Elle évoque à peine la soirée avec Thomas et se concentre plutôt sur les clichés qu’elle a pu en garder au delà des souvenirs. J’en fais de même et n’éclaircit aucun passage sombre de son histoire, certain qu’elle sait très exactement ce qu’il s’est passé dans les moindres détails sans que pourtant cela n’ait réellement d’importance. Thomas a disparu et il a arrêté de l’embêter, c’est tout ce qui compte. Elle a pris de belles photos ce soir là, c’est tout ce qui m’intéresse. On en revient à Brisbane, pourtant. On oublie l’île au bout du monde, on oublie tout ce qui a pu se passer là bas et on recommence.

Brisbane, donc. Mon anniversaire, oui, c’est vrai. Je l’aurais oublié si j’avais pu. Aucune importance. La chèvre de son esprit me fait relever les yeux vers elle bien après l’évocation des feux d’artifice, elle prend mille chemins détournés et m’amuse. Elle hésite mais cela ne l’empêche pas de continuer à essayer. Elle avance et elle recule, elle recommence toujours sans jamais renoncer ni faire demi tour. Personne ne le sait et personne ne le voit, mais elle est d’une force rare, la gamine. « C’est le 31, et c’est con oublie. » Le fait qu’elle prenne le temps de préciser la date me faire rire en plus de sourire, je me rattrape bien rapidement en scellant mes lèvres entre mes dents, mon sourire toujours plus grand et enfantin. Si j’en avais le droit ou même la possibilité, je l’aurais embrassé de nouveau là, juste là. A défaut de le faire alors je me contente de la regarder en souriant pendant un temps, ce qui j’en suis sûre le rendra totalement inconfortable. Elle ne sait pas ce qu’elle vaut et c’est là le plus grand désastre. “Quelle heure ?” Je n’ai pas besoin de préciser mot pour mot que je viendrai tellement cela fait sens pour moi. Qu’on soit au beau milieu de la foule ou sur une falaise qui surplombe la ville cela m’importe peu. On ira voir les feux du nouvel an à défaut d’avoir une biquette à sacrifier.

Je cesse de la scruter pour finalement me concentrer sur les photographies qu’elle a prises, lesquelles je trie rapidement tantôt à droite et tantôt à gauche. Le silence s’installe une seconde ou deux je ne sais pas, je perds rapidement la notion de temps dès lors qu’il est question de poser mon avis d’artiste sur quoi que ce soit. Je m’y donne totalement et le reste de mon corps et de mon esprit reste présent simplement en surface alors que je suis toujours ailleurs. “Je dois me préparer de nouveau à revoir ton père aka mon nouveau meilleur ami ?” Je ne sais pas si elle y va seule ou en famille, n’ayant aucune idée de ses habitudes pour le nouvel an alors que je connais paradoxalement toutes ses autres manies plus ou moins volontaires. “Tu pourras dormir chez moi. Ça évitera de devoir traverser toute la ville au milieu de la nuit.” Ce qui en soit n’est pas faux. La proposition sort naturellement, je lui ouvre la porte de ma maison à Bayside comme si c’était réellement quelque chose que je faisais naturellement. Faux.

“Celles là manquent de contraste. Celles là sont intéressantes.” Retour à la réalité.

“Quelle heure ?”
« 22h – juste après mon couvre-feu. »
“Je dois me préparer de nouveau à revoir ton père aka mon nouveau meilleur ami ?”
« Non, dommage, ils ont un truc à son bureau avec les autres architectes. »
“Tu pourras dormir chez moi. Ca évitera de devoir traverser toute la ville au milieu de la nuit.”
« J’ai toujours su qu’il te faisait peur, le bus de nuit. »

Et les photos, elles sont intéressantes les photos. Elles traînent sur mon lit et sur mes cuisses, elles filent dans ses mains aussi alors qu’il joue de celles qu’il aime, celles qu’il critique. Ça devient de plus en plus facile, les règles et les secrets. Ça devient de plus en plus simple parce qu’on se connaît de mieux en mieux, et que les automatismes finissent par être définis à deux.

“Celles là manquent de contraste. Celles là sont intéressantes.”

Oh, oh, oh la. Je percute, je réalise, je capte comme une énième claque, comme une douche froide, une piqûre de rappel de dix aiguilles et de dix autres  : tu pourras dormir chez moi. « C’est ma préférée et je sais pas pourquoi, ça m’énerve. » scruter les photos sans contrastes devient ma priorité, lui pointer ma mystérieuse préférée également. Trouver exactement tous les détails même les plus minuscules qui rend les autres intéressantes à ses yeux est désormais vital. C’est beaucoup trop et c’est tellement tout, c’est impossible et c’est improbable et ce qui l’est encore plus, c’est que je devrais être stressée. Je devrais angoisser – je devrais être incapable de plonger mes prunelles dans les siennes, je devrais être incapable de lui rendre le moindre sourire. Et pourtant rien ne tremble, et pourtant mes doigts ne se triturent pas, et pourtant ma respiration est normale, naturelle.

