I'm coming up only to show you're down for, and coming up only to show you're wrong. To the outside, the dead leaves lay on the lawn for they don't have trees to hang upon. At every occasion I'll be ready for the funeral, at every occasion, once more, it's called the funeral. ☆☆☆
Longuement, Anwar avait observé son reflet dans le miroir à la propreté relative du vestiaire des hommes, sans trop savoir ce que lui inspirait ce qu’il y voyait. Objectivement l’uniforme de cérémonie vous donnait une certaine prestance : on y exposait ses galons, ses médailles, la cravate y donnait un ton résolument sérieux, et la casquette encadrait le visage de manière solennelle tandis que la paire de gants blancs apportaient une touche de raffinement à l’ensemble. Dans les faits, Anwar avait eu bien plus de mauvaises occasions que de bonnes de revêtir la bête au cours des dernières années, et enfilée par-dessus la chemise bleue ciel sa veste faisait peser sur ses épaules un poids qui n’avait rien à voir avec les galons qu’il venait machinalement de remettre en place, mais tout à voir avec le cercueil qu’il avait accompagné la dernière fois qu’il s’en était vêtu pour des funérailles. Une seconde encore il avait accroché son propre regard sans aimer ce qu’il y avait vu, puis finalement il avait cessé de prendre racine et refermé d’un geste sec la porte de son casier après avoir vérifié l’heure à sa montre. Olivia et lui étaient descendus se changer en même temps et s’étaient donnés rendez-vous dans le hall du commissariat, Anwar y remontant le premier et patientant sagement sa casquette sous le bras, absorbé par le tableau des annonces sans réellement y lire quoi que ce soit. L’accumulation des non-dits qui persistait entre lui et l’autre inspectrice donnait à leurs échanges un cachet un peu étrange, renforcé par les rapports qu’ils entretenaient l’un et l’autre avec l’épouse d’Anwar, et sans grande surprise cette décision de faire voiture commune pour rejoindre la base d’Enoggera s’était faite à demi-mot et sans jamais pointer l’éléphant dans la pièce. Ce jour-là c'était un ancien camarade des deux femmes qui occupait le cercueil, et si Riley ne s'était pas perdue en explications et en déblatérations quant à l'importance ou la sympathie que le bonhomme avait pu leur inspirer à l'une ou à l'autre de son vivant, Anwar connaissait son épouse depuis suffisamment longtemps pour savoir comment les choses fonctionnaient dans la grande famille de l'armée australienne. Le chef de service n'avait pas posé de question et accepté sans broncher de leur accorder la matinée, un geste somme toutes de circonstances, mais dans lequel l'inspecteur ne pouvait s'empêcher de voir la complaisance exacerbée que leur supérieur semblait posséder pour sa collègue, et ce malgré les quelques casseroles qu'elle traînait derrière elle à son arrivée. Patton et Banks n'avaient pas posé de questions eux non plus, et l’équipière du brun s’était contentée de ruminer dans sa barbe à l’idée de se coltiner le bleu de service pendant que les deux autres membres du quatuor allaient cirer des pompes – croyait-elle – en uniformes d’apparat.
Le trajet aller s’était fait dans un silence pesant mais que ni l’un ni l’autre n’avait voulu être le premier à briser, quant à Anwar et son épouse seule la discussion qu’ils avaient eue au téléphone l’avant-veille leur avait empêché de jouer un tableau de retrouvailles encore plus malaisant. Ils ne s’étaient pas revus depuis le jour où il lui avait annoncé la grossesse de Lene, et à la manière maladroite dont ils s’étaient enlacés ainsi qu’au baiser qu’il avait déposé sur sa joue en détournant le regard, on sentait que la rancœur subsistait toujours comme sentiment majoritaire au milieu tous ceux déjà contradictoires avec lesquels ils devaient composer habituellement. Les circonstances n’étant de toute façon pas propices à une discussion, Anwar avait laissé les deux femmes de leur côté et était resté en retrait durant toute la cérémonie ; Il suivait les choses d’un air absent, son regard glissant plus de fois qu’il ne l’aurait fallu du côté de Madame, la trouvant jolie, se rappelant que c’était comme ça que commençaient toujours les mauvaises décisions, tâchant de se reconcentrer sur la cérémonie sans grand succès. And repeat. L’inspecteur n’avait jamais rencontré le défunt de son vivant – ou peut-être l’avait-il vu de loin une fois ou deux, lorsqu’il avait été invité en qualité de +1 à une cérémonie quelconque. Il n’avait pas la moindre idée des relations que Riley entretenait avec le défunt, la jalousie aussi maladive et mal placée qu'ils entretenaient l'un envers l'autre lui faisant simplement se demander si le macchabé du jour avait allongé la liste de ceux avec qui elle lui avait été infidèle ; Comme si lui ne l'avait pas été, aussi. Mais Anwar n’était pas dupe, sa présence ici n’était pas nécessaire, et si sa femme avait insisté lorsqu’il l’avait eue au téléphone et était parvenue à le faire céder d’un simple « Rends-moi service. S’il te plait. » – il était rare qu’elle y mette autant les formes – ce n’était que pour une seule et unique raison : s’assurer qu’Olivia aurait un chaperon, autrement dit si de son point de vue il ne s'agissait que de faire acte de présence aux derniers hommages faits à un inconnu, du point de vue de sa collègue il devait s'agir de plus que cela.
De la base, l’assemblée avait ensuite mis le cap sur le cimetière, et une fois les derniers honneurs militaires et les derniers hommages personnels rendus il était devenu libre à chacun de s’attarder ou de se disperser. Là encore Anwar était resté en retrait, s’autorisant même quelques pas au milieu des allées du cimetière, un temps tenté de pousser la balade jusqu’à celle où la tombe de Frank était toujours joliment fleurie – Norah y veillait – mais y renonçant finalement comme il l’avait déjà si souvent fait ces derniers mois. Il n’avait plus la force, plus l’énergie suffisante pour s’y confronter. Rebroussant chemin il s’était donc contenté de rejoindre le parking, retirant sa casquette pour recoiffer sa tignasse en-dessous et s’adossant au capot en attendant le retour d’Olivia. Riley était passée la première, ils avaient discuté un peu, ne s’étaient pas écharpés ni sautés à la gorge et avaient promis de s’appeler le lendemain, autrement dit c’était probablement la discussion la plus civilisée qu’ils aient eu depuis des mois ; Tarek aurait été fier. Empêtrée dans les politesses d’usage - et Dieu sait qu'elles devaient être rasoir, dans un milieu aussi attaché au protocole - l’inspectrice était quant à elle reparue un peu plus tard en arborant une expression qu’Anwar n’aurait pas été capable d’interpréter mais qui l’avait tout de même persuadé de ne pas se perdre en bavardages inutiles. « Tu veux qu’on s’arrête prendre un truc à manger, avant de retourner au boulot ? » Il était midi passé, mais elle n’avait peut-être pas faim. Puisqu’ils remontaient en voiture néanmoins, le brun avait attendu d’attacher sa ceinture et de réajuster machinalement le rétroviseur, et le regard glissant à nouveau avec prudence vers Olivia il avait demandé « Tu es certaine de vouloir retourner au bureau cet après-midi ? Je peux te déposer chez toi. » en sachant bien qu’il s’aventurait là sur une pente savonneuse. Mais il avait fait tout le trajet précédent dans le silence absolu après tout, si elle l’envoyait sur les roses ils n’auraient qu’à en faire de même en sens inverse ; Tout musicien qu’il était, Anwar ne craignait pas le silence et s’en accommodait sans mal.
Olivia Marshall & @Anwar Zehri ✻✻✻ Le seul fait de rester en vie sera une victoire, Liv. Et il y avait en cette phrase une mélancolie certaine qui transperçait les éloges funèbres et les hommages officiels, une mélodie sans accord désormais, mais une mélodie tout de même. Une mélodie qui ne cessait d’être ressassée dans mon esprit car elle avait été interprétée maintes et maintes fois par Ethan. Et que je m’en souvenais, des ridules de sourire aux coins de ses lèvres lorsqu’il prononçait cette maxime, avant chaque départ en mission. Que je m’en souvenais et que je tentais de me raccrocher à son optimisme mais que cela devenait de plus en plus difficile au fur et à mesure que les obsèques s’éternisaient. À chaque fois que mon regard croisait celui d’Amy, son épouse, droite et digne au milieu des uniformes, le visage entre ses paumes qui aurait pu se rider à vue d’œil tant l’instant devait être douloureux, insurmontable sans que cela ne soit incompréhensible, mais qui restait pourtant lisse et impeccable, quoique fatigué. Je me souvenais m’être demandée, aux premières funérailles militaires auxquelles j’avais assisté, si cela rendait les choses plus faciles. Les protocoles et le cérémonial qui encadraient chacune des minutes qui s’étiraient, et notre présence à tous, chacun vaquant à ses occupations en recourant à très peu de mots, ou seulement ceux qui avaient été préparés, seulement ceux qui étaient attendus. Tout le monde semblait connaître sa place et la matinée emplie à craquer de convenances à accomplir. Je m’étais interrogée, réellement, sur la possibilité de rendre la mort moins pesante encadrée de la sorte. Mais je savais, à présent, que cela ne voulait rien dire, moins pesante. Même aujourd’hui lorsque la mort semblait danser autour de moi, semblait inscrite dans mon sang et chacune des cellules de mon corps, était inscrite dans la mémoire de mes sens et de mes souvenirs. Pourtant, aujourd’hui, l’imprévu n’aggravait pas les choses. Lorsque l’on était soldat, il nous était impossible d’ignorer la fatalité, de reprocher à cette dernière de frapper à côté, presque au hasard. Pourtant, aujourd’hui, personne parmi les rangs ne pouvait se plaindre de ne pas la comprendre, elle et ses incohérences. Nous avions tous déjà été réunis pour l’un des nôtres et nous savions tous comment nous comporter. Aussi m’étais-je laissée porter, par les habitudes et les étiquettes. Même lorsque le corps que nous regardions descendre au sein du caveau était celui d’Ethan. Même lorsque je me souvenais m’en être voulue lorsque l’on m’avait annoncé sa disparition, culpabilisant de ne pas avoir été à ses côtés avant de me souvenir que cela faisait déjà plusieurs années que je ne l’avais plus été. Onze années précisément, onze années de trop pour que je ne commence à m’en vouloir.
