« Je vais la tuer ou la faire tuer. » Les mots résonnent encore dans ma tête. Cette menace, proférée par une Raelyn hors d’elle, stimulée par cette peur indicible de me perdre et mélangée à une autre, plus atavique, liée au souvenir malheureux d’avoir déjà perdu l’un de ses compagnons à cause d’une bavure policière, flattait autant mon ego qu’elle ne m’épouvantait. La cible présumée, c’était Olivia, celle-là même qui échafauda avec moi le plan de ma vengeance, celle qui m’a soutenu en silence dans les pires moments de ma vie, celles qui me regardent avec les yeux attendris d’une sœur. Elle est ma complice depuis si longtemps que je n’ai plus besoin de compter les années. Je ne veux rien de moi que sa mort. Certes, je suis furieux après elle. Durant la nuit qui suivit notre altercation, tandis que ma maîtresse s’était finalement endormie au creux de mes bras, je m’étais posé mille fois les questions du pourquoi et du comment. Pourquoi a-t-elle demandé cette rencontre avec le Club sans m’en informer ? Pourquoi enquête-t-elle sur cette organisation sans moi ? Pourquoi m’a-t-elle assis sur un siège éjectable ? Et, comment avait-elle pu me catapulté en dehors de cette affaire si similaire à celle qui m’occupait moi-même, celle de ma fille ? Comment avait-elle pu s’imaginer qu’elle pourrait mener cette aventure sans moi ? Et, plus largement, comment avait-elle pu braquer son arme dans ma direction ? Concernant ce point, j’avais une vague idée quant à sa motivation. Elle cherchait à insinuer en Raelyn assez d’effroi pour la pousser de ses échasses. Je soupçonnais également qu’il s’agissait d’un message qui m’était tout particulièrement destiné. Je l’avais saisi : elle avait compris ce qui se tramait entre son ennemie et moi. Mes attitudes ne l’avaient pas trompée parce qu’elle lit en moi. Elle me décode, Olivia. Autant dire que si j’avais un regret, outre la violence que je fus forcé d’employer pour protéger ma maîtresse, c’était bien de l’avoir blessée, de ne pas l’avoir appelée pour lui confier ma faiblesse, de ne pas l’avoir informée que je tentais à cette dissidente et que j’appréhendais moins comme une coupable que comme une victime collatéral de la folie de Mitchell. J’avais à cœur de la protéger de mes manigances. Seule Liv aurait pu m’aider à la mettre à l’abri. J’avais attendu trop longtemps et j’en payais désormais le prix. J’avais honte, pas tant de m’être laissé prendre au piège des formes de Raelyn, mais d’avoir failli à ma promesse d’être transparent. J’ai honte et, pour me préserver, je m’adonne à un vieux réflexe : la mauvaise foi. J’aurais bavé si l’ancienne militaire avait été complètement intègre à mon écart. Elle avait choisi de se la jouer en solitaire et où sommes-nous aujourd’hui ? Que restera-t-il de notre si belle amitié ? Le postulat pessimiste qui me soufflait qu’il ne demeurait plus rien à sauver me serra la gorge et, pour éteindre mon angoisse, j’ai serré Raelyn un peu plus fort contre moi. D’ici quelques heures, elle rentrerait chez elle et s’enfermera au Club pour traiter ses affaires courantes et récolter des informations sur la concurrence. Et moi, durant son absence, je ramasserai mon courage à deux mains pour affronter une Olivia que je supposais furieuse et triste à souhait. Demain. Demain je serai fixé et j’aviserai, ai-je donc songé en m’endormant d’un sommeil agité.
Je n’ai pas raccompagné Raelyn jusqu’à la porte de la cabine. Je l’embrassai distraitement, le regard hébété par la fatigue et, comme à l’accoutumée, je lui assurai que je la rejoindrais au Club dans le courant de la soirée. Je n’ai pas précisé que j’avais mes propres batailles pour aujourd’hui. Elle n’a pas posé de questions. Elle a pris congé, non sans une dernière preuve d’affection et moi, je suis resté allongé dans mon lit à regarder le plafond. “Me mettre en route, maintenant, pour me défaire de mes mauvais pressentiments“, c’est beau en théorie. En pratique, je végète avec une lâcheté sans précédent et qui me ressemble peu. Pourtant, je me lève dans l’espoir qu’une douche me réveillera et ranimera mon cœur vaillant. Sauf que je n’ai pas le temps d’atteindre la salle de bain qu’on frappe à la porte, violemment, brusquement. Derrière la porte, mon visiteur ne cogne pas du bout des doigts, mais bien de son poing. J’en déduis que ce n’est pas Rae qui aurait oublié quelque chose. Mais, dans ce cas, qui est-ce ? Olivia ? L’hypothèse est loin d’être idiote et, ma brosse à dent dans la bouche, je me presse de la ranger et de me rincer la bouche. « J’arrive. » ai-je hurlé à travers le salon tandis que je me débats pour entrer mes jambes dans mon jeans de la veille. Je n’ai pas pris le temps de m’observer dans un miroir. Je dois avoir l’air d’un gars qui a passé la nuit à se vautrer dans la luxure. J’ouvre la porte cependant et mes suggestions se matérialisent aussitôt. Mes craintes les plus tenaces prennent vie sous mes yeux et je n’en suis qu’à moitié surpris. Elle est furieuse, mon amie. Ses pupilles sont des revolvers. L’œillade qu’elle ma lance est électrique, de foudre ou de tonnerre, au choix. « Je savais que tu viendrais. » ai-je glissé précautionneusement. Inutile d’houspiller un animal féroce qui, blessé et furieux, est potentiellement dangereux. Je me garde donc de lui demander si elle est toujours armée. Le sous-entendu passerait mal. Le cynisme n’a pas sa place entre nous. Il n’a jamais teinté nos échanges et, aujourd’hui plus qu’hier, il ne servirait à rien, si ce n’est alourdir l’ambiance chargée d’ions et de protons. « Si tu ne l’avais pas fait, je serais venu moi-même de toute façon. » J’attendais le départ de mon amante et, y songeant, je me fis la réflexion que le timing de Liv était bien trop maîtrisé pour que ça soit un hasard. « Tu es restée en planque ici devant toute la nuit. » Ou une grosse partie. « Je me trompe ? » Dans l’absolu, ça n’aurait pas changé grand-chose. Je n’avais pas l’intention de lui mentir sur la nature de ma liaison avec Raelyn. En revanche, l’information était capitale. Elle me permettrait de mieux appréhender par quel morceau il convient d’attaquer les hostilités, car tout, dans l’attitude d’Olivia, alléguait que notre conversation n’aurait rien d’une promenade de santé.
Olivia Marshall & @Amos Taylor ✻✻✻ L’horizon se levait mais demeurait plombée devant mon regard éteint. La luminescence du paysage ne m’atteignait pas, s’évanouissait devant mes yeux consumés par la fatigue d’une nuit passée à veiller et des doutes qui avaient refusé de le faire, eux, trop acharnés à m’assaillir sous de nouveaux angles à chaque nouvelle heure passant. J’avais pu remonter les minutes de chaque scène jouée la veille au soir. Toutes m’étaient revenues en mémoire sous le même joug d’une déception perpétuelle. J’avais tenté, ensuite, d’y retrouver une objectivité que j’étais prête à admettre avoir pu délaisser. L’attitude d’Amos, l’intimité qui le reliait à cette femme, l’affection que j’avais cru lire dans son regard à mes dépends. Tout pouvait-il être expliqué par sa couverture ? Une identité parmi tant d’autres que l’on lui avait imposé au sein du Club ? Une à laquelle il avait dû se raccrocher la veille et que je n’avais pas su saisir ? Les détails avaient afflué de nouveau dans mon esprit mais si je me reconnaissais une impétuosité de moins en moins bridée, ma mémoire, elle, ne vacillait jamais. Je faisais confiance à cette dernière, ainsi qu’à mon sens de l’observation et d’induction. Je savais ce que j’avais vu. Je savais ce qu’il y avait à en déduire. Mes doigts tressaillirent avant de serrer ma cigarette avec accablement. Les incertitudes pouvaient toujours cheminer autour de ma tête, brouillant ma conception des choses, les faits étaient là et je refusais de manier leur interprétation à ma guise dans l’espoir de ne pas voir les fragments de l’amitié qui me liait à Amos voler en éclats. Il y en avait déjà de nombreux à nos pieds. Je pouvais les compter, presque. Il me suffisait de baisser les yeux sur la bosse trop prononcée de mon poignet, celui-là même qui me faisait grimacer à chaque mouvement spontané. L’os roulait sous ma peau et faisait sourire l’inflammation qui me barrait l’épiderme à l’endroit même où Amos avait resserré sa prise quelques heures plus tôt. Mon poignet ? Brisé si je n’étais pas restée en place. Et ce risque, il l’avait pris sans sourciller. La congestion passerait certes, et étais-je habituée à pire, mais elle demeurait douloureuse, étrangement. Je n’étais pas dupe. C’était la colère qui me brûlait les veines, en vérité. La colère également de demeurer ainsi, planquée dans ma voiture depuis de trop nombreuses heures. Sur ce putain de siège à regarder ce putain de ponton.
J’avais l’impression de fixer l’esprit d’un couple endormi à la suite d’une énième nuit d’amour. Énième, elle l’était. Ils ne m’en avaient guère laissé de doute alors que je les avais vus rejoindre le bateau plus tôt, enlacés, rassurés d’être à deux, habitués. C’était lisse, romanesque, pire encore, bien trop commun pour les acteurs qu’ils étaient pourtant. J’avais détaché mes prunelles du spectacle sans faillir. Avais-je réellement besoin de cette confirmation pour mettre fin à mes soupçons ? Non. Je n’étais pas venue ici pour cela. J’étais venue pour Amos mais ce dernier avait apparemment bien d’autres plans qu’il n’était pas décidé à remettre à plus tard malgré les derniers évènements. Sans doute aurais-je pu partir à cet instant mais je doutais de ma capacité à revenir ensuite, à essayer de nouveau, à nous laisser une autre chance. Pour aller où, de surcroît ? Mes pensées affluaient à un rythme douloureux, il m’aurait fallu un abri pour m’en protéger. Un lieu où elles auraient sifflé moins fort. Un endroit où aller et cet abri était un visage, un visage qui m’avait toujours suffi, un visage qui m’avait toujours apaisée mais que je ne méritais plus de retrouver. Encore moins dans cet état. Jacob me manquait et si je savais qu’il me suffisait de le rejoindre, de me confier à lui pour qu’il ne me juge pas, je continuais de m’éloigner de son amour. Je crispai mes lèvres autour de la tige de la cigarette presque éteinte, attendant, sans patience aucune, que quelque chose se décide à bouger mais les minutes se consommaient avec une lenteur vertigineuse. J’aurais pu débarquer, n’est-ce pas ? J’aurais pu, pousser la porte de son bateau avec la même habitude qu’auparavant, le prendre sur le fait de son omission, de son abaissement. La femme qu’il avait juré de faire tomber, entre ses bras. La femme dont nous avions méprisé l’indécence, la corruption, la turpitude, entre ses draps. J’aurais pu ne pas lui laisser d’autres choix que celui d’assumer. J’aurais pu s’il n’y avait pas eu toujours cette amitié et cette foutue loyauté auxquelles je persistais à croire et qui continuaient de me visser sur mon siège. Ma gorge se serra en exhalant les derniers effluves empoisonnés de la fumée jusqu’à ce qu’une ombre discrète et infiniment reconnaissable ne se matérialise au loin. J’arrêtai de bouger un instant, ceux nécessaires tout du moins pour la laisser s’éloigner sans n’éveiller l’once d’un de ses soupçons quant à ma présence à quelques mètres d’elle.
