Tout est de mauvais goût, ici.
Un pays qui ne sait pas contrôler ses incendies, voilà où j'ai été envoyé, et tout ça à cause de l'imbécilité profonde de mon frère. Il a passé trop de temps avec les McGrath, et il est devenu encore plus faible qu'il ne l'était avant. Il réfléchit avec son coeur et avec ses tripes. S'il a eu des neurones un jour, elles ont dû s'éteindre tellement elles étaient agacées par son comportement. Peu importe. Je suis ici pour redresser le navire. Depuis mon arrivée, il n'a cessé de frétiller, de respirer dans des sacs en papier et de pleurer dans les bras des deux femmes de sa vie. Mon père a refusé de retirer à Bailey notre nom de famille, et ça ne cessera jamais de m'étonner, mais il a enfin accepté, à ma demande, qu'il soit écarté des affaires familiales, car les clowns, c'est bon pour les cirques.

Je contemple mon bureau, que j'ai essayé de rendre aussi britannique et sobre que possible. J'ai un vieux bureau en bois noir, verni avec soin. J'ai mes diplômes et prix encadrés comme il se doit. Deux chaises élégantes, mais pas confortables, car je n'ai aucune envie que les visiteurs s'installent pour plus de quelques minutes. Le reste est vide, comme un hall majestueux, comme un lieu où les mots vont faire écho : il faut donc bien les choisir.

Je regarde ma montre et lève les yeux au ciel, car mon frère est une fois de plus en retard. Son manque d'organisation est un des défauts qui m'agace le plus. Il arrive enfin, et je grimace en voyant la façon dont il est coiffé et habillé. Impeccable dans mon costume, je déteste la nonchalance artistique qu'il arbore comme si c'était cela, sa place. Il se prend pour Mozart, alors qu'il est un enfant de quatre ans à qui on a donné des crayons de couleurs. Mais notre réunion hebdomadaire sur l'entreprise se doit d'avoir lieu. Il est le directeur artistique et je suis le président, quelque chose que j'ai besoin de lui répéter lorsqu'il perd un peu la notion des choses, ce qui arrive bien trop souvent à mon goût.

Dès que Bailey est assis, j'ouvre mon stylo plume, et commence l'interrogatoire.

"Clément Winchester. Où en es-tu ? Vous avez enregistré une chanson que tu peux me faire écouter ?"

@Bailey Fitzgerald

Je suis en train de chercher mes clés de voiture lorsque Jill débarque dans le salon avec les larmes aux yeux. En quelques secondes, j’ai le temps d’imaginer le pire. Jusqu’à ce que mon regard tombe sur son jean remonter jusqu’à mi-hanche, la braguette grande ouverte et son ventre arrondis qui clairement ne pourra être couvert par le bout de tissus. Et dire que pour une fois, j’allais partir à l’heure. Partir maintenant, ce serait déclenché une guerre à la minute où je passerai de nouveau la porte d’entrée ce soir, alors je lâche mes clés et me dirige vers la future maman sur le point de fondre en larmes. Et il faudra près de quinze minutes pour la convaincre qu’elle est magnifique, que c’est normal que son ventre soit en train de s’arrondir. J’ai tout tenté, lui proposer d’enfiler une robe, ce qui reste pratique, en lui assurant que l’on irait faire les magasins dès le lendemain, jusqu’à finir par lui proposer de mettre un jogging et un tee-shirt à moi. Elle a opté pour la dernière option après une nouvelle crise de larmes et je me suis mordu la lèvre bien trop fort pour ne pas éclater de rire en voyant que même mon tee-shirt le plus large sera bientôt trop petit pour elle. Elle a quand même vu mon amusement Jill et elle a décider de partir bouder dans le salon en s’exclamant que seul Logan était gentil avec elle dans cette maison. Et bien entendu, il a rappliqué en courant pour se coller à elle, se traître. J’ai tout de même eu le droit à un baiser voler avant de partir en courant vers ma voiture. Sebastian va me tuer.

Il adore ce genre de réunion mon frère. Il aime asseoir son pouvoir, me rappeler que papa lui a demandé d’être à la tête des opérations. Ça le fait jouir de se montrer au-dessus de tous. Il a institué le rendez-vous hebdomadaire et je n’ai absolument le droit à aucune excuse pour y échapper. Pourtant, j’ai tenté, au début. Puis j’ai fini par abandonner. Si je joue selon ses règles pendant une heure, il arrive qu’il me laisse tranquille. Parfois.