Riley et moi avancions ensemble sur la pelouse humide et odorante du cimetière avant de nous engager sur le chemin de pierres menant aux voitures. Je sentis son pas ralentir, presque imperceptiblement, et je suivis son regard pour apercevoir Anwar au loin, appuyé contre la portière de la voiture. Je m’arrêtai en même temps qu’elle et laissai l’esquisse d’un sourire se dessiner sur mes lèvres. « C’est l’étape la plus simple de la matinée. » lui rappelais-je avec un amusement modéré. Elle levait déjà les yeux au ciel, forcée de constater que je n’avais pas tort, avant de regarder par-dessus mon épaule, presque satisfaite de pouvoir me rendre la pareille. « Je te laisse avec la tienne alors. » Avais-je besoin de me retourner pour deviner qui se profilait dans mon sillage ? Non. J’avais senti le regard bleuté de mon père à de nombreuses reprises déjà, au cours de la matinée. Suffisamment pour savoir qu’il ne tarderait pas à me rejoindre, d’une façon ou d’une autre. « Si j’avais su que tu viendrais, je me serais libéré pour le déjeuner. » Et il était là désormais, me surplombant de toute sa stature, laissant échapper ces quelques mots lorsque l’on savait tout deux qu’il souhaitait en dire d’autres mais qu’il n’en avait pas besoin. Il me reconnaissait et me jugeait. Je savais que me voir dans cet uniforme de nouveau lui donnait envie de me faire remarquer avec amertume toutes ces choses que j’avais abandonnées. Mais il me reprochait à la place de ne pas l’avoir prévenu m’être finalement libérée de mon travail. « Si on avait prévu quoique ce soit, je ne serais pas venue. Tu le sais bien. » Mon ton n’était pas froid, railleur même si distant mais nous avions toujours communiqué ainsi. « Je dois y retourner de toute façon. » Je le sentis se rapprocher alors que nous nous remettions en marche vers les voitures mais je ne lui accordais toujours aucun regard, me concentrant sur ma cigarette. « Tu fumes trop. » finit-il par lâcher avant d’attraper son paquet et de jouer de son briquet pour me rejoindre dans mon vice.
J’avais réprimé un sourire et il se pencha finalement, déposant sur ma tempe un traditionnel baiser paternel auquel je ne répondis qu’en fumant de nouveau. Je sus alors que son regard glissait sur Anwar à cet instant. « Elle est comme ça aussi avec vous ? » La question me fit rire doucement et à mon tour, je posai sur Anwar mes prunelles vertes. Une seconde seulement avant de le dépasser pour rejoindre notre voiture, me retournant une dernière fois pour adresser un signe à Riley, répondant à l’affirmative lorsqu’elle remua deux de ses doigts près de son oreille pour mimer un téléphone : on s’appelle ? On s’appelle. « Tu veux qu’on s’arrête prendre un truc à manger, avant de retourner au boulot ? » « Toi aussi t’as pas été convaincu par leurs œufs mimosa ? » ironisai-je à la volée. Mes doigts glissèrent sur la poignée de la porte et je retrouvai ma place sur le siège avec un soulagement dissimulé. Je retirai mes gants sans attendre et secouai vivement la tête pour chasser les instants glacés de l’extérieur. Le bruit de la portière conducteur me rappela à l’ordre et le visage d’Anwar apparut à mes côtés, l’air concentré et une expression prudente logée dans un regard qu’il ne m’avait encore jamais adressé et que je n’étais pas certaine de vouloir comprendre. Surpris, peut-être, d’avoir l’occasion de me voir ressentir autre chose que ce dont il avait l’habitude, ou de me voir ressentir quelque chose tout court. C’est dans ta tête, Liv. « Tu es certaine de vouloir retourner au bureau cet après-midi ? Je peux te déposer chez toi. » Voilà. Nous avions à peine échangé quelques mots à l’aller, ne cherchant pas à faire la conversation ou à prononcer des paroles dérisoires. Nous ne l’avions jamais fait, en outre, mais là plus que jamais, avions su qu’il valait sans doute mieux demeurer silencieux. « Anwar. Tu peux arrêter ça. » répondis-je sans même le regarder. Qu’est-ce qui avait changé ? Des funérailles, Liv. Des funérailles qui me touchaient et il n'était pas dupe. « J’ai du mal à identifier ce que c’est, seulement que je déteste ça. » C’était faux, je savais l’identifier, la compassion, la précaution mais n’avais guère envie de faire face à des sentiments aussi subtils sur l’instant. J’allais blâmer Anwar pour me forcer à le faire, de toute évidence. « Et ça ne te va pas au teint. » renchéris-je en haussant les épaules et en ouvrant les premiers boutons de ma chemise après avoir jeté ma coiffe d’uniforme sur la banquette arrière. « Un endroit où je pourrais aussi prendre une bière fera l’affaire. » Je laissai mes doigts s’égarer dans mes mèches avant d’y trouver la pince qui les retenait pour la détacher, secouant mes cheveux avec un soupir. Seulement alors tournais-je mon regard vers lui tout en m’empoignant de ma ceinture. « Et si tu grilles encore une seule priorité, je te la colle moi-même la contravention. » finis-je en arquant un sourcil dans sa direction, plus sarcastique qu’offensive, comme un consensus. Tu vois ? Il n’y avait aucune raison de s’inquiéter si je n’avais rien perdu de mes habitudes.
Peut-être parce qu’il ne l’avait pas vue depuis un moment, la réalisation que sa femme était encore là n’avait frappé Anwar qu’après ces quelques mots échangés sur le parking. Elle était encore là, autrement dit elle n’avait toujours pas mis les voiles, toujours pas rempilé pour un énième « dernier déploiement » qui au final n’était jamais le dernier, et quoi qu’il en dise cela soulevait tout un tas de questionnements plus ou moins pertinents, et plus ou moins justifiables. Mais qu’était-il supposé en conclure, du fait qu’elle se tienne à cette promesse maintenant qu’ils étaient séparés quand elle avait été incapable de le faire du temps où ils essayaient encore d’empêcher leur mariage de chavirer ? Du fait qu’elle ne les ait jamais jugés lui et leur fils comme une raison suffisante de vouloir lever un peu le pied, mais qu’elle s’y résolve maintenant que ni l’un ni l’autre n’avaient plus besoin d’elle comme cela avait pu être le cas par le passé ? Il se posait sérieusement la question, et pourtant il ne se serait pas risqué à la formuler à l’intéressée parce qu’il en connaissait déjà la réponse : il ne lui avait pas rendu de comptes quand il avait fait un enfant à une autre, elle n’avait pas de comptes à lui rendre sur ce qu’elle faisait de sa vie. Et soit … Mais cela n’empêchait pas la question de brûler les lèvres d’Anwar en estimant que ce n’était pas la même chose. Car la mauvaise foi était assurément un trait de caractère que les époux Zehri partageaient depuis toujours. « Elle est comme ça aussi avec vous ? » La voix grave le sortant brusquement de ses préoccupations, Anwar avait relevé les yeux vers l’homme qui accompagnait Olivia. Son père, probablement – il y avait un vague air de famille, quoi qu’il soit à peu près certain que la jeune femme ne prendrait pas comme un compliment qu’on le lui fasse remarquer. « Oh, elle est pire. » Il n’avait pas été suffisamment attentif pour savoir à quoi le bonhomme faisait référence, mais était à peu près certain que sa réponse allait avec n’importe quelle situation – pour preuve, le regard que lui avait jeté sa collègue. Mais il était temps de mettre les voiles, et qu’on se le dise Anwar n’était pas mécontent de quitter les lieux ; Les cimetières, très peu pour lui. Un comble lorsque l’on travaillait à la criminelle.
