lui échappent complètement. Je ne m’en suis pas vexé cependant. J’ai ri devant l’appellation, amusé par son ignorance, quoiqu’elle soit proche de la réalité, la seconde Blackwell. Je garde bien le corps de la première. Je fais bien plus que ça d’ailleurs et pas uniquement le dimanche, pensais-je conquis par mon humour bancal. J’ai ricané avec autodérision avant de me concentrer à nouveau sur mon interlocutrice. En toute franchise, je reste persuadé qu’elle interprète mal mon propos. Je cherche des certitudes pour étayer son récit. Je ne suis pas en train de l’accuser sans procès. Je lui en fais un et c’est fondamentalement peu comparable en matière d’intention. Au moins, de la précision naît plus de bonne volonté de la part d’Halsey. J’apprends le nom de ce petit village qui a vu grandir mon amante, celle qu’elle me dissimula pour mieux la décrire en périphrase. Je me promis de mener quelques recherches dès que j’en aurai fini avec cette discussion qui prend enfin un tournant intéressant. J’allais pouvoir m’amuser, tester le fondement de son projet à l’aide d’un mensonge après l'analyse minutieuse de ses explications. Elles m’ont l’air honnêtes. En tout cas, elles tiennent debout et parfaitement droit. Ce n’est pas entièrement satisfaisant, mais c’est rassurant. Elle ressemble moins à un agent de la brigade des stups. Je me promis tout de même d’appeler Olivia afin qu’elle vérifie les dossiers en cours et qu’elle creuse du côté de ses collègues, dans l’éventualité où une mission top secrète ait été fomentée sans s’ébruiter à son étage. Serais-je fou d’exclure cette possibilité ? Serais-je un cœur tendre de m’émouvoir devant le récit de cette semi-orpheline ? Je ne suis ni l’un ni l’autre. Aussi, ai-je simplement dodeliné de la tête alors que mon imagination turbine à plein régime. Je la ramène à Charleville, à sa rencontre avec son frère, à ce que cette mère esseulée aurait éventuellement confié. Je l’y conduis en plantant dans son cerveau la graine de la rumeur, celle qui titille les curieux, celle qui rend leur défaut insoutenable, plus encore lorsqu’elle trouve de la motivation quelque part entre l’insidieux et son contraire. « C’est étonnant qu’il ne t’ait rien dit. » avançais-je tout sourcil froncé, intrigué et perplexe à la fois. Je me suis retenu de me gratter le manteau pour ne pas verser dans le surjeu. « D’après ce qui se dit, ça a fait les choux gras un peu partout. Elle a bien essayé de contenir l’info en arrivant ici, mais ça a été compliqué. Elle… » J’ai hésité, comme si je m’apprêtais à révéler un véritable secret, un supposé être bien gardé alors qu’il n’en est rien, un qui taillade mon manteau de sentinelle ou de protecteur, au choix. En réalité, je tisse mon discours, je renforce les points les plus faiblards… j’en suis à l’étape des ourlets lorsque je fais mine de me rétracter. « Non. Je ne peux pas faire ça. Oublie ce que je viens dire. » Sauf qu’elle n’en est pas capable. Ses yeux me hurlent ses questions. Elles lui brûlent les lèvres et, enfin, elle crache le morceau. « Tu me promets que… ça restera entre nous ? Elle ne serait pas contente, mais il s’avère que… j’aimerais bien la garder. » J’ai tapoté la poche arrière de mon jeans. « Je suppose que je dois la payer maintenant. » En monnaie de singe, mais qu’en savait-elle ?
Elle n’aura, pour se faire une idée de la réalité, que son bon sens. Quant à moi, pour la convaincre, il s’agit de rester dans le domaine du crédible, de ne pas m’aventurer vers le fantasque et ça, je peux sans effort. Je suis trop terre à terre pour trop de fantaisie. « À ce qui se raconte… elle serait partie après avoir provoqué un accident qui aurait coûté la vie à son copain de l’école. On parle d’un accident de voiture, mais ça, je n’en suis pas plus certain que ça. Ce que je sais, c’est qu’elle a fui pour ne pas avoir d’ennuis. » De quel genre ? Je laissais à Halsey le soin de combler les trous. « Vraisemblablement, elle devait beaucoup l’aimer