Je devais juste récupérer ma femme.

Avant que j’aie le temps de comprendre quoique ce soit, je me retrouve avec trois jeunes femmes dans la voiture. Jill, prête à tuer la première personne qui se mettra en travers de son chemin, Lola qui a clairement pleurer et une petite brune que je ne connais pas du tout, mais qui se présente en souriant. Je prends une demie seconde pour jeter un œil dans mon rétroviseur. J’aperçois Ginny et Auden devant l’atelier et je comprends. Encore une fois, tout est parti de travers. Je soupire quelque peu et démarre la voiture. Il faudra encore ramasser les pots cassés, je le sais, j’en suis déjà épuisé, mais je garde mes pensées pour moi. Ce n’est pas le moment. Jill est clairement en train de prendre sur elle pour ne pas exploser et de suite ma main viens se poser sur sa cuisse tandis que je m’engage dans la direction que m'a donner la brunette. Un coup d’œil dans mon rétro pour croiser le regard de Lola et lui souris quelque peu. Et un dernier regard pour son amie. « Je suis Bailey, le mari de Jill. » Je lui donne un peu de contexte même si elle doit déjà probablement connaître tout cela. Je n’en sais rien. Jill devait aller à l’atelier pour rencontrer l’amie de Lola, elle était contente en partant ce matin. Elle devait passer un moment avec sa sœur et Lola. Je ne veux même pas savoir ce qui s’est passer dans cet atelier, je suis fatigué des disputes.

Malgré ses larmes, c’est Lola qui a proposé que l’on aille tous s’installer à la terrasse d’un café et l’idée semblait parfaite. Il va falloir un peu de temps pour que tout le monde se calme et filer du sucre à ma femme lui fera probablement le plus grand des biens. Elle ne me lâche pas depuis que l’on a quitté la voiture et je comprends que ça ne va pas. « Tu commandes pour moi ? » Je profite de son baiser et hoche la tête. « Je m’en occupe. » Je prends la commande de Grace et de Lola et me dirige vers le comptoir. Je vois bien que Lola s’échappe aux toilettes et soupire une nouvelle fois. Je ne suis pas idiot. Il semblerait que Grace soit sa petite amie et que la présentation officielle aux personnes qui comptent le plus pour elle ne se soit pas dérouler comme elle l’aurait tant aimé. Alors, je commande une double dose de sucre pour tout le monde, espérant pouvoir encore un peu rattraper leur journée.

Elle revient avec le sourire Lola et on s’assoit en même temps. « Bailey, tu faisais quoi avant qu'on te kidnappe ? » « J’étais au studio, je venais de finir. » Mensonge. Je n’avais pas fini. J’ai tout laissé en plan au milieu de mon bureau lorsque j’ai reçu le message de Jill qui me disais vouloir marcher de Toowong à Bayside enceinte de cinq mois. Et elle évoque sa grossesse ma brunette. Elle dit que c’est mieux d’annoncer ça avant de questionner Grace et je lève les yeux au ciel, mais je suis heureux de voir ma femme aussi épanouie dans sa grossesse. Ça a été compliqué à digérer, mais il faut croire que l’on commence réellement à se faire à l’idée. « Autrement dit, on aura peut-être besoin de toi comme babysitter officiel. » que j’ajoute en souriant à la blonde. Fais-nous un beau sourire Lola, tout va bien se passer. Je pose mon regard sur les mains emmêlées des filles et croise le regard de Grace. « Et donc Grace, comment vous vous êtes connu avec Lola ? » Je tente de m’intéresser à la jeune femme qui s’est clairement retrouver catapulter dans une famille de dingue et qui n’a probablement pas compris tout ce qui avait pu se dérouler à la galerie. Je lui souris voulant rassurer tout le monde. Je ne mords pas.

Les issues se resserrent : à partir de maintenant, ça ne peut que soit être largement mieux, soit dix fois pire. De quelles façons, elle l’ignore encore (elle imagine que ça aurait à voir avec une nouvelle dispute, mais cette fois façon crise des missiles de Cuba, ou peut-être qu’elle renverserait inopinément un café sur la tête de quelqu’un, ou qu’on l’emmenait à l’église pour la crucifier d’avoir prononcé le nom d’Auden avec autant de coffre), mais en tout cas,  elle s’y prépare. Lola ne devrait pas tarder à revenir de la salle de bains, où elle a sûrement, elle aussi, dû récupérer son cerveau éparpillé par terre. « Je suis désolée pour tout ça, c'est pas comme ça que ça devait se passer. » Elle imagine que Jill ne veut pas remuer le couteau dans la plaie devant son amie. “Non, y a pas de problème. Y a rarement un bon moment pour ce genre de choses, de toute façon.” Elle essaie de répondre du sourire le plus convaincant qu’elle puisse réussir à produire : ça ne change rien du tout, vraiment - en tout cas, rien de transcendant qui l’empêcherait de les revoir si elle en avait l’occasion.