Je monte les escaliers en pressant le pas, m’arrête dans le couloir pour retirer mon alliance et la glisser dans la poche de mon jean avant d’entrer dans son bureau. Cet endroit que je déteste. Si froid, si impersonnel. Si Sebastian. Il m’attend avec son air renfrogné, m’adresse à peine un bonjour avant de se lancer dans le vif du sujet. « Toujours un plaisir de te voir ! » Je soupire et fini par prendre place sur une des chaises en face de son bureau. Une torture pour le dos qui démarre. « Clément Winchester. Où en es-tu ? Vous avez enregistré une chanson que tu peux me faire écouter ? » Je fronce les sourcils et croise le regard de mon aîné. Comment il a entendu parler de Clément ? Il est encore allé fouiller je ne sais où. « Je ne fais qu’aider Clément. » Il n’est pas un client, ne le sera probablement jamais. Il avait juste besoin de conseil le gamin, il était paumé. « Il ne cherche pas à avoir un contrat avec nous. Je donne parfois un coup de main à la Northlight, il avait juste besoin de conseils, c’est tout. » T’as pas autre chose à me demander ?

"Toujours un plaisir de te voir !" Je pousse un soupir, car ce genre de remarques donne vraiment à voir à quel point mon frère a huit ans d'âge mental. Ce qu'il appelle haut potentiel émotionnel, j'appelle faible potentiel intellectuel, et ça se révèle constamment vrai. J'espère juste qu'il ne parle pas à nos clients avec ce ton vaguement sarcastique et humoristique. "Je ne fais qu’aider Clément. Il ne cherche pas à avoir un contrat avec nous. Je donne parfois un coup de main à la Northlight, il avait juste besoin de conseils, c’est tout." "Ah oui, les coups de main."  Je prononce ces mots avec tout le dégoût qu'ils provoquent en moi. Leur définition est : travail sans rémunération. L'esclavage a été aboli, que je sache. "A partir de maintenant, tu ne travailles qu'avec des artistes qui font gagner de l'argent à notre entreprise. Je préviendrai la réception qu'il n'est pas le bienvenu ici, jusqu'à ce que je voie un contrat qui me dise le contraire."

Je n'ai pas besoin de regarder ma liste pour savoir le sujet suivant.

"Ta protégée, Amélia, est trop jolie pour que tu continues à la voir en public. C'est une cliente, et tu es le directeur artistique. Si les journaux déforment la nature de votre relation, nous serons obligés d'arrêter de travailler avec elle." C'est juste un avertissement. Il n'y a aucune question à poser. Amélia travaille bien. Sa musique ne me touche pas, mais ils avancent dans sa musique. En revanche, s'il faut choisir entre elle et nous, ce sera toujours nous, car les Fitzgerald passent en premier.

Nous en venons aux choses sérieuses, là où ma colère prend naissance, car chaque semaine, Bailey semble vouloir endommager un peu plus notre maison. Quand c'est avec Amélia, c'est de l'innocence, de l'inconscience, de la naïveté. Mais quand c'est avec Jack Epstein, c'est de la provocation et de la malveillance. "Je vais avoir besoin que tu te concentres pour cette prochaine partie. Regarde mon visage pour voir que je ne plaisante pas du tout." Une pause, et je regarde Bailey droit dans les yeux. Je prononce la phrase suivante en l'articulant lentement, pour qu'elle s'imprime à jamais dans le cerveau de mon frère. "Si tu remets encore une fois les pieds chez Jack, tu es viré." Mon regard est d'acier et mon visage de marbre. Je n'ai pas un sourire à perdre pour les stupidités de Bailey.