parce qu’elle a essayé de se foutre en l’air et plus d’une fois. » Quiconque connaissait un minimum Raelyn, sa force et son manque flagrant d’empathie aurait ri aux éclats devant un tel récit. Mais, elle n’était qu’une énigme pour cette étrangère. « Je ne sais pas comment elle s’y est prise. Là encore, personne n’est vraiment capable de le dire, mais ce que je sais, c’est qu’elle a une patte folle depuis. » J’aurais bien poussé le mensonge jusqu’à lui inventer une balafre zébrant sa joue, un œil de verre ou une jambe de bois, mais je me suis abstenu. Trop point n’en faut. « Certains disent qu’elle a une prothèse, que c’est pour ça qu’il lui arrive de se déplacer en fauteuil roulant. Je ne l’ai jamais vue faire personnellement. Mais, je présume que la cuisine est trop petite pour qu’elle puisse être efficace si elle ne fait pas l’effort de tenir sur ses deux pieds… quoique pour faire la plonge, on n’ait pas vraiment besoin de ses jambes, tu me diras. » Mes airs de conspirateurs se muèrent pour ceux de l’homme tracassé qui réalise qu’il vient de faire une connerie. « Écoute, si tu veux la rencontrer, je peux t’aider, mais elle est méfiante, surtout en ce qui concerne son passé. » ai-je proposé sans grande conviction alors que parmi ce tissu de fadaises, c’est bien la seule vérité.
Soudainement, son interlocuteur lui sembla bien moins loquace tout à coup, comme s’il la jaugeait silencieusement avant de passer une nouvelle fois à l’attaque, comme un prédateur observerait sa proie avant de se décider à se jeter dessus. Ce changement d’attitude interloqua la brune, même si une part d’elle savourait le fait d’avoir eu le dernier mot sur cet homme qui s’était clairement positionné comme ayant l’ascendant sur elle, sur cette conversation de laquelle était supposée découler une conclusion concernant l’existence avérée – ou non – de Rachel-Lynn. Halsey était désormais persuadée qu’il la connaissait, même s’il s’amusait à la balader en lui faisant croire le contraire tout en dispersant une brume de doute sur cette discussion depuis qu’il avait tenu la photo entre ses mains. Finalement, il sembla tenir à poursuivre cet entretien à l’extérieur, ne lui laissant d’autre choix que de se diriger vers la sortie, tournant ainsi le dos aux regards curieux qui n’avaient pas perdu une miette de leur échange. Peu lui importait, la brune sentait qu’il y avait quelque chose à tirer de ce type, même s’il prenait un malin plaisir à ne pas aller droit au but mais plutôt de lui soutirer des informations à elle. Un changement de dynamique qui ne plaisait que peu à la jeune femme qui, pourtant, se plia à l’exercice tant que celui-ci ne se montrait pas trop compliqué. En effet, elle estimait que c’était à Rachel-Lynn qu’elle devait des explications sur sa présence à Brisbane, ainsi que sur les raisons qui l’avaient poussée à partir à sa recherche après trente années à ne pas s’inquiéter de son existence. Pourtant, le bon sens lui soufflait que cet homme tenait sans doute une place quelque part dans la vie de sa sœur et que par conséquent, il serait le seul en mesure de lui parler ou non en fonction de son degré de persuasion. La méfiance du brun ne faiblissait pas, elle, et son ton accusateur irrita une fois de plus Halsey qui ne tarda pas à perdre sa première once de patience en le comparant à un espèce de garde du corps du dimanche – la précision était importante – ce qui arracha un petit rire à son interlocuteur, d’ailleurs. Il avait donc de l’humour ? Décidée à en finir le plus vite possible pour enfin obtenir ce qu’elle était venue chercher, la brunette se laissa aller à quelques précisions sur son passage à Charleville tout en faisant fi des rumeurs qu’il évoquait tout en laissant planer le mystère sur ce qui avait bien pu pousser Rachel-Lynn à quitter sa bourgade, si ce n’était pour ce que Liam lui avait confié ; un désir de plus, de devenir quelqu’un. Halsey était étonnée d’entendre qu’il y avait plus à toute cette