Lola revient, et Grace a commandé un simple café au lait - le stress lui a noué l’estomac et manger lui est encore inimaginable. Le quatuor est enfin réuni, dans un endroit qui n’est ni prompt à la tension ni chargé de mauvaises ondes, Lola fait glisser son brownie vers elle comme si elle n’était pas en train de pleurer dix minutes plus tôt, et Grace sent son sourire se détendre ostensiblement - c’est tout de suite davantage sa zone de confort, un monde auquel elle peut raccrocher quelques éléments maîtrisés au milieu de toutes les inconnues. « Lola, avant de commencer à poser des centaines de questions à Grace, faut qu'on parle. » Ou peut-être pas. Grace fixe Jill, peut-être un peu trop intensément, pour savoir si l’air sérieux que son visage reflète engage la possibilité d’une nouvelle séquence épineuse. Puis elle annonce qu’elle attend des jumeaux, et l’atmosphère se dégonfle à nouveau d’un coup, et Grace détend sa poigne autour de la main de Lola. “Wow. Félicitations, c’est génial”, lâche-t-elle, faute d’avoir mieux à dire. C’est qu’elle a rarement eu affaire à ce genre de cas dans son entourage - sa seule connaissance ayant un enfant, c’est une ex qu’elle n’avait pas revue en près de huit ans. Le reste de ses proches était plutôt occupé à savoir comment payer le loyer en fin de mois avec un job particulièrement instable ; ce qui, en soi, en disait relativement long sur ses fréquentations et sa vision des choses. « Autrement dit, on aura peut-être besoin de toi comme babysitter officiel. » Tout bien considéré, Grace est ravie, parce que c’est eux qui abordent le sujet des enfants, ce qui retire un tabou de la liste des potentiels sujets dangereux pour l’après-midi. Et tout le monde en a l’air heureux.

« Et donc Grace, comment vous vous êtes connu avec Lola ? »

C’est Bailey qui lance les fameuses questions auxquelles Grace a été préparée des heures durant, et elle a du mal à croire que son visage avenant et souriant peut cacher des questions redoutables. Le grand roux a un visage qui inspire la confiance, le calme, des terrains connus pour la jeune femme qui s’est retrouvée renversée par une situation imprévue. Ca la rend d’autant plus heureuse de recevoir des questions simples. “Ca fait un moment qu’on se connaît. Un an et demi ? Deux ans ?” Elle envoie un sourire taquin à Lola, en coin : pas besoin de dire qu’à l’époque, elle ne l’appréciait pas du tout. “Mon frère aîné est Asperger, il allait aux cours d’art thérapie de Lola pendant que j’avais mes rendez-vous à l’hôpital.” Famille de bras cassés : rien n’allait nulle part. “On vivait à Gold Coast, à l’époque, on faisait les allers-retours deux fois par semaine pour ça. Et, euh, un jour, il a trouvé du boulot et il a dû arrêter d’aller aux cours. Il était très proche de Lola, il avait beaucoup d’estime pour elle, alors j’ai été la voir directement pour le lui annoncer, pour qu’elle pense pas qu’il s’était passé quelque chose, qu’il avait plus envie de la voir…” Retour du word vomit : elle ignore combien de tout ça elle est censée dévoiler, hésitant entre le devoir d’être soft et le besoin de parler. “Donc voilà, j’ai été lui annoncer. Et on a été boire un verre et c’est à partir de là qu’on s’est rapprochées.” Elle conclut sa réponse d’un hochement de tête satisfait. Mais Grace est indisciplinée, impertinente, trop curieuse : elle n’aime pas l’idée que les questions soient unilatérales, elle a besoin de poser les siennes.

“Et vous, vous connaissez Lola d’où ? Je veux dire : vous vous croisiez à la galerie, ou…?”

Parce qu’outre le fait qu’elle travaillait pour Ginny et Auden et que Jill et Bailey s’étaient mystérieusement rajoutés au mix, elle n’avait pas plus de détails sur leurs relations et leur proximité.