Alors qu’il proposait de s’arrêter pour manger sur le chemin l’inspectrice avait ironisé « Toi aussi t’as pas été convaincu par leurs œufs mimosa ? » et prenant cela pour un oui le brun était monté en voiture après que sa passagère l’ait fait la première. Maintenant qu’il y réfléchissait, Riley s’était bien fichu de lui – c’était à elle qu’elle avait refilé le sale boulot, jauger à la louche de l’état de l’état d’Olivia, en sachant très bien qu’elle aboierait sur celui qui s’y risquerait. Et pourtant : elle n’avait pas aboyé. « Anwar. Tu peux arrêter ça. » Si elle avait regardé dans sa direction il était certain qu’elle aurait levé les yeux au ciel suffisamment haut pour s’en faire une crampe. « J’ai du mal à identifier ce que c’est, seulement que je déteste ça. » Classic Marshall. « Et ça ne te va pas au teint. » Haussant les épaules, elle ne lui avait adressé qu’un bref regard au moment de balancer son couvre-chef sur la banquette arrière, et soupirant avec sans doute un brin d’exagération Anwar avait rétorqué « Qu’on vienne encore me dire que je manque de délicatesse. » plus las que véritablement piqué par la réaction d’Olivia. Parce qu’en vérité, s’il lui avait pris l’idée saugrenue de vouloir s’épancher sur ses émotions il se serait retrouvé bête et n’aurait pas su comment réagir. Alors qu’il mettait le contact et se faisait à l’idée de retourner au poste le ventre vide – mais il lui resterait toujours le traiteur asiatique en face du commissariat, une valeur sûre pour laquelle il aurait mérité une carte de fidélité – sa collègue l’avait néanmoins gratifiée d’un « Un endroit où je pourrais aussi prendre une bière fera l’affaire. » dont il avait manqué se réjouir avant qu’elle darde un regard sévère dans sa direction « Et si tu grilles encore une seule priorité, je te la colle moi-même la contravention. » Pour unique réponse, Anwar avait enclenché la marche arrière et enfoncé la pédale avec une brusquerie probablement non nécessaire, faisant crisser les pneus sur l’asphalte pour effectuer le quart de tour les sortant de la place de parking. « Reçu cinq sur cinq, inspecteur code de la route. » Et le clin d’œil pour la route, en guise de provocation.
Le respect des priorités ? Check. L’utilisation des clignotants ? Check. Le respect des feux tricolores ? Check … plus ou moins. Mais passer à l’orange n’était pas contraire au code de la route, alors qu’Olivia se permette une seule remarque à ce sujet. En définitive il avait conduit – presque – normalement et clouait d’avance le bec de tous ceux qui s’étonneraient d’ici quelques mois si sa fille ne vomissait pas son biberon à chaque trajet qu’il ferait avec elle. Sa fille. Un ange était passé, et s’il n’avait pas écrasé la pédale de frein au tout dernier moment il aurait loupé le parking du diner sur lequel il comptait s’arrêter. Mais c’était bien à cela que servaient les ceintures de sécurité, non ? « Une militaire et un policier rentrent dans un bar. Ça ressemble au début d’une histoire drôle. » Après avoir bloqué le volant il était descendu de voiture, attendant qu’elle en fasse de même et claque la portière pour ajouter « Oh wait. J’avais oublié que les militaires n’avaient pas d’humour, my bad. » non sans un brin de provocation. Mais les discussions sérieuses ne lui allaient pas au teint, c’était elle-même qui l’avait dit, alors c’était presque comme si elle avait encouragé sa tendance au sarcasme. Lorsqu’ils avaient mis les pieds à l’intérieur quelques regards s’étaient tournés dans leur direction, mi-curieux mi-suspicieux – peut-être qu’eux aussi avaient pensé au début d’une histoire drôle – mais Anwar ne s’en était pas formalisé. Les gens gagnaient toujours un brin de nervosité lorsqu’un uniforme apparaissait à proximité, même ceux qui n’avaient rien à se reprocher … Le syndrome du bon élève, sans doute. Plutôt qu’une table libre, les deux collègues s’étaient installés au comptoir, et lorsque l’on était venu s’informer de leur commande l’inspecteur avait désigné du regard le burger dégoulinant de cheddar qu’était occupé à déguster le client d’une table à proximité « Vous faites le même en version végé ? » À l’évidence Anwar se souciait bien moins de ses artères que de ses convictions, mais hey, il fallait bien mourir de quelque chose.
Olivia Marshall & @Anwar Zehri ✻✻✻ J’avais haussé les épaules avec désinvolture car celle-ci m’avait été retirée, presque contre mon gré, dès l’instant où la proposition avait été lancée, insidieusement, trop pour que je me souvienne exactement des circonstances, de nous rendre ensemble à la cérémonie. Il ne pouvait guère être surpris, en outre. Je ne faisais pas partie des personnes promptes à s’épancher dans les couloirs du commissariat. Je remplissais mes journées de moments qui n’avaient pas à être connus, ni partagés aux yeux et aux oreilles de tous. Cette matinée n’aurait pas dérogé à la règle si, par un concours de circonstances n’ayant eu l’air de réjouir aucun de nous deux, nos liens mutuels avec l’armée australienne ne nous avaient obligés à mettre nos entendements de côté. Le cas contraire, Anwar aurait certainement eu à rejoindre les jugements du reste de l’équipe, méfiants quant à mon absence demeurant injustifiée, aptes à en deviner des origines plus sombres ou caustiques qu’elles ne l’étaient réellement. Cela avait cessé de me tourmenter de nombreux mois auparavant. Taire un pan entier de ma vie en dehors de la police, en-dedans également sans que personne ne puisse réellement déceler à quel point, avait été chose aisée à adopter. Pire encore, je trouvais en cela un certain réconfort, les réfractaires ne me préoccupant guère et les ignorants me permettant de m’en désintéresser tout autant. Sans doute aurais-je préféré, bien entendu, maintenir cette distance entre Anwar et moi car la limite était bien plus fine que je ne le laissais paraître et que je refusais d’être du genre à me laisser plonger à travers. Il n’avait guère besoin de s’inquiéter, néanmoins, je maniais les revers que la vie continuait à poser sur mon chemin avec flegme, même lorsque la dextérité venait à me manquer. Mais il l’avait fait, s’inquiéter. Même avec retenue, même avec réserve. Et s’il valait mieux laisser l’ironie prendre place sur cette vérité pour me permettre d’oublier ce qui avait pu faire naître en lui l’ébauche de cette considération, je n’étais pas dupe quant aux raisons endormies. Nul ne semblait avoir besoin de mon approbation pour déceler les failles au fond de mon regard. Je jugeais ces dernières, plus sévèrement que les autres, coupables d'exprimer ce que je manquais de courage à dissimuler. « Qu’on vienne encore me dire que je manque de délicatesse. » soupira-t-il avec une lassitude semblable à la mienne. Mais il n’était pas comme moi, n’était-ce pas ? C’était cela, notre affrontement tacite. Et s’il s’agissait là de ce qui continuait à le faire poser sur moi ces regards distants et empreints d’un jugement qu’il peinait à cacher, je n’y voyais aucun inconvénient. Cela me faisait même sourire, dans mes meilleurs jours. Un peu moins que sur l’instant, donc. Il pouvait bien continuer à se convaincre de ce qui nous différenciait, ce n’était pas comme s’il allait lasser quelqu’un d’autre que lui. Je haussais les épaules, consciente qu’il ne valait pas la peine de rajouter quoique ce soit car il savait déjà ce que je pensais, mais les mots s’échappèrent tout de même de mes lèvres. « Ce sera toujours trop de mon point de vue. » Mes intonations demeuraient neutres, ne se voulant nullement blessantes sans que les précautions ne soient de mise, néanmoins. Il avait pris le risque et en subissait les conséquences mais cela l’amuserait plus qu’autre chose car il semblait persuadé ne pas pouvoir être surpris. Et que je demeurais convaincue, de mon côté, ne pas vouloir lui signifier quoique ce soit pouvant suggérer le contraire.
Le crissement de pneus jaillit sur l’asphalte avec exagération à l’instant même où le cliquetis de ma ceinture enclenchée se fit entendre à mes oreilles et je réprimais un profond soupir en laissant ma main s’accrocher à la poignée en hauteur, consciente que cela n’aurait fait que le satisfaire davantage. « Reçu cinq sur cinq, inspecteur code de la route. » Je réajustai à peine ma position au fond du siège alors que l’étincelle provocante au fond de son regard ne confirme mes pensées. Il aurait été mensonger, par la suite, d’affirmer que ses efforts sur la route ne furent pas plus appuyés qu’à l’aller. Mais je savais mentir avec assurance. Peut-être n’étais-je pas la mieux placée, en outre, pour juger de cela. Un travail sur moi-même avait pourtant été fait. Le traumatisme de l’accident en lui-même n’avait pas été le mien. J'avais été la première à en trouver les séquelles déplacées lorsque j’en avais ressenti les premières manifestations deux ans plus tôt, lorsque les bribes de souvenirs auxquels je n’avais pas assisté s’étaient pourtant mis à habiter mon regard, à crisper mes doigts autour du volant d’une voiture. J’avais fait un travail sur moi-même, oui, sur cela, au moins. Un qui me permettait à présent d’observer par la fenêtre la circulation, étouffant le reste sous de simples réprimandes caustiques à l’égard d’Anwar et de l’effort que cela semblait lui demander de s’arrêter lorsque le feu virait au rouge. La ceinture vint s’enserrer contre ma poitrine avec brusquerie, mettant à mal ma résolution de ne pas en rajouter alors que j’atténuais le choc en y glissant ma main, étouffant avec peine un mot acerbe de fuser dans sa direction. À quoi bon, puisque lui-même avait à peine semblé se rendre compte de son manque de finesse ? Je passai une main sur mes yeux désabusés et détachais ma ceinture rigide et soudainement raccourcie, sans un commentaire.