Ensuite seulement me mis-je en mouvement, sans y penser réellement, mon esprit tout occupé à tenter de contrôler la colère qu’il sentait ressurgir avant même le début de la confrontation. Sans doute laissais-je alors le soin à mes automatismes de reprendre le dessus, à mes pas de me faire avancer machinalement sur le ponton menant jusqu’à sa demeure flottante. À mes poings impatients de s’abattre sans ménagement sur le bois de sa porte. « J’arrive. » Je sentais ma peau faire rouler mon articulation endolorie. Je pouvais entendre mon poignet crisser jusque dans mon crâne, m’implorer une merci que je n’avais pas l’air de vouloir lui accorder alors que je donnai un dernier coup tout aussi vigoureux malgré l’acquiescement audible d’Amos de l’autre côté de la porte. Celle-ci se déroba enfin et je me reculai d’un pas pour mieux l’observer, le jauger. La clarté du jour révélait son expression encore endormie, assouvie peut-être, tandis qu’elle ne faisait qu’accentuer la profondeur de la mienne. « Je savais que tu viendrais. » constata-t-il avec lenteur et je demeurais silencieuse, sans bouger. « Si tu ne l’avais pas fait, je serais venu moi-même de toute façon. » Cela me semblait être un tissu de mensonges dont il aurait mieux fait de se dispenser. Quand ? Rien n’avait semblé le presser jusqu’à présent. Sans doute lui avais-je coupé l’herbe sous le pied, me dirait-il. Et l’expression me semblait adéquate, une âpre ironie s’emparait de moi en y pensant. Lui aussi avait tenté de me taillader la cheville au passage, cela ne m’avait pas empêché de me rendre jusqu’à chez lui, n’est-ce pas ? « Tu es restée en planque ici devant toute la nuit. » reprit-il avant de s’interrompre. Je clignai des paupières, l’incitant froidement à poursuivre. « Je me trompe ? » Je n’avais encore rien dit mais bien sûr qu’il savait déjà. Nous étions familiers, même en désaccord. « Tu me demandes quoi au juste ? » Je desserrai finalement les lèvres, froidement, plissant lentement les yeux dans sa direction pour lui signifier l’étendue de ma déconsidération face aux précautions qu’il semblait prendre. Désirait-il savoir ce que j’avais vu exactement avant de s’avancer dans quoique ce soit ? Ce qu’il était forcé d’admettre si j’en avais été témoin, ce qu’il pouvait encore nier ou passer sous silence dans le cas contraire ? Je m’avançai finalement, dégainant mon arme lestement et sans l’ombre d’une hésitation alors que mes pas me menèrent droit sur lui. « Tiens. » Ma langue claqua sur mon palais en même temps que le plat de mon revolver sur sa peau lorsque je le plaquai sur son torse stoïque, le forçant à reculer avec une brutalité non retenue. « Avant que tu décides de t'en reprendre à moi dans le doute. » Peut-être hésiterait-il un peu plus si je n’étais pas armée. L’ironie suintait de ma poigne revancharde avant que je ne lâche la crosse, le forçant à s’en saisir avant qu'elle ne tombe. Il s’en était pris à moi, physiquement. Non content de me maîtriser, il m’avait frappée, par derrière. Et le seul souvenir de la sensation qui m’avait traversée suffisait à faire vibrer mon regard d’une colère aussi vive que sur l’instant alors que je le contournais pour m’avancer dans sa pièce principale. « Dis-moi Amos. » repris-je finalement avant de m’interrompre. Il se tenait dans mon dos à présent et je voulais que son regard accroche le mien, acide et lourd de sens, avant de continuer. « Elle te tient en laisse à quel point pour que tu décides de la sauter toute la nuit et ensuite seulement, de venir régler ça avec moi ? » La retenue que j’avais tenté de retrouver toute la nuit ? Oubliée, apparemment. À la place, des accusations vulgaires. J’inspirai, résignée à une terrible froideur, laissant ma colère me procurer un nouveau masque pour tenter, tant bien que mal, d’obtenir de lui des confirmations, tenter, tant bien que mal, de lui rappeler la confiance qui était censée primer entre nous. Pas très bien. Surtout mal.
Ce qui m’a frappé de plein fouet dès lors que j’ai ouvert grand la porte sur Olivia, c’est son expression presque morne. Ses pupilles ne brillaient pas de cette colère que je lui aurais présumée ou de ces reproches qu’elle a nourris tout au long de la nuit et qu’elle persiflera tôt ou tard. Elles sont vides, alourdissent le poids de ma culpabilité et je m’en suis senti aussitôt mal à l’aise. Pourquoi ne m’a-t-elle pas sauté à la gorge en hurlant ? Pourquoi ses yeux ne sont-ils pas revolver comme je l’avais envisagé ? Déstabilisé, je la laisse entrer, mais je suis pris de sueur froide. Son comportement est aux antipodes de ce que j’avais imaginé et, quoiqu’il lui ressemble plus que mes hypothèses, je ne sais comment réagir devant sa froideur. J’en viens à me demander si elle m’autorisera à m’expliquer alors qu’elle me sert une réponse de juif. Qu’à cela ne tienne, je n’ai pas besoin de mots. Répondre par ma question par une autre est diablement plus éloquent et j’y puise un assentiment. Si elle ne nous a pas suivis de suite après notre départ, elle aura, au minimum, aperçu Raelyn, ce matin, quitter le bateau et c’était largement suffisant pour étayer ses suppositions. Aussi, ai-je choisi de ne pas surenchérir. Je ne joue pas les hommes indifférents. Je me plie à mes réflexes ataviques quand point le vent mauvais de la dispute. Je n’aime pas les conflits, moins encore lorsque je suis blâmable de l’avoir causée. Dès lors, plus penaud que vexé, je récupère une cigarette dans mon paquet à moitié vide qui traîne sur la table basse. Je le repousse dans sa direction, ouvert, dans l’éventualité où partager une clope en ma compagnie ne lui soit pas déjà devenu répugnant. Il ne s’agit pas de trinquer à la soirée de la veille. J’avais dès lors bon espoir qu’elle se radoucirait quand elle posa son arme sur mon torse, assez brusquement pour que la morsure du froid de l’acier sur ma peau me fasse tressaillir. Moi, je me suis raidi alors qu’elle m’oblige à reculer. Que cherche-t-elle à faire exactement ? À m’acculer contre un mur avant de me cracher son venin ? De me prendre en tenaille entre fureur et déception ? « Tu ne m’as pas laissé le choix. » me suis-je défendu sans autre forme d’explications. Si Liv est capable de l’entendre, elle ne saura pas les écouter. Elle ne serait pas davantage en mesure de me comprendre d’ailleurs, car ma couverture ne justifie pas tout et qu’elle en est parfaitement conscience. La preuve étant, elle m’assaille d’une de ces répliques qui, à mes oreilles, parce qu’elle sort tout de droit de sa bouche, m’assourdit. « Ne va pas trop loin, Olivia. Je comprends que tu m’en veuilles et que tu sois blessée, mais fais attention à ce que tu dis. » lançais-je sur le ton du conseil. Je ne la menace pas. Ce n’est même pas un avertissement. Je l’enjoins à mettre sa rage en sourdine que nous puissions discuter comme des adultes. Sauf que c’est mal amené et profondément maladroit. Je ne suis pas fait pour ces discussions interminables durant lesquels il convient de rendre des comptes, moins encore qu’elle a volontairement omis de me rapporter les détails du dossier qui la tient en haleine.
Tandis que, machinalement, je réceptionne ce pistolet qu’elle a lâché sans préavis, une part de moi, la plus provocatrice, songe à lui répliquer que je ne l’ai pas sautée toute la nuit, mais juste une partie. Une autre, celle qui s’accroche à notre amitié et qui se désespère à l’idée qu’elle ne se relève jamais de nos altercations précédentes ou à venir, me force à me rétracter. Il n’est pas utile de la narguer. Seuls, dans la cabine de mon bateau, cette querelle tournera au vinaigre et je n’en ai pas envie. Olivia fait partie des fondamentaux dans ma vie. Elle est un pilier solide qui tient droit les fondations de ma tranquillité factice. Raelyn, sans que je ne le voie venir, détient le même rôle, mais est-ce avouable en ces termes ? Est-ce bien l’objet de ce qui préoccupe Olivia ou souhaite-t-elle me faire payer la violence de mon geste dans la ruelle malfamée où elle a indécemment agressé ma maîtresse physiquement ? Dans le doute, je me détourne d’elle. Je chemine lentement vers le plan de travail de ma cuisine et j’y dépose l’objet avec lequel elle m’a braqué plus tôt. Dans l’absolu, je gagne du temps de peur que mes failles en matière de communication nous plongent entre deux eaux : celles de la rancœur et de la colère. Que dire ? Je ne suis pas sans voix, mais le verbe me manque pour formuler mes regrets et préciser la nature de ma relation avec Raelyn. Dois-je privilégier le mensonge désobligeant ou me fier à la vérité nue ? « Tu ne m’as pas laissé le choix. Tu aurais pu la tuer et j’ai encore besoin d’elle. » ai-je avoué en me tournant vers mon interlocutrice et l’affronter du regard. L’aveu est équivoque et laconique. Il tend à prétendre que mon projet de vengeance a motivé mon geste tout en suggérant que ma réaction fut la conséquence d’une émotion plus viscérale. Je frôle l’incorrection, je le sais, mais je suis comme un gosse pris en flagrant délit qui, l’allumette à la main, s’apprêtait à mettre le feu au rideau du salon. « Tu pensais qu’elle m’a demandé de l’accompagner pour quoi ? Pour que je joue les juges de lignes ? Que je compte les points ? Que je siffle entre mes dents et sorte un carton rouge en cas de pépin ? » Bien sûr, elle m’avait utilisé comme garde du corps. Utiliser. C’était le fond du sous-entendu de Liv quand elle me compara un chien. Qui d’autre est tenu en laisse ?
Parmi mes options, m’en vexer ne m’effleura pas vraiment l’esprit. J’avais toujours en tête les recommandations d’Olivia quelques mois auparavant. En résumé : ne pas sous-estimer l’adversaire. L’avais-je fait ? Non ! J’étais resté sur la défensive longtemps. J’avais beau répondu faiblement à une pulsion. J’y retournai avec un échantillon de honte collée au corps, mais cette liaison avec Rae est sincère et pas seulement de mon côté du filet. C’était réciproque, mais le croirait-elle, Olivia ? Rien n’était moins sûr. « Évidemment que j’allais prendre sa défense et je me voyais mal faire dans la dentelle. J’ai fait ce que j’ai fait parce que, je le répète, tu ne m'as pas laissé d'autres choix. » ai-je ponctué en m’asseyant dans mon canapé, tirant de temps à autre une bouffée de nicotine. Le moment aurait été idéal pour la renvoyer vers ses propres erreurs, lui rappeler qu’elle n’est pas Blanche-Neige dans cette histoire. Or, je m’en suis toute fois abstenu. Pas maintenant. Ma stratégie était de la laisser venir, qu’elle se débarrasse de sa rancune. Sans cela, nous grimperons trop vite les échelons de la spirale de la violence et qu’y gagnerons-nous, si ce n’est un lot de frustration de ne pas avoir été compris. « Je sais ce qu’elle a dit. » ai-je anticipé afin qu’elle saisisse que je n’ai rien oublié, que j’ai eu mal avec elle devant ses insinuations. Ce que je tais, c’est la retenue dont Raelyn a fait preuve, pour moi, pour ne pas me froisser ou m’assommer de sa véhémence. « Mais l’étrangler, s’il te plaît. Tu sais aussi bien que moi que ce n’était pas la bonne réponse. » Et, j’ai soupiré, priant qu’elle soit disposée à s’asseoir près de moi alors que je l’y invite gentiment d’un signe de la tête familier. « Je vais nous servir un verre et on va discuter de tout ça calmement. Je ne sais pas ce que tu crois, mais ce que je sais, c’est qu’il n’y a rien qui mérite que l’on dramatise. » Sur ces mots s’épuise l’ultime tentative pour aplanir les angles entre nous. Olivia a les cartes en main désormais : soit elle s’obstine et le ton montera, soit elle se détend et nous pourrons nous sauver, du moins je l’espère.
Olivia Marshall & @Amos Taylor ✻✻✻ Il ne m’avait fallu que quelques secondes pour percevoir l’angle d’attaque choisi par Amos. Et il ne s’agissait pas de l’offensive, justement, au contraire. Celui-là, il semblait me l’accorder, préférant peser ses mots, conscient que le lien maintenant le tout était ténu et capable de pouvoir être dissous, rapidement. Il me présentait son mutisme et ses regards conciliants et je devais l’avouer, je ne m’y étais pas préparée non plus. Bien entendu que sa présence avait toujours été salvatrice. Bien entendu qu’il avait été souvent capable de m’apaiser, de trouver les mots justes. Mais je devenais intransigeante, bornée même, lorsque je discernais le mensonge derrière les précautions. « Tu ne m’as pas laissé le choix. » Les excuses derrière les évidences. Je ne m’arrêtais pas sur ces dernières et s’il fallait le provoquer suffisamment pour l’obliger à se révéler, je m’y employais. Avec une véhémence telle qu’il aurait été idiot de penser qu’il ne s’agissait là que d’une manœuvre. Les mots s’étaient échappés d’entre mes lèvres, à la fois sarcastiques et sincères, comble de mon amertume. Avoir à les prononcer, et de cette manière, à celui dont la place au sein de mon existence n’avait jamais été remise en question m’arrachait des douleurs physiques sans que cela ne me suffise pour néanmoins les retenir. « Ne va pas trop loin, Olivia. Je comprends que tu m’en veuilles et que tu sois blessée, mais fais attention à ce que tu dis. » Amos parlait d’un ton raisonnable qui aurait pu m’amuser, presque, s’il n’était pas utilisé pour distiller ce qui ressemblait à un avertissement. Je fis un pas en arrière, inclinant légèrement la tête pour le jauger alors que les paumes de mes mains vinrent s’apposer sur le comptoir. Il devait le savoir, non ? Qu’il était en train de donner un conseil à un esprit déjà échauffé, encore sous contrôle néanmoins car, qu’il le croie ou non, je l’empêchais de flamboyer. Ce que je le laissais exprimer n’était encore qu’une espèce de suie graisseuse et étouffante s’échappant des naseaux d’un animal blessé. « Mais c’est ce que je fais, Amos. » lui assurai-je, sous des intonations faussement calmes. Il le prendrait mal, certainement, car il n’y lirait que l’ironie et le cynisme. Mais cela faisait deux fois à présent, en quelques heures à peine, que ses mots ressemblaient à des menaces à mon encontre. Et que la répétition ne suffisait pas pour m’y habituer, pour cesser de m’écorcher le cœur. « Tu ne m’as pas laissé le choix. Tu aurais pu la tuer et j’ai encore besoin d’elle. » Et il soutenait mon regard en affirmant ce à quoi j’avais cessé de croire il y a de nombreuses heures déjà.