« Mais, mais, mais, mais, mais, mais c'est géniaaaaaaal ! » L’exclamation de joie de Lola me fait sourire tant elle est sincère. Il ne faudra qu’une seconde supplémentaire pour qu’elle parle de brainstorm autour des prénoms et je sens encore cette pression pour le choix. C’est une responsabilité de dingue quand on y pense… Il ne faut pas se tromper, choisir quelque chose d’original sans trop l’être, facile à prononcer et à porter. Cela fait des jours que je prends des notes dans mon téléphone sans jamais trop partager avec qui que ce soit. Il va nous falloir plusieurs conversations avant de tomber d’accord avec Jill, j’en suis persuadé. « T'as déjà une liste de prénoms quelque part dans tes carnets ? » La question est adressée à Lola et pourtant, je suis le premier à répondre. « Un peu. » Je hausse les épaules alors que mon regard croise celui de Jill. On en parlera plus tard. Ça va demander de la réflexion et connaissant nos deux caractères opposés, je sens que le débat risque d’être véritablement long. « Babysitter officielle, j'aime ce titre, tu crois qu'on peut lui faire un badge ? » Ma main resserre celle de ma femme alors que je croise le regard de Lola. « Je t’amène un badge dès demain. Avec deux petits monstres, on accepte tous les bras qui se portent volontaire. » que j’ajoute en riant. Non vraiment, si on sait que l’on peut compter sur Lola de temps en temps, c’est presque un soulagement.

Mais nous ne sommes pas là pour parler de nous et notre nouvelle situation familiale, mais plutôt pour faire la connaissance de Grace. La pauvre ne semble pas tout comprendre et c’est bien pour cela que je me permets de la questionner un peu. Je ne veux pas être trop inquisiteur, elle à l’air d’avoir eu une journée assez éprouvante comme cela. Pourtant, elle ne perd jamais son sourire. « Ça fait un moment qu’on se connaît. Un an et demi ? Deux ans ? » Je hoche doucement la tête, rapproche ma chaise de celle de Jill et écoute attentivement le récit de la brunette. Elle est intéressante son histoire, elle à raison Jill. Ce n’est pas quelque chose d’habituel, un début d’histoire un peu hors du commun. C’est ma femme qui charge du reste des questions, mais Grace semble curieuse à son tour. La conversation est fluide chacun y va de sa petite anecdote et je prends le temps d’observer Lola. Je la vois pouffer de rire et déjà, on oublie ses yeux rougis. Ma main se glisse doucement sur la sienne, signe d’apaisement alors que mon regard croise à nouveau celui de Grace. « J’ai vu Lola à l’anniversaire de Ginny en premier. » dis-je pour répondre à la question, avant d’ajouter. « Puis elle est venue me sauver avec son planning coloré et un bon café quelques jours plus tard. » Je hausse les épaules en riant. « Assez banale au final. » Du coin de l’œil, j’observe Jill qui s’empiffre avec son brownie et lève les yeux au ciel tout en buvant une gorgée de mon café. « Tu travailles dans le domaine artistique Grace ? » Il faut croire que je suis bien plus curieux que je ne voudrais l’admettre.

« T'as déjà une liste de prénoms quelque part dans tes carnets ? » « Un peu. » Pour Grace, ça fait beaucoup de discussions autour de bébés, ou d’enfants en bas âge, en l’espace de quelques mois. Ca lui fait peur, parfois ; cette impression que tout le monde autour d’elle arrive à une vitesse de croisière dans le modèle de la vie parfaite libérale : un boulot stable, un mariage, des enfants en cours ou au moins en réflexion. Un modèle qu’elle a toujours décrié pour toutes les raisons possibles en parfaite agitatrice contradictive, mais objections ou pas, elle se laisse parfois porter par cette impression de retard. Une ex avait une fille de six ans, l’autre un job stable qui alignait un zéro de plus que ce qu’elle pouvait un jour espérer ; son entourage était à moitié composé de soulards über-émotifs, à moitié de personnes composées avec une vie riche en main. Elle faisait manifestement toujours partie des premiers, elle y était très heureuse, mais ça ne l’empêchait de sentir une distance se creuser avec les seconds.

Lola, elle, a l’air parfaitement épanouie de faire la navette entre ces deux mondes, à devenir une potentielle babysitter de jumeaux et elle s’imagine sûrement déjà les cadeaux qu’elle apportera pour leur naissance jusqu’à la texture des doudous et des fringues. Ca l’amuse, cette capacité que la peintre a à se fondre partout, tout le temps, qu’importe ce qu’on exige d’elle. « Et comment vous avez décidé de partir en voyage ? » Le sujet retombe naturellement sur leur voyage impromptu en Islande et cette fois, la jeune femme prend plus de pincettes : “J’ai pas pu voyager pendant longtemps. Ca me faisait peur, en fait, et c’est un sujet dont on avait beaucoup parlé avant.” Pas de mention de la Saint Valentin, parce qu’elle n’a pas envie de ramener ses doutes ce soir-là, ni faire mention du speed dating tout court. “Puis un jour je me suis sentie prête, et j’avais envie de partir avec celle qui m’a aidée à en arriver là.” Et surtout faire le geste le plus extravagant possible pour la séduire, mais ce n’était pas le même niveau de romance. Elle renvoie la question, curieuse de comment Lola s’était retrouvée si liée à cette grande famille recomposée : « On s'est rencontré dans le bar où je travaille, elle a fait semblant de faire un malaise, elle a raconté un tas de conneries et depuis on s'est pas beaucoup lâché. » Premier sourire étonné. « J’ai vu Lola à l’anniversaire de Ginny en premier. Puis elle est venue me sauver avec son planning coloré et un bon café quelques jours plus tard. » Et un second.