« Une militaire et un policier rentrent dans un bar. Ça ressemble au début d’une histoire drôle. » Sa conduite était sans aucun doute la seule et unique blague aux environs mais je n’étais pas d’humeur à faire preuve d’humour, contrairement à lui. « Oh wait. J’avais oublié que les militaires n’avaient pas d’humour, my bad. » rétorquait-il déjà, l’air suffisant sur son visage, enorgueilli certainement par mon manque de réaction. Sors de mes pensées. Je restais hermétique au caractère railleur d’Anwar sans que celui-ci ne ploie sous mes airs détachés car mon irritabilité avait, en effet, déjà été plus affirmée qu’aujourd’hui et qu’elle ne s’inscrivait pas à présent sur mon front en lettres noires. Une amélioration dont il semblait avoir l’air de profiter. « Et tu tiens ça d’où, Zehri ? » l’épinglai-je en claquant la portière avant de me diriger vers l’entrée de l’enseigne. « Parce que si t’as testé tes blagues douteuses sur le public ce matin, rien d’étonnant à ce que tu n’aies pas récolté d’applaudissements. » avais-je ajouté dans un souffle qui se passait d’être amusé, simplement tranchant avant de pénétrer dans l’enceinte du restaurant, le précédant sans même y penser. Si les têtes s’étaient détournées à notre avancée vers le comptoir, je n’y avais accordé aucune attention, trop occupée à laisser mon regard s’attarder sur la pinte déjà entamée qui trônait à l’autre bout de la crédence et que je désignais d’un geste de tête à l’employé non loin de nous, levant distraitement mon doigt dans l’air, geste supposé nécessaire pour lui signifier la même chose. « Vous faites le même en version végé ? » Anwar, quant à lui, semblait avoir d’autres préoccupations et je jaugeais l’objet de son désir, un sourire amusé aux lèvres. « Pas de terrain pour toi aujourd’hui ? » raillai-je sans le regarder, prenant place sur la chaise de bar et faisant mine d’accepter la carte que l’on nous tendait, pour le principe. « Ou quoique ce soit d’autre, apparemment. » finis-je en haussant les épaules. Rien d’aussi important que d’assister à des obsèques dont il n’avait pas semblé plus perturbé que cela. Je ne faisais pas qu’en douter, je me laissais aller à le relever à présent, laissant mon regard s’attarder sur son visage, à la manière des sous-entendus dans ma voix.
C’était probablement un effet de ce boulot. Anwar observait généralement la mort avec un certain détachement, un passage obligé dont le but du jeu consistait seulement à en retarder le plus possible l’échéance mais tout en sachant que la course se terminerait de la même façon, et pour les mêmes conséquences. Ses années aux stups l’avaient rendu cynique, son transfert aux homicides lui avait fait dire qu’il n’avait fait que passer de futurs cadavres à cadavres frais, et de contretemps la mort était en quelque sorte devenu son gagne-pain, alors si elles ne concernaient pas quelqu’un dont il était suffisamment proche pour que la perte soit douloureuse, les obsèques et autres cérémonies funéraires avaient tendance à le laisser de marbre. Celle à laquelle il avait assisté ce matin-là n’avait pas fait exception, Anwar n’avait déjà accepté d’y montrer le bout de son museau que pour rendre service à sa future-ex-femme, quand bien même il n’avait pas creusé en profondeur pour obtenir plus de détails sur ce qui motivait sa demande … Il n’était pas dupe, l’idée n’était que de chaperonner Olivia. Peut-être pour être certain qu’elle s’y rendrait, peut-être pour s’assurer qu’elle rentrerait bien à bon port ensuite, mais toujours est-il que Riley lui avait confié une mission périlleuse de par le caractère peu aimable de l’inspectrice, comme on refilait un cadeau empoisonné à une pauvre gamine hébergée par sept nains. « Et tu tiens ça d’où, Zehri ? » La portière avait claqué en même temps que sa langue lorsqu’elle avait choisi de l’épingler, et tandis qu’elle ajoutait « Parce que si t’as testé tes blagues douteuses sur le public ce matin, rien d’étonnant à ce que tu n’aies pas récolté d’applaudissements. » en ouvrant la marche, Anwar n’avait pu que lever les yeux au ciel d’un air blasé et répondre dans un soupir « Ce que tu peux être premier degré. » Mais au fond elle ne faisait que lui donner raison, et sans grande surprise le brun était on ne peut plus près à s’en contenter. Se gaussant donc seul et intérieurement du potentiel comique de leur duo tandis qu’ils faisaient irruption dans le diner, il n’avait pas l’intention de laisser le mauvais esprit de l’autre inspectrice lui gâcher sa pause déjeuner. D’une autre il se serait peut-être inquiété de la voir ainsi mal lunée, mais Marshall était mal lunée de façon naturelle, alors quoi de nouveau sous le soleil ? Juste le burger dégoulinant de cheddar qui trônait dans une assiette voisine, et qui avait su harponner la totalité de l’attention de l’inspecteur tandis qu’il commandait le même en l’adaptant à ses préférences alimentaires. « Pas de terrain pour toi aujourd’hui ? » Refusant poliment la carte qu’on lui tendait, puisque son choix était déjà fait, il avait dardé son regard sur Olivia alors que celle-ci ajoutait « Ou quoique ce soit d’autre, apparemment. » d’un ton qu’Anwar identifiait comme un brin suffisant. La bonne blague, quand on savait qu’elle parlait de se commander une bière pas plus tard que dans la voiture. « Cruella m’a demandé de faire du baby-sitting pour Medusa, ça a contrecarré mes plans pour lutter contre le crime aujourd’hui. Triste affaire. » Et le pire ? Ils étaient en tenue d’apparat, ce qui voulait dire qu’ils avaient l’air de policiers mais qu’ils ne portaient même pas leur arme si d’aventure un crime devait se commettre dans les environs, de type règlement de compte entre la team ketchup et la team mayonnaise, ennemies héréditaires depuis la nuit des temps. « Mais si les babillages de Banks te manquent tant que ça on peut repartir maintenant, je suis sûr qu’il attend ton retour pour que tu lui apprennes à lacer ses chaussures. » Lui en tout cas n’était pas pressé de rentrer. Plus les minutes passaient plus Patton devait se résoudre à entamer la paperasse toute seule, et Anwar n’allait pas la couper dans un aussi bon élan. Est-ce que cela faisait de lui une mauvaise personne, de détester cette période de creux entre deux dossiers intéressants, où leur quotidien d’enquêteurs ne consistait qu’à éplucher des relevés téléphoniques et des mouvements de comptes bancaires pour relancer des affaires mortes et enterrées depuis parfois tellement longtemps qu’ils n’étaient même pas encore flics lorsqu’elles avaient débuté ? « Je comprends mieux pourquoi tu as raccroché les rangers, en tout cas. » Adoptant la même attitude qu’elle, il avait tendu le bras pour attraper la petite ardoise qui listait les saveurs de milkshake disponibles pour y jeter un œil distrait, plutôt que de fixer son interlocutrice en s’adressant à elle. « Travailler en famille, c’est pas ce que j’appelle un cadeau. » Et à en juger par l’attitude distante qu’avait eu Olivia avec son paternel lorsqu’ils étaient sur le parking, elle ne faisait pas exception. Pas qu’Anwar lui jette la pierre cela dit, il se demandait toujours comment Riley parvenait à travailler en sachant que son père à elle devait fourrer son nez partout pour garder un œil sur elle – il suffisait de voir comme il avait tenté de mettre son nez dans l’éducation de son petit-fils, même sans y être invité.
Olivia Marshall & @Anwar Zehri ✻✻✻ Sa remarque se perdit entre ses lèvres en même temps que ses yeux vinrent se perdre sous ses paupières à force de les lever trop haut au ciel, comme toujours en ma présence. Je les avais toujours trouvées amusantes ses manières, ironiques lorsque je l’observais se concentrer pour forcer le trait, appuyer ses expressions et ses intonations afin de les rendre emphatiques et excédées alors qu’il n’avait pas à se voiler la face : il était toutes ces choses sans avoir à fournir le moindre effort. Peut-être l’était-il particulièrement avec moi certes mais n’avais-je pas fait preuve d’incroyables efforts tout au long de cette matinée pour ne pas avoir à les subir ? J’avais haussé les épaules à sa proposition de partager une voiture pour nous rendre à la cérémonie, n’avais fait aucune remarque sur le trajet de l’aller, m’étais éloignée pour me fondre dans le service funéraire à peine arrivés, n’avais entrouvert les lèvres, dans le fond, qu’au moment où lui-même avait décidé de s’en octroyer le droit. Et je l’avais regretté en outre, presqu’aussitôt, sachant qu’il allait rebondir cette fois-ci, que mon impassibilité ne suffirait pas aujourd’hui à nous maintenir à distance car aujourd’hui n’était pas comme tous les autres jours. Aujourd’hui, Anwar, s’élevant néanmoins à l’image que j’avais su me faire de lui au fil de toutes ces années à le connaître sans le côtoyer, avait tout de même un air étrange au fond du regard. Loin d’être agréable ou conciliant, simplement différent, contrastant étrangement avec l’allure blasée et égale à elle-même que j’avais su lui reconnaître au cours de ces derniers mois de collaboration. Aujourd’hui, nous nous dirigions tous deux vers l’enceinte du même restaurant, nous installant au même bar sans que personne, cette fois-ci, ne soit disposé à se mettre entre nous pour chasser l’amertume et combler les silences. Le potentiel d’une confrontation à venir, de mon point de vue, était élevé et me lassait d’avance, sachant qu’elle ne se montrerait que trop pénible. Anwar avait raison de se montrer déçu bien que je ne me souvienne plus lui avoir déjà donné l’occasion d’espérer quoique ce soit de ma part. Je n’avais jamais fait l’effort de me montrer agréable en sa présence, drôle encore moins, simplement distante et caustique. Froide dans mes pires jours, comme si je m’évertuais à suivre le cycle des saisons, me préparant à revivre au printemps qui tardait à venir, qui tardait éternellement.