Je n’aurais su dire à qui j’en voulais le plus, sur l’instant. À moi, pour tout ce que j’avais pu lui conseiller il y a plusieurs mois, tout ce que j’avais su anticiper, tout ce que j’avais vu se concrétiser hier sous mes yeux sans n’avoir su m’en rendre compte avant. Ou à lui et son expression, la même que ceux pris en flagrant délit, piégé au sein d’une incapacité à le reconnaître, à prononcer le moindre mot sans avoir l’air d’en souffrir odieusement. Je nous en voulais, à tous les deux, oui. « Tu pensais qu’elle m’a demandé de l’accompagner pour quoi ? Pour que je joue les juges de lignes ? Je compte les poings ? Que je siffle entre mes dents et sorte un carton rouge en cas de pépin ? » Je secouai la tête lentement et finis par détourner mon regard, l’abaissant sur le paquet qu’il avait fait glisser dans ma direction et que je ne remarquais que maintenant. Il ne voulait pas fléchir. Je percevais son instabilité, les errements rocailleux et grisés de sa voix qu’il tentait pourtant de rendre égale à elle-même : affirmée, convaincante. Mais je n’avais pas besoin de l’observer davantage pour imaginer ses regards concentrés et cireux, noyés dans ce qu’il avait du mal à justifier, trop occupé à calculer ce qu’il pouvait se permettre de laisser filtrer ou non. Je ne pouvais pas lui reprocher d’essayer dans le fond. Il m’avait vue me braquer puis attaquer pour un mot de travers de celle que je ne pouvais imaginer autrement que comme son amante désormais. Et malgré ma placidité apparente sur l’instant, sans doute anticipait-il de ma part une nouvelle poussée de colère qui n’aurait fait que nous blesser tous les deux, uniquement cette fois-ci. Il avait raison. « Evidemment que j’allais prendre sa défense et je me voyais mal faire dans la dentelle. J’ai fait ce que j’ai fait parce que tu ne m’en as pas laissé le choix. » Mes doigts trouvèrent l’ouverture du paquet sans que je n’aie à le regarder réellement, en extirpèrent une cigarette que je retenais entre deux doigts pour l’instant, comme une amulette à laquelle me raccrocher. Je l’écoutais à peine. Ce qu’il se permettait d’exprimer ressemblait bien trop à une tentative vaine de sa part d’arrêter un processus qui avait déjà bien trop pris son envol pour être stoppé. « Ne me dis pas que tu n’as pas eu le choix une fois de plus. Des choix, il y en avait plein et j’ai fait les miens en connaissance de cause. Toi aussi. » répliquais-je alors seulement, d’une voix blanche. Je retenais mon impatience pour ne pas nous perdre sous le joug de sentiments mal contenus. Mais je ne voulais plus retenir nos mensonges. Je refusais qu’il me chante une comptine ensorcelante censée me prouver que j’avais eu tort, que je m’étais méprise. Nous pouvions tout nous dire, même nous avouer. N’était-ce pas ce que nous nous étions promis ? Mais qu’en était-il maintenant que nous avions failli et que les mots avaient tardé à venir.
« Je sais ce qu’elle a dit. » Un rire silencieux et acide vint affaiblir ma poitrine. Vraiment ? « Mais l’étrangler, s’il te plait. Tu sais aussi bien que moi que ce n’était pas la bonne réponse. » « Elle a parlé de June. » n’y tenais-je plus en remontant mon regard dans le sien. Je l’aurais voulu acéré ce regard, dur comme la prise qu’imposèrent soudainement mes doigts autour de la cigarette, brisée. Mais je sus d’avance qu’il fut traversé par une fêlure car cette dernière me trahissait en colorant ma voix également. Il me réprimandait pour ma réaction, ne faisait que me blesser davantage par son détachement. Je me redressai, la seconde d’après, bien décidée à revenir en arrière, à ne pas me laisser souffrir. « Ma fille ne mérite pas d’être évoquée en ces termes. » Je mesurais mes mots mais ne laissais aucune place au doute quant à la haine qu’elle m’avait insufflée, celle que je ne regrettais pas de s’être laissée s’exprimer. « Et cette femme ne mérite pas de pouvoir parler d’elle, de pouvoir en plaisanter, ni même de penser à elle sans que je ne réponde exactement de cette manière. » Je l’avais fait, je le referais. Et si cette vérité valait pour n’importe qui, elle n’en était que plus brutale envers celle pour qui je n’avais jamais caché mon mépris. Mais il était facile de lui mettre toute la responsabilité sur le dos. Elle était cette coupable facile et évidente. Pourtant, elle n’avait pas été la seule à me blesser à cet instant. « Tu aurais fait la même chose. » Pour sa fille, sans aucun doute. Pour la mienne également. « Du moins, c’est ce que je pensais mais je me suis trompée, de toute évidence. » Son silence à la suite de cette attaque avait été pire que ses mots car empreinte de son indifférence. Il le prouvait une nouvelle fois, excusant presque sa maîtresse, minimisant la perfidie dont elle avait fait preuve car elle ne le concernait pas, lui. « Je vais nous servir un verre et on va discuter de tout ça calmement. Je ne sais pas ce que tu crois, mais ce que je sais, c’est qu’il n’y a rien qui mérite que l’on dramatise. » Je le dévisageai, interdite, avant de baisser le regard sur la place libre qu’il m’enjoignait de rejoindre. Je connaissais son intelligence, ses aptitudes à désamorcer les situations, ne savais pas quoi penser du fait qu’il utilise son expérience pour me désamorcer, moi. Craignait-il ce qu’il se passerait si je m’y refusais ? Si je refusais de privilégier, comme lui, nos derniers instants de quiétude. Craignait-il qu’ils le soient réellement, les derniers ?
Plusieurs secondes passèrent durant lesquelles je me laissais analyser nos chances. Mais ses mots ne me laissaient pas l’opportunité de me convaincre, au contraire. Ils semblaient se moquer de moi, de ce que je connaissais de lui. Je ne sais pas ce que tu crois. Je fronçai les sourcils devant son audace et m’approchai, m’arrêtant à quelques mètres de lui. « Ça dure depuis combien de temps ? » J’avais décidé, finalement. De ne pas lui laisser l’occasion de m’ôter définitivement la confiance que je continuais de lui accorder, de lever le voile sur ce qu’il avait tu durant des semaines, des mois, qu’en savais-je ? Suffisamment pour qu’elle passe la nuit ici, au sein de son repère, de ce trésor dont il avait été tellement fier, trop pour y amener une femme qu’il disait tant abhorrer. « Depuis combien de temps tu couches avec elle pour que ça justifie de me frapper par derrière ? » Il n’avait pas l’air désolé, il ne le formulait pas tout du moins. Et ça aussi, cela m’était douloureux, plus que je n’étais en mesure de l’exprimer, autrement que par la colère. « Je peux passer outre, et crois-moi, je fais de mon mieux. » Je l’avais fait hier en ne me débattant pas, j’étais prête à le faire aujourd’hui s’il m’en donnait l’occasion. N’importe laquelle du moment que je pouvais m’y raccrocher. Je remontai la manche de ma veste devant ses yeux, n’ayant pas besoin de baisser mon regard sur mon poignet pour savoir qu’il pouvait les voir à présent, les contusions, témoins d’une force qu’il aurait pu rendre moindre, que j’aurais su comprendre de la même manière. « Mais ça, ça n’est pas parce que tu as rempli tes fonctions ni parce que tu as encore besoin d’elle. Ni les regards, ni les sourires, ni tout le reste. » Tout ce qu’il n’avait pas été en mesure de retenir la veille à son encontre. « Ne surestime pas ton jeu d’acteur. Ne me manque pas de respect en continuant de te réfugier derrière cette excuse. Je te connais, Amos. » Par cœur. Mais sans doute avais-je besoin qu’il les dise, ces mots. Parce que je les devinais déjà mais qu’il n’y avait que de sa bouche que je finirais par accepter que les désillusions pouvaient être réelles.
Face à son ironie, j’aurais pu refermer comme une huître et couper court à cet entretien avant qu’il ne prenne l’allure du règlement de compte. Je n’aime pas le cynisme lorsque j’en suis la cible. Je ne le destine qu’aux imbéciles et je n’en suis pas un. Au contraire, je perçois toutes les couleurs qui bigarrent les grimaces d’Olivia et les inflexions de sa voix. Elle est furieuse et je peux l’entendre, assez bien que pour éviter de rétorquer sur un ton identique ou plus revanchard encore. Qu’attend-elle exactement ? En m’abordant sans ouvrir de dialogue, qu’est-elle venue chercher ? Des explications ? Sans doute, mais à quel propos ? Est-ce en rapport à mon trait de violence ou à l’essence de ce lien qui m’unit à Raelyn ? Dans un cas comme dans l’autre, j’assumerai. Je n’ai rien d’un chien un rien trop couard qui s’enfuit en rampant et la queue entre les jambes parce qu’il a pissé le carrelage. À défaut d’être en paix avec moi-même, je ne ressens plus de remords que de regrets. J’aurais aimé que la situation ne s’envenime pas. Je ne suis pas fier d’avoir réduit mon amie au rang d’agresseur. Aux grands maux les grands remèdes cependant. À tout peser, je ne changerais rien ni dans la forme ni dans le fond. Certes, je tiens à ceux des femmes, mais de manière différente, assez pour que je ne considère pas avoir opéré un quelconque choix en faveur de l’une ou de l’autre. Ma maîtresse aurait-elle agressé physiquement Olivia que je l’aurais arrêtée, lui rappelant son statut et les risques qui en découleraient pour le Club et pour sa propre sécurité. Elle était néanmoins restée fidèle à ses principes, tout du moins en partie.
Tout comme celle qui me toise, quoiqu’elle récupère une cigarette dans mon paquet, j’ai saisi le sous-entendu dissimulé derrière l’attaque de mon amante. La référence à June était éloquente, mais je ne peux ignorer sa bienveillance à mon égard. Elle n’a pas clamé que tout parent laissant mourir son enfant est fatalement imparfait et responsable. Elle n’a pointé du doigt une quelconque incompétence de cette mère endeuillée sous prétexte que le coupable ne croupit pas en cellule alors qu’elle dispose de moyens légaux pour rendre justice à son bébé. Elle n’a pas non plus renversé la tête en arrière d’un rire sardonique. Elle a suggéré plus qu’elle n’a évoqué et cette délicatesse, elle m’était destinée. C’est pour me protéger de ma propre culpabilité qu’elle s’est empêchée d’être cinglante. Ce genre de propos, que l’on en soit victime ou non, fait mal pour qui aurait perdu son enfant. Dès lors, happé par cette bienveillance, pourquoi faudrait-il que je jette les bras en l’air en m’offusquant ? Parce que j’ai aimé June ? Parce que je l’ai vue grandir ? Que je lui ai tendu mon doigt, à la maternité, pour qu’elle l’agrippe par réflexe ? Parce que j’ai embrassé son front humide ? Est-ce égoïste de ne pas détester Raelyn pour cette audace ou manquerais-je simplement d’objectivité ? Un peu des deux, sans doute, mais je refuse de statuer vu que revenir en arrière est impossible et que, le cas échéant, ça n’aurait rien changé. Strictement rien. « Non ! Si elle n’en avait pas le droit, tu avais toi aussi d’autres choix. » ai-je dès lors persiflé, agacé par sa mauvaise foi. Pourquoi serais-je le seul de nous deux à blâmer quand elle a lancé les hostilités physiques ? « Et tu le sais aussi bien que moi. Tu l’as fait d’ailleurs. Tu m’as braqué de ton arme, Liv. Tu as enfoncé le couteau dans sa plaie comme elle l’a fait avec toi. C’était ça, le bon choix. » Il était survenu trop tard. En mordant, Liv a scié elle-même la branche sur laquelle elle était assise ? « C’est quoi le problème exactement ? Ce que j’ai fait ? Ce que tu as vu ? C’est quoi ? » Et peu à peu, je perds patience et je hausse le ton. Pour me calmer, je tire sur ma cigarette et je me pose dans mon sofa. Hurler ne m’apportera rien. Elle s’en ira et, esseulé, je me demanderai à quel moment nous en étions arrivés à nous observer en ennemis désormais incapables de discuter comme des adultes. « Tu t’es trompée, oui. Je côtoie Mitchell et son mac et je ne leur casse pas la gueule, même si l’envie m’en prend souvent. » me suis-je de son apparente déception, pas tant pour mon orgueil, mais pour qu’elle réfléchisse enfin sur ses propres erreurs.
