Wim Coster... Les yeux de la Tahitienne se levèrent vers le ciel, posant les bras sur les rebords en bois blancs de son balcon, alors même qu'elle venait de voir qu'il avait laissé un message sur son Instagram. La jeune femme était d'un naturel foncièrement bon et à tendance très patiente, voire même trop parfois. Pour qu'elle soit rancunière, il fallait y aller. Or, cet homme faisait partie des quelques cas dans sa vie, qui l'avaient réellement déçue. Il ne s'en était peut-être pas rendu compte à l'époque, mais son absence à un moment clef de la vie d'Heïana lui avait comme planté un pieu en plein coeur. Ils avaient alors respectivement dix-huit et vingt-trois ans. Ils se connaissaient depuis l'enfance grâce aux liens professionnels de vos parents, et avec l'emménagement de Wim à Brisbane alors qu'il avait dix ans, la brune sortant à peine des jupes de sa mère à ce moment-là, ils avaient tissé un véritable lien amical, à l'époque. Lui avait prit la petite fille sous son aile, et s'était régulièrement occupé d'elle, lorsque leurs aînés s'attablaient chez les Brook ou chez les Coster pour des repas d'affaires interminables. Il était même arrivé que quelques fois, alors qu'il était adolescent, il soit venu "garder" Heïana et sa petite soeur Moana, lorsque les parents des deux filles partaient en voyage à but professionnel, ou même pour quelques soirées ponctuelles. Malgré leur cinq ans d'écarts, différence toujours plus marquée lorsque l'on est enfant, ils s'étaient toujours bien entendus. Mais au final, le jour où sa cadette aurait eu le plus besoin de lui, il n'était pas venu, ayant déjà pris ses distances quelques temps auparavant. D'autres fréquentations, d'autres centres d'intérêts... Autant dire qu'Heïana n'avait pas regretté de ne pas le prévenir pour son départ à Tahiti.
Mais bref, tout cela était loin désormais. Elle ne comprenait juste pas pourquoi, soudainement, il débarquait à nouveau dans sa vie, comme une fleur alors que jamais elle n'avait eu de ses nouvelles en près de huit ans. Était-ce un pur hasard, ou autre chose ? Ses parents, culpabilisant de son attitude et ayant peut-être entendu parler du retour des filles Brook à Brisbane, l'auraient-ils poussé à revenir vers elle ? Foi d'elle-même, elle aurait le fin mot de l'histoire. Elle alla s'asseoir dans son fauteuil d'extérieur, sirotant un thé qu'elle avait laissé infuser le temps de réfléchir. C'est pour avoir le coeur net vis-à-vis de ce fantôme du passé qu'elle se décida à lui répondre. Après quelques échanges de messages, ils décidèrent de poser un rendez-vous pour le lendemain, dix-sept heures, dans un café délicieux qu'Heïana connaissait bien. Parfait.
- Le jour J, 17h10 -
Heïana sortit de la joaillerie; elle avait dû y déposer son alliance, trop grande pour elle, qui devait être réajustée. On lui avait demandé de revenir la chercher dans deux jours, ce qu'elle avait accepté. Marchant à travers quelques rues, elle arriva aux abords du café, sachant très bien où il se trouvait. Tout comme son léger retard était tout sauf involontaire. La jeune femme était du style à se plier en quatre pour autrui, mais pas aujourd'hui. Elle avait eu le temps d'apprendre auprès de sa mère, Poehina, comment être en position "de force", même dans une relation se voulant cordiale voire amicale. Elle utilisait rarement ces mimiques, positions, gestes, intonations, mots et actions qu'on lui avait inculqué, trouvant tout cela superficiel. Il fallait pourtant avouer que généralement, c'était efficace, au moins pour réussir à s'imposer. Il ne s'agissait pas de vouloir faire des reproches d'emblée à Wim, ou le faire se sentir oppressé, loin de là. Elle voulait juste montrer qu'elle n'était plus - ou pas seulement - l'adolescente timide, trop avenante et naïve à l'extrême qu'il avait pu connaître. Elle avait eu le temps de mûrir en huit ans, après tout. La brune passa une main sur sa jupe noire qui lui arrivait à mi-cuisses, et regarda un bref instant son reflet dans la vitrine d'un magasin. Un haut ce qu'il faut de rouge pour détonner du noir, et raisonnablement décolleté. De jolies louboutins - les classiques, noires à dessous rouge - perfectionnaient le tout; c'était le dernier cadeau que Moana lui avait fait, pour ses vingt-six ans. Un peu de maquillage, une bague, des boucles d'oreilles simples. Elle le faisait autant pour elle, car elle aimait se pomponner et selon les jours, y ajouter plus ou moins d'artifices, que pour Wim. Oh, pas que fondamentalement, son avis sur son style l'intéresse. Cependant, lui comme elle venaient d'une classe sociale où l'apparence, la cohérence de l'habillement étaient des critères importants. Et puis, cela ne ferait qu'ajouter à la nouvelle facette d'elle-même qu'elle souhaitait incarner: celle d'une jeune femme, libre de ses choix et sûre d'elle-même, et plus une adolescente. Bon, très bien. C'est parti.