Je retournai la carte sans réellement y croire, feignant de m’intéresser au menu de l’endroit sans prendre la peine de le lire. Anwar avait déjà fait son choix, n’est-ce pas ? Le mien s’étant porté sur une pinte, les obligations de consommation me semblaient d’ores et déjà atteintes. « Cruella m’a demandé de faire du baby-sitting pour Medusa, ça a contrecarré mes plans pour lutter contre le crime aujourd’hui. Triste affaire. » Mes lèvres se pincèrent en un sourire froid et je restais silencieuse, quelques secondes, le regard rivé vers la carte que je ne tardais à pas à reposer, face contre le comptoir d’un blanc écaillé. Il s’agissait de cela, alors. Une demande formulée par Riley, cette dernière s’étant évidemment gardée de m’en faire part. Du baby-sitting disait-il sans qu’aucun autre mot approprié ne parvienne à surgir dans mon esprit nébuleux, agacé que cela y ressemble tant. « C’est pour ça que tu ne me regardes jamais dans les yeux alors ? Moi qui pensais t’intimider. » raillai-je tout de même, ne laissant aucune autre manifestation extérieure s’exprimer. Riley s’était montrée concernée, présente, attentive à ce que la nouvelle de la disparition d’Ethan ferait resurgir en moi. Je n’avais rien laissé paraître pour autant mais sans doute était-ce cela qui l’avait mise sur ses gardes, justement. Je lui en avais été reconnaissante, dans le fond, la remerciant silencieusement d’être là sans jamais le lui dire car rien de tout cela ne me paraissait approprié. Ma venue à la cérémonie funéraire avait été confirmée à la dernière minute, d’un simple message. "On se voit demain". Rien de plus car ce n’était rien de plus. Et Riley n’avait fait aucun commentaire car nous n’étions pas de ce genre-là, que nous n’en avions plus besoin, en outre, pour prétendre savoir ce que l’autre pouvait penser, malgré l’éloignement, malgré les différences de trajectoire. On se voit demain. Mais elle avait prévenu Anwar bien avant la veille, n’est-ce pas ? Anticipant ce que cette perte était capable de signifier pour ceux ayant combattu aux côtés du concerné, combattu et si seulement. S’agissait-il d’un échec, d’un regret, d’un chagrin ? Cela aurait pu tout autant être un soulagement, un sentiment acerbe d’injustice ou une rancœur effacée par l’indifférence de l’habitude. Cela aurait pu être tout à la fois, oui, baignant dans nos cœurs comme dans le lit d’un fleuve asséché par le temps et le mouvement. Cela aurait pu mais je ne m’étais pas autorisée, de mon côté, à m’immiscer dans son esprit pour le découvrir, l’appréhender ou pire, le maîtriser. J’allais lui en vouloir – pour combien de temps, le mystère demeurait entier si ce n’était que ce dernier n’était pas passé, ne faisait que commencer.
Mon regard dériva sur le profil d’Anwar et j’haussai un sourcil en voyant ses doigts jouer avec le col de son uniforme, espérant sans doute le desserrer ou le faire disparaître, décidément mal à l’aise avec la tenue officielle. « Mais si les babillages de Banks te manquent tant que ça on peut repartir maintenant, je suis sûr qu’il attend ton retour pour que tu lui apprennes à lacer ses chaussures. » continua-t-il avec sarcasme et je ne cillai pas. Peut-être un vague mouvement d’épaules, qui sait ? Je restais. Bien sûr que je restais. Avec ou sans lui, l’issue aurait été la même. Je restais pour échapper à Banks, oui. Je restais surtout pour ce qui venait de glisser sur le comptoir : la pinte de bière givrée autour de laquelle je vins apposer les paumes de mes mains, fraîcheur familière que je retrouvais sans soulagement aucun. « Je comprends mieux pourquoi tu as raccroché les rangers, en tout cas. » J’aurais pu soupirer mais je ne le fis pas. « Je ne crois pas que tu le saches, non. » Je rétorquais à la place, lui intimant d’une voix détachée de ne pas s’imaginer une quelconque raison, celle-ci ayant peu de chance de se révéler correcte. L’espace d’une seconde, je voulus arrêter le temps et couper court au simulacre de conversation que nous nous apprêtions à avoir, retrouvant l’extérieur pour en respirer l’air trop tiède que mon souffle glacé suffirait à rafraichir mais il me devança. « Travailler en famille, c’est pas ce que j’appelle un cadeau. » « Et voilà. » répliquai-je avec une spontanéité presque cinglante mais paradoxalement légère en haussant les épaules, noyant mon sarcasme dans le verre que je vins porter à mes lèvres l’instant d’après. Mon père était la raison pour laquelle j’avais rejoint l’armée et non l’inverse. La relation qui m’unissait à lui n’était pas celle qu’Anwar imaginait mais était-il possible de l’imaginer sans se méprendre de toute façon ? Je ne le pensais pas, moi-même en étant souvent incapable, m’empêchant de commenter outre-mesure, poussée par le fait qu’il n’avait de toute façon formulé aucune interrogation. La carte des milkshakes sur laquelle son regard ne pouvait s’empêcher de lorgner eut sur moi, néanmoins, un autre effet et je suspendis mon tracé autour du contour de mon verre pour la lui subtiliser d’un mouvement synchronisé avec celui de mes prunelles que je plantais dans les siennes. « Tu vas vraiment me laisser boire seule ? » Comme si cela m’avait déjà arrêtée. Je fis tourner la carte dans l’air pour y jeter un coup d’œil avant de la poser, parallèle à mon menu, face cachée. « Ce que tu peux être barbant. » Je reprenais ses termes, un mince sourire à son intention. Quelque chose m’empêchait de l’ignorer purement et simplement. Je lui adressai tout de même un regard désabusé car il le méritait probablement, quoiqu’il en soit. « Ravie que ta femme et toi vous soyez mis d’accord sur un point en tout cas. » Pour ça précisément, me souvenais-je alors. Et puisque Riley n’était pas présente pour entendre les sarcasmes qu’elle avait mérité, son époux ferait l’affaire. « C’est presque comme si vous m’étiez redevables. » Je tournai la tête et laissai ma tempe reposer sur mes phalanges pour l’observer justifier ce qu’il n’avait pas réussi à garder sous silence.
Lorsqu’Olivia avait été catapultée un peu du jour au lendemain dans la brigade, Anwar s’était heurté à deux types d'à priori qu’il estimait pourtant être difficilement compatibles : ceux qui l’avaient précédée en tant qu’élément instable au sein de la police, et ceux strictement liés au fait qu’il s’agisse d’une connaissance de Riley. Connaissance ou amie, en vérité Anwar n’en savait rien, et comme d’un tas d’autres choses concernant sa vie professionnelle son épouse avait toujours œuvré pour le garder à l’écart. Deux décennies d’un mariage, même aussi bancal que le leur, suffisaient cependant amplement à ce que le brun sache l’importance que la mère de son fils accordait à la fiabilité de son entourage professionnel – elle ne faisait aucun cadeau, ne supportait ni la demi-mesure ni l'à peu près. Il peinait à imaginer Riley accorder le moindre crédit, et plus encore la moindre sympathie à un élément trop tête brûlée, trop incertain … À quelqu’un dans les mains de qui elle n’aurait pas eu la confiance suffisante pour y mettre sa vie ou celle d’autres soldats. Mais il y avait ces échos inverses, ceux arrivés avant elle de son ancien poste, et que le chef avait repoussé sous le tapis sans qu’on ne comprenne bien pourquoi. Ceux qui la disaient peu fiable, plus dégoupillée qu’une grenade, qui lui reprochaient de la jouer perso dans un job où la confiance envers celui qui surveillait ses arrières était primordiale. Ceux qui lui trouvaient l’excuse du drame personnel qu’elle avait vécu pour nuancer son comportement, et ceux qui au contraire n’y voyaient qu’une pomme pourrie, que le chagrin avait simplement rendue moins vigilante pour le cacher. Au bout du compte rien de tout cela ne s’emboitait correctement, laissant Anwar dans un flou artistique des plus désagréables car le cerveau avait horreur du vide, et celui d’un policier encore plus. « C’est pour ça que tu ne me regardes jamais dans les yeux alors ? Moi qui pensais t’intimider. » Ne cherchant même pas à cacher son cynisme, elle avait continué à faire mine de s’intéresser à la carte en se rendant ainsi elle-même coupable du fait qu’elle reprochait, et arraché par là même un sourire entendu au brun. Ses lèvres à lui s’étaient pincées avec hésitation, l’occasion de faire une remarque sur Seth presque trop belle pour s’en priver, mais au dernier moment il s’était abstenu ; Ils sortaient d’un enterrement, il aurait eu l’impression de frapper une personne déjà à terre.