"J'imagine que tu étais là-bas à cause de la chansonnette que tu lui as envoyé par mail. Il y a tellement de problèmes que je ne sais pas par où commencer. Numéro un : tu montres de la faiblesse en allant demander de l'aide à un compétiteur. Numéro deux : tu te tournes en ridicule en envoyant un morceau qui n'est pas prêt, avec des paroles écrites par un enfant de quatre ans qui tombe amoureux pour la première fois." Je me lève, car il faut que j'évacue un peu de cette frustration qui fourmille dans mon corps. Je ne devrais pas avoir à expliquer des principes aussi fondamentaux et simples du business, mais bien sûr, Bailey n'a jamais eu à gagner sa vie, à avoir des responsabilités, à faire les choses correctement, donc il se permet tout. C'est un enfant gâté. J'explique, donc, tout en faisant les cent pas dans le bureau. Je marche derrière Bailey, il ne voit pas mon visage, il n'entend que ma voix, et pour une fois, je sais qu'il écoute.

"Ce qui pose problème, Bailey, ce n'est pas que je n'aime pas ta chanson, parce que ça on s'en fout, je ne suis pas là pour aimer ou ne pas aimer la musique qu'on produit. Non, ce qui pose problème, c'est que c'est un coup à tuer une carrière. Si le public entend cette chanson, si Jack décide de la rendre publique, ou n'importe quel hacker d'ailleurs, plus personne ne nous fera confiance pour produire de la musique, parce qu'ils seront trop occupés à se moquer de ton manque de talent. Tu comprends ? Tu dois mettre le groupe avant tes prétentions artistiques."

Je me calme enfin, et, tandis que je me rassois, je conclus : "Chante sous la douche, comme tout le monde."

@Bailey Fitzgerald

« A partir de maintenant, tu ne travailles qu'avec des artistes qui font gagner de l'argent à notre entreprise. Je préviendrai la réception qu'il n'est pas le bienvenu ici, jusqu'à ce que je voie un contrat qui me dise le contraire. » L’argent. Toujours l’argent. Il n’a que ce mot à la bouche Sebastian. Il n’y a que cela qui le motive dans sa triste existence, l’idée de pouvoir se faire encore plus d’argent qui laissera dormir dans un compte en banque pour son seul plaisir personnel. Il est vénal comme ça mon frère et cela ne cesse d’empirer depuis que papa lui a donné plus d’importance au sein du label, ici, à Brisbane. Il pense pouvoir me commander à la baguette. Il veut faire de moi son pantin. Cela aurait fonctionné, il y a encore quelques mois. Je ne compte plus me laisser faire désormais. On ne fait pas le même métier, lui et moi, il déteste la musique. Il n’a pas sa place ici. « Si tu me laissais faire, je pourrais bientôt proposer un contrat à la Northlight et toute leur chanson originale passerait par nous. » Il est là mon plan, mais contrairement à lui, je ne me sers pas des gens pour arriver à mes fins. J’en discute de plus en plus avec Charles, mais Rome ne s’est pas construit en un jour. « Je suis à deux doigts de convaincre Charles. » Laisse-moi faire ça Sebastian. Je sais que je peux y arriver, je dois encore gagner un peu la confiance du metteur en scène et surtout du directeur de la troupe.

Je n’ai pas le temps d’argumenter bien plus longtemps, il continue dans sa liste de reproches Sebastian. Il en vient à parler d’Amélia et immédiatement, je me tends sur ma chaise. Qu’il la laisse tranquille. « Ta protégée, Amélia, est trop jolies pour que tu continues à la voir en public. C'est une cliente, et tu es le directeur artistique. Si les journaux déforment la nature de votre relation, nous serons obligés d'arrêter de travailler avec elle. » Je suis marié. « Elle a vingt-quatre ans… » que je préfère lui répondre alors que soudainement le poids de mon alliance semble devenir si lourd dans la poche de mon jean. Il ne pourra jamais comprendre ce genre de chose, il ne sait même pas avoir une relation avec un être humain. « Amelia reste avec nous, que ça te plaise ou non. » Il pourrait mettre à feu et à sang le travail que j’ai accompli ces cinq dernières années si ça lui chante, mais jamais je le laisserai détruire la carrière de la jeune femme. Elle est bien trop prometteuse, son talent est rare et on se doit de le promouvoir, de le protéger. Et si ma relation avec la jeune femme lui déplaît, c’est le dernier de mes soucis.

Enfin c’est ce que je pensais.