La brune entra dans le café, cherchant Wim du regard.
La demoiselle ne mit pas longtemps à trouver Wim, et pour cause; il s'était levé lorsqu'il l'avait vu entrer. Elle sourit en le voyant et se rapprocha, quand bien même elle avait des raisons de lui en vouloir: il n'en restait pas moins un ami d'enfance et d'adolescence, avec qui elle avait passé de très bons moments. A vrai dire, elle avait même eu un petit crush sur lui, lorsqu'elle avait aux alentours de quinze-seize ans; normal, vu que lui en avait vingt à l'époque, c'est après tout le fantasme de pas mal de lycéenne que de sortir avec un jeune adulte. Elle ne le lui avait jamais dit cependant, ayant peur de briser leur amitié. En plus de cela, elle s'était doutée - ou au moins, s'était elle-même insufflée cette idée - qu'elle était bien trop gamine pour lui plaire de quelque manière que ce soit. Ainsi, ce petit béguin lui était bien vite passé, d'autant plus que Wim s'était un peu éloigné d'elle à l'époque. Autant en raison de ses propres centres d'intérêts, qui différaient de beaucoup de ceux de la métisse franco-australienne; la consommation de drogues, très peu pour elle, merci. De plus, et même si elle ne voulait pas les écouter à l'époque, les parents d'Heïana avaient bien constaté l'évolution du fils de leurs collaborateurs et patrons; ils l'avaient enjointe, à l'époque, d'arrêter de le fréquenter. Continuer de le voir ne lui serait en rien utile, et encore moins bénéfique, selon eux. Elle avait fait la sourde oreille, mais n'empêche que leur relation en avait un peu pâti. La jeune femme ricana lorsque l'homme l'apostropha, lui indiquant son retard. Elle répliqua d'un ton narquois: C'est pour toutes les fois où tu arrivais avec près d'une demie-heure de retard, quand ce n'était pas plus. Elle lui fit un clin d'oeil, ne se rappelant que trop bien de leurs anciens rendez-vous, pour lesquels elle prévoyait toujours un livre à feuilleter en attendant qu'il arrive, tellement la mauvaise manie de Wim d'être en retard était devenu habituel pour elle. C'était presque devenu un rituel entre eux, une blague qu'ils partageaient, alors que le brun finissait toujours par arriver et la questionner sur son livre du jour, ou le lui piquait des mains pour la faire enrager. Heïana ajouta: Note mon indulgence, je n'ai que dix minutes de décalage par rapport à l'heure convenue. La petite Tahitienne avait effectivement bien grandi, et pas que physiquement; bien que toujours très douce et attentionnée, elle avait pris en assurance et en répartie.
Ses joues prirent une légère teinte rouge, la montrant sensible au compliment de son ancien camarade de jeux enfantins et de sorties adolescentes. Bonjour, Wim. Elle lui aurait bien fait la bise, ayant bien hérité de cette habitude de sa française de mère, mais avec le Coronavirus qui circulait, elle ne pouvait se le permettre, d'autant plus qu'elle travaillait à l'hôpital. D'ailleurs, cela ne serait pas étonnant que le confinement ne soit bientôt déclaré. Je vais bien merci ! Et toi ? Elle le rejoignit à la table où il s'était installé, et s'assit face à lui. Elle sortit un flacon de gel hydro-alcoolique et en sortit une généreuse noisette, puis jeta un coup d'oeil à Wim: Tu en veux ? Là où d'autres auraient jalousement gardé leurs réserves jusqu'à la moindre goutte, elle préférait protéger son entourage, même les plus lointaines de ses connaissances. Maintenant que la petite gêne du compliment était passée, Heïana n'hésita pas à revenir sur celui-ci, avec un rictus taquin, ses yeux verts pétillant d'amusement: Tu es aussi beau-parleur que dans mes souvenirs. En revanche, il avait grandi, lui aussi. Sa carrure s'était développée comparée à celle qu'il arborait à vingt-deux ans, les traits de son visage s'étaient affinés, et il avait même une barbe rasée de près désormais ! D'ailleurs, la brune lui retourna ses mots gracieux: La barbe te va très bien. Mais attends... Elle sembla réfléchir un instant, puis s'exclama dans un rire: Tu as passé les trente ans ! Pas trop dur, comme cap ?