Ce faisant, je m’efforce d’amollir mon sentiment d’injustice et je l’invite à se détendre à son tour, de s’asseoir et de souffler une brise plus légère sur ses nerfs en pelote. L’effet n’est pas immédiat. D’abord, elle m’observe en chien de faïence. Elle hésite. Sa colère se heurte aux barreaux de sa cage, de celle où elle tente de l’enfermer. Elle n’a pas capitulé, ne s’est pas assise et je n’ai pas insisté. Je ne nous ai pas servi de verres non. Elle n’était pas là dans l’espoir d’une réconciliation, Olivia. Elle souhaitait tout entendre, tout apprendre, qui à ce que nous nous fassions la guerre ensuite. Très bien. Je lui livrerai sur un plateau toutes les réponses à son panel de questions, qu’elles soient légitimes ou non. Pas trop vite cependant. Je juge la première bien trop laconique. Elle manque de précision. Elle me tend un piège aussi grossier qu’un seau au-dessus d’une porte ou un tapis légèrement relevé. Je ne m’y prends pas les pieds, je me tais puisque mon tour n’est pas venu. Elle renchérit d’ailleurs. Elle approche son but et j’ai souri, non pas mal à l’aise, mais parce que je la préfère franche, Liv. Je ne l’estime jamais autant que lorsqu’elle cesse de tourner autour du pot. « Depuis février. » ai-je lâché sans fioritures. Elle ne s’est pas encore attardée sur les détails. Si elle les réclame, je les lui confierai. Je lui parlerai de Raelyn, de moi, de nous. Elle l’a effleuré du droit. Je ne m'abrite pas derrière des secrets de polichinelle ? Je n’ai pas envie de les insulter l’une l’autre en refusant d’assumer que ma précédente ennemie s’est mue en addiction. « Outre de quoi ? » l’ai-je tout de même interrogée. Sur quoi passera-t-elle l’éponge ? Sur ma liaison avec son agresseur ou que j’ai été le sien en retour ? Est-ce mon attitude qu’elle condamne en épinglant sous mes yeux les stigmates de notre dernière rencontre ? Je détaille son poignet. Il est cerné de rouges tantôt en segment droit tantôt en pointillés. « Je suis désolé, pour ça. » Je les ai pointées du doigt avant de reprendre. « Pour elle et moi, je ne savais pas que j’avais besoin de ton assentiment. » C’est à mon tour de verser dans le cynisme à présent. Je n’aime pas ces accusations. Elles sont sans fondements. Elle ne sait rien de ce qui se joue réellement entre Raelyn et moi. Elle ne détient que cette ébauche croquée par ses suppositions. Elle me qualifie d’acteur. Elle me décrit comme un soldat en désertion qui s’abrite derrière les tranchées de son projet, mais elle se trompe. Je n’ai pas sous-entendu que j’avais besoin de Raelyn pour atteindre la ligne d’arrivée de ma course folle vers la vengeance. J’ai déposé sur la table des faits, concrets, ceux qui justifient que j’ai brimé mon amie, ceux qui sont à l’origine de mes sourires pour Raelyn, de ma prévenance, de ce baiser sur son front après leur rixe. « Tu me connais, mais tu ne m’écoutes pas, Olivia. Tu es tellement convaincue que je vais forcément te mentir, comme si j’avais honte de ce qu’il se passe, que tu finis par l’entendre, sans lire entre les lignes. Quand je te dis que j’ai besoin d’elle, je ne te parle pas de Strange ou du Club. Je te parle de moi. C’est moi qui ai besoin d’elle parce que quand je suis avec elle, je me sens vivant, Liv. Comme ça ne m’était plus arrivé depuis longtemps. » lui ai-je confié tout de go, sans chercher à l’attendrir. J’énonce une vérité sans me demander si elle la comprendra. Je crains qu’elle ne puisse parce qu’elle une coquille vide, comme je le fus, mais qu’elle n’a pas encore eu la chance de renouer avec la passion. Dois-je le lui souhaiter cependant ? « Je ne sais pas pourquoi c’est arrivé ni pourquoi elle me fait cet effet-là. Mais, je ne sais pas mettre la main devant et je n’en ai aucune envie. Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus ? » Question sincère. Je n’ai rien à dissimulé de toute façon. J'ai uniquement ouvert les bras et soulevé les épaules : signe de la fatalité.
Olivia Marshall & @Amos Taylor ✻✻✻ J’avais tout inventé. J’aurais tant voulu avoir tout inventé, avoir tout interprété de la plus malsaine des façons, mais toutes les réprobations d’Amos ne faisaient qu’accentuer les mouvements profonds de mon âme. Après l’appréhension et l’indulgence, je le voyais à son tour succomber aux appels de l’impatience. Je pouvais en voir les prémices sur son visage, ses joues creuses et ses regards irrités. Ses raisons et motivations me semblaient néanmoins troublées par un mal étrange qui ne faisait que renforcer le mien. De toute cette situation, mon écart de conduite envers l’une des responsables du Club était-il réellement ce sur quoi il désirait s’attarder ? Ce à cause de quoi ses sourcils se fronçaient lorsqu’il me regardait ? « Non ! Si elle n’en avait pas le droit, tu avais toi aussi d’autres choix. Et tu le sais aussi bien que moi. Tu l’as fait d’ailleurs. Tu m’as braqué de ton arme, Liv. Tu as enfoncé le couteau dans sa plaie comme elle l’a fait avec toi. C’était ça, le bon choix. » Certaines de mes cicatrices étaient indélébiles. Il fallait se montrer déraisonnablement téméraire, comme elle l'avait été, de penser pouvoir les ignorer, s’en amuser sans que je ne m’absente à mon tour, laissant ma colère sourde et lancinante s’exprimer à ma place. « Le bon choix pour qui ? » Pour le préserver, lui et sa couverture ? Ou pour la préserver elle ? La question était légitime, son sort semblant tant lui tenir à cœur, assez pour qu’il ne cesse ses remontrances à mon égard. « C’est quoi le problème exactement ? Ce que j’ai fait ? Ce que tu as vu ? C’est quoi ? » Son ton trancha l’air et j’accusais ses paroles sans rien laisser paraître alors que sa voix emplit l’espace, finalement, pour la première fois depuis mon arrivée. Mes sourcils se froncèrent néanmoins alors que je ramenais mes bras croisés sur ma poitrine. Les éclats de voix et les marques de bellicisme à mon égard ne présageaient jamais rien de bon. Je me savais faire preuve de moins en moins de conciliance dans ce genre de situation. Ce n’était pas faute de savoir me dominer. L’armée n'avait pas eu de prise sur ma raison, les horreurs du métier avaient su passer sans trop de séquelles sur mon âme également. Mais June. June et depuis, ma raison semblait troublée par les pulsions séditieuses déferlant contre les parois de mon crâne. Mes lèvres restèrent closes, cependant. Car ce n’était pas n'importe qui en face de moi. S’il y avait une personne avec qui je pouvais me maîtriser, une personne avec qui je ne désirais pas tomber dans mes travers. Elle était là. Il pouvait perdre patience, en outre, cela valait toujours mieux que cette permissivité adoptée depuis le début, celle qui lui permettait de ne pas répondre, ou à côté, celle qui lui permettait de jouer des failles qui se présentaient. Nous n’avions jamais joué au chat et à la souris tous les deux. Notre franchise nous avait préservés durant toutes ces années. « Tu t’es trompée, oui. Je côtoie Mitchell et son mac et je ne leur casse pas la gueule, même si l’envie m’en prend souvent. » Je voulus lui dire que je me moquais bien d’avoir eu tort ou raison. Que j’avais dépassé cette dualité que l’on offrait aux enfants ayant besoin de démarcations, de tangibilité. Que j’avais dépassé le bien et le mal, le vrai et le faux, les ténèbres ou la lumière. « Pour le bien de ta couverture. Je n’en avais aucune à protéger et il n’y a rien que je n’aurais fait différemment. Elle devrait s’estimer heureuse de t’avoir eu, toi, à ses côtés ou le reste de sa nuit aurait été bien différente. » À la place, il n’eut que ça. Et mes paroles sonnant comme menaces retardataires n’en étaient pas. Elles étaient évidences, constations, promesses. Et si mon attaque avait sans doute été vaine, ses tentatives de me faire entendre raison l’étaient tout autant. Parce que j’étais prête à franchir cette barrière un million de fois encore sans qu’Amos ne soit là pour me ramener à l’accalmie.
Amos tentait de me rappeler à l’apaisement, à présent, prônant une rémittence qu’il savait nécessaire. L’espace d’un instant, j’hésitais à ne pas l’entendre. L’espace d’un instant, je me refusais à le rejoindre, à lui laisser l’opportunité de contourner ma colère pour y trouver l’échappatoire. Puis, finalement, je m’approchais, m’arrêtant à quelques mètres de l’assise qu’il me proposait. Puis, finalement, je l’interrogeais sur le cœur de mes incompréhensions. Puis, finalement, je me laissais aller à cette tentative de le retrouver, lui. Lui en qui j’avais toute confiance, pas l’homme de la veille que je n’avais pas su reconnaître. Lui, celui en qui je voyais tout ce qui pouvait se rapprocher d’un frère, plutôt que l’adversaire d’hier. Lui aussi observait, était capable de décrire ma posture et mes réactions, devinait ce que je pensais et semblait chercher un moyen de ne pas nous mener au sein de contrées arides et lointaines que nous ne saurions ensuite quitter de nouveau. « Depuis janvier. » La vérité. La vérité était cette seule et unique ancre à laquelle nous raccrocher pour ne pas dériver. Il le savait, comme moi. Aussi ne pensais-je pas à un seul instant à remettre en doute cette réponse laconique qu’il m’adressa sans plus hésiter. Cela ne suffisait pas pourtant. Je le dévisageai sans comprendre. Quatre mois. Une évanescence comme une éternité. Je ne cillais pas mais accusais le coup, placide, renchérissant sous l’aide de ce masque dont je ne savais plus comment me défaire depuis notre affrontement. Mais lui. Lui le portait depuis plus longtemps que moi. « Je suis désolé, pour ça. » Je sais. La patience avait beaucoup plus de pouvoir que la force. Je réprimai un soupir sans le quitter des yeux. Si j’attendais encore, peut-être se rendrait-il compte de ce qu’il s’apprêtait à dire, de l’absurdité de ce que nous étions sur le point d’aborder. « Pour elle et moi, je ne savais pas que j’avais besoin de ton assentiment. » Elle et moi. Derrière l’ironie déplacée, ses iris azurés s’assombrirent d’autant plus et ce fut par réflexe comme par rejet que je penchai la tête, plissant mes paupières soudainement lourdes pour le défier d’en dire plus. Notre assentiment, nous n’en avions jamais eu besoin. Nous avions eu notre soutien à la place, notre confiance et une amitié dénuée de fêlures, de jugement ou de censure. Cette dernière, il semblait s’en dépourvoir, d’ailleurs, l’instant d’après alors que les mots s’échappèrent enfin de ses lèvres demeurées closes depuis bien trop longtemps. Depuis quatre mois, déjà.
Il allait droit au but, cette fois-ci, était clair et mesuré, direct comme s’il n’y avait plus de temps à perdre, plus rien à dissimuler. Et pourtant. J’avais du mal à faire face à ce flot de paroles dont je ne saisissais pas le sens car elles n’en avaient aucun. « C’est moi qui ai besoin d’elle parce que quand je suis avec elle, je me sens vivant, Liv. Comme ça ne m’était plus arrivé depuis longtemps. » Je fronçais les sourcils, imperceptiblement, frappée par l’incongruité de ce qui semblait lui échapper. De ce qui ressemblait comme une insulte à tant de choses, tant de personnes qu’il disait aimer, tant de valeurs qu’il s’était juré de réinstaurer que je refusais d’écouter la suite, m’employais à ne pas le faire. Je fis un signe de la main pour lui faire comprendre que cela suffisait, que le reste ne saurait importer, ne saurait justifier. En vain. « Je ne sais pas pourquoi c’est arrivé ni pourquoi elle me fait cet effet-là. Mais, je ne sais pas mettre la main devant et je n’en ai aucune envie. Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus ? » Tout. Rien. Soyons clairs, je m’étais battue pour un bout de vérité. Pour une prise de conscience que je n’aurais su imaginer avant de les voir, ensemble, trop intimes pour demeurer aveugle, trop opposés pour que j’accepte l’évidence. Amos me regardait d’un air étrange, ou tout du moins me le paraissait-il ainsi. Un instant. Avant que je ne me rende compte qu’il avait ôté le masque, mais que derrière ne se dévoilait plus qu’un voile opaque que je désirais arracher, réduire en poussière. Comment ? Autrement qu’en me laissant aller à l’indignation ? Celle-ci ne nous mènerait nulle part. Nulle part ailleurs que sur les chemins obscurs empruntés il y a quelques heures. Mais la réserve n’avait plus sa place.