histoire, même si ça n’avait rien de si surprenant ; ça parlait toujours énormément dans les petites villes comme celle-là. Et puis au fond, elle ne s’était pas suffisamment attardée sur place que pour en apprendre davantage sur le passé de sa sœur, tout simplement parce que c’était le présent qui l’intéressait. Trente ans, ça faisait bien trop long pour rattraper le temps perdu. Elle se fichait de la fille de la photo et de ce qu’il lui était arrivé là-bas, ce qu’elle voulait savoir, c’était qui elle était aujourd’hui. La Rachel-Lynn de Brisbane, qui côtoyait apparemment des personnes pas très fréquentables et qui semblait avoir des gens qui tenaient à elle, tout du moins ça avait l’air d’être le cas de son interlocuteur qui avait écouté ses paroles avec la plus grande des attentions. « C’est étonnant qu’il ne t’ait rien dit. » La brune haussa un sourcil, surprise qu’il enfonce ainsi la porte qu’il avait volontairement laissée entrouverte pour elle. Quelques secondes auparavant, il la jugeait sur une quelconque curiosité malsaine l’ayant amenée jusqu’ici, à ce restaurant qui semblait cacher des activités qui elles, n’avaient rien de culinaires, et maintenant il semblait vouloir lui confier davantage d’informations sur ces prétendues rumeurs ayant fait le tour de la bourgade d’enfance de Rachel-Lynn. Sourcils froncés, la brune ne put toutefois s’empêcher de laisser l’interrogation prendre le pas sur la surprise, l’observant silencieusement afin de l’enjoindre à continuer. « D’après ce qui se dit, ça a fait les choux gras un peu partout. Elle a bien essayé de contenir l’info en arrivant ici, mais ça a été compliqué. Elle… Non. Je ne peux pas faire ça. Oublie ce que je viens dire. » Halsey se retint tout juste de soupirer d’impatience, n’ayant guère le temps de se lancer dans une nouvelle partie d’échecs mentale avec lui, même si elle adorait ça en temps normal. Il avait clairement suscité la curiosité chez elle, se demandant ce qui avait bien pu arriver de si tragique pour que sa sœur tienne à protéger ce secret, comme il avait l’air de le sous-entendre. « Quelle info ? » Ignorant le côté culpabilisant de son discours, elle laissa son regard accrocher le sien tandis qu’elle attendait la suite, laissant tomber le masque de la nonchalance. « Tu me promets que… ça restera entre nous ? Elle ne serait pas contente, mais il s’avère que… j’aimerais bien la garder. » Le brun tapota la poche de son jean, celle où se trouvait désormais la photo de sa sœur avec laquelle elle avait entamé ses recherches dans le restaurant. Celle qu’il lui avait piqué sans cérémonie. « Je suppose que je dois la payer maintenant. » Étrange. A l’entendre auparavant, il aurait presque été prêt à la faire payer [elle[/i] si elle désirait réellement obtenir une quelconque info substantielle sur sa sœur. Et là, il était prêt à lui raconter ce qu’elle voulait entendre ? La brune était méfiante, mais cet homme était incroyablement difficile à cerner, et pour l’instant elle n’arrivait pas à déterminer laquelle des deux attitudes qu’il avait adoptées étaient la vraie, celle qui faisait de lui celui qu’il était réellement. « J’écoute. » Se contenta-t-elle de répondre en balayant d’un geste cette histoire de photo, sachant pertinemment qu’elle avait d’autres copies à l’hôtel. Il pouvait bien en faire ce qu’il voulait, du moment qu’il lui donnait quelque chose à se mettre sous la dent. « À ce qui se raconte… elle serait partie après avoir provoqué un accident qui aurait coûté la vie à son copain de l’école. On parle d’un accident de voiture, mais ça, je n’en suis pas plus certain que ça. Ce que je sais, c’est qu’elle a fui pour ne pas avoir d’ennuis. » Des ennuis ? La brune haussa un sourcil, attendant la suite. « Vraisemblablement, elle devait beaucoup l’aimer parce qu’elle a essayé de se foutre en l’air et plus d’une fois. Je ne sais pas comment elle s’y est prise. Là encore, personne n’est vraiment capable de le dire, mais ce que je