Et à chaque fois, je croyais que c'était vrai, alors je te le passais... Un rictus étira les lèvres de la jeune femme au rappel d'un certain souvenir, encore très drôle aujourd'hui, quoi qu'elle n'avait pas rit sur le moment. Jusqu'au jour où tu es arrivé avec un suçon dans le cou et une haleine puant la bière. Après ça, j'ai mieux compris la définition du mot "études" dans ton vocabulaire. La brune rit un peu, moqueuse; qu'il ne s'en plaigne pas, il l'avait bien cherché. Avec les années, elle avait un peu gagné en caractère, et n'hésitait désormais plus à faire des remarques qu'elle n'aurait sûrement pas sorti étant plus jeune. Le tout sans virer vers la méchanceté, bien entendu. Elle haussa les épaules lorsqu'il refusa le gel hydro-alcoolique, elle ne comptait pas juger tout un chacun là-dessus, et ce même en tant que personnel de santé; sans quoi elle y passerait sa vie, sans aucun résultat supplémentaire. Heïana rebondit même sur ses paroles avec un sourire joueur : Je préfère le boire aussi, cela va sans dire. Ils venaient de se retrouver, et pourtant, la Tahitienne avait l'impression d'avoir quitté son ami la veille. C'était comme s'ils n'avaient jamais été séparés par des milliers de kilomètres, ni par des fréquentations ou des chemins de vie différents. Elle en ressentit même un petit pincement au coeur. Elle aurait apprécié que les choses se passent autrement, mais Wim n'était pas dans cette ambiance à l'époque, et elle, petite adolescente, n'avait pas finalement eu une immense valeur aux yeux du jeune adulte fêtard qu'il avait été. La maïeuticienne ne pouvait pas totalement lui en tenir rigueur, cependant; cette réaction pouvait se comprendre. Quand on devient indépendant, la tentation de la liberté sans limite peut être bien plus forte que les appels bien plus sages et enfantins d'une gamine de cinq ans de moins.
Elle rit lorsque Wim prit son compliment sur sa barbe comme une impression vraiment flatteuse, argumentant qu'il prenait soin de lui. Comment ça ? Tu te fais des soins du corps, tu vas à la salle ? En même temps, au vu de sa musculature, ce ne serait pas si étonnant. Si leur relation reprenait un tournant vraiment amical, peut-être auraient-ils des activités sportives en commun, après tout. Et le monoï de Tahiti, qu'elle pouvait se procurer sans mal dans sa forme la plus locale, était réputé miraculeux dans l'entretien de la peau et des cheveux... La réaction de l'homme correspondait en tout cas bien avec son refus de vieillir; forcément, quand on ne veut pas voir son corps évoluer et marquer les mois passés, on fait tout pour lui conserver une apparence jeune et dynamique, tonique. La brune haussa les épaules quant à son propre âge : Ça me va très bien comme ça, en fait. J'ai un métier qui est une vocation, je vis comme je l'entends, Moana est désormais assez grande pour se gérer seule même si l'on vit encore ensemble... Non, vraiment, je préfère avoir vingt-cinq ans que dix-neuf.
Elle esquissa un sourire de remerciement et un hochement de tête lorsque Wim annonça qu'il l'invitait. Heïana se fichait bien de payer ou non, n'ayant aucun souci d'argent, mais le geste restait appréciable. Un grand choco-praliné s'il-vous-plaît, demanda-t-elle au serveur. Rien de plus ni de moins qu'une délicieuse boisson chocolatée avec sirop de pralin, chantilly et petits éclats de noisette. On est gourmande ou on ne l'est pas. Et puis, à dix-sept heures, il est encore un peu tôt pour se mettre à l'alcool. Une fois la demande de l'homme prise en compte, le serveur quitta leur table pour aller préparer les boissons. Alors, quoi de neuf dans ta vie ? Le travail, les amours... La jeune femme s'engageait volontairement sur un terrain glissant. Elle voulait voir ce que son interlocuteur attendait d'elle, exactement. Une simple rencontre, poussée par ses parents ? Une reprise d'une relation amicale ou bien... avait-il d'autres volontés, dont elle ignorait totalement la teneur ? Elle ne devrait pas tarder à être fixée.
C’est vrai que tu t’en es bien sorti, au final, répondit Heïana d’un sourire mutin, avec le regard de celle qui n’en pense pas moins. Heureusement pour son vieil ami qu’il avait pu se reposer sur ses incroyables capacités de compréhension et de mémorisation, sans quoi il n’aurait pas manqué d’être le dernier de sa promotion, plutôt que l’un des meilleurs. Il évoqua James Brook, et la fille ne put qu’être légèrement nostalgique au souvenir de son père. Sans réelle tristesse, cependant ; elle avait eu huit ans pour faire le travail de son deuil, dont sept au loin, sur les enchanteresses Îles sous le Vent, et une depuis son retour à Brisbane, lui permettant le contact et l’habituation à cette triste réalité. Seuls restaient les souvenirs, bons et moins agréables, mais que la métisse avait appris à juger à leur juste valeur. Elle laissa échapper une expression rieuse, brève, l’image de son père faisant une crise d’apoplexie face à cette nouvelle s’imposant à son esprit. C’est clair, il n’aurait pas voulu y croire. Il aurait fallu qu’il voit ton diplôme pour te concéder cette victoire. Pour les parents Brook, le rejeton Coster était devenu, au fur et à mesure, une cause perdue ; si au début ils avaient essayé de le ramener dans le droit chemin par quelques discussions rondement menées – après tout, ils restaient de grands amis aux géniteurs de Wim – le couple franco-australien avait fini par jeter l’éponge devant l’extraordinaire insubordination du jeune homme. Une défaite assez personnelle sur laquelle ils n’avaient jamais pu passer. Surtout James, dont le père provenait d’une famille très modeste à la base et qui, par le travail, avait réussi à s’élever dans la société. L’exigence et la discipline avaient été les maîtres mots dans la voie scolaire et professionnelle pour James, poussé par son paternel ; alors, voir un jeune de la génération de sa fille, né avec une cuillère en or dans la bouche, se laisser aller ainsi… Impensable, inconcevable, inacceptable. Il n’aurait jamais toléré de tels écarts de comportement de la part de ses propres enfants ; heureusement pour lui, ses filles avaient toujours eu de bonnes notes à l’école. Son souci avait plutôt été concernant l’orientation de son aînée, qui à son grand dam – et à celui de sa femme Poehina, tout aussi carriériste que lui – avait décidé que sa voie serait celle de maïeuticienne.
Heïana haussa les épaules lorsque sa connaissance d’enfance lui avoua ne pas s’être attendu à ce qu’elle possédât une telle répartie désormais, et qu’il aurait besoin d’un peu de temps pour s’y habituer. Le tout dit sur le ton de l’humour bien évidemment, cela semblait plus lui plaire qu’autre chose, mais Wim semblait effectivement assez surpris. J’ai grandis, tout simplement. J’avais quoi… Dix-sept ans, la dernière fois que l’on s’est vu ? Sûrement, car les derniers mois qu’elle avait vécu à Brisbane, ceux suivant ses dix-huit ans et précédant le tragique décès de ses parents, le brun avait été aux abonnés absents, trop occupé à faire la fête. J’en ai vingt-six, maintenant, et l’éducation de ma cadette derrière moi. J’imagine que ça forge le caractère. Elle sourit lorsqu’elle entendit son rire si particulier ; elle remarqua que malgré tout, cela lui avait manqué. Ils passèrent rapidement sur le sujet de l’activité sportive de l’héritier, pour revenir à des sujets les liant bien plus. C’est une vraie demoiselle désormais, commenta Heïana d’un air tendre en parlant de sa cadette. Tu l’as connue petite fille, maintenant, elle est à la fac. Elle leva les yeux au ciel d’un air mi-désemparé, mi-amusé lorsque Wim lui parla du caractère particulier de la plus petite : Toujours une sacrée canaille, mais c’est comme ça qu’on l’aime. Telle qu’elle était, ni plus ni moins. Étonnamment (non) cela ne surprit pas Heïana, que le trentenaire ne sache pas se poser en termes de relations amoureuses. On pouvait penser que ceci correspondait bien au personnage, car elle doutait qu’il se soit véritablement assagi malgré les années qui semblaient lui peser. Elle fronça les sourcils face à une information particulière : Faire les frais des idées politiques de ta mère ? Comment ça ? Elle soupira, pensant à nouveau à ses propres parents. Paix à l’âme de mes aînés, mais franchement, je suis bien contente d’avoir pu me libérer de ce carcan doré qu’est l’élite politique et financière. Cela m’était insupportable, d’être à la merci de tous ces vautours, qu’ils soient politiciens, banquiers et autres. Au moins, depuis leur départ à Tahiti, les filles Brook menaient une vie simple ; Heïana ne s’en plaignait pas, loin de là, c’était même son vœu. Si par la suite, Moana voulait plus revenir dans la veine familiale, ambitieuse et prestigieuse, ce serait son choix ; elle aurait au moins eu l’avantage de connaître deux styles de vie différents, dans sa jeune vie. Je suis devenue sage-femme, comme je le voulais depuis le début. Et ça me passionne ! Des étoiles brillaient presque dans ses yeux alors qu’elle en parlait. Dans le genre vocation, on aurait difficilement pu faire mieux.