“Un faux malaise… D’accord.” Ca la fait rire. C’est audacieux, et en même temps c’est très Lola. “Tu fais toujours des premières impressions qui marquent ?” demande-t-elle à la concernée, taquine.

Elle se rappelle de leur première sortie au bar, de son absence prolongée aux toilettes, de son SEIGNEUR DIEU AVEC GRAND PLAISIR à la perspective d’une seconde bière.Une autre de ses spécialités secrètes, présume-t-elle, de celles qui la font rentrer si rapidement, si discrètement dans les affections de tous.

« Tu travailles dans le domaine artistique Grace ? »

La deuxième salve de questions est partie et cette fois, Grace s’y sent immédiatement plus familière : elle a senti qu’il fallait approfondir l’axe de l’art dès la première rencontre avec Ginny et Auden, et si elle ignore si ça peut foutrement intéresser Jill et Bailey, elle reste accrochée à cette première idée qu’elle tient le bon filon. “Oui. Enfin, j’essaie, comme tout le monde, je crois”, commence-t-elle avant de tremper ses lèvres dans son café, un léger rire s’y noyant. Elle profite de la pause pour reprendre un bout du brownie de Lola, lui renvoyant un regard de défi et de taquinerie : elle sait très bien qu’elle dépasse une limite. “Je suis photographe de paysages, à la base, j’ai passé trois ans à voyager en freelance. En rentrant, j’ai voulu m’intéresser un peu plus à la photographie de plateau. C’est, en gros, prendre les photos sur les tournages de films et de séries, se charger de choisir celles qui serviront pour les posters et les promotions, ce genre de choses.” Elle sent dans sa voix qu’elle-même n’est pas convaincue par la passion qu’elle est censée ressentir, mais elle n’élargit pas sur l’incursion dans le porno cette fois-ci : au milieu de l’apocalypse ça passait très bien ; tranquille devant un café, ça lui semblait un peu moins pratique. “Et toi, Bailey ? Lola m’a dit que tu travaillais dans la musique ?” Elle oublie des prénoms à foison, quels sujets ne pas aborder mais ça, par contre, spécifiquement, elle s’en souvient. Le cerveau humain lui échappe souvent. “Et Jill, du coup, c’est à quel bar qu’il faut aller pour faire semblant de s’évanouir ?”

Il a une liste de prénoms pour les bébés et Jill hausse un sourcil, assez intéressée par l'information. "tu sais que je vais vouloir voir cette liste ?"  elle se détend un peu et elle lui glisse ca à l'oreille en se rapprochant encore un peu plus. Lola est ravie, et Jill essaie d'entrer dans cette bulle. D'être à 100% dans ce moment parce que Lola mérite ce petit moment de bonheur qu'elle avait déjà prévu depuis des semaines. "un badge je trouve que c'est une bonne idée. On lui imprimera des carte de visite avec marqué meilleure nounou de tous les temps" Jill rit en faisant un nouveau clin d'oeil à la jeune femme avant de mordre dans so brownie comme si sa vie en dépendait. 

La discussion continue, et ils commencent à poser des questions à Grace. Le pouce de Jill passe sur la main de Bailey pendant que de son autre main elle joue avec son alliance. Jill continue de se méfier, elle se méfiera toujours mais elle ne le montre pas là. Elle écoute, et les réponses de la brune la font sourire. "et tu comptes voyager de nouveau ?"   Jill a toujours voyagé, elle est toujours étonnée de croiser des gens qui n'ont pas vraiment voyagé. "heureusement que j'ai suivi sinon elle aurait dû expliquer aux pompiers pourquoi elle a fait semblant de tomber de son tabouret." Jill hoche la tête, son intervention avait sauvé Lola, et depuis, elles sont restées tres proches. "et tu veux rester dans ce genre de photos ou t'as d'autres projets en-tête ?"  Elle n'y connait pas grand chose en photo mais elle s'intéresse, elle a l'air un peu perdu Grace. 