sais, c’est qu’elle a une patte folle depuis. » Non ? Mais c’était… pathétique. Se foutre en l’air pour une amourette de lycée qui n’aurait de toute façon pas duré au-delà – sauf s’il l’avait mise en cloque entre temps, ça se faisait encore bien dans les petites villes du genre. La jeune femme plissa les lèvres, encaissant l’information selon laquelle sa sœur aurait un problème à la jambe après avoir tenté… quoi ? De se suicider ? Elle avait sauté d’un toit en pensant se briser le coup ? Seigneur. Halsey se retint tout juste de lever les yeux au ciel, reportant plutôt son attention sur le brun qui n’en avait pas fini. « Certains disent qu’elle a une prothèse, que c’est pour ça qu’il lui arrive de se déplacer en fauteuil roulant. Je ne l’ai jamais vue faire personnellement. Mais, je présume que la cuisine est trop petite pour qu’elle puisse être efficace si elle ne fait pas l’effort de tenir sur ses deux pieds… quoique pour faire la plonge, on n’ait pas vraiment besoin de ses jambes, tu me diras. Écoute, si tu veux la rencontrer, je peux t’aider, mais elle est méfiante, surtout en ce qui concerne son passé. » La brunette laissa planer quelques secondes, le temps d’intégrer tout ce qu’il venait de lui dire. Cette histoire lui paraissait dingue, au moins autant que le brusque changement d’attitude de cet homme qui semblait presque fautif de lui avoir livré cette histoire sur un plateau pour ensuite presque se raviser, arguant qu’elle était méfiante. C’était donc ça, la sœur perdue qu’elle cherchait à retrouver ? Une serveuse incapable de se déplacer correctement et condamnée à faire la plonge pour arrondir ses fins de mois ? Elle aurait mieux fait de rester à Charleville. « Vous êtes entrain de me dire qu’elle travaille donc ici ? Mais qu’un… accident, lui aurait coûté sa jambe. » Elle paraphrasait, sondant son interlocuteur tant cette histoire lui semblait saugrenue en dépit de l’air sérieux et contrit qu’il affichait en la lui racontant. Dans les faits, ça ne changeait pas grand-chose, elle voulait quand même la rencontrer, patte folle ou pas. Se faire sa propre opinion, discuter avec… Sans avoir quelqu’un entre elles. « Ça ne change rien pour moi, j’aimerais la rencontrer. Je comprends sa méfiance… » C’était peut-être de la honte ou de la gêne, après avoir vécu un truc pareil. « … Mais je veux juste connaître ma sœur. Je ne fais pas partie de son passé et je me fiche de ce qu’elle a pu faire. Ce qui m’intéresse, c’est qui elle est aujourd’hui. » Elle releva le menton vers lui, attendant qu’il se décide ou pas à lui donner l’opportunité qu’elle attendait.
D’abord, j’ai glissé une information comme s’il s’agissait d’un scoop. J’ai feint d’être mal à l’aise d’en être détenteur. Puis, j’ai laissé s’installer le suspense en détaillant, l’air penaud, les traits curieux de ma spectatrice. Un jour, Olivia m’a conseillé de ne pas surestimer mes talents d’acteur. En ce début de soirée, j’étais plutôt bien parti pour une nomination aux César. Je ne le raflerais sans doute pas. Mes compétences théâtrales souffrent de limites indéniables, mais je me prête au jeu volontiers et avec conviction parce que ça marche. Ses pupilles sont accrochées à mes lèvres. Elle hausse un sourcil – elle me rappelle Rae au passage d’ailleurs – et se montre tout particulièrement intéressée. Sa curiosité la démange. Elle se consume den apprendre un peu plus sur ce soi-disant secret qui me brûle les lèvres. Alors qu’elle n’y tient plus, elle m’invite à poursuivre d’un signe de la tête. Moi, je glisse une main derrière la mienne, je me mords l'intérieur des joues, je regarde autour de moi comme si j’avais peur d’être surpris en flagrant délit de trahison. Je ne suis pas un félon. Rien de ce qui ne sortira de ma bouche ne sera vrai. Je n’utilise aucune vérité qui m’aurait été confiée par Rae. Je ne fais pas allusion à son passé de toxicomane. Je ne m’aventure pas à parler d’Aaron et de son destin tragique. Je me contente de fadaises montées de toutes pièces. Ce n’est pas une rumeur que je m’apprête à faire courir que cette fausse révélation, ce n’est rien d’autre qu’un mensonge éhonté et qui m’amuse diablement tandis qu’il se tisse peu à peu dans mon cerveau dérangé. Je suis à deux doits de cracher le morceau d’ailleurs. Mais, je joue encore un peu. Je me fais chat et elle devient souris au moment même où elle me pousse, d’une question, à poursuivre. Je sus, à cet instant précis, que j’avais gagné, que j’avais repris l’ascendant sur cette gamine, car nous ne visons pas le même objectif. Ce que je veux, c’est qu’elle sache que je suis proche de sa sœur, assez pour qu’on me rapporte les ragots et que je le colporte à mon tour. J'aspire à ce qu’elle devine qu’elle n’est pas qu’une simple inconnue pour moi, que je la fréquente et que je gravite autour d’elle. De cette manière, elle me confiera son numéro de téléphone et elle attendra sagement que Rae la contacte elle-même. Une rencontre avec ces deux jeunes femmes sera de toute façon inévitable. Il y a de la détermination au fond des yeux d’Halsey. Quitte à ce qu’elle ait lieu, je préfère, pour le bien de Rae, qu’elle ne soit pas effarée de recevoir un coup de fil de cette inconnue parce qu’elle serait parvenue à obtenir, de l’un de ses détracteurs – et elle en a un paquet – son numéro de téléphone. Je ne tiendrais pas sincèrement à elle si je ne lui évitais pas cette déconvenue, si je la privais du loisir de choisir du « quant » elle affronterait les yeux clairs de sa sœur. Pour ce faire, il convenait de perdre cette fille entre « ce type est détestable » et « ce type est étrange. » Je devais, de son point de vue, être un peu de ces deux-là pour renverser la vapeur. Ce n’est plus elle qui me doit une faveur, mais l’inverse. Elle ne me doit plus rien, Halsey. Elle m’a déjà tout donné. C’était à moi de rembourser cette photo et, sans prétention aucune, j’étais certain que je saurais éteindre en partie sa méfiance, assez pour qu’elle ne se prive pas d’atteindre mon but, ce qui m’obligerait à mettre mes menaces, informulées, à exécution. Je n’en avais pas envie. Ce n’était pas à moi de décider qui fréquenterait Rae ou non. Elle était la seule capable de choisir si elle souhaite ou non accorder le bénéfice du doute à cette «sœur ».
La suite de mon petit plan plus amusant qu’intéressant se déroula au mieux. J’ajoutai à mon récit une louche de vraisemblance, une cuillère d’absurde, un chaudron de doute et une pincée de contritions sur les traits. Tous les ingrédients étaient réunis pour l’attendrir, la faire fuir ou me rire au nez. Le résultat n’était pas encore certain, mais l’histoire fit son chemin et son petit effet. Elle boit mes paroles, Halsey. J’aurais juré avoir aperçu de la fumée lui sortir des oreilles tant elle réfléchit afin de distinguer, dans ce conte funeste, le bon grain de l’ivraie. Elle n’est pas idiote, du moins, elle ne me semble pas l’être. Elle doit savoir que les rumeurs sont perpétuellement extrapolées. C’est le principe du téléphone arabe. Une femme sans histoire rentre à l’hôpital pour une mauvaise grippe, elle finit adultère, en cloque et toute prête à avorter. C’était bien connu. Elle mord à l’hameçon cependant. Elle reformule, s’imprègne de mes racontages, ne décide pas de prendre ses jambes à son cou pour retourner de là où elle vient, et ne renverse pas la tête à cause de l’hilarité. C’est plutôt bon signe finalement. « Et je te l’ai dit, je peux t’aider, mais… j’avais besoin de savoir si tu savais. Tu comprends ? » Pas exactement. Il lui manque encore quelques éléments pour appréhender le sens de ma démarche, mais patience, Halsey. Patience est mère de sûreté. Ça vient. « C’est une pauvre fille, mais une chouette fille. Je n’aurais pas voulu te mettre sur la piste si c’était pour que tu lui fasses des ennuis à cause de ce type. C’est elle qui conduisait. Il n’y a pas encore prescription. On ne sait jamais, la famille de ce gars pourrait avoir besoin d’argent et t’envoyer le récupérer à sa place. » avançais-je en feignant d’être rassuré, comme si elle m’avait affirmé s’être démenée autant pour une autre raison. Serait-ce le cas qu’elle me l’aurait caché. De toute évidence, je ne grille aucune cartouche alors que je joue la mienne. « Tu as l’air réglo, je dois dire. » Mes lèvres se tordirent, je me suis mordillé les lèvres, comme si je menais un combat singulier avec ma conscience. « Tu sais quoi ? Laisse-moi ton numéro de téléphone. Je vais lui en toucher un mot. Je suis certain que j’arriverai à la convaincre de t’appeler. » Je n’aurais pas besoin d’insister. Pour protéger ses arrières, Rae monterait au créneau et ruerait dans les brancards. « Je la connais bien. Je peux la convaincre. Si j’échoue, je t’appellerai moi-même avec une autre solution. Ça marche ? » Et déjà je récupère mon téléphone dans la poche intérieure de ma veste. C’était à prendre ou à laisser.
La brune avait, jusqu’à présent, observé une palette intéressante sur les versions différentes de Rachel-Lynn au fil du temps. Sa mère l’avait décrite comme une chouette fille ayant toujours voulu quitter Charleville pour trouver mieux, et la photo qu’elle lui avait donnée avait conforté cette image qu’elle avait eue de la brune en tant qu’adolescente. Un fossé temporel demeurait entre son exode vers Brisbane et la jeune femme qu’elle était à présent, même si les sources de Clyde avaient confirmé un potentiel criminel chez elle, comme l’indiquait son casier judiciaire. Cependant, elle s’était faite arrêtée pour vol à l’étalage, et c’était désormais les stups qui s’intéressaient à elle. Pourquoi ? La réponse se trouvait dans le trou de plusieurs années qui ne figurait nul part dans le dossier, mais Halsey était persuadée que l’explication devait être plus qu’intéressante. Ce restaurant était une couverture, elle en était également convaincue, s’appuyant sur les réserves de son interlocuteur à poursuivre leur petite discussion sous les regards curieux des autres personnes présentes dans la salle. Et puis toute cette méfiance, c’était louche. Les questions amenaient encore plus d’interrogations et dans la finalité, la brune n’avait rien appris de substantiel, pas plus que ce qu’elle avait lu dans ce foutu dossier. La seule chose dont elle était certaine, c’était que le type qui lui faisait face connaissait Rachel-Lynn et se faisait un malin plaisir de jouer avec ses pieds. Essayait-il simplement de gagner du temps, de la tester ? Elle l’ignorait, mais ses agissements cachaient quelque chose. D’autant que le soudain volte-face dans son comportement désarçonna une nouvelle fois la brune qui se surprit à hausser un sourcil interrogateur lorsqu’il amena de soi-disant rumeurs sur le tapis. Halsey n’avait rien obtenu à Charleville, mais devait bien avouer qu’elle n ‘avait pas poussé les questions plus loin que chez Rose et Liam. Pour quoi faire ? Encore une fois, le passé ne l’intéressait pas. Pourtant, le brun semblait être au bord de l’apoplexie à l’idée de lui dévoiler ce qu’il savait, déclenchant ainsi l’étonnement et la curiosité chez la jeune femme qui réalisait qu’elle était peut-être passée à côté de quelque chose d’important. Et si la méfiance restait de mise, elle lui demanda toutefois de lui livrer ce qu’il savait, ce qu’il retenait du bout des lèvres. Son hésitation fut longue, mais il finit par dévoiler de quoi étaient faites ces fameuses rumeurs, ces ragots qui avaient apriori parcouru la campagne qui avait servi de décor à l’adolescence de Rachel-Lynn. Ce qu’il lui apprit la laissa pantoise, intégrant les informations sans savoir ce qu’elle devait en faire. Ou si elle devait y croire. Il n’avait aucun intérêt à lui mentir là-dessus car ça ne changeait en rien les plans qu’elle avait en tête pour la suite et pourtant, ce soudain changement de comportement à son égard la laissait perplexe. Tantôt sûr de lui et désireux de l’envoyer promener, tantôt dans le doute quant au bienfondé de ces confessions auxquelles il semblait prêt à se livrer. Halsey hésitait, mais pour l’instant rien ne lui prouvait qu’il mente. Il était son seul lien avec elle, la seule personne qu’elle avait rencontré qui savait où elle se cachait et ce qu’elle était devenue. Pour l’instant, elle se contenterait de ça. Répétant ce qu’il venait de lui dire comme si ça pourrait l’aider à intégrer les faits, elle l’observa tout en cherchant dans son regard ce qu’il pensait réellement, qui il était pour elle. La brune décida de ne pas se laisser défaillir par ce portrait dépeint de Rachel-Lynn, persuadée qu’une rencontre vaudrait tout de même le coup. Trop de mystère entourait sa sœur, et ça, ça avait piqué sa curiosité. « Et je te l’ai dit, je peux t’aider, mais… j’avais besoin de savoir si tu savais. Tu comprends ? » Non, elle ne comprenait pas où il voulait en venir. Son attitude la désarçonnait depuis le début et elle ne parvenait pas à le cerner, ce qui avait le don de la contrarier, même si elle n’en montra pas le moindre signe. « C’est une pauvre fille, mais une chouette fille. Je n’aurais pas voulu te mettre sur la piste si c’était pour que tu lui fasses des ennuis à cause de ce type. C’est elle qui conduisait. Il n’y a pas encore prescription. On ne sait jamais, la famille de ce gars pourrait avoir besoin d’argent et t’envoyer le récupérer à sa place. » Halsey ne bougea pas d’un pouce et pourtant, l’intérêt de cette histoire venait de la frapper de plein fouet. Si ce qu’il disait était vrai – et une part d’elle en doutait encore fortement – alors cela voulait dire qu’elle aurait potentiellement de quoi faire chanter sa chère sœur si tant était qu’elle y trouve de quoi y gagner. Parce que la plonge, ça ne payait tant que ça. « Je comprends, oui. Mais je n’avais jamais entendu parler de ça avant que vous ne m’en parliez vous même, et son passé ne m’intéresse en rien. » Et c’était encore le cas il y avait de ça deux minutes. « Tu as l’air réglo, je dois dire. Tu sais quoi ? Laisse-moi ton numéro de téléphone. Je vais lui en toucher un mot. Je suis certain que j’arriverai à la convaincre de t’appeler. » Elle haussa un sourcil, surprise de la conclusion de cet échange. « Je la connais bien. Je peux la convaincre. Si j’échoue, je t’appellerai moi-même avec une autre solution. Ça marche ? » Et sans attendre, il sortit directement son téléphone de sa poche, comme dans un désir d’appuyer ses paroles. La brunette hésita quelques instants avant de répondre, ne sachant que faire de ce qu’il venait de lui dire. Apriori, ce type était son seul lien concret avec Rachel-Lynn, et même s’il décidait de saboter sa tentative de rencontre, elle trouverait un autre moyen de lui tomber dessus. Conclusion : elle n’avait rien à perdre. « Très bien. J’espère que vous parviendrez à la convaincre, comme vous dites. Je ne lui veux aucun mal, j’aimerais simplement la voir et la connaître. Si ça lui dit, à elle aussi. » Elle esquissa un petit sourire avant de prendre le téléphone qu’il lui tendait et d’encoder ses coordonnées dans le répertoire. Halsey Blackwell. Elle le lui rendit sans le lâcher des yeux. « Je compte sur vous. » Ajouta-t-elle en conservant son air sérieux, lui faisant ainsi comprendre que ça comptait pour elle.
J’ignore si elle est perplexe parce que je suis convaincant ou parce qu’elle rejoint la liste de ceux qui sont incapables de me cerner ou de deviner. En toute sincérité, ça ne revêt aucune espèce d’importance. Ce qui compte, c’est cette curiosité qui transparaît à travers ses yeux clairs et inquisiteurs qui me dévisagent et me détailler. Elle doit chercher la faille dans mon récit, cette petite preuve qui lèvera le doute sur mes intentions ou sur la véracité du propos. C’est peine perdue cependant. Je glisse au cœur de cette histoire trop d’inconnues. À moins qu’elle ait mené sur sa sœur éventuelle une véritable enquête, elle lui manquera des données pour résoudre l’équation et moi, je me gausse. Je me fais un nez comme une phrase d’avoir gardé son attention en état d’alerte, de l’avoir perdue entre le désagréable et l’avenant. Je me réjouis à l’idée d’aborder Raelyn par son véritable prénom, de la narguer avec cette photo coincée dans ma poche – quoique cette allégresse-là soit toute personnelle – et de ne pas rentrer complètement bredouille de ma chasse aux informations. Halsey Blackwell et son objectif premier me sont toujours étrangers. Je ne peux percer quelqu’un à jour pour avoir traîné avec ce dernier sur un trottoir pendant près d’un quart d’heure. En revanche, j’ai une idée assez précise sur son itinéraire et sur un morceau des informations qu’elle détient. L’enfance de Raelyn n’a probablement que peu de secrets pour elle. Elle s’est pointée à Charleville, a rencontré son frère et la mère de Rae. Si celle-ci répondait au standard des mamans aimantes, nul doute qu’elle avait dû lui confier sa peine, partager des souvenirs et peut-être même un éventail de vidéos que tirent les parents pendant les fêtes scolaires, trop fiers de leur gosse qui s’agite en mouvement mal coordonné sur une scène improvisée et bancale, faite de tréteaux. La grande question qui me taraude, c’est comment elle s’est retrouvée sur la piste du Club. Cette zone d’ombre était la seconde sur la liste de celle à éclairer de toute urgence, mais était-ce bien mon combat ? Je n’ai pas à me substituer à Raelyn pour ramasser l’épuisette et partir à la chasse aux infos sans lui accorder voix au chapitre. Si elle réclamait mon aide, je la lui apporterais sans rechigner et avec un plaisir à peine dissimulé. En attendant, je campe à ma juste place. J’ai joué mon rôle. La suite ne m’appartient plus. Dès lors, j’écoute, je tire des conclusions, mais je n’ajoute rien d’autre qu’une proposition. « Je vois ça. » ai-je répliqué à cette jeune femme dont le discours se contredit. J’ai dû mal à croire qu’on puise nouer des liens sincères avec quelqu’un, quelqu’un de son sang, une sœur avec laquelle on n’a pas eu la chance de grandir, sans s’intéresser un minimum à ce qu’elle fut. Le passé nous construit. Apprivoiser durablement, c’est avancer précautionneusement et vouloir comprendre quel traumatisme, quel souvenir, quelle joie ou quelle blessure justifie nos réactions et à forger notre caractère. Toutefois, je me tais. Je ne relève pas, je note. Qui sait, ça pourrait être utile, bien que moins beaucoup moins, que son numéro de téléphone. Il était ma mire, la récompense pour mes petites manigances, le Graal pour le templier. Dans les faits, à condition qu’elle soit aussi intelligente qu’il n’y paraît, la trentenaire ne renâclera pas à l’encoder dans le téléphone que je lui tends. Il y va de son intérêt que de me faire confiance. Je suis, à ce stade, la planche de salut de son impatience. Pourtant, je suis satisfait qu’elle s’exécute. Le geste me prouve que ma narration ne lui a pas permis de statuer à mon sujet. Elle est intriguée et c’est parfait en l’état. « Et tu peux, compter sur moi. » ai-je rétorqué à son sourire par un autre, plus énigmatique. « À bientôt, donc. » Je la salue, elle tourne les talons et je ne l’ai pas quitté des yeux jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans l’angle de la rue. Entre mes doigts, mon portable a vibré. Message. Alec qui m’informe que ma commande est prête. Je l’avais presque oubliée et, tandis que je rebrousse chemin jusqu’au restaurant, je jette un coup d’œil à la fille sur la photo. J’ai dû avoir l’air béat en récupérant le dîner du soir, car Strange l’a pris pour lui. Il a soupiré et m’a souhaité une bonne soirée en renchérissant : « Embrasse-la bien fort de ma part. » qui n’éveilla aucune jalousie en mon sein, juste un brin de possessivité alors que je déclare conquérant : « Oh, je n’y manquerai pas. Tu peux me croire sur parole. » C’est stupide, certes, mais inoffensif… Et, Halsey Blackwell ? L’est-elle ? J’en doute, vraiment. Je ne suis que méfiance à son égard.