J’inspirai douloureusement avant de m’asseoir, finalement, repliant ma jambe sous mon corps pour lui faire face, désireuse de lire chaque nuance de son regard alors que je me laissais aller à l’affirmation la plus sourde, la plus écrasante, la plus évidente, celle que je n’aurais jamais pu l’imaginer éluder. « Raelyn Blackwell a du sang sur les mains. Le sang de ta fille. » Les mots apparaissaient devant nos yeux, la gravité dans son sillage comme pour le ramener. Ne vois-tu pas à quel point ce que tu décris est funeste ? Il existait des réalités où l’on ne pouvait s’affranchir des règles. « Et tu te sens plus vivant avec elle ? » Ne vois-tu pas à quel point ce que tu penses ressentir est malsain ? Et si je pouvais pressentir son rejet, ce n’était pas mon cœur que je désirais épargner. Mais le sien. À quel point pouvait-il être difficile d’affronter une vérité que l’on connaissait depuis le tout premier jour ? Mais Amos s’en était détourné à présent. « Elle a un nombre indéfini de morts sur la conscience et l’indifférence dont elle a joué hier avec Amélia, c’est sûrement ce qu’elle ressent pour chacun d’entre eux. Y compris Sofia. » La manière dont elle avait joué des faits que je lui avais annoncés, des atrocités que la jeune fille avait subies avant de rendre son dernier souffle, dont elle avait accentué son émotion, comme si le sarcasme avait sa place dans la tragédie. Une dont elle était responsable, elle et tous les autres. Le comportement qu’elle aurait sûrement adopté également face à l’inspecteur en charge du dossier de la fille d’Amos si celui-ci avait eu les aptitudes pour l’atteindre. « Et tu ne sais pas quoi dire de plus ? » Je le regardais, lui, mais ne voyais que son ombre. Comment avais-je pu ne pas m’en rendre compte ? Quant avait-il choisi de tomber ? Comment pouvait-il s’attendre à ma compréhension face à son abnégation ? « Tu vois sa place tous les jours dans l’organisation que tu veux faire tomber. Aux côtés de Strange, pas derrière. » Tout ce qui s’y passait, elle en était autant responsable. Coupable. Je plissai les yeux au sein desquels ne résidait plus la moindre once d’irritabilité. Une profonde incompréhension à la place. Et les relents d’une peine souffreteuse, sans doute. « Comment tu peux oublier ça ? » laissai-je finalement échapper dans un soupir. Que personne ne s’y trompe. La flamme brûlait toujours. Mais sa ferveur en sourdine, consciente de l’insanité des émotions ordinaires face aux pièces d’un puzzle abscons dont il ne semblait même pas être conscient.
Mon entourage n’était plus qu’une peau de chagrin désormais. J’avais gardé auprès de moi les plus tenaces, les mêmes auxquels je vouais une affection sans borne. Mais de tous, Olivia tenait une place particulière dans mon existence et dans mon cœur également. Je l’adorais comme si elle avait un membre de ma famille. La blesser, dans sa chair et dans son âme, me coûtait énormément. J’avais peur de le perdre au terme de cette dispute. Je craignais qu’elle ne puisse me pardonner d’avoir délibérément choisi, à ses yeux, le camp ennemi. Et pourtant, elle me fatigue terriblement sur l’instant. Ses allusions m’agacent alors que mon conseil n’a rien de subjectif. J’étais persuadé qu’elle avait grillé ses chances d’obtenir une quelconque information de la part de Raelyn en l’agressant physiquement. De mon point de vue, elle avait agi bêtement, avec ses tripes et au mépris de la raison. Dès lors, qu’elle me remette en cause est irritant, insultant et en dit long sur ce qu’il demeurera de notre relation après cette inopinée rencontre. N’aurait-elle plus jamais confiance en moi ? Ne prêterait-elle plus à ma voix, toute bienveillante soit-elle, une oreille distraite ? Pourquoi ? Parce que je n’ai pas joué franc-jeu avec elle ? Aurait-elle pu se vanter d’avoir été entièrement transparente que j’en aurais pris mon parti. J’aurais accepté sans broncher et avec repentance cette prochaine dynamique néanmoins détestable. Or, elle m’a dissimulé des informations capitales elle aussi. Tout porte à croire que l’assassin de sa nouvelle lubie - paix à son âme – soit le même type qui a achevé mon bébé. « Pour toi. Pour qui d’autre ? » me défendis-je avec humeur. Je frôle la véhémence parce qu’elle me blesse. Ma liaison avec Raelyn qui, à ce stade, n’est encore que présomption à ses yeux, n’enlève rien à ma valeur. Pourquoi ai-je subitement le sentiment que tout ce qui quittera la barrière de mes lèvres sera méprisé ? De cette hypothèse découle un rien de hargne et une question, franche, nette, incisive. Que veut-elle, Olivia ? La vérité nue ? M’accabler pour le plaisir ? La vérité nue pour m’accabler par plaisir ?
Bien sûr, je les regrette mes deux éclats de voix. Nous avons été programmés selon les mêmes données. Si je m’emporte, je n’obtiendrai rien de plus que ces deux bras croisés sur son torse et ses airs renfrognés. Rien de plus, si ce n’est l’ironie et le cynisme. Mais, Dieu que c’est compliqué de conserver mon calme devant cette montagne de mauvaise foi. À l’entendre, j’ai l’impression que nous sommes enfermés dans une relation parasitaire : je la brise pour ma couverture et elle subit. Je ne peux décemment lui permettre de le penser ni même de l’exprimer. « Et donc, je dois te dire merci pour ton sacrifice, c’est bien ça ? Je l’ai déjà fait mille fois et depuis le premier jour. Ce n’est pas suffisant ? Je dois en plus t’entendre dire que j’ai profité de la situation ? C’est si difficile que ça de reconnaître que je t’ai évité des ennuis supplémentaires d’avoir protégé ma couverture ? Que c’était du donnant-donnant ? » me suis-je insurgé, néanmoins inquiet pour ce qu’elle devient. Elle n’a plus que du mépris pour les limites. Les frontières lui sont abstraites. Ce sont ces lignes droites en pointillés qu’on croit bon de franchir. Son inconscience frôle l’hérésie aujourd’hui et je me souviens avoir songé que j’aurais pu le deviner et qu’égoïstement, afin de tromper ma solitude, je n’ai rien fait pour lui sortir la tête de l’eau. Jusqu’ici, je ne l’ai jamais enfoncée jusqu’à ce qu’elle se noie définitivement. Je l’ai regardée faire, non sans indifférence, mais avec détachement. Ce jour, alors qu’elle s’avance sur le terrain miné de ma liaison avec Raelyn, je réalise à quel point elle se sent abandonnée, Liv, et ô combien j'ai l'impression d'être terriblement bête et coupable.
J’ai soufflé une date sans certitude, mais proche de la vérité. Décembre. Janvier. Février. Un peu plus tôt ou un rien plus tard. Ça ne changeait rien au fait pour Olivia. C’était déjà trop. Cette histoire aurait débuté la veille qu’elle ne l’aurait pas applaudie à deux mains pour me féliciter d’avoir retrouvé goût à la vie. Elle n’approuve pas cette association douteuse. Je la soupçonne de l’appréhender avec la méfiance de ces parents qui voient leur enfant sombrer dans les affres de l’alcool, de la drogue, d’une addiction, quelle qu’elle soit. Elle visait juste cependant. Pourquoi l’aurais-je caché en plaidant non coupable ? Je ne qualifie pas Raelyn de besoin par hasard. Elle m’est nécessaire à l’instar d’une dose de coke pour un toxicomane. Bien sûr, j’ai songé à fuir à maintes reprises. J’ai envisagé de rompre avant d’en tomber définitivement amoureux pour des raisons fallacieuses. Ça ne serait pas sain. Je le sais. Je n’ai pas désespérément attendu qu’un ami me gifle pour le concevoir. Sauf que cette simple idée m’a brisé les jambes et m’a coupé le souffle. Un soir, je me suis cru prêt à affronter cette douleur indicible d’anticipation, mais j’ai renoncé. Elle ne m'a pas envoûté, je n’ai aucune envie d’être sensé et, de surcroît, aucune envie d’être à l’écoute du dédain d’Olivia. Sa sentence est cruelle, univoque, coulée de force jugée. Elle est brusque, violente et délétère. Elle aurait pu m’assommer. Elle aurait pu être de nature à ce que je chute lourdement de mon nuage. « Tais-toi, Liv. » ai-je réclamé d’un ton neutre et égal. Elle est malheureusement lancée et refuse d’obtempérer. « Tais-toi… » Je répète avec autorité parce qu’elle me blesse. Ces mots sont des injures envers mon discernement, mes choix, mes sentiments de père et ceux d’amants. Ils n’ont pas être comparé. « OLIVIA. TAIS-TOI. » Je hurle tant son jugement est intolérable et surtout injuste.
Je me suis levé d’un bond de mon canapé, les traits tirés par la colère, le visage rougi par ce que je considère comme une trahison. « Non, je ne sais rien te dire de plus. » ai-je répliqué, m’alliant à la fatalité et pointant du doigt son ignorance. « Et tu ne sais rien d’elle, rien d’autre que ce que tu as lu dans le dossier. » Bien maigre, ceci dit. « Et ce qu’elle a bien voulu te montrer hier. » La pire facette de sa personnalité, qu’elle ne me destine jamais. « Mais, ce n’est pas ce qu’elle est. Et je ne te permets pas de dire ouvertement que je suis en train d’ignorer Sofia. Qu’est-ce que tu t’imagines ? Que je n’ai pas réfléchi à tout ça ? » Analyser ma situation m’a perclus de honte, mais j’ai statué : Raelyn Blackwell est bien plus qu’une criminelle. C’est une jeune femme sensible qui s’est barricadée derrière des murs de faux-semblants. Elle les a peints à la couleur de la causticité, a chassé l’empathie, mais pour qui s’invite dans son quotidien, elle sait se montrer douce et délicate. Elle peut écouter et soutenir. Je n’oserais prétendre que je la connais par coeur. En revanche, j’ai tant de fois retrouvé dans son passé des traits communs à Sofia que la traiter en ennemie serait cracher sur toutes ces âmes détruites qui finissent mal. Dois-je la blâmer d’être parvenue à s’en sortir alors qu’elle aurait pu, comme mon bébé, mourir d’une overdose ? Être abusée ? Malmenée ? Assassinée ? Pour garder Sofia à mes côtés, je lui aurais choisi le destin de Raelyn. Ne serais-je pas hypocrite de la condamner d’avoir réussi là où tant d’autres ont échoués ? Évidemment, ses activités ne sont pas louables. Elles ont contribué à la mort de nombres d’innocents. N’était-ce pas elle ou le monde ? Elle a appris l’opportunisme par instinct de survie, si bien que tout ce qu’Olivia persifle me blesse, terriblement. « Elle segmente absolument tout. Elle n’a rien à voir avec ce qui se passe avec les filles du Club. Mitchell la manipule. Elle ne travaille pas à ses côtés, il l’utilise comme son laquais. C’est son valet de chambre et elle vaut mieux que ça. Mieux que la façon dont tu la décris et mieux que celle dont il la traite. Je ne sais même pas si elle a déjà croisé Sofia. Je suis sûr qu’elle ne l’a jamais vue. Alors, non, je n'ai rien oublié, j'ai simplement décidé de ne pas faire tomber n’importe qui parce qu’on m’a pris ma fille. LA MIENNE et je ne l'ai pas oubliée non plus... » Je tourne en rond dans la cabine. Je fais de grands gestes. Je la vise de mon index. Je ne suis pas en colère, je suis furieux. « Tu as perdu ton temps hier, mais ce n’est pas de sa faute, de la mienne et ce n’est pas lié à ce que je couche avec elle ou non, c’est entièrement de ta responsabilité Olivia, parce que si tu voulais des informations, c’était à moi qui fallait les demander. À moi et à personne d’autre et surtout pas à elle.» ai-je ponctué en récupérant un verre dans ma cuisine, un verre que j’ai rempli de whisky, à ras bord.
Olivia Marshall & @Amos Taylor ✻✻✻ Il tordait le cou à des règles que je pensais pourtant évidences comme il étouffait de plus en plus mon acidité sous son propre courroux. Je penchai la tête vers lui en lui adressant un regard agacé. Devait-il me remercier ? Il osait me poser une question pareille, même avec cynisme, même avec mépris. Je n’avais jamais pensé mériter un seul de ses remerciements. Il était resté digne, seul. Et si je l’avais aidé à l’élaboration de la charpente, c’était seul également qu’il s’était employé à mettre en œuvre son stratagème. J’avais été l’oreille attentive et l’amie dévouée à sa cause lorsqu’il en avait eu besoin mais jamais ne lui avais-je ôté le crédit de ses faits d’armes. Cette excursion au sein de l’organisation avait été un voyage vers de lourds secrets qui lui appartenaient et qu’il avait décidé de me confier. Je lui en avais été reconnaissante, en outre. De ne pas me laisser dans l’ignorance, de ne pas me rejeter au rôle de l’amie impuissante, destinée simplement à l’observer s’arracher à ses démons, l’espace de quelques heures à mes côtés, pour pouvoir reprendre sa respiration à la surface et mieux replonger dans l’océan de ses peines les plus violentes, toujours aussi seul.
Je ne répondais pas à ces accusations infondées et lui en assénais d’autres, plus légitimes à mes yeux, plus cruelles également mais ô combien inéluctables. « Tais-toi, Liv. » Je ne voulais pas lui faire mal. Je ne voulais pas le blesser dans sa chair ou dévaloriser toute la profondeur de mon attachement pour lui, de sa dévotion envers sa fille. De toutes les supplications sur terre, les siennes auraient sans doute été celles que j’aurais le plus désiré écouter s’il m’avait laissé le choix. « Tais-toi… » Mais il ne me le laissait plus et je continuais, n’étant prête à faire preuve de commisération que s’il parvenait à m’assurer de sa lucidité. Je pouvais accepter d’être chassée de son espace et de notre complicité le temps d’un instant s’il m’assurait ne pas rester lui-même prisonnier de son imaginaire faussé et dangereux. Le temps d’un instant ? Parviendrons-nous à faire marche arrière par la suite ? Marche arrière vers où ? Ses mensonges avaient déjà faussé le chemin, me poussaient à prononcer ces mots fatals qui posaient entre nous cette barrière si haute. Une épreuve que je nous imposais et qu’il devait relever pour me faire abandonner. J’espérais simplement que ces vérités éveillent en lui ce que je n’arrivais pas à retrouver. « OLIVIA. TAIS-TOI. » Je ne réagis pas immédiatement. L’air vibra sous le déferlement de sa colère émancipée. Je ne pus que retenir ma respiration durant quelques secondes, mes pupilles dilatées se resserrant finalement pour le toiser avec sévérité alors qu’il s’éloignait déjà de mes jugements, de mes inculpations. « Non, je ne sais rien te dire de plus. » Je m’enserrai dans mon mutisme soudain en me redressant à mon tour, dégageant vivement ma tête de l’emprise de mon bonnet que je rejetais sur le canapé, comme désireuse de sentir mes mèches châtaines encercler les vestiges de mes reproches alors que je gardai mon regard fixé, intraitable, sur les allées et venues fébriles d’Amos.
Son éréthisme, son ébranlement, j’aurais pu les comprendre, aurais voulu les apaiser si je n'avais pas réalisé qu’ils m’étaient destinés, tout entièrement. À moi, pour avoir prononcé ces mots. Pas à elle pour en être la mire. « Et tu ne sais rien d’elle, rien d’autre que ce que tu as lu dans le dossier. Et ce qu’elle a bien voulu te montrer hier. » Il m’était impossible de décrire la sensation qui me traversa, à tel point celle-ci était à présent tordue entre la répulsion, le discrédit et une étrange symbiose qu’il souhaitait me forcer à accepter. « Mais, ce n’est pas ce qu’elle est. Et je ne te permets pas de dire ouvertement que je suis en train d’ignorer Sofia. Qu’est-ce que tu t’imagines ? Que je n’ai pas réfléchi à tout ça ? » Oh, ça rendrait les choses encore pires. Manquer de discernement lorsque l’on venait à s’enfoncer trop loin dans les méandres de la criminalité, cela arrivait à tout le monde. En être conscient, se laisser le temps de l’autopsie pour ensuite asséner le constat et se tromper à ce point, par contre ... Je réprimais une nouvelle saillie pour ne pas le blesser, lui plus que nous. Lui, toujours, malgré tout. « Elle segmente absolument tout. Elle n’a rien à voir avec ce qui se passe avec les filles du Club. Mitchell la manipule. Elle ne travaille pas à ses côtés, il l’utilise comme son laquais. C’est son valet de chambre et elle vaut mieux que ça. Mieux que la façon dont tu la décris et mieux que celle dont il la traite. » « Tu t’entends Amos ? » Je le coupais en un souffle, une interrogation illusoire insuffisante pour recouvrir sa voix et il ne sembla pas m’entendre ou n’y prêta attention. Il ressemblait à l’un de ses admirateurs transis qu’elle tenait entre ses griffes, l’un de ceux qu’elle devait avoir l’habitude d’envoyer en première ligne pour défendre l’honneur qu’elle n’avait pas, les valeurs dont elle s’était défaite, pour tomber à sa place et demeurer à la sienne. « Je ne sais même pas si elle a déjà croisé Sofia. Je suis sûr qu’elle ne l’a jamais vue. Alors, non, je n'ai rien oublié, j'ai simplement décidé de ne pas faire tomber n’importe qui parce qu’on m’a pris ma fille. LA MIENNE et je ne l'ai pas oubliée non plus... » Je le regardais s’agiter avec une peine que je n’étais plus capable de laisser paraître. Elles étaient là, ses excuses. Ses excuses qui ne suffisaient pas. Ses excuses qui ne parvenaient pas à faire la balance avec l’indécence de la situation. Je pouvais la deviner la couleur de mes yeux, oscillant entre l’ombrageux et le fané lorsqu’ils se posaient sur son profil bouillonnant. C’était étrange, de le penser invincible, de l’avoir vu courir après les desseins de forces obscures en en craignant les pires scénarios mais sans jamais douter de lui. Et de le voir tomber ainsi, d’une autre chute, d’un autre gouffre. Un que je n’avais pu anticiper.
« Tu as perdu ton temps hier, mais ce n’est pas de sa faute, de la mienne et ce n’est pas lié à ce que je couche avec elle ou non, c’est entièrement de ta responsabilité Olivia, parce que si tu voulais des informations, c’était à moi qui fallait les demander. À moi et à personne d’autre et surtout pas à elle. » Il me reprochait mon manque de tact mais je n’entendais que les exhalaisons désagréables de ses récriminations puisque c’était à son tour de mes les cracher en pleine face. Je les méritais probablement. Je les méritais toujours de toute façon. Mais quelque chose en moi me poussait à me révolter, à me faire penser qu’on avait passé l’heure où il pouvait me dire comment faire mon travail. « Je ne savais pas qui j’allais rencontrer. Les informations sont une chose mais j’en apprends souvent plus de la bouche d’un de ces idiots à l’ego démesuré, trop heureux de se vanter de leurs exploits en se pensant intouchables. » Je lui fournissais les explications qu’il semblait désirer, puisque ses réprobations envers mon silence étaient réelles quoiqu’insinuées. « Vérifier en amont, t’apporter du tangible s’il y en avait et ne pas t’encombrer du reste, c’est tout ce que je voulais. Je t’en aurais parlé après, je ne crois pas t’avoir déjà donné de raisons de douter de moi. » Je l’observai s’éloigner encore, un verre retrouver sa place entre ses doigts fulminants et je m’approchai de nouveau, sentant mon corps se tendre en réponse au sien, frémissante de le voir chercher l’échappatoire. « Quoi ? C’est le fait de la voir jouir entre tes jambes qui l'a fait apparaître comme vulnérable à tes yeux ? Elle a l’air d’une demoiselle en détresse pour toi ? Elle dirait quoi si elle t'entendait ? » En rirait-elle ou s'en indignerait-elle ? Combien de fois lui avait-il fallu pour parvenir à le convaincre à sa cause ? Combien de fois s’évanouiraient de nouveau avant qu’il ne comprenne qu’elle prenait sans songer à rendre, qu’elle brisait sans jamais vouloir reconstruire quoique ce soit d’autre qui ne soit pas à son avantage, qu’elle brûlait sans ramasser les cendres laissées derrière ? Je ne savais rien d'elle ? Ils se ressemblaient tous de ce point de vue. Et elle s’était illustrée elle-même la veille.
Les chuintements du liquide ambré contre les parois de verre résonnaient à mes oreilles comme des parasites, comme une provocation, comme une tentative de sa part d’abandonner. Un pas de plus et je laissai mon poing s’abattre sur son plan de travail et mon avant-bras dégager son verre avec une dureté imprévisible. « Réveille-toi ! » Ma voix vibra d’une mélodie implorante et s’éleva cette fois-ci suffisamment pour recouvrir l’impact des brisures de verre sur le sol. Je ne la calmais pas pour renchérir. « Sofia, Amélia, ou une autre. Elle agit sûrement de la même façon avec toutes celles qui croisent son chemin. Tu peux certifier qu’elle ne s’est jamais servie d’une de leurs filles comme appât ou comme cadeau pour finaliser un de ses deals ? » J’étais en colère, oui. En colère contre lui. En colère contre son aveuglement. En colère contre cette application qu’il avait pour nier la bassesse et la retourner contre moi, pour parvenir à trouver du bien dans tout le mal qu’il s’était évertué à déterrer à leur sujet, le sien également, quelques mois plus tôt. « Ne me dis pas que le fait qu’elle n’ait jamais eu à se servir de Sofia personnellement, qu’elle en ait brisé d’autres mais qu’avec toi, elle soit différente, suffise à rendre le tout excusable … » Ses mugissements grondaient à l’intérieur de ma poitrine et ils me disaient des choses que je ne voulais pas entendre de lui, que je ne voulais pas répéter mais peine perdue, les éclats de ma voix ne faiblissaient plus. « Ça ferait de toi un putain d’hypocrite. » La fin de ma phrase s’étouffa dans une pulsion fulminante mais désespérée, ne faisant qu’accentuer l’imposture que je refusais de voir en lui. Je refusais de croire qu’il se révélait ainsi. Cela me poussait d’autant plus dans les retranchements de mes condamnations. Ma combativité pour le réveiller, sa hargne envers moi s’il le fallait pour qu’il cesse de se confondre.
J’aurais préféré lui faire mal au cœur ou pis encore, récolter sa pitié plutôt que cette déception que je peux lire dans ses yeux quand, par malheur, je me tourne vers elle. Elle se mélange avec une colère sourde et sombre qui m’aurait volontiers troublé dans l’éventualité où je n’étais pas convaincu par mon propre monologue. Je ne me cherche pas des excuses. Je crois fermement que Raelyn n’est pas la harpie qu’Olivia décrit. Elle ne me manipule pas, ne joue pas avec moi, elle ne calcule pas ses gestes de tendresse. Elle a également cette façon de me regarder qui sous-entend que je lui deviens essentiel et personne, à moins d’être formé à l’exercice, ne peut feindre une telle affection. Dois-je le justifier cependant ? Je n’ai aucune envie d’introduire Olivia au milieu de ma relation avec Raelyn en partageant avec elle notre intimité. Ce que je ressens quand je la serre dans mes bras, ce qui chahute mes entrailles dès lors qu’elle est entièrement à moi, ce qui remue ou non mon amante, n’a pas besoin de l’assentiment de mon amie pour exister. Je n’ai que faire de son jugement. Dès lors, je lui réponds en secouant la tête affligé et en roulant des yeux méprisant au ciel pour honorer sa bassesse. Cette conversation au sujet de ma liaison n’a que trop duré et je la conclus en lui confiant ce qui moi me dérange : ces non-dits, cette nouvelle manie de mener seul et à ma place mes guerres. Le sort funeste d’Amelia est malheureux bien sûr. Je ne la connaissais pas, mais je ne lui aurais pas souhaité cette mort. Je devine aisément la peine incoercible de ses parents. Sauf qu’à aucun moment je n’ai envisagé de l’intégrer à mon plan de vengeance. Il n’a jamais eu vocation à sauver toutes les âmes en perdition qui croisent la route du Club. Ce qui m’intéresse, dans cette histoire, c’est le modus operandi de son agresseur parce qu’il est proche de celui utilisé par l’assassin de ma gamine. « Ah parce que tu crois que tu allais rencontrer qui exactement ? Le type qui l’a butée ? Mitchell en personne ? Le Mac qui bosse pour lui ? » Toutes ces hypothèses ne sont que foutaises et elle sait, Olivia. Elle sait qu’il ne suffit pas d’être flic et de siffler pour que les chiens battent joyeusement de la queue et accourent dans sa direction. « Soit tu me prends pour un con, ce qui est très déplaisant. » ai-je craché en sortant de mon placard un verre propre pour rejoindre la bouteille entamée sur le plan de travail. « Soit, tu es tellement aveuglée par ton besoin de justice que c’est toi qui es devenue complètement idiote. » À choisir, je préférais la première option, la seconde ressemblant à s’y méprendre à une insulte, ce qui n’avait rien d’une fin en soi. « Et plus je t’entends, plus j’ai l’impression que c’est moi que tu sous-estimes. » Je suis à peine conscient que c’est à mon tour de franchir les frontières entre l’intolérable et son contraire. N’aurait-elle pas envoyé valdinguer mon whisky au milieu de la cuisine, brisant le contenant au passage, sans doute ne l’aurais-je pas réalisé. Peut-être même que cet accès de colère m’aurait à peine percuté si elle ne l’avait pas accompagné d’un éclat de voix.