Il en aurait fallu bien plus pour lui couper l’appétit quoi qu’il en soit, et en ce qui le concernait il n’avait pas spécialement hâte de retrouver son bureau et la paperasse qui s’y entassait. Parfois – plus souvent que de raison – il se demandait quel était l’intérêt d’avoir des adjoints administratifs si l’on ne pouvait pas leur refiler cette tâche ingrate. La mention de Banks suffisant à persuader Olivia qu’elle non plus n’était pas si pressée, il avait suivi des yeux la bière venue terminer sa course devant elle et s’était penché sur le comptoir pour tenter de voir où en était son burger ; Anwar était un impatient qui tentait de se soigner, bien qu’à son âge on n’espérait plus vraiment changer sa nature profonde. Un impatient à la langue bien pendue et qui avait presque autant horreur du silence que du vide, raison pour laquelle il s’était résolu à faire la conversation pour deux, faute qu’Olivia y mette du sien. Peut-être bien que Banks aussi était à plaindre, dans un sens. Le ton du « Je ne crois pas que tu le saches, non. » tranchant comme un rasoir et le « Et voilà. » accompagné d’un rictus glacial qui lui avait fait hausser les épaules, l’inspectrice ne lui avait pourtant arraché qu’un roulement d’yeux dont Anwar n’avait pas pris la peine de se cacher, et posant ses coudes sur le comptoir avec nonchalance il s’était fendu d’un « Je vois, t’es de ce genre-là, donc. » un peu las, se détournant de sa collègue pour porter toute son attention à la carte des milkshakes – qui elle, au moins, ne battait pas des records de sarcasme. Par cet aveu Olivia venait de perdre en intérêt, bien qu’elle n’en aurait probablement que faire, et Anwar quant à lui venait de perdre toute envie de creuser plus loin, bien moins intéressé par les penchants de fille à papa que par les désirs d’émancipation.
La carte finalement était passée de mains en mains, l’inspectrice se désintéressant du verre après une seule gorgée et avançant malgré tout « Tu vas vraiment me laisser boire seule ? » comme si elle avait réellement espéré qu’il en soit autrement. « Je ne bois pas en service. » avait-il alors simplement rétorqué avec calme, intimement persuadé que ce simple fait suffisait à compenser les quantités d’alcool avalées dès lors qu’il ne l’était plus. Quant à ce qui était de son service à elle, elle en faisait bien ce qu’elle voulait. « Ce que tu peux être barbant. » Ce fut lui qui, cette fois-ci, haussa les épaules sans s’en émouvoir. « Facile à dire. » Mais ils n’avaient pas tous le même traitement de faveur, pas vrai ? Certains pouvaient s’affranchir des règles et s’en sortir avec une tape sur les doigts, d’autres prenaient quinze jours de suspension pour avoir fait ce qui leur semblait juste … Mais nul besoin qu’il développe. Elle avait de la jugeote. « Ravie que ta femme et toi vous soyez mis d’accord sur un point en tout cas. » avait-elle finalement repris, sans qu’Anwar ne s’abaisse à corriger la formulation – parce qu’elle était toujours sa femme, jusqu’à preuve du contraire. « C’est presque comme si vous m’étiez redevables. » Cynique, le rire qui lui avait échappé avait au moins persuadé le brun de tourner à nouveau son regard dans la direction de l’ex-militaire. « C’est vrai, je tâcherai de m’en souvenir pour le discours des noces de bronze. » Qui sait, à l’allure où allaient les choses Riley et lui seraient peut-être encore mariés d’ici là. Sûr que même leurs parents respectifs devaient s’en mordre les doigts, depuis le temps. « Pour ce qui est de demander des comptes, en revanche, je te conseille de t’adresser directement à Madame. Moi je n’ai fait que rendre service. » Et sans poser de question qui plus est, presque aussi bête et discipliné qu’un soldat, ce qui il fallait l’avouer revêtait une certaine ironie. « Rendre service à qui, ça par contre … Je me pose encore la question. » La question autant que la réponse étaient à géométrie variables et dépendait du point de vue, dont il ne doutait pas qu’Olivia et lui ne partageaient pas le même. Et parce qu’Anwar s’estimait au moins le droit de ne pas avoir fait tout cela pour rien – porter une cravate, passer la grille du cimetière, devoir respecter les priorités à droite – il avait à peine cillé lorsqu’enfin son burger avait atterri devant lui, et gardé le regard accroché au profil de l’inspectrice. « Qui c’était ? Lui. » Évidemment, lui. « Et ne me recrache pas les banalités de l’éloge funèbre. Ça ne répond pas à ma question. » Ses états de service ou le nombre de médailles alignées sur son uniforme au fond du cercueil, c’était bon pour le gratin militaire. Mais ce n’était pas ce qui en faisait quelqu’un, et ce n’était pas ce qui intéressait Anwar. Lui voulait savoir pourquoi il se retrouvait à jouer les chaperons, et si Riley lui avait tout dit – bien sûr que non.
Olivia Marshall & @Anwar Zehri ✻✻✻ Il ne savait sans doute pas s’expliquer sa présence aux obsèques de celui qui demeurerait à jamais à ses yeux un inconnu, à mes côtés au sein d’une voiture dont l’habitacle avait été trop étroit pour supporter nos deux caractères incompatibles, ou ici d’ailleurs, tous deux accoudés à des places que nous aurions pu choisir éloignées l’une de l’autre. Je ne m’expliquais toujours pas la mienne non plus, si cela pouvait le rassurer. Nos connivences respectives avec celle que je m’amusais à surnommer sa femme, puisqu'elle l'était toujours, étaient à l’origine de nos rancœurs mais je devinais le reste dans les attitudes d’Anwar à mon égard. Je devinais qu’il n’y avait pas que cela, que les messes basses me précédaient, que les incertitudes à mon sujet semblaient être devenues vérités à ses yeux, évidences sans aucune preuve. Je ne niais pas l’existence de ces dernières, ne m’y soumettais qu’auprès de personnes susceptibles de remettre ma carrière en jeu, mais je ne pouvais m’empêcher de trouver cela ironique de la part des autres. Innocent jusqu’à preuve du contraire. Cela marchait pour les avocats, les juges et les jurés uniquement, n’est-ce pas ? Mais n’était-ce pas au rôle de la police de les déceler, ces preuves ? De chercher le tangible, de poser les questions, même les plus indiscrètes, surtout les plus dérangeantes ? Personne ne semblait désirer s’en charger pourtant, tous se contentant de croire ce qui était rapporté à leurs oreilles et je finissais moi-même par être surprise de leur imagination, lassée de devoir démêler le vrai du faux à mon sujet. Anwar et tous les autres pouvaient m’interroger. Ma réponse demeurait la même pour tous : je faisais mon boulot, et je le faisais bien. Aucune de mes affaires n’avait jamais été rejetée ou classée pour vice. J’agissais comme je le faisais, et lorsque je le faisais, pour l’opposé, toujours. Pour démêler ce qui ne pouvait l’être sous toutes les couches de protocoles redondantes et les failles du système que de bien trop nombreuses personnes savaient, de tous temps, manipuler à leur guise. « Je vois, t’es de ce genre-là, donc. » Une lueur amusée éclaira sans doute mon regard car il n’y avait rien d’amusant et que c’était dans ces moments-là qu’elle aimait se manifester, les mots d’Anwar semblant venir faire écho à mes songes sans qu’il n’en ait pourtant eu l’accès. « De celui-là et de tous les autres encore que tu ne cesses de t’imaginer. » me contentais-je alors de répliquer en haussant les épaules. Je ne lui répondais pas réellement car tout semblait sonner faux de toute manière, nous nous exprimions à moitié, il le savait également.
L’instant d’après, je dérobais à son regard la carte des boissons trop sucrées sur laquelle ses yeux s’acharnaient pourtant à s’attarder. Je ne me montrais pas irritée non, à peine provocatrice malgré le pouvoir que lui et Riley avaient, semblait-il, décidé de s’octroyer à mes dépends. Peut-être désirais-je, dans le fond, lui donner toutes les raisons de se soustraire à ses obligations pour mieux l’observer rester à mes côtés. Ironie déplaisante. « Je ne bois pas en service. » J’acquiesçai d’un signe de tête en fermant les yeux une seconde comme s’il soulignait là une évidence que j’aurais bien fait de prendre en compte également alors que mes lèvres vinrent, simultanément et ironiquement, retrouver le contour de mon verre. « Facile à dire. » J’arquai les sourcils avec lassitude mais je ressentais cette dernière envers moi-même car il me suffisait de me taire et de le laisser se complaire dans cette idée qu’il avait de moi, n'est-ce pas ? Je retrouvais pourtant son regard, sans ciller. « Ah oui ? » Développe. Il n’en avait pas besoin pour que je saisisse ce qui demeurait informulé, sous silence. Il n’en avait pas besoin mais je le reprenais tout de même car rien ne serait aussi facile que cela. Que j’acceptais, bien trop souvent, les rumeurs et les sous-entendus pour que ceux-ci demeurent ignorés lorsqu’ils se produisaient juste sous mon nez, lorsque ceux-ci me provoquaient d’un peu trop près. Lorsqu’ils transpiraient d’inexactitude également : rien n’était aussi facile qu’il semblait le penser. Mais je pouvais bien user des mots trompeurs comme il le faisait également, insister sur le mariage l’unissant encore à celle que je n’oublierai pas de remercier pour le moment que nous étions en train de vivre. Le rire d’Anwar accueillit mes paroles et je plissai à peine les yeux, recevant la causticité logée en son sein avec amusement. « C’est vrai, je tâcherai de m’en souvenir pour le discours des noces de bronze. » Un mince et imperceptible sifflement s’échappa d’entre mes lèvres alors que je reposais la pinte sur le comptoir. « Tu es plein d’espoir, dis-moi. » Le mariage unissant Riley à celui que je n’avais eu l’occasion de côtoyer d’aussi près que depuis quelques mois était cet état de fait sur lequel elle n’avait que très peu désiré s’attarder. Il ne m’en fallait pas plus pour que je respecte cela, acceptant simplement d’entendre les reproches faits à l’encontre d’Anwar lorsqu’elle ne savait plus les retenir. « Pour ce qui est de demander des comptes, en revanche, je te conseille de t’adresser directement à Madame. Moi je n’ai fait que rendre service. Rendre service à qui, ça par contre … Je me pose encore la question. » Rendre service. Babysitting. Les mots choisis continuaient d’irriter les parois de mes tempes alors que je prenais sur moi pour ne pas lui en laisser l’aperçu, ce dernier lui ayant fait bien trop plaisir à mon goût.
L’effort était à double tranchant néanmoins, permettant à Anwar de continuer sur sa lancée. « Qui c’était ? Lui. » Ethan. Il s’appelait Ethan. Et bien sûr que je savais qu’il s’agissait de ce lui, lâché sobrement, sans emphase. « Et ne me recrache pas les banalités de l’éloge funèbre. Ça ne répond pas à ma question. » J’aurais évité, avec n’importe qui, d’en dire trop à son sujet, d’en dire trop sur ce qu’il était et ce qui me poussait à me rendre à ses funérailles des années après mon départ de l’armée. J’avais évité avec Anwar bien entendu, pour toutes les raisons qui étaient miennes, et pour celles également qu’il avait prouvé être siennes. Son silence avait été éloquent avant même que je ne fasse plomber le mien, ce dernier ayant fini par me faire croire qu’il s’en désintéressait de toute façon. D’où ma surprise à présent qu’il s’engageait dans la direction opposée, surprise que je ne laissais pas transparaître, me contentant de rebondir avec humour sur ses précédents préjugés. « Tu l’aurais apprécié, il avait de l'humour. » Beaucoup d'humour. Je pouvais railler, la sincérité de ma phrase n’en demeurait pas moins réelle. Je n’étais pas obligée d’en dire plus. Je n’étais obligée à rien, à vrai dire, peu importe si cela lui plaisait ou non. « On a rejoint l’unité de Riley en même temps. J’avais dix-huit ans, à peine. Lui un peu plus. » Je m’entendis continuer pourtant, attrapant du regard le serveur passant devant nous, me contentant de soulever brièvement mon verre tirant sur sa fin, pas tout à fait déjà, suffisamment pour que le vide m’inquiète pourtant. Il le faisait toujours. « J’ai intégré l’IRR ensuite. Et lui aussi, encore une fois. Jusqu’à mon départ, nos chemins s’étaient toujours suivis, étrangement. » Anwar restait un visage connu. L’un de ceux qui m’agaçait souvent en ce moment, mais parler d’Ethan n’était pas pour lui. Parler d’Ethan était pour Ethan. « Il était fiable et solide. Le genre de personne à pouvoir te faire sourire même dans les plus désespérées des situations et il y en a eu beaucoup. » Et Anwar, comme tous les autres, aurait gardé de lui un souvenir étrange mais plaisant : un homme impressionnant, imposant, mais pourtant chaleureux de manière presque inexplicable. Il aurait retrouvé en lui les traces de mon sourire, mais sans le sarcasme piquant, sans la moquerie, sans l’amertume d’aujourd’hui. Ça, c’était ce que j’en avais fait ensuite. « C’était mon partenaire. » finis-je par dire en haussant légèrement les épaules, car ce mot seul semblait résumer ce que je ne développerai pas plus. Car ce mot seul signifiait quelque chose, dans l’armée et dans la police. J’avais cessé de le regarder, de mon côté, comme si le fait de répondre à sa question, le fait d’accepter d’en dire plus, même un peu, pouvait être susceptible de révéler quelque chose gardé enfoui depuis si longtemps que je ne m’en rappelais moi-même qu’en l’évoquant. « Et à l’époque, je les traitais mieux qu’aujourd’hui, si tu veux tout savoir. » Je finissais le verre avec calme à la suite de ces paroles, les lumières du plafond venant refléter l’amusement furtif et forcé qui enroba ma pupille un instant pour atténuer le reste.
Il pouvait tenter de se persuader tant qu’il voulait que cela n’avait eu aucune espèce d’incidence sur lui, reste que les tentatives teintées d’inquiétude de Tad pour lui faire remarquer que sa consommation d’alcool dépassait le cadre du raisonnable avaient eu un semblant d’effet sur lui. Plus que les paroles de Tad d’ailleurs, c’était l’aveu de ce dernier d’avoir été mandaté par son propre fils pour tâter le terrain qui avait fait prendre conscience à Anwar qu’il glissait sur une pente de plus en plus savonneuse … Rien ne vous vaccinait plus efficacement que le jugement silencieux de votre progéniture. Et si remettre de l’ordre dans ses habitudes n’était pas une mince affaire, boire en service était un risque qu’il s’interdisait de prendre à nouveau, par ailleurs conscient de n’être actuellement plus dans les bonnes grâces de son chef de service et de devoir se rendre – au moins en apparence – irréprochable. Warrington ne pourrait pas toujours plaider en sa faveur pour limiter la casse, et l’inspecteur ne possédait pas les mêmes passe-droits qu’Olivia ici présente. « Ah oui ? » Elle minaudait, ne faisait même pas mine d’ignorer le sous-entendu qu’il avait avancé dans sa direction, mais pas d’humeur à courir après la balle qu’elle venait de lui lancer il s’était contenté d’un soupir et d’un roulement d’yeux, gardant finalement son sarcasme pour le moment où elle avait mis son mariage sur le tapis. « Tu es plein d’espoir, dis-moi. » Le sourire s’était étiré avec un brin d’amertume, et à nouveau Anwar avait laissé son regard vagabonder au-dessus du comptoir, penchant la tête sur le côté au moment de rétorquer « Ou plein de résignation, je suppose que tout dépend du point de vue. » C’était comme s’ils attendaient – espéraient – que ce divorce se fasse tout seul, sans qu’ils n’aient à remettre le nez dedans, et donc à s’impliquer de nouveau dans cette situation ou l’un et l’autre semblaient jouer à celui des deux qui ferait l’autruche le plus longtemps. Ils étaient comme ces couples de personnes âgées qui restaient mariés par défaut, parce que changer cet état de fait demandait plus d’énergie que de continuer à s’en accommoder. Même leurs compromis avaient le goût des batailles qu’ils n’avaient plus l’énergie de mener, et ainsi Anwar se retrouvait à jouer les chaperons pour des funérailles simplement parce qu’il n’avait pas eu le courage de poser plus de questions ou de négocier.