Il a gardé le meilleur pour la fin Sebastian. Il sait comment abattre les cartes. « Je vais avoir besoin que tu te concentres pour cette prochaine partie. Regarde mon visage pour voir que je ne plaisante pas du tout. Si tu remets encore une fois les pieds chez Jack, tu es viré. » Et mon cœur loupe un battement ou deux. « Comment… » Je n’ai pas le temps d’en placer une, qu’il attaque encore plus fort. « J'imagine que tu étais là-bas à cause de la chansonnette que tu lui as envoyé par mail. Il y a tellement de problèmes que je ne sais pas par où commencer. » « Comment tu sais tout ça ? » J’ai envoyé ce mail à Jack, il y a des mois de cela. Je voulais son avis sur ma musique. Comment Sebastian a eu accès à tout cela ? C’est mon adresse mail. Ce n’est clairement pas le problème majeur lorsque mon frère ne cesse de frapper là où ça fait mal. Il a souvent tenté de me déstabiliser. Jamais il n’avait attaqué un sujet qui me soit si personnel dans le domaine professionnel. Des paroles dignes d’un enfant de quatre ans, un projet non terminé et si fade à son goût. Il enchaîne les uppercuts sans que je n’aie le temps de reprendre ma respiration. S’il cherchait le point sensible, il a gagné…

Les battements de mon cœur s’accélèrent, résonnent dans mes tempes alors que Sebastian s’amuse à me tourner autour tout en martelant ses propos. Tuer une carrière. Se moquer de mon manque de talent. Il ne me touche pas et pourtant, j’ai la sensation se sentir sa main sur ma nuque qui ne cesse d’appuyer pour me maintenir la tête sous l’eau. Je ne sais plus comment reprendre ma respiration. Mes doigts se resserrent autour du stylo que je faisais tourner depuis le début de cette réunion. Je serre si fort que le plastique se fissure dans un craquement assourdissant qui résonne dans la pièce vide. Il a écouté ma musique. Il a franchi la barrière de trop. Cette chanson, c’est toute mon histoire avec Jill. C’est tout ce que j’ai caché depuis des années. C’était ma fierté… Et il vient de la briser en mille morceaux. J’inspire douloureusement alors qu’il reprend place sur son trône. « Chante sous la douche, comme tout le monde. » Le coup de grâce. Tu ne seras jamais assez bien Bailey. T’es qu’une merde. Tu pensais pouvoir faire de la musique ? C’est un ramassis de connerie, des notes qui ne s’assemblent pas, qui sonne si fausses les unes avec les autres. Il a forcément menti Epstein lorsqu’il m’a dit aimer la chanson. Il a passé des heures à travailler la mélodie avec moi et je lui ai fait perdre son temps. Pourtant, il a du talent Epstein. Et lorsque mon regard croise à nouveau celui de mon frère, je m’imagine me lever, passer mes doigts autour de sa gorge et serrer. Toujours plus fort. Juste pour qu’il se taise. Pour le voir disparaître. En réalité, je n’ai pas bougé de ma chaise depuis le début de son laïus et je me noie seul dans un coin de ma tête. En réalité, je le laisse gagner en cherchant ma respiration, en laissant les émotions prendre le dessus. Une fois de plus, je ne suis qu’un gamin apeuré en face de lui. « J’ai jamais eu l’intention de rendre ça public. » La voix qui tremble, le regard fuyant. L’idée m’a effleuré l’esprit, mais jamais je ne lui dirais ça. Elles sont à moi ces chansons, rien qu’à moi. Il n’avait pas le droit de se mêler de ça.