Je ne suis pas intimidable, mais je suis pétri d’habitude. Je plante des poteaux repères autour de toutes mes relations. Aujourd’hui, l’un d’entre eux s’ébrèche et j’en reste interdit. J’ai aussitôt envie de lui hurler que ça ne sert à rien, que rien ne m’empêche de ne plus l’écouter et qu’il sera alors trop tard pour lever les bras au ciel. Sauf que la flèche atteint le mile. Elle est empoisonnée et elle se répand tel le venin d'un serpent dans mon sang. Mon coeur le distille jusqu'à mon âme et mon cerveau, car elle a raison. Si je persiste à m’enfermer dans l’honnêteté – et je le ferai – je ne jouis pas de la conviction bruyante que Raeyn n’a pas utilisé Sofia pour finaliser l’une de ses lucratives opérations. J’adorerais être capable de dodeliner du chef vigoureusement et de claironner l’affirmative avec défiance. Dieu que je kifferais lui clouer le bec, qu’elle se taise enfin, désolée d’avoir tué l’ours avant de l’avoir chassé. Impossible. Je dois apprendre à composer avec cette défaite qui peint sur mes traits la surprise et le doute. « Non. Je ne peux pas. » ai-je confessé en baissant la tête, les poings toutefois serrés de frustration et d’ire. Je suis courroucé qu’elle se permette de bousculer ma quiétude aussi brusquement. Que n’a-t-elle pas compris dans : j’ai besoin d’elle et je me sens vivant ? Quel plaisir malin puise-t-elle à me torturer puisque Raelyn m’est bénéfique ? Je la maudis, Olivia. Je la déteste à cause de cette franchise bouleversante, abominable, repoussante, insupportable. « Si, c’est excusable » me suis-je tout de même défendu à charge de ses désillusions. Si, dans l’aventure, j’ai idéalisé Rae malgré ses comportements criminels, malgré son choix de gagner sa vie sur le dos du malheur des autres, Olivia en a fait de même, à mon égard, et nul doute qu’elle tombera des nues sous peu. « Tu m’as pris pour Batman et tu as cru que tu étais Robin ? J’ai pas infiltré le Club pour faire le job de tes incompétents de collègue à leur place. Je ne l’ai pas fait pour sauver la veuve et l’orphelin. Je l’ai fait pour moi et pour Sofia. Je l’ai fait pour qu’elle repose en paix et pour retrouver le sommeil. » me suis-je écrié en frappant du poing sur le plan de travail. « Et ça fait de moi un putain d’égoïste, mais pas un hypocrite, Liv. Je n’ai jamais prétendu que je me présenterais en sauveur de l’humanité. » Tout ce qui sort de ma bouche transpire le dédain, mais il n’est pas dirigé contre elle parce qu’elle a refusé d’ouvrir les yeux sur ma nature profonde. Je m’en veux de ne pas l’avoir compris plus tôt. J’aurais pu lui éviter la méprise et la douleur qui en découlera forcément. « En tirer l’une ou l’autre des griffes de Mitchell n’a jamais été une fin en soi. C’était le bonus, rien de plus. Toi, en revanche, tu l’es, hypocrite, et tu en es une belle en plus. Tu refuses le système que tu as décidé de rejoindre et c'est pour ça que tu ne respectes plus rien. Tu ne mènes aucune de tes enquêtes pour soulager les autres. C’est toi que tu essaies de soulager, rien que toi. Alors, tu m’excuseras, mais le tableau n’est pas plus glorieux de ton côté. Tu vas donc me faire le plaisir de garder tes jugements de valeur pour toi. » Je tonne. Le verbe outrepasse le fond de ma pensée. Je ne mets pas mon cœur à nu, j’accepte que ma rancœur s’exprime à ma place parce que j’ai mal moi aussi. J’ai mal d’imaginer qu’à chaque fois que je poserai les yeux sur mon amante, cette question me taraudera : l’a-t-elle fait ? A-t-elle enfoncé la tête de mon bébé dans l’eau de son bain ? A-t-elle exigé de Steven qu’elle lui offre son corps en cadeau ?
Et, d’une main tremblante, je réitère mon geste : je retourne dans le placard et je me sers un verre que j’aspire à avaler tout de go. Le whisky revêt la couleur de la nécessité à présent. Si elle y touche, je damerai le pion de notre amitié pour la jeter dehors, telle une malpropre, une indésirable, un nuisible. « Tu ne comprends pas, hein ? » me suis-je empressé d’ajouter avant de porter à mes lèvres une dose d’alcool. J’en bus à grosses gorgées. Elles m’ont brûlé l’œsophage, j’ai grimacé, mais bon sang, que ça m’a fait du bien. « Je me moque de ce qu’elle fait pour s’acheter des draps en soie. Je me fiche qu’elle vende la mort au coin de la rue. Ce que je veux, c’est les Strange, le Mac et le Club, tout entier, mais pas elle. Elle, je l’embarquerai avec moi que tu le veuilles ou non ou que tu saisisses ou non mes raisons. C’est mon combat, ma bataille. » J’ai insisté sur chaque déterminant possessif. « Je décide. Toi, tu as juste à choisir si tu joues contre moi ou avec moi… et par définition, avec elle aussi. Je ne te demande pas d’accepter ou de cautionner, Olivia. Je te demande de respecter ce que je veux et ce que je ressens.» ai-je conclus fermement. Elle aura à redire. Je suis prêt à lui prêter l’ouïe, mais je ne négocierai pas les termes de ce marché, même si j’ai besoin de son soutien et de ses compétences, même si je frémis à l’idée qu’elle puisse me lâcher ma main.
Olivia Marshall & @Amos Taylor ✻✻✻ Je sentais entre nous deux pôles opposés se rapprocher dangereusement et je craignais que nous n’en supportions pas l’impact. Quand au juste étions-nous devenus cela ? Opposés. Adversaires. Amos avait été accablé et taciturne suffisamment longtemps pour que je ne fasse que mentir si je n’avouais pas avoir aperçu les changements au fond de son être ces derniers temps. Je l’avais vu se régénérer, quelque peu. Je l’avais vu respirer, de mieux en mieux. Ses émotions, il savait les camoufler mais n’étais-je pas censée savoir les deviner ? J’étais passée à côté. Je l’avais vu redevenir décisionnaire et miraculé sans mettre le doigt sur ce qui avait pu l’aider à gravir cette pente. Je m’étais contentée de me rassurer, égoïstement, de ne plus le voir traversé par ses humeurs contraires qui m’avaient tant inquiétée, ne les connaissant que trop bien. Mais m’aurait-il annoncé qu’elle était la cause de sa survivance que je ne l’aurais pas cru. L’imaginer, non plus. Seules les images de la veille, seule la vision de cette femme quittant son bateau auraient pu réussir à me convaincre de l’impensable et il me les avait offertes sur un plateau d’argent. À présent, mes mots ne m’appartenaient plus. Mon corps entier que je voyais tanguer devant lui, cracher des paroles comme un flot noir et impétueux puis se taire et rester stoïque face à sa silhouette fulminante. Mais il ne restait plus muet, lui non plus. Il donnait l’impression de laisser ma colère se déverser contre sa poitrine, ses côtes grandes ouvertes pour que les mots atteignent son cœur et qu’il puisse en extirper les flèches que j’y avais moi-même plantées pour les relancer dans ma direction. « Ah parce que tu crois que tu allais rencontrer qui exactement ? Le type qui l’a butée ? Mitchell en personne ? Le Mac qui bosse pour lui ? » Je fronçai les sourcils, serrant les mâchoires pour que ses mots ne puissent faire autrement que s’écraser sur le mur d’acier qui entourait mes pensées. Voilà qu’il supposait à présent. Et qu’il supposait mal. « Soit tu me prends pour un con, ce qui est très déplaisant. Soit, tu es tellement aveuglée par ton besoin de justice que c’est toi qui es devenue complètement idiote. Et plus je t’entends, plus j’ai l’impression que c’est moi que tu sous-estimes. » Pourtant, c’était ma fierté qui s’était ébranlée à chaque pause dont il avait ponctué ses accusations dédaigneuses. La mienne qui s’effritait lorsque j’entendais les crépitements de sa respiration saccadée. C’était mes doutes et mes incertitudes qui grouillaient à chaque instant dans mon système depuis de trop nombreuses heures pour qu’il se permette d’en jouer ainsi sur l’instant. « Je n’ai aucun compte à te rendre quant à la manière dont je fais mon boulot. Et je ne t’ai jamais entendu t’en plaindre jusqu’à présent. » Ses leçons arrivaient trop tard et ne naissaient dans ses songes matinaux que parce que mes ardeurs s’étaient mises en travers de son chemin plutôt que l’inverse, pour une fois. Pas parce qu’il s’inquiétait pour moi.
Je pouvais déjà le sentir. Je pouvais déjà savoir que nous nous souviendrions de ces instants, que nous ne les oublierions sans doute jamais. Je pouvais déjà sentir que nous garderions sûrement le sceau des escarres que nous étions en train de nous infliger. Et je pouvais toujours y réfléchir, je ne nous trouvais pas d’échappatoire. Les faux-fuyants, les esquives, nous nous en étions défaits à présent. Nous avions colmaté les issues et je craignais que les mots que je m’étais laissée aller à prononcer n’aient déjà sonné le glas de la confiance qu’il avait su m’accorder. Je ne changerais rien, néanmoins. Rien, pour la plus infime ébauche de prise de conscience de sa part. « Non. Je ne peux pas. » Moi, je le pouvais. Je pouvais l’assurer de l’inverse. Le pouvoir. Je lui avais dit de s’en méfier, je lui avais dit qu’elle en usait, certainement, qu’elle l’appuyait sur quiconque aurait été trop faible pour savoir le lui ôter. Je ne le regardais pas mais je pouvais imaginer ses yeux enfiévrés et son âme ourlée d’amertume. Je pouvais ressentir ce qui devait étreindre sa gorge puisqu’il ne faisait que répondre à ce que je lui avais imposé. « Si, c’est excusable. » Je n’eus pas à l’imaginer, cette fois-ci, se mordre la langue dans une pulsion rageuse puisqu’il se redressait déjà face à moi, le dos droit et les épaules larges. « J’ai pas infiltré le Club pour faire le job de tes incompétents de collègue à leur place. Je ne l’ai pas fait pour sauver la veuve et l’orphelin. Je l’ai fait pour moi et pour Sofia. Je l’ai fait pour qu’elle repose en paix et pour retrouver le sommeil. » Je m’abîmai la gorge en la desserrant pour y laisser passer tout ce qu’il y avait de plus méprisable à mes yeux. « Et comment crois-tu qu’elle le prendrait si elle te voyait absoudre l’un de ses tortionnaires ? » Je me serais frappée à sa place. J’aurais envoyé valdinguer à l’autre bout de la pièce le premier osant s’adresser à moi de cette manière à propos de ma fille. Je le savais, je me maudirais plus tard mais je n’étais pas surprise. Plus aucun de mes travers ne le faisait. Plus aucune de mes saillies sagittales n’étaient en mesure de me révéler la noirceur qui siégeait dans mon cœur lorsque l’on me rappelait les tragédies qui avaient anéanti nos vies. La sienne, la mienne. Les nôtres. Cela avait été les nôtres pendant longtemps avant qu’il ne les sépare sans m’avertir. Mais je me contentais de mots lorsqu’il trahissait autrement. Lorsqu’il trahissait depuis des mois. « Et ça fait de moi un putain d’égoïste, mais pas un hypocrite, Liv. Je n’ai jamais prétendu que je me présenterais en sauveur de l’humanité. » Alors pourquoi tu ne m’as rien dit, Amos ? Parce qu’il n’avait rien à se reprocher ? À d’autres. Un hypocrite doublé d’un putain d’égoïste. Je pouvais lui accorder cela, oui. « Toi, en revanche, tu l’es, hypocrite, et tu en es une belle en plus. Tu refuses le système que tu as décidé de rejoindre et c'est pour ça que tu ne respectes plus rien. Tu ne mènes aucune de tes enquêtes pour soulager les autres. C’est toi que tu essaies de soulager, rien que toi. » La voix sèche et assourdissante d’Amos résonnait en moi comme une condamnation aux supplices et je reculai d’un pas sous le poids de l’image qu’il dépeignait de moi. Je n’avais pas besoin de lui, pourtant, pour me diminuer plus que je ne le faisais déjà. Je n’avais pas besoin de lui pour allonger la liste de ce que j’avais à cacher, mes rancœurs envers les autres et mon hypocrisie pour les retrouver en moi. Je n’avais pas besoin de lui alors pourquoi m’étonnais-je autant de sentir mon cœur se retourner, se vider sous le choc alors qu’il me regardait comme cette étrangère qui, à y réfléchir, ne trouvait pas grâce à ses yeux. Ses jugements à mon sujet sonnaient comme des sentences car ils étaient plus blessants que ceux d’autrui. Parce que je m’étais construite sur ses appréciations il y avait dix-huit déjà et qu’il en estropiait les fondations. Mais je n’avais rien à répondre pour ma défense. Rien puisque j’avais décidé de ne pas mentir, lui laissant ce rôle.