Si l’arrivée de son burger l’avait un court instant détourné de la conversation, son attention accaparé durant quelques secondes par la dose de cheddar qui dégoulinait de tous les côtés, l’inspecteur n’en avait pas perdu le nord trop longtemps et au grand damne – peut-être – d’Olivia il avait saisi la première occasion de questionner sur cet homme qu’il ne connaissait ni d’Eve ni d’Adam mais dont il venait néanmoins d’assister aux derniers hommages. « Tu l’aurais apprécié, il avait de l'humour. » La remarque lui avait arraché un bref sourire, et un « Amen to that. » plein d’une spontanéité dont il avait jusque-là rarement fait état en présence de la jeune femme. Mais il n’avait pas questionné dans le but de la coincer, et la réponse l’intéressait assez pour qu’il demeure attentif tandis qu’elle développait un peu. « On a rejoint l’unité de Riley en même temps. J’avais dix-huit ans, à peine. Lui un peu plus. J’ai intégré l’IRR ensuite. Et lui aussi, encore une fois. Jusqu’à mon départ, nos chemins s’étaient toujours suivis, étrangement. » Il aurait bien eu envie de dire que le plus étrange était qu’elle n’y ait pas vu un signe quelconque, mais ce n’était pas sa place et elle n’avait probablement que faire de ses superstitions. « Il était fiable et solide. Le genre de personne à pouvoir te faire sourire même dans les plus désespérées des situations et il y en a eu beaucoup. C’était mon partenaire. » Sous les manches de sa veste Anwar avait senti la chair de poule lui glisser le long des bras, et le brin de sourire qu’il arborait jusque-là s’était fané petit à petit, à peine réveillé par le « Et à l’époque, je les traitais mieux qu’aujourd’hui, si tu veux tout savoir. » lancé nonchalamment par Olivia pour se distancier du sérieux de ses mots précédents. « Promis, je ne vendrai pas la mèche à Banks. » Du bout des doigts il avait trituré les frites qui accompagnaient son burger d’un air songeur, les intentions de Riley lui apparaissaient soudainement de manière un peu plus claire. Elle restait une emmerdeuse, mais elle avait de la suite dans les idées, il lui devait au moins cela. « J’ai connu quelqu’un du même genre. » Du genre fiable et solide, du genre à vous tirer un sourire quand rien ne semblait s’y prêter. « C’était aussi mon partenaire. Et il riait à mes blagues, lui. » Il était bon public, Frank. Et bon dans un tas d’autres choses en réalité, probablement comme celui dont ils venaient d’assister aux funérailles. Aussi se saisissant du verre d’eau agrémenté de glaçons arrivé en même temps que son plat, il l’avait levé en proposant « Je suppose que ça mérite bien qu’on trinque à ces deux bonhommes, ne serait-ce que pour nous avoir eu sur le dos. » Surtout pour cela, même.
Olivia Marshall & @Anwar Zehri ✻✻✻ « Ou plein de résignation, je suppose que tout dépend du point de vue. » Je ne levais pas les yeux au ciel en l’entendant justement, sa résignation, logée dans chacun des pores sa peau alors qu’il évoquait sa femme, ne ricanais pas non plus avec toute l’amertume et le désintérêt dont j’étais pourtant capable, cela suffisait à mes yeux pour lui témoigner le respect que je ne lui devais pas, celui qu’il ne me portait pas non plus, celui que je préservais envers Riley néanmoins. Elle n’aurait sans doute pas apprécié ce genre de confidences glissées entre les dents, celles qu’elle n’avait sans doute pas vues venir en arrangeant la journée pour que nous la passions dans la périphérie l’un de l’autre et je pouvais être tentée de me venger ainsi mais je n’étais pas encore assez désespérée pour cela. Encore quelques pintes et cela viendrait sûrement, il ne fallait pas insister. Je me contentais pour l’instant de hausser les épaules pour ne pas céder à ce que je savais faire de mieux, cette manie de laisser mon regard scruter les visages lorsqu’il s’agissait de faire parler leur propriétaire, me concentrant sur leurs intonations plutôt que leurs mots afin de déceler ce qui émanait d’eux, véritablement, songeant déjà au portrait global à dessiner, à l’essence profonde prise à leur insu. J’étais douée pour ce que je faisais pour cette raison, cette raison aussi. Mais Anwar également et les aveux les plus compliqués à tirer étaient certainement ceux d’un flic, un inspecteur d’autant plus. Tant mieux, si aveux devait-il y avoir sur son mariage, les entendre de sa bouche ne m’intéressait pas lorsque la partie d’en face avait mon avantage depuis des années déjà.
Ethan aussi d’ailleurs, semblais-je lui signifier en acceptant d’en dire plus à son sujet lorsqu’il me le demanda, les mots s’échappant d’entre mes lèvres sans que mon visage ne se défasse pourtant de cet air détaché semblant y être ancré. Je n’avais aucun mal à l’imaginer y rester en anticipant de la part d’Anwar une réaction que je n’avais pas demandée, des banalités entendues plus tôt dans la matinée, celles-là même qu’il venait de railler lui-même mais auxquelles nous finissions tous par nous rattacher lorsque le moment survenait. Je ne le regardais pas de toute manière, prête ainsi à lui signifier ne rien attendre de lui susceptible de soulager quoique ce soit, d’atténuer quoique ce soit, de rattraper quoique ce soit. Les funérailles étaient passées et personne n’en revenait. « Amen to that. » Pas l’ombre d’un sourire n’effleura mes lèvres en réponse au sien discerné du coin de l’œil mais j’inclinai légèrement la pinte, acceptant de porter un toast invisible à ce qu’il semblait saluer, cette nostalgie caustique m’échappant sans que je ne la regrette pourtant l’instant d’après, parfaitement consciente de la multitude d’anecdotes me revenant en mémoire en l’ébauche de quelques secondes malgré ma certitude faussée de les avoir oubliées. Mon partenaire. Les mots avaient-ils encore un sens une dizaine d’années plus tard ? Sans doute puisqu’ils m’avaient échappé. Sans doute puisque ce qui avait existé ne pouvait jamais totalement disparaître, participant ainsi à rendre nos existences si pesantes. Dix ans et plus que nos chemins s’étaient séparés mais s’il fallait le décrire aujourd’hui, les mêmes termes revenaient sans faillir pour exprimer ce qui avait été. Anwar avait-il envie de les entendre néanmoins ? Peut-être pas. Peut-être lui fournissais-je ici quelques flèches pour l’arc de méfiance siégeant entre nous depuis le premier jour mais rien que je ne saurais gérer, n’est-ce pas ? Rien que je ne saurais éteindre si les quelques confidences acceptant d’être relâchées finissaient par allumer un brasier dont il saurait se servir contre moi, plus tard. « Promis, je ne vendrai pas la mèche à Banks. » Il atténuait en attendant, ou acceptait de se joindre à mon effort précédent, l’ironie au bord des lèvres également alors que j’arquai un sourcil, amusée malgré tout. « L’erreur de Banks serait de penser qu’il est mon partenaire, pour commencer. » rétorquai-je en acceptant le verre de nouveau rempli se présentant sur le comptoir, guettant sans y penser l’instant où la frite imbibée de sauce qu’il manipulait, le regard dans le vide, viendrait laisser sa marque sur la chemise de son uniforme. « Mais je crois avoir plutôt bien fait mon boulot pour tirer les choses au clair de ce côté-là. » C’était vers Anwar à présent que le plus inexpérimenté de la brigade ne cessait d’aller chercher conseils et soutien, les deux ayant manqué à l’appel à chaque fois qu’il avait espéré en obtenir de moi.
« J’ai connu quelqu’un du même genre. » Je n’eus pas besoin d’incliner la tête dans sa direction pour présumer son regard se perdre dans une pensée lointaine, les inflexions de sa voix s’en chargeant elles-mêmes. « C’était aussi mon partenaire. Et il riait à mes blagues, lui. » Je hochai la tête imperceptiblement, reposant lentement mon verre sur le linoleum du comptoir pour accueillir l’information comme il me l’offrait, sans grand bruit, sans emphase. Prétendre qu’elle me prenait de court aurait été mentir, elle ne me surprenait pas et je n’en manifestais aucun indice. Je notais tout de même à quel point rien de tout ceci n’était sans doute normal. Comme si la mort ne surprenait plus, comme s’il s’agissait, pour lui comme pour moi, d’une part entière de nos vies à laquelle nous ne tournions plus le dos. Elle ne me surprenait pas mais je n’y étais pas insensible tant elle semblait frapper au hasard, tant il nous était vraisemblablement impossible de comprendre le hasard avec laquelle elle s’acharnait à frapper, sur eux plutôt que nous en l’occurrence. « Un chic type, à n’en pas douter. » renchéris-je en un souffle léger pour accentuer ce que je semblais penser de son humour douteux. Mais il l’était sûrement oui ; chic, fiable, solide et plus encore ; je l'entendais ainsi. « Je suppose que ça mérite bien qu’on trinque à ces deux bonhommes, ne serait-ce que pour nous avoir eu sur le dos. » Un léger sourire vint cette fois-ci s’esquisser tant l’envie de le reprendre ou de me défendre pour le principe ne m’effleura pas. À la place, je levai également mon verre toujours intact en direction du sien avant d’acquiescer d’un tintement bref et léger contre le sien ainsi que d’un : « Des saints, en plus du reste. » Comme si je complétais là le portrait des deux hommes. « À eux. Ethan et … » Franck, finis-je par apprendre d’Anwar. Peu importait la salle du diner ne payant pas de mine, le ficus aux feuilles poussiéreuses dans un coin de la pièce morne et peu engageant, les fauteuils en plastiques sur le lino fatigué. Peu importait lorsque, l’espace de quelques secondes, nous célébrions des souvenirs dissociés tout à coup réunis, l'ombre de Riley pesant au-dessus de nos têtes. Quelques secondes plus tard, je désignais son plat d’un signe de tête tout en portant mon verre à mes lèvres. « Tu ferais mieux de finir ça avant que je n’en commande une troisième. Même mes privilèges ont des limites. » Une troisième pinte, donc, semblant en être une bien que l’étincelle de mon regard semble vouloir en dire autrement. Il n’avait pas envie d’avoir à le deviner, n’est-ce pas, et nous à nous éterniser.