Et je tente de me relever face au regard écrasant de mon aîné. J’ai la poitrine qui se soulève à un rythme presque inquiétant et pourtant… J’ose croire que je pourrais m’en relever, que je pourrais lui tenir tête. Je me suis promis de ne plus jamais le laisser faire. On doit faire front ensemble. Je ne dois pas lui laisser tout le terrain. Même si je tremble, même si rien ne semble faire cohérence dans mon esprit tant ses paroles rebondissent contre chaque paroi de mon crâne. T’es un moins que rien Bailey. « J’ai écrit les trois-quarts de chansons qui ont fait la réputation du label en Australie. » L’argument est si faible que l’on pourrait en rire. Pourtant, il est tout ce qu’il y a de plus vrai. Et jamais Sebastian n’a été tenu au courant. À l’époque, il était loin. À l’époque, je gérais les choses comme je le voulais ici. Et loin de la pression de mon paternel et de mon frère, je m’étais mis à écrire pour nos nouveaux artistes en créditant le tout sous un faux pseudo. L’argument est faible, mais il est là. Il m’aide à relever les yeux vers lui, à lui tenir tête aussi fébrilement soit-il. Une proie face au loup. « Et tu sais aussi bien que moi que les ventes ici sont meilleures qu’en Angleterre. » Les chiffres sont là pour le prouver que cela lui plaise ou non. Ces deux dernières années, les artistes australiens ont plus rapporté au groupe. Si ma voix cessait de trembler, mes dires auraient sûrement plus de crédits à ses yeux. Si la sensation d’échec me laissait un tant soit peu de répit, mon argumentation serait bien plus violente, bien plus cinglante. Mais t’es rien qu’une merde Bailey. « Ce que je fais de mon temps libre ça ne te regarde pas Sebastian. » Ne fais plus jamais un commentaire sur ma musique. Il n’y en aura probablement plus jamais. L’envie de quitter son bureau pour aller brûler les carnets que je garde précieusement depuis des années, ne cesse de me démanger. Il a tout brisé en quelques secondes, il m’a volé ma fierté. Il est en train de gagner. La victoire est pour lui, je le sens, je le sais… Je voudrais juste lui faire croire que je maîtrise encore un peu les choses. « Tu veux qu’on parle du dernier gars que tu nous as déniché ? » Un mec sans talent et sans âme. Juste comme lui. Ou un raté. Juste comme moi.

"Si tu me laissais faire, je pourrais bientôt proposer un contrat à la Northlight et toute leur chanson originale passerait par nous. Je suis à deux doigts de convaincre Charles." J'acquiesce. Si Bailey a un plan qui peut nous apporter de l'argent, qu'il continue. Quant à son hypocrisie d'appeler ça un coup de main, c'est risible, mais que voulez-vous, les personnes qui se prétendent morales font tant d'efforts pour se convaincre elles-mêmes. L'important est qu'il aille dans la bonne direction, pour une fois. "Entendu." Je note cela sur mon carnet, et continue.

Amelia. "Elle a vingt-quatre ans…" Je suis accablé par le manque d'esprit pratique de mon frère, et son incapacité à maintenir une conversation cohérente. Qu'est-ce que son âge vient faire là-dedans ? "Amelia reste avec nous, que ça te plaise ou non." Si seulement il pouvait être aussi déterminé lorsqu'il s'agissait de sa propre vie, si seulement il pouvait être aussi certain au sujet de ce qu'il ressentait. Son cerveau devait être une grotte remplie d'échos et de toiles d'araignées. "Amelia reste avec nous jusqu'au jour où il y aura un article dans un tabloïd. Pense à ça la prochaine fois que tu voudras l'inviter prendre un café, ou qu'elle passe chez toi parce qu'elle a trouvé des paroles inspirées." Je ne demande qu'à séparer le professionnel du personnel.

Et enfin, le sujet principal de la réunion : Bailey et Jack, qui s'amusent à composer une fois que les parents ont le dos tourné.

"Comment... Comment tu sais tout ça ?" Mon visage ne bouge pas d'un millimètre. Ma respiration reste paisible. Je ne réponds jamais aux questions rhétoriques. Je n'en pose jamais non plus. Elles sont une erreur du langage et de la nature. Et Bailey qui s'étouffe. Je le revois à trois, six, neuf, douze, quinze ans, toujours pareil, le regard qui divague, le souffle saccadé, incapable de se contrôler, que ce soit en privé ou en public. J'ai le temps. Je jette un oeil aux notifications sur mon téléphone, et lis rapidement deux emails que j'ai reçus sur les résultats du marketing au sujet d'un nouvel album. Ce n'est pas prometteur ; il faudra que je descende discuter avec eux d'une nouvelle stratégie. Bailey me fait perdre mon temps, comme d'habitude. "J’ai jamais eu l’intention de rendre ça public." Toujours à côté du sujet. Je n'ai jamais dit que ce serait lui. N'importe qui pouvait avoir accès à ce mail, ce n'était pas difficile.

