J'ai opté pour la tactique de l'éloignement. C'est une tactique qui consiste à être toujours à au moins dix pas d'Auden, comme ça il aura toujours le loisir de filer de son côté rager comme il le veut et comme il se doit, avant de revenir - ou pas - nous rejoindre pour poursuivre la soirée. J'ai calculé d'abord, parce que neuf pas ou moins ma main finit toujours par frôler la sienne et le contact me fait encore un brin peur quand y'a Matt à proximité et qu'il risque de lui sauter à la gorge à tout moment parce qu'il calculerait ça comme de la provocation sur un malentendu. Mais onze pas ou plus, c'est la catastrophe aussi, parce que je peux pas étirer mon bras et lui tirer les mèches à la seconde où il baisse sa garde. Du coup ce sera dix et ce sera bien.

Lily a la plus grosse pomme au sucre de l'univers ans une main, moi, c'est sur une barbe à papa plus immense que ma tête que j'ai jeté mon dévolu. Et ils ne se sont pas encore entretué les garçons, ils se sont même parlé une fois ou deux je pense, entre le bureau des billets et le stand de pêche aux canards et en soit c'est déjà là une belle victoire qui pourrait cataloguer cette soirée de double date de franche réussite. Mais il faut croire qu'on avait envie de repousser nos limites et qu'on avait encore plus envie de voir jusqu'à quel point on pouvait flirter avec un niveau de cortisol élevé quand notre balade nous mènent tous les quatre à la hauteur des autos tamponneuses. J'y pense pas, j'y pense absolument pas quand je pointe l'affiche, quand j'ai six ans à nouveau et que ce sont les visites au parc d'attractions dont je me rappelle comme premiers vrais souvenirs épatants hors de la maison. Non, là, c'est vraiment un excès de naïveté mixé avec un goût que je ne me connaissais pas du danger qui suffit à nous attribuer chacun une mini voiture comme s'il ne s'agissait pas d'une arme de destruction massive additionnée d'un volant fluo qui grince et de pneus en plastique qui grincent tout autant.

« Au moins t'as la rose et moi la jaune. » que je pouffe à l'oreille de mon amie, les voitures qui s'agencent à nos casquettes assorties et qui, l'espace d'un instant, sont ma seule priorité. Je n'ose pas jeter un coup d'oeil par-dessus mon épaule au duo de boys et à leur niveau de testostérone que j'espère au plus bas pour la meilleure survie de nous tous.

Ils ont prétexté qu’il n’y avait plus d’auto-tamponneuse de libre et que celle attendant sagement dans le coin est, comme de par hasard, cassée. Les filles se sont précipitées pour prendre la même et elles sont entrées tant bien que mal après s’être contorsionnées au milieu de pomme d’amour, de barbapapa et par conséquent de leur hyperglycémie en devenir. Au moins, Matthew comme moi savions déjà que c’était une mauvaise idée que de nous amener ici. Enfin je ne sais pas pour lui mais moi je le savais, lui était sûrement trop occupé à être con pour pouvoir penser à quoi que ce soit. Moi je l’ai vu arriver de loin, l’ado boutonneux qui a sprinté jusqu’à la voiture jaune et a considérablement diminué nos chances de survie par la même occasion.

Le duo de brunes se retrouve dans la rose, Ginny râle parce que ce n’est plus accordé à sa casquette et je garde une distance de sécurité suffisante avec elle pour nier tout lier possible, la bague que je suis totalement prêt à enlever de mon annulaire en cet instant précis. « Je conduis. » Parce qu’il va jouer au con plus que moi encore si je le laisse monter devant ; parce que si l’un de nous ne monte pas on va avoir le droit à une crise de nerfs de femme n°1 ou n°2 voire même des deux en même temps. On est dans le même bateau et pour le coup, il devient une voiture bleue laquelle j’en suis sûre roule bien moins vite que les autres et ce sera donc ça la seule raison pour laquelle elles pourront nous percuter plus vite et plus fort. Ça, et le fait que l’une comme l’autre doivent très bien savoir que nos cotes nous brûlent et nous font mal et qu’un rien ravive la douleur ; un rien semblable à un choc la ravive encore plus. « On ira au stand de nourriture quand on les aura gagnées. Y’a pas d’autre issue possible, et si c’est le cas c’est parce que t’auras été à chier en co-pilote. » Je précise avant que le jeu ne débute réellement, juste pour qu’on soit clairs. Si y’a un quelconque problème de direction à un moment ça sera de sa faute et de la sienne seulement, juste parce qu’avec un poignet brisé les membres réagissent bien moins rapidement. Lui ou Jillian, peu importe, même combat.

« Je conduis. »
« Je klaxonne. »

Mon sourire de con, il fait écho au sien. Il fait certainement pas écho au coup d'oeil que l'ado en charge des clés nous dédie, lui qui sait pas du tout ce qu'il vient de causer comme carnage, lui qui a pas la moindre idée de ce dans quoi il vient de se foutre en nous foutant ensemble. Soit ça passe, soit ça casse. Soit la discussion qu'on a eue ensemble qui a tout remis à plat (avec chacun un coup de poing en banque, ça aide) a vraiment tout remis à plat, soit on est foutus d'avance.  

Et il se la joue chef et conquérant Auden, parfait, c'est parfait ça, vraiment. Ça m'encourage à varier entre mes yeux qui roulent sur leur socle à s'en fouler le nerf optique, ça me motive à improviser sur la lourdeur et le volume de mes soupirs, c'est tout bon là, vraiment. « On ira au stand de nourriture quand on les aura gagnées. Y’a pas d’autre issue possible, et si c’est le cas c’est parce que t’auras été à chier en co-pilote. » il prend place et oups mon coude aussi il prend place, oups dans ses côtes. Et oups, ah mince, dommage, c'est mon genou là, qui dérive dans son flanc, c'est gênant presque que ça soit si petit une voiture pour nous deux, c'est vraiment pas cool et oups oups, ah merde, désolé vraiment je pensais pas que mettre ma ceinture te pincerait la peau de la cuisse comme ça Williams, vraiment déso mon gars.

« Arrête de parler, et conduit, pilote. » que je chante, que je raille, que je m'amuserais presque, la main enfoncée sur le klaxon et les sons agressifs qui résonnent partout sur la piste quand la seconde d'après, ma tête fait un 180 degrés (et si j'avais été dans The Exorcist ça aurait été un 360 et avouez ç'aurait été trop cool). Mais bref, là, c'est pas ça la priorité. « Elles sont où?! » les filles, aka les raisons de pourquoi on est là. Elles font quoi, pourquoi elles sont pas là?

C’est un fait : chacune surveille son mari du coin de l’oeil pour être certaine qu’il ne tue pas celui de l’autre la seconde qui suit. L’exercice est double pour Ginny, elle qui surveille un mari d’un côté et un frère de l’autre alors que Lily se contente de virevolter un peu trop, encore bien trop naïve et bien trop mal informée pour être pleinement au courant de la situation et de tous les dangers qu’ils traversent à chaque seconde de plus en ce monde. Elle ferme les yeux quand les dents de Ginny se plantent dans sa pomme d’amour et mettent un temps fou à s’en déloger, ça lui donne toujours la parfaite ouverture pour manger de sa barbapapa et d’en avoir des restes sur les joues. Elles sont cinq ans, elles collent, elles veulent faire toutes les attractions et leur visage est définitivement bien trop petit pour accueillir leur immense sourire.

« Au moins t'as la rose et moi la jaune. » Lily redresse fièrement sa casquette sur son crâne, fière au possible de monter dans sa voiture aussi rose que l’est la barbapapa de son amie. Ses dents crissent alors qu’elle observe monter Matt et Auden ensemble, le décompte de la fin du monde semblant désormais lancé. Elle crisse une seconde avant de laisser son regard divaguer vers Ginny, une moue informe sur le visage. Une seconde avant d’éclater de rire, déjà prête à dégainer toutes les excuses possibles au gérant de l’auto-tamponneuse à propos de leur faible développement mental ou de leur couple (à Auden et Matt, le couple d’Auden et Matt ensemble) qui bat de l’aile depuis qu’ils ne s’entendent pas sur quel bébé adopter à l’orphelinat.

Le décompte est fait, les engins sont lancés à pleine vitesse, les filles qui prennent naturellement pour cible leurs imbéciles de maris parce que ça semble être la chose la plus logique à faire et que 2 VS 1 semble fair dans ce genre de circonstances. C’est d’autant plus fair qu’elles peuvent aisément les attaquer chacune de leur côté et elles l’ont très bien compris, ça, raison pour laquelle c’est exactement ce qu’elles font à peu près 0.2 secondes après le début de la partie. Le sourire est immense et Lily ne lâche pas son mari des yeux, tant pour observer sa réaction en temps réel que pour tout le reste. « A l’attaque ! » De dire qu’elles avaient cinq ans de nouveau était peut être un peu trop optimiste, finalement. Les terreurs des auto-tamponneuses.

Et j'ignore comment j'arrive encore à avoir toutes mes dents, tous mes cheveux, tous mes vêtements dans un état respectable (ce qui veut dire déchirés/tachés/fripés et autres synonymes à moins de 30% dans leur ensemble) une fois que les auto-tamponneuses nous sont retirées.

Au moins, on a encore nos casquettes-blablabla - non en vrai c'est la loose. Parce que c'est la faute des garçons tout ça, parce que Lily et moi on voulait juste les embêter un peu et ensuite aller faire nos petites affaires en voiture, se donner l'impression qu'on sait parfaitement conduire dans une monde de pommes d'amour et de barbes à papa de toutes les couleurs. On aurait dédié une minute - okay peut-être plus 10 - - okay non véritablement 30 - à faire de la vie des gars un enfer, à rire dans leurs oreilles, à leur sourire encore pire. Mais il a fallu qu'ils fassent je sais pas quoi et qu'on nous expulse de la piste l'instant d'après. Dans les faits, ils ont rien fait du tout, mais dans ma tête, ils ont une immense et rougeoyante cible au-dessus de la tête. C'est assuré qu'à la prochaine compétition de pistolets à eau ou de tir aux dards je me fais une vendetta personnelle de les amener à leur perte aka de gagner et de grimper haut sur le podium quand ils nous regarderont d'en bas tout en bas et je l'entends déjà, mon rire machiavélique et c'est parti pour la gloire et - oh, la salle des miroirs qui déforment.

« T'auras peut-être enfin la grosse tête pour vrai là-dedans, et tu me croiras quand je te dis qu'il faut que tu arrêtes de te vanter plus que de respirer. » mon épaule rebondit sur le bras d'Auden à qui je réserve toujours le traitement de faveur en ce qui a trait à l'énerver du haut de ma silhouette surexcitée, de mon immense sourire espiègle. La seconde d'après je lui tire la langue, l'autre qui suit je m'empêtre dans mes lacets, mais c'est la suivante qui compte, quand j'engage une course contre quiconque ose courser contre moi, finissant à l'entrée de la dite salle aux immenses miroirs de toutes les formes et de toutes les grosseurs.

C'est un véritable labyrinthe à l'intérieur, je vois des silhouettes de partout, ça ressemblerait presqu'à un film d'horreur si y'avait pas mes rires de gamine en sourdine - ah ben tiens, ça aussi, ça pourrait facilement passer dans un film d'horreur quand on y pense. « Matt dans celui-là t'aurais l'air SI GRAND! » mon frère ce nain qui est nowhere to be found, et mes pas qui s'égarent dans un nouveau couloir à la recherche du miroir qui me donnera l'impression d'être un sablier, lui, c'est mon préféré.

Notons quand même que ce n’est pas parce que la partie s’est terminée précipitamment que nous n’avons pas gagnés. Enfin surtout moi, parce que Matt était bien trop occupé à tenter de refréner ses cris de fillette ; lesquels il n’arrivait bien sûr absolument pas à cacher. « T'auras peut-être enfin la grosse tête pour vrai là-dedans, et tu me croiras quand je te dis qu'il faut que tu arrêtes de te vanter plus que de respirer. » Ginny nous guide tous et cette simple information suffit à faire comprendre qu’on est simplement en train d’avancer dans la gueule du loup, elle qui voit des paillettes et des étoiles de partout. Elle ne voit pas les signes de danger, elle ne voit pas les panneaux de restrictions alors que moi je suis certain qu’elle fait moins de 140 centimètres et que par conséquent elle ne devrait vraiment pas avancer dans cette attraction essentiellement composée de miroirs. Les mêmes miroirs mortels, comme dans les films d’horreur. A croire qu’elle n’en a toujours pas vu assez.

Elle tente de me déstabiliser mais c’est son propre équilibre qu’elle perd en chemin, gamine malhabile sauvée in extremis par ma main se raccrochant autour de son bras. La marque jaunâtre n’a pas le temps d’expliquer bien longtemps puisqu’elle est déjà repartie, infatigable, enfant qui ne grandira jamais - et moi non plus, lorsqu’elle vient de débuter ce qui semble être la course du siècle. La course s’arrête quand elle est la première à foncer droit dans un miroir et moi le second, le gérant de l’attraction hurlant derrière nous puisqu’aucun n’a pris le temps de payer. Les priorités font que nous devions chacun gagner et maintenant c’est sa tête qui cogne en premier le verre, suivi de la mienne dans la même foulée, incapable de ralentir le rythme. Les grognements se mêlent au rire, mes bras s’enroulent autour d’elle alors qu’elle se moque de son aîné et que je ne peux que confirmer plus ou moins silencieusement. Mes moqueries font place aux siennes alors qu’elle sert de crash-test pour chaque nouvelle déformation, elle qui devient tantôt un film de fer tantôt immense, elle dont la tête risque d’exploser avant que son corps ne soit finalement plus que des bulles diverses et variées. J’appuie chacun de ses nouveaux défaut, les note dans un coin de mon cerveau pour les réutiliser plus tard comme s’ils avaient réellement existé à un moment. “Ton ventre est prêt à accoucher d’un magnifique Alien.” Cette fois-ci je me moque en ayant la référence cinématographique qui a une signification bien plus profonde pour nous, mes lèvres venant d’abord trouver l’arrière de son crâne avant de finalement dévier vers son visage et ses lèvres, désireuses de profiter un instant du calme avant que son imbécile de frère ou de femme qui l’accompagne ne se mêle de nouveau à notre duo. Mon sourire se mêle au milieu, espiègle et stupidement amoureux. Ses lèvres ont le goût de sucre.