« Tu ne comprends pas, hein ? » Était-ce un crime à ses yeux de ne pas se confondre dans l’étalement de ses manquements ? De s’en inquiéter, de s’en indigner ? Il m’en donnait l’impression tant la couleuvre de sa déconsidération me semblait directement destinée. Quel autre châtiment était-il prêt à inventer pour me faire battre en retraite ? À quel point était-il capable de le proportionner au puits sans fond des péchés de celle qu’il ne cessait de défendre ? « Je me fiche qu’elle vende la mort au coin de la rue. Ce que je veux, c’est les Strange, le Mac et le Club, tout entier, mais pas elle. Elle, je l’embarquerai avec moi que tu le veuilles ou non ou que tu saisisses ou non mes raisons. C’est mon combat, ma bataille. » Comment peux-tu te moquer de tout à ce point, Amos ? Il avait côtoyé la mort, comme moi. Trop pour lui manquer ensuite de respect, aussi impunément. Alors pourquoi tu ne m’as rien dit, Amos ? Parce que cela ne me regardait pas ? À d’autres. Mes yeux s’égaraient sur ses mains tremblantes, pas assez pour l’empêcher d’enivrer son esprit dans un sursaut désespéré. Je le voyais souffrir comme si les marques de ces maux étaient tracées en lettres rouges sur son front et j’en étais la responsable. Irais-je aussi me noyer au fond d’un verre à l’issue de cette altercation pour l’oublier ? « Je décide. Toi, tu as juste à choisir si tu joues contre moi ou avec moi… et par définition, avec elle aussi. Je ne te demande pas d’accepter ou de cautionner, Olivia. Je te demande de respecter ce que je veux et ce que je ressens. » Le coup fut sec et effaça brusquement les misérables illusions qu’il me restait. Je ne l’aurais pas cru. Je n’aurais pas pu si la froideur de mon geste ne s’était ensuite répandue dans mon bras comme un poison mortel, m’infligeant des spasmes douloureux. L’empreinte au niveau de sa maxillaire, surtout, que je n’avais pas épargnée au moment où mes phalanges s’étaient écrasées sur sa peau. « Tu décides et je m’exécute ? » Je résumai ses mots en un souffle subversif, toujours moins méprisant que ceux qu’il venait de m’adresser. « Je ne suis pas ton soldat. Ni ton larbin » appuyai-je d’une voix de nouveau contenue, froide comme la pierre qui roulait sur notre infaillibilité.
Je reculai finalement, lui tenant tête en gardant mes distances alors que j’écartais les bras avec un dépit sénile. « Elle est le Club. Strange et elle, même combat. S’il avait eu l’attirail de Blackwell, c’est lui que tu serais en train de sauter et lui que tu tenterais d’acquitter. La voilà la vérité. » Mon regard le détailla de haut en bas, cherchant ses sentiments les plus simples au-delà de sa colère. Son âme. Son esprit. Son cœur. Combien de temps avant que le tout ne soit définitivement brisé ? Engloutis par le cloaque qu’il refusait de reconnaître. « Mais tu peux hurler, Amos. Tu peux te raconter toutes les belles histoires que tu veux si ça t’aide à dormir la nuit. » Mon souffle fut la seule chose que j’entendis durant les secondes vides qui suivirent mes pensées altérées et l’on aurait pu croire, un instant, que je tentais de faire la place à ses demandes, la place au choix qu’il feignait me laisser. Mais il n’y en avait aucun, constatai-je, les yeux brillants de trop de choses que je n’aurais su décrire. « Je ne peux pas faire ce que tu me demandes. » Je refusais de l’ignorer s’abandonnant à une nature nouvelle, s’aliénant à ce qu’il avait détesté jadis pour me faire face aujourd’hui. « Mais tu sauras faire sans. Ça a l’air de faire un sacré bout de temps que tu as cessé de respecter quoique ce soit toi aussi. » Lui et ses convictions. Son projet. Sa famille et Sofia. Moi. Ses reproches avaient glissé trop vite de sa bouche pour qu’il ne les ait vus naître que sur l’instant. Alors depuis quand ? Je fis volte-face et poussai la porte pour regagner le pont, la poitrine douloureuse de ne plus trouver l’oxygène nécessaire à l’intérieur. Depuis quand me dépréciait-il à ce point sans oser me le dire ? Rien en moi ne désirait le savoir car cela ressemblait davantage à une exécution programmée et mutuelle à présent et que je confiais à la mer, battant sur les débarcadères sans relâche, la lourde tâche de me convaincre de ne plus m’y complaire.
De mémoire d’homme, je n’ai pas souvenir d’avoir déjà joué les pères moralisateurs avec Olivia. Ce n’était pas mon rôle. Je préférais lui distribuer des conseils tantôt avisés tantôt beaucoup, à l’instar d’un grand frère et à condition qu’elle les réclame. Je ne m’étais jamais opposé à ses choix d’ailleurs. Que je les estime bons ou non n’y avait par ailleurs rien changé. Je m’étais contenté d’être là, derrière ou à côté d’elle afin de la soutenir ou la ramasser en cas de pépin. Notre relation s’était construite autour de cette réciproque. Je ne la jugeais pas et le contraire était vrai, sauf cet après-midi-ci. Qu’elle cherche des explications par rapport à mon comportement de la veille était sain et normal. En revanche, qu’elle s’autorise à cracher sur Raelyn et moi, sur cette dernière et, par la même occasion, sur mon discernement n’était pas tolérable. Elle récolta ma mauvaise foi et quelques horreurs que je ne pensais pas, mais qui eurent le mérite de soulager la douleur psychologique liée à son assaut. Je flirtais avec le besoin de ramener de l’équité entre nous puisqu’elle a elle-même exigé que je me prête au jeu du doute par rapport à ma maîtresse. Or, égoïste et trop à l’aise dans notre bulle, je le lui ai refusé. J’ai refusé de remettre en cause ce que je partage avec la chef de file du Club, car elle a tort, Liv. Sa nouvelle ennemie ne me manipule pas, elle ne sert pas de moi non plus. Ces récents comportements, alors que je sombrais lentement et doucement dans un coma éthylique volontairement amené, m’ont prouvé toute l’affection qu’elle nourrit pour moi. Elle n’est pas au clair avec ses émotions. Elle tâtonne, ce qui donne lieu à des malentendus et des mises au point, mais est-ce bien inquiétant ? Est-ce réellement grave ? L’est-ce autant que les accusations d’Olivia ? Je peux la satisfaire d’un : « Aucun, en effet. Je dépasse les bornes et cette fois, je suis hypocrite », mais qu’elle utilise Sofia, qu’elle lui prête des mots ou de la rancœur vis-à-vis de mes actes la prive du plaisir de recevoir des excuses. Mon cœur s’est brisé en trois morceaux. Le premier a pleuré sa fille de la craindre abandonnée une seconde fois à cause de cette tocade qui se teinte trop vite du rouge de la passion et du noble sentiment. La deuxième a geint sur cette amitié qui vole en éclats tant les reproches sont durs et ignobles. Et la dernière s’est accrochée à l’espoir que Liv, aveuglée par sa déception, se trompe lourdement. Ce mélange subtil d'émois contraires a débouché sur une colère sourde. Ma mâchoire s’est contractée, ma jugulaire a palpité dans mon cou, mes poings se sont serrés sur mon verre vidé de plusieurs rasades de whisky, mes pupilles se sont dilatées, assombries, transformé en revolver chargé tout prêt à ramasser ses armes et à l’abattre sur son terrain.
Moi aussi, je peux évoquer June et les circonstances de son décès. Je peux lui rappeler l’amour qu’elle portait à sa mère et lui supposé de la honte à l’égard de ce qu’elle devient : un être aigre, dénantie de joie de vivre et de respect pour son prochain, une femme détruite qui se voile la face et qui s’épuise en bataille vaine plutôt que sauver ce qui lui reste de bon et de bien dans son quotidien. Je pourrais, de cette désinvolture insultante, l’interroger sur l’identité du responsable de l’accident qui lui a ravi son enfant. Mais qui gagnerais-je si ce n’est un soulagement éphémère ? Quel monstre serais-je si je tirais sur l’ambulance ? Je ne verserai pas dans l’infâme et l’indécent. Aussi, ai-je campé sur mes considérations par rapport à son boulot de flic et ces raisons qui la poussent plus près du bord du précipice, toujours plus près de la bavure. Je la confronte à ce manque de sang-froid dont elle fait l’étalage au milieu de la cabine de mon bateau et, tandis que je dépose sur le plan de travail ce qui s’apparente à un ultimatum, elle se décompose, s’avance vers moi, me défie du regard et me décoche une gifle sans précédent. Sa paume a claqué contre ma joue avec la violence de son désespoir. Elle était à hauteur de mon agression verbale et, me frottant la peau, je sus que j’avais gagné. Certes, je n’ai puisé aucune satisfaction dans le puits de sa peine. Mais, je suis soulagé d’avoir lavé mon offense, soulagé et frustré qu’elle soit incapable d’entendre qu’il n’était pas question de l’utiliser comme un palefrenier. Je n’attends pas d’elle qu’elle nettoie mes conneries derrière moi. J’ai besoin de ses compétences, de son appui auprès des forces de l’ordre et son soutien moral, le tout avec déférence envers ce que je ressens. Est-ce trop lui demander ? Est-ce le fond qui lui a tant déplu ? Est-ce la présence de ma maîtresse dans mon quotidien ? Est-ce au contraire la forme qui m’a valu ce mouvement de colère qu’elle accentue d’une horreur supplémentaire ? Je suis pris du désir fou de l’assommer ou de lui enfoncer une serviette dans la gorge, qu’elle se taise enfin, qu’elle cesse de nous assassiner parce qu’elle récuse ma récente association avec Raelyn. « Tu es abjecte, Liv. » ai-je sifflé, méprisant, et sans plus hausser le ton.
Ça ne sert plus à rien désormais. Elle a outrepassé les limites de ce que je peux accepter d’entendre. Ses incriminations sont graves et si loin de la réalité, de la mienne. Je n’acquitte pas mon amante parce qu’elle a de belles jambes, mais parce que je ne peux lui imputer la mort de ma fille. Elle compartimente sa vie privée de laA professionnelle. Elle a choisi ses combats. La prostitution n’en fait pas partie. Jamais elle ne pose le regard sur les filles du Club. Pourquoi leur viendrait-elle en aide ? Qui, sur cette terre, se sacrifierait pour sauver des gamines qui ont fait les mauvaises rencontres au pire des moments ? Qui pourrait se vanter d’être plus catholique que le pape ? Et pourquoi devrait-elle l’être ? Parce qu’Olivia a décidé que seuls les altruistes valent la peine qu’on s’y attache ? À nouveau, je la trouve injuste et j’encaisse, comme sa gifle, qu’elle se soustrait à mon entreprise. Elle l’appuie en m’accablant à nouveau avant de prendre ses jambes à son cou, de fuir, me fuir. Elle s’en va en me laissant seul avec mon désarroi. Évidemment, j’ai songé à la rattraper, mais j’ai réprimé tout geste dans sa direction. Elle n’est pas en état d’entendre et de comprendre. Elle est ivre de colère et j’en suis l’écho. Je le suis tant et si bien que j’ai envoyé valdinguer mon verre à moitié vide à travers la pièce. J’ai hurlé, j’ai bu, encore, en priant pour que disparaisse la brûlure au fer rouge que m’a laissée Olivia et j’ai ramassé mes affaires en direction du Club.