"J’ai écrit les trois-quarts de chansons qui ont fait la réputation du label en Australie. Et tu sais aussi bien que moi que les ventes ici sont meilleures qu’en Angleterre." J'ai un premier sourire, enfin. Je sais reconnaître les mérites des autres quand ils en ont. "Intéressant." Je note sur mon carnet cette information qui me sera sûrement utile. Des artistes incapables d'écrire, il y en avait mille, et si Bailey peut inventer sur commande des paroles creuses qui se vendent, ce sera toujours bon à prendre. "Ce que je fais de mon temps libre ça ne te regarde pas Sebastian." Je penche la tête vers la droite tout en examinant son visage contracté. Il va mourir jeune, s'il continue de s'emporter dans des conversations comme celles-ci. On parle de travail, pas de vie ou de mort. "Si tu envoies les résultats de ton temps libre à Jack Epstein, ça me regarde."

"Tu veux qu’on parle du dernier gars que tu nous as déniché ?" Ah, le dernier point de la réunion. C'est satisfaisant quand Bailey fait avancer les choses au lieu de les interrompre. "DJ Gavvo." Je soupire, car ce nom est ridicule. "Il a un grand succès dans les festivals d'électronique en Asie du Sud-Est. C'est un marché intéressant. Ils achètent notamment beaucoup de produits dérivés. Est-ce que tu aimerais prendre des mesures pour améliorer sa musique ?" S'il en a envie, qu'il le fasse. La musique populaire m'intéresse peu dès qu'on sort des chiffres. Je fais entièrement confiance à Bailey pour ajuster le volume de la deuxième mesure s'il cela lui chante.

"Quelque chose d'autre que tu aimerais évoquer ? Je dois voir l'équipe marketing." Seul, bien entendu. Bailey comprend le rythme de la batterie et l'amplificateur d'une guitare, mais je ne le laisserai jamais prendre le pas sur le commercial.

@Bailey Fitzgerald

« Amelia reste avec nous jusqu'au jour où il y aura un article dans un tabloïd. Pense à ça la prochaine fois que tu voudras l'inviter prendre un café, ou qu'elle passe chez toi parce qu'elle a trouvé des paroles inspirées. » C’est plus fort que moi, je lève les yeux au ciel. Il envisage constamment le pire Sebastian. Et jamais je n’admettrais qu’il a probablement raison, que les tabloïds pourraient se méprendre sur ma relation avec la jeune femme. Ils sont assez idiots pour faire couler de l’encre sur n’importe quel sujet et la relation d’un producteur avec une de ses protégées, ce sont les gros titres assurés. Je soupire malgré tout, parce que je ne changerai pas ma relation avec la jeune femme. Elle a besoin de mon aide que ce soit professionnellement ou dans sa vie privée et en aucun cas mon frère pourra venir se mettre en travers de cela.

Je pensais qu’il allait continuer à évoquer des points sans fondements comme ce dernier. Qu’il voulait encore un peu asseoir son autorité, que ça allait me glisser dessus et que l’on repartirait chacun de notre côté.

Mais il a toujours une longueur d’avance Sebastian.

Il sait parfaitement comment me déstabiliser, comment prouver, une fois encore, qu’il est plus apte que moi. Et il ne se gênera jamais pour m’écraser, pour me rappeler que je suis un moins que rien. Je baisse encore dans son esprit rien qu’en aillant l’audace de travailler avec Epstein. S’il savait tout ce qui se trame dans son dos à l’heure actuelle… Mais face à mon aîné, je perds pied. J’oublie les promesses faites avec Ginny, le début de plan que l’on a échafauder du mieux que l’on pouvait. J’oublie tout et je me noie parce que c’est l’effet que les paroles de Sebastian auront toujours sur moi. J’en perds le fil de la conversation, je tente tant bien que mal de garder la tête haute, mais je vois déjà dans son regard qu’il sait avoir gagné. Mes maigres explications n’y changeront rien. Il garde la main mise sur moi avec ses menaces déguisées. « Si tu envoies les résultats de ton temps libre à Jack Epstein, ça me regarde. » Parce qu’il ne faudrait surtout pas que ça se sache. Il est l’ennemi Epstein, celui que l’on surveille de près, que l’on cherche à tenir en laisse. « Ce n’est pas Epstein qui te fera de l’ombre. » En rien, il ne cherche à devenir notre concurrence. Il a une vision bien différente du business. Jack ne fait de la musique que pour son plaisir, que par passion. Tout le contraire de l’image que Sebastian cherché désespérément à construire pour le groupe familial. Ce n’est pas Epstein qui te fera de l’ombre mon frère, ce sera probablement moi. Même si ses paroles sur ma musique resteront à jamais graver et abîmeront le reste de mon travail pour un long moment.