Je mets ça sur de la curiosité mal placée. « Y’a des passages secrets chez toi? »
J’accuse les dizaines de centaines de rumeurs qui planent à l’Académie à son sujet que j’arriverai peut-être enfin à élucider. « Et des cadavres enterrés dans la cour arrière? »
Je pousse la blague à un nouveau niveau, l’air de gamine espiègle qui remonte, le rire qui suit avec. « On pourrait avoir des pyjamas assortis. »

Cherche pas plus loin Ginny. C’est Auden.
Tout va toujours bien quand c’est Auden.

« C’est ma préférée et je sais pas pourquoi, ça m’énerve. » Ce n’est pas à moi de lui dire pourquoi elle aime ou non une chose, mais j’y mets quand même on grain de sable et pointe ce qui me semble être important. “Le mouvement.” Elle est la seule qui ne soit pas statique, elle est la seule qui ne soit pas totalement sage non plus. C’est imperceptible et il faut se concentrer pour le voir, le mouvement est à peine présent mais bien réel. Beaucoup diraient que sa photo préférée aurait capturé les fleurs sauvages qu’on pouvait croiser lors de nos escapades dans la forêt au centre de l’île et ils auraient tout faux. Je le sais, elle le sait, le reste du monde l’ignore encore. Un jour viendra, j’imagine.

Dès lors que j’observe sa tête remonter en ma direction, la mienne suit la cadence pour rapidement abandonner les photographies, qu’elles soient intéressantes ou manquent de contraste. En vient son sourire, en vient la gamine qui pose déjà mille questions pour la nouvelle année à venir. Mon sourire s’agrandit à chacune d’elles même si je deviens tantôt un H.H. Holmes moderne tantôt un simple tueur en série en manque criant d’originalité enterrant ses victimes dans le jardin. Elle utilise les rumeurs, elle utilise tout ce qu’on sait que tout le monde dit derrière notre dos, tout ce dont on s’amuse déjà en secret dès que nous ne sommes plus que tous les deux et les colporteurs occupés à chercher de nouveaux indices inexistants. On la dit assistante du Diable, Ginny. Ils ne savent pas qu’elle tire tout autant de ficelles que je peux le faire et c’est là sa botte secrète.

« On pourrait avoir des pyjamas assortis. » Elle les entretient bien, ses airs de gamine, et je serais bien le dernier à pouvoir m’en plaindre. Je finis par définitivement abandonner les photographies entre nous pour me laisser tomber sur le lit ; je souris bêtement quand il grince et grille un peu plus la couverture de la brune. Mes mains reviennent se poser à l’arrière de mon crâne et mes yeux au plafond. “Tu verras tout en personne. Je ne te dis rien, ça risquerait de gâcher la surprise.” Il n’y a pas de surprise, il n’y a rien d’inconnu. Elle sait tout ce qu’il y a à savoir, elle sait tout ce que Suzie tuerait pour y gagner l’accès dans l’espoir vain d’un jour m’attirer auprès d’elle. “T’as pas intérêt de me rejeter la faute de ton manque de sommeil par contre.” Ni demain ni pour la nouvelle année, quand bien même elle sait très bien que de nous deux je serai le seul à râler et réveil et ce peu importe combien de temps on aura pu dormir. Elle l’a vu à Pago, elle l’a vu bien avant aussi. Je n’ai jamais eu besoin de lui dire ou de la prévenir - elle sait.

“Le mouvement.” mes iris le suivent d’ailleurs, le mouvement. Le mouvement des flammes, le mouvement des étincelles. Les angles qui sortent des cadres, qui se cassent entre eux. Elle n’est pas plus belle qu’une autre la photographie, elle ne se démarque pas dans le lot. Mais elle bouge autrement, elle est à contre-sens, il l’a vu, je l’ai vu aussi. Elle revient doucement se poser à part sur ma cuisse, je l’utiliserai pour de prochains croquis, pour de prochains tests de couleurs aussi. Elle est unique et elle est différente ; elle me suffit.

Mes yeux s’écarquillent au bruit que le lit fait lorsqu’il s’y échoue, les plans se forment et se tissent. On est passés maître dans l’art de les composer en les suivant à moitié, ou en les changeant quinze fois sur l’allée. “Tu verras tout en personne. Je ne te dis rien, ça risquerait de gâcher la surprise.” « Mes attentes sont hautes Auden, tellement telle-ment hautes. » je pouffe de rire, l’idée du pyjama assorti qui reste bien en place dans ma tête de linottes. Je trouverai un truc honteux avec des licornes et des paillettes, le tissu le plus rose et le plus suffoquant possible, l’horreur que je tenterai de capitaliser en un seul vêtement – et rien que pour me faire rager de pas le détester autant que je le voudrais, c’est assuré qu’il va le porter avec fierté Auden. Tricheur. “T’as pas intérêt de me rejeter la faute de ton manque de sommeil par contre.” « Non, non. » que je baille, que je somnole, promesse distraite que je ne tiendrai absolument pas. La lumière de la table de chevet que je finis par fermer une longue heure plus tard, après m’être arraché les rétines à tenter d’analyser les dernières esquisses à rendre pour l’examen de demain. Il s’est endormi un peu avant que j’ai fini Auden, j’ai quand même utilisé sa main entourée de la mienne pour signer son nom en haut du rendu comme si ça allait changer quoi que ce soit et perfectionner sa signature. Même si j’arrive très bien à la tracer par cœur toute seule depuis des mois déjà. Ma silhouette se faufile sous les draps, j’arrive à ne pas lui donner le moindre coup de coude – okay, genre un seul, peut-être deux, mais en vrai j’ai fait tellement attention que le point devrait aller à l’effort, non? – le temps de m’installer, tête sur l’oreiller. C’est juste une nuit de plus à dormir l’un à côté de l’autre, ce sont juste quelques heures grattées comme toutes les autres sans qu’on y accorde la moindre importance tant c’est devenu naturel, malsain, normal.

***

« J’ai vraiment fait au mieux. » j’ai fait au mieux pour remonter subtilement l’assiette en haut à ma chambre. J’ai fait au mieux pour ne pas renverser les deux tasses de chocolat chaud avec. J’ai fait au mieux pour pas faire le moindre dégât, et j’ai fait au mieux pour cuisiner les pancakes aussi. Leur côté brûlé est caché sous une montagne de fruits et de chantilly, ça devrait le faire. En bas, Matt fait le fanfaron à tester la nouvelle machine à café de papa ce qui s’apparente plus à risquer de la briser tant il est brusque avec tous les boutons, toutes les fonctionnalités. Ce n’est qu’une poignée de minutes volées alors qu’Auden se réveille, avant qu’il doive filer par la fenêtre, qu’on m’appelle en bas pour que mon frère et ma sœur me déposent à l’Académie. D’ordinaire j’aurais pris le bus ou j’aurais négocié une place dans la voiture de Williams. Mais Jill a insisté ce matin, maman a accepté à ma place. Tout le monde sent que quelque chose se trame, sauf moi.

Une poignée de minutes donc, à partager le plat, à se battre pour la première comme pour la dernière bouchée. Matt hurle du rez-de-chaussée mon nom au complet ce qui m’y horrifie bien plus que tout le reste. Mes lèvres collées de sirop sucré trouvent la commissure de celles d’Auden une seconde une seule avant que je file par la porte de ma chambre, que lui s’attarde à refaire la chorégraphie à l’inverse le temps de redescendre parmi les arbres. « Garde-moi une place à l’avant. » on sera à l’arrière, c’est sûr qu’on sera à l’arrière de la classe. Il s’en fout d’être en avant. Pourtant, ça reste un automatisme de le demander, un automatisme comme tous les autres.

Mes mains recroquevillées au niveau de ma poitrine, mon nez a su trouver sa place dans la nuque de Ginny. Elle sent son parfum de gamine, elle sent les draps propres parce qu’ils doivent être lavés toutes les quarante huit heures c’est certain. Son lit est moelleux et pour ça en plus de tout le reste, j’aurais simplement pu rester là sans ne plus jamais avoir à me réveiller - encore moins dès lors qu’il s’agit de continuer au jeu de cache qui ne m’amuse déjà plus du tout.

A mon réveil pourtant, ne reste que l’odeur des draps propres et l’empreinte du corps de Ginny dans le matelas. Elle sait bien vite se rattraper en amenant à boire et à manger et même si je ne dis rien de plus, mon sourire trahit ce que je pense réellement de la chose. Elle esquive sa famille et elle fait au mieux, rebelle dans l’âme. Rien que pour prouver que je suis pire qu’elle encore, j’attrape la tasse qu’elle se gardait pour elle alors qu’elle me tendait l’autre et vole de son pancake préféré lequel elle a badigeonné de sirop d’érable. Je suis prêt à parier qu’il y a plus de sirop que de pancake, d’ailleurs, mais je me contente de regarder le tout s’étaler sur ses lèvres sans ajouter un mot de plus et seulement râler aussi fort que mon sourire est grand, au moment de lui dire au revoir comme s’il s’agissait de la dernière fois. Ma main se place naturellement dans son dos et la garde près de moi une seconde et une autre, son frère en bas hurlant aussi fort que son petit corps le lui permet. « Garde-moi une place à l’avant. » “Bien sûr que non.” Je réponds naturellement et sauvegarde notre dynamique qui n’a finalement jamais eu besoin de personne pour prendre soin d’elle ; mais ça, je ne l’apprendrai que bien plus tard.

Ma main la relâche et elle s’enfuit déjà, mon coeur se serre quand bien même elle sera de nouveau à côté de moi sur un banc inconfortable dans une paire de dizaines de minutes à peine. Sauf qu’à ce moment là, tout sera différent.