Et ils parlent travail parce qu'elle retourne les questions la brune. Elle a l'air de s'intéresser elle aussi et ça ça plaît assez à Jill. "au Death Before Decaf, c'est là-bas qu'on fait le meilleur café de Brisbane. Et je gère très bien les gens qui s'évanouissent" Elle n'a pas l'air hautaine, elle a juste l'air d'être contente d'être là avec eux. "je pense que je pourrai pas y travailler jusqu'à la fin de la grossesse mais pour l'instant je suis bien là-bas. Et puis bosser avec la famille ça peut avoir ses avantages." elle sait que Matt ne lui mettra jamais la pression même si c'est tendu entre eux depuis quelques semaines. "et après je sais pas, il va falloir que je réfléchisse à tout ça encore…"   

Je laisse la conversation se dérouler et prends un peu de recul. C’est toujours comme cela lorsque je suis entouré de monde et que la conversation fuse un peu trop rapidement à mon goût. J’ai du mal à toujours m’investir lorsque les personnes qui m’entourent parle en même temps et pose tout un tas de questions. Il faut croire qu’à trente-huit ans, j’ai encore du mal à me faire à la vie en groupe. Pour autant, je ne me ferme absolument pas. Je prends simplement le temps d’observer. Jill qui pose régulièrement sa main sur son ventre sans même probablement s’en rendre compte. Lola qui ne cesse de jeter des regards attendris à Grace. Et puis Grace qui tente d’absorber toutes les informations qu’elle reçoit. Son visage est si expressif que je m’attarde un peu plus longuement sur elle. Visiblement, la petite histoire autour de la rencontre de Lola et Jill, l’intéresse fortement. Je les laisse échanger sur cet instant qui semble si important pour Jill et Lola. J’observe les réactions, les sourires et les éclats de rire.

Finalement, je reviens dans la conversation pour interroger un peu plus Grace. Son personnage m’intéresse, elle dégage quelque chose d’unique et de lumineux. Sa personnalité semble si bien s’apprêter à celle de Lola que je cherche réellement à la connaître. « Je suis photographe de paysages, à la base, j’ai passé trois ans à voyager en freelance. En rentrant, j’ai voulu m’intéresser un peu plus à la photographie de plateau. C’est, en gros, prendre les photos sur les tournages de films et de séries, se charger de choisir celles qui serviront pour les posters et les promotions, ce genre de choses. » Je hoche la tête fasse à ses explications. « Tu as voyagé aux quatre coins du monde alors ? » J’ai toujours aimé les personnes qui n’ont pas peur de se lancer dans l’inconnu et surtout qui photographie tout ce que le monde semble parfois oublier de voir. « Tu exposes ? » Et Jill enchaîne avec les questions alors je ralentis le rythme pour ne pas noyer Grace sous les demandes de tous les côtés.

« Et toi, Bailey ? Lola m’a dit que tu travaillais dans la musique ? » La jeune femme finis par me demander et je hoche la tête. « On t’a bien renseigné. » répondis-je en riant quelque peu. « Je suis producteur dans le label de ma famille, on, c’est implanter en Australie il y a cinq ans. » Je hausse les épaules comme si c’était insignifiant dans le fond. « Je vis pour la musique pour faire simple et court. » que je finis par lui assurer en souriant. On passera sous silence les conflits familiaux et les choix de mon frère que je cautionne de moins en moins. C’est bien plus simple comme cela. J’écoute Jill évoquer le fait qu’elle aimerait changer de voie après la naissance du bébé et je ne peux m’empêcher de hocher la tête trop vivement, on ira à son rythme de toute manière. Je jette un coup d’œil à la table puis à Lola, ses yeux ne sont plus aussi rouges et elle a retrouver son sourire. Je me penche un peu vers elle. « Ça va mieux ? » Je ne peux m’empêcher de vérifier avant de me redresser et de m’adresser à l’ensemble de la tablée. « Quelqu’un veut un deuxième round de chocolat ? » Je sais déjà que Jill va s’empresser d’approuver. « Sinon j’ai encore quelques questions pour toi Grace, hein. » Je ris une nouvelle fois. « Par exemple, quel est le pays que tu as préféré visiter ? Ou encore ta technique de photo préféré ? Tu aimes quoi en dehors de la photo ? Non vraiment, je peux être chiant des fois, je suis bien trop curieux. » Tout pour détendre encore l’atmosphère et pour prouver à Lola que tout ira bien.

"et tu comptes voyager de nouveau ?" L’intéressée hausse les épaules : elle n’y a jamais pensé, avant l’Islande, et guère depuis, tant la perspective s’était évanouie de son champ de possibilités après l’accident. “Sûrement. Et oui, j’ai déjà visité pas mal de pays. Mais avant je le faisais surtout pour la photographie, et aujourd’hui c’est plus aussi facile.” Sourire navré en coin. Il faudrait qu’elle se penche sur la question, un jour, sûrement. Mais déménager de Gold Coast et habiter seule avait été un tel saut dans le vide en lui-même qu’elle craignait qu’un second ne soit trop intense. “Je sais pas trop si je veux faire ça toute ma vie. Ca me plaît, mais j’aime bien découvrir d’autres champs, c’est pas exclu que je me réoriente ou que je retourne aux sources.” Elle se garde de leur préciser qu’elle est en plein doute, que son bras est complètement inutile pour la photographie et que les séances de kiné ne donnent jamais les résultats attendus - ils ne le feront d’ailleurs sans doute jamais, et sans objectif, Grace ne sait plus où aller ni comment se forger. Ce n’est pas le genre de choses qu’on sort, ni à la première rencontre, ni tout court.

Jusque-là, cependant, son incursion dans le monde inconnu et vastes des Adultes Qui Présentent Leur Compagnon Du Moment à Leurs Potes se passe relativement bien. Du moins, c’est l’impression que ça donne, parce qu’après tout, Grace n’a pas vraiment de points de comparaison. Elle espère juste faire suffisamment illusion pour tenir le temps de la rencontre et ne pas détruire sa couverture d’intruse avant la fin. Le petit trio a l’air soudé, le regard de Jill ne cache pas sa méfiance relative et si elle répond aux questions avec toute la détente dont elle peut faire preuve, elle a quand même l’impression d’être dans un Spelling Bee géant, version beaucoup de mots qui doivent s’harmoniser entre eux sans fausses notes. Heureusement, Lola est considérablement plus détendue que tout à l’heure et elle est là pour éclaircir la conversation de touches d’humour. Que ferait-elle sans elle ? Manger les pissenlits par la racine, sans nul doute. Elle lui lance un regard amusé et rempli de gratitude, refermant un peu plus sa main sur la sienne.

Mais elle est prête à lutter et à renvoyer les questions, parce qu’après tout, Grace est compliquée, Grace n’aime pas être soumise aux interrogatoires et surtout, Grace est curieuse. "au Death Before Decaf, c'est là-bas qu'on fait le meilleur café de Brisbane. Et je gère très bien les gens qui s'évanouissent" A Jill, d’abord. “Génial, j’y penserai si jamais j’ai besoin de tomber quelque part.” L’humour, son unique et plus grand refuge. “J’y passerai à l’occasion, je suis curieuse de découvrir votre meilleur café.” Elle avait toujours eu l’impression que Brisbane était l’une de ces villes où il fallait s’excuser quand on servait du café soluble - autant découvrir leurs spécialités caféinées. Jill ajoute à l’intention de Lola qu’elle compte continuer d’y travailler, la famille ayant ses avantages - ah, parce que ce n’est pas tout niveau famille à rencontrer ? Même question à Bailey, enfin : « Je suis producteur dans le label de ma famille, on, c’est implanter en Australie il y a cinq ans. Je vis pour la musique pour faire simple et court. » Sourire large : entre le café et la musique, ce couple a tout pour lui plaire.

« Quelqu’un veut un deuxième round de chocolat ? »

Elle décline poliment, rassasiée par les événements et par sa première dose de caféine. Puis les questions reprennent, mais cette fois, elle les aborde avec une détente sincère et non feinte, rit à la remarque de Bailey. “Ca fait beaucoup, là, je te fais un tableau excel et je te redis ça ?” Suffisamment détendue pour plaisanter en retour, pas assez pour activer le mode full beauf, mais c’était peut-être dans les carnets. “Alors, pays préféré… Le Tibet, sans aucun doute. C’était surtout sympa parce que je me suis évanouie - pour de vrai, pas à la Lola - et j’ai été récupérée par une famille nomade. J’ai passé quasi un mois avec eux, et je crois que c’était une de mes meilleures expériences.” Bien sûr, le reste pouvait également concourir. Il y avait cependant eu un axe concurrentiel imbattable : “J’ai visité une secte, aussi. Beaucoup de souvenirs.” Beaucoup de soirées à pleurer avec Yohan et à essayer de se tenir la main et de se prétendre en couple pour combler le vide sans trouver ça dégoûtant, surtout. “Pour ma technique de photo préférée, c’est super-cliché, mais j’ai un vieil appareil argentique des années 1980. J’aime beaucoup l’idée d’obtenir une photo particulière, devoir réussir du premier coup…” Bien sûr, c’était bon pour le perso, et pas pour le travail, mais la précision des clichés et la couleur particulière que revêtaient les anciens appareils avait pour elle quelque chose d’incroyablement précieux. “Pour ce que j’aime à part la photo, y a la musique. J’ai toujours voulu me mettre au piano, mais j’ai jamais eu le temps. J’aime beaucoup voyager aussi, regarder des vieux films, surtout les plus nuls, style l’Île de Frankenstein, les comédies musicales, de préférence les pires aussi... Pleins de choses”, conclut-elle. Ce que c’est difficile de se résumer en quelques phrases, quand ce n’est pas pour un entretien d’embauche. Elle se tourne un instant vers Lola, chasse une mèche de cheveux qui tombe sur sa joue, jauge la température selon son expression, comme toujours.

“A mon tour. Vous êtes ensemble depuis combien de temps ? Vous avez déjà voyagé, ensemble ou séparément ? Bailey, tu préfères quel genre de musique, et tu produis quel genre ? Et Jill, qu’est-ce que tu préfères faire dans ton temps libre ?”

"Je veux ces cartes de visites", s'enthousiasma aussitôt Lola, en pensant que le titre de meilleure nounou du monde était le plus fabuleux qui soit (d'autant qu'elle ne voulait pas d'enfants dans les quarante-deux prochaines années au moins). Elle refusa également le deuxième chocolat, en jetant un regard à Grace qui semblait fatiguée. Elles rentreraient bientôt se reposer ; ç'avait été une journée riche en émotions pour tout le monde.

Elle écouta ensuite sagement les récits des uns des autres, les interrompant seulement pour faire des plaisanteries. "Les pompiers seraient venus si j'étais restée évanouie ? Je n'y avais pas pensé, ç'aurait pu être super drôle", un moment de réflexion, puis "probablement pas, en fait". Elle se serait peut-être faite arrêter, ou elle aurait reçu une amende. Est-ce qu'elle aurait dû voir un juge ? Son esprit s'emballait, et mieux valait se concentrer sur les récits improbables de voyage de Grace. "Une secte ?! Tu m'as pas raconté. Genre il y avait un gourou avec douze femmes et cent cinquante enfants et tout ?" Elle ne connaissait pas grand-chose sur les sectes, à part les deux-trois films mainstream que tout le monde a vu.

L'appareil photo ne l'étonna pas, mais le désir de Grace d'apprendre le piano oui, et le visage de Lola s'illumina, "Oh, Bailey pourrait t'apprendre, hein, Bailey ?" Elle devint rouge comme une pivoine vingt-cinq secondes après, car en fait elle n'avait aucune idée si un directeur artistique d'un label musical avait le temps d'enseigner le piano à ses heures perdues, "Ou peut-être recommander un bon professeur sinon", tenta-t-elle de se rattraper avec un sourire timide.

Puis, les questions repartaient, et Lola fronça les sourcils. Elle avait envie de faire des signes d'aéronautique à Grace : pas leur rencontre, pas leur rencontre, c'était clairement au temps de Bailey et Ginny, abort mission ; mais la question était posée, et à part renverser la table et faire semblant qu'il y avait un cambrioleur-chat, il n'y avait plus rien à faire à part sourire béatement. Dans sa tête, elle profitait de ce moment pour s'auto-faire un quiz sur Jill et Bailey. Jill avait beaucoup voyagé, Bailey pas sûr. Il produisait tout type de musique, mais avait sûrement une préférence pour l'indé, l'alternatif, l'acoustique. Ses préférés étaient Bowie, Pink Floyd, Queen, et quelqu'un d'autre (elle se creusa la tête, mais ne trouva pas). Ah, et Aretha Franklin ! Plissa les yeux. Temps libre, temps libre. C'était une bonne question, ça. Qu'est-ce que la mystérieuse Jill aimait faire de son temps libre ?

Les questions s’enchainent assez rapidement, et Grace répond à chacune d’entre elles. Et Jill se concentre, elle essaie d’oublier tout ce qu’il s’est passé quelques minutes auparavant. Tout aurait dû se passer comme ça, ça aurait dû être aussi léger avec Auden et Ginny déjà. C’est cette après-midi là qui était prévue, un moment que Jill est ravie de partager avec Lola qui a déjà l’air d’aller un peu mieux. Bailey s’intéresse beaucoup à Grace, et Jill continue d’écouter en mangeant son brownie. Ils parlent photos, musique, et Jill sourit toujours quand elle voit l’éclat dans les yeux de Bailey qui parle de son travail. Alors elle le laisse parler et elle serre encore un peu plus sa main. Il parle de chocolat et elle se met à hoche frénétiquement la tête alors que son assiette est vide. “Tu vas sûrement finir par trouver ce qui te plaît le plus, c’est bien de tenter de nouvelles choses.” Jill le fait depuis toujours. “Avec plaisir.” Et Jill sourit à Grace, elle sera là pour l’accueillir au DBD si elle trouve le temps. “J’aurais bien aimé te voir te débrouiller avec les pompiers.” Elle hoche la tête Jill, elle, elle aurait trouvé ça marrant.

Bailey pose pleins de questions à la suite et Jill se tourne vers lui légèrement étonnée. “Et si tu respirais entre chaque question ?” En espérant que Grace se souviennt de chacune pour pouvoir satisfaire la curiosité de son mari. “J’adore le Tibet.” Jill sourit à Grace, elle aussi a fait une grande partie des pays du monde pendant un an. Elle rit face à la remarque de Lola sur les sectes. “Je crois qu’il va falloir prévoir une autre rencontre où Lola et moi on s’empiffrera de brownies et vous jouerez du piano !” Et Jill hoche la tête, ravie de savoir qu’elle mangerai de nouveau des gâteaux avec Lola.

Et c’est Grace qui pose des tas de questions. Sur leur couple. Et Jill ne peut retenir un sourire en coin en voyant l’air inquiet de Lola. Elle ne sait pas Grace, elle n’a peut-être pas eu de débriefing sur les couples de la famille McGrath&Co. Elle tourne la tête vers Bailey, ils vont certainement devoir répondre deux fois pour que chacun puisse donner son point de vue sur la situation. “C’est compliqué, mais je dirais depuis octobre ? Novembre ?” Ils n’ont pas vraiment de date précise. “On a voyagé ensemble et séparément. J’ai pratiquement fait le tour du monde seule pendant un an après avoir eu mon diplôme.” Qu’est ce qu’elle préfère faire de son temps libre ? C’est une question délicate. Elle en parle rarement, personne ne sait vraiment ce qu’elle fait de son temps libre. “Depuis quelques mois je mange surtout. Mais sinon il m’arrive de jouer du piano aussi.”

Elle a de la conversation Grace. Elle est intéressante. Elle a voyagé, elle semble curieuse, peut être pas autant que Lola, mais curieuse malgré tout et je l’écoute me parler de son expérience avec le sourire aux lèvres. « Tu as la liberté de faire ce qui te plaît sur le moment, c’est le plus important. »

Et la conversation évolue encore et encore. Il s’agit de satisfaire la curiosité de tout le monde. Première rencontre et tout ce qui s’en suit. Je suis quelque peu rouillé pour ce genre d’exercice, mais il faut croire que c’est un peu comme le vélo, on n’oublie jamais vraiment comment faire. Jill parle de ce qu’elle fait au café, raconte quelques blagues sur sa rencontre avec Lola. J’explique mon métier à Grace. J’enchaîne aussi avec un peu trop de questions pour tenter de maintenir la conversation et probablement que je m’emballe. « Et si tu respirais entre chaque question ? » Je tire la langue à ma compagne en riant un peu. « Je suis poli, c’est tout. » Ou peut-être que j’ai oublié comment on faisait, en réalité.

Mais la conversation repart de plus belle, et même si je l’ai probablement un peu effrayé, Grace réponds à mes questions. Je l’écoute attentivement, hoche la tête au bon moment et lance quelques sourires. Jusqu’à ce qu’elle parle de piano et de son envie d’apprendre. « Oh, Bailey pourrait t'apprendre, hein, Bailey ? » Elle est plus rapide que moi, Lola et cela me fait rire. « Je ne sais pas si je suis un bon professeur, mais je pourrais t’introduire les bases. » Je n’ai jamais appris à personne. J’ai montré Jill parfois, mais elle savait déjà jouer sans moi. Cela pourrait être sympa après tout de revenir aux bases du piano, je n’ai pas fait cela depuis des années.

Puis Grace nous questionne sur notre couple et soudainement, je ne suis plus vraiment à l’aise avec la conversation, mais Jill récupère la parole. Je hoche la tête face à sa question. « Ça dure depuis des années, mais c’était compliqué. » ajoutais-je sans vraiment rien dire de plus. Mais elle m’a posé des questions aussi, Grace. « J’ai beaucoup moins voyagé qu’elle. » Ça, c’est certain, Jill était constamment en fuite et moi, je l’attendais fébrilement. « Sinon je… J’aime beaucoup les classiques anglais, le bon vieux rock des années 80. » Probablement le cliché de l’anglais comme dirait mon frère. « Et on produit un peu de tout… Je préfère les artistes un peu indépendant et solo. » Je déteste les groupes, c’est un enfer à manager et je me suis juré que je ne le ferais plus jamais.

On a dit beaucoup de choses autour de cette table. Lola semble apaisée, Jill a le sourire malgré tout et Grace semble être une chouette fille. « C’était vraiment sympa de te rencontrer. » dis-je doucement ne sachant pas réellement si quelqu’un a encore quelque chose à dire.

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