Changer de sujet pour détourner son attention de ma personne. Parler de sa dernière découverte, un pseudo DJ qui vous fait saigner les oreilles. « Il a un grand succès dans les festivals d'électronique en Asie du Sud-Est. C'est un marché intéressant. Ils achètent notamment beaucoup de produits dérivés. Est-ce que tu aimerais prendre des mesures pour améliorer sa musique ? » Énième soupire de ma part. « Il a un nom à chier. » DJ Gavvo alors que le gamin s’appelle Kevin. Je me demande bien où il est allé pêcher une telle idée. « Et ce n’est pas de la musique, c’est juste du bruit. » Du bruit qui n’as rien de cohérent, qui est horrible à écouter, mais qui selon les dires de mon frère fonctionne en Asie. Alors, on pardonne le manque de talent. Tant que l’argent coule à flots n’est-ce pas… « C’est des types comme lui qui abîment l’image du groupe, Sebastian. » Plus les mois passent, plus on se fait coller l’étiquette mainstream sur le front. Mon enfer personnel qui devient bien trop réel.

« Quelque chose d'autre que tu aimerais évoquer ? Je dois voir l'équipe marketing. » Autrement dit, il va aller gueuler sur quelqu’un d’autre et distribuer quelques menaces supplémentaires. « Tu comptes faire quoi pour tous les concerts qui se font annuler avec la situation actuelle ? » J’ai déjà passé trois de mes nuits sur notre planning des tournées. C’est devenu un véritable casse-tête chinois. Et je sais que je vais avoir l’attention de Sebastian sur ce sujet. On est en train de perdre des millions avec la crise sanitaire que subit le monde. « J’ai tenté de reprogrammer ce que je pouvais, mais ça ne cesse de durer dans le temps. Je sais même pas quand les salles de concerts pourront ouvrir à nouveau… »

"Ce n’est pas Epstein qui te fera de l’ombre."
"Là-dessus, enfin, nous sommes d'accord."

Bailey rechigne à l'idée de travailler avec DJ Gavvo, bien entendu. Il ne peut jamais faire son travail sans se plaindre. Si ce n'est pas un artiste qu'il a choisi personnellement dans un bar miteux au fin fond d'un quartier hipster, il décide que la personne n'a aucun intérêt. Il est rempli de préjugés et se croit le plus ouvert d'esprit de nous deux. "Le nom n'est pas négociable, car il a déjà une marque. Le bruit, c'est ton affaire, tu es payé pour ça." Je crois rêver lorsqu'il ose parler de notre image, lui qui va pleurer ses insécurités dans les bras d'Epstein. Il n'est pas capable d'établir une stratégie sur le long-terme et de la suivre ; il n'a pas la moindre idée de comment fluctue l'économie ou la bourse ; c'est un enfant qui emploie des mots dont il ne connaît pas la définition. Je ne réponds pas, car cela risque d'être cinglant, et j'ai besoin qu'il soit en forme pour faire son travail.

"Tu comptes faire quoi pour tous les concerts qui se font annuler avec la situation actuelle ? J’ai tenté de reprogrammer ce que je pouvais, mais ça ne cesse de durer dans le temps. Je sais même pas quand les salles de concerts pourront ouvrir à nouveau…" Je relève les yeux vers lui, intrigué qu'il essaye de parler d'affaires avec moi. Il sait qu'il est sur un terrain où il arrive en perdant, ce qui est impressionnant à son échelle. "Je vais annuler tous les évènements publics et me concentrer sur la création de contenu qui peut être acheté, écouté et visionné en ligne. Par ailleurs, je suis en train de finaliser des partenariats avec des marques diverses, notamment de luxe, pour mettre en place des concerts privés extrêmement chers dès que la situation sera rétablie. Nous avons assez d'économies pour nous permettre une période de creux, pendant laquelle nous faisons primer ce qui peut se faire : l'écriture, la composition, l'enregistrement, et la préparation des campagnes marketing."

Je n'attends pas son opinion, qui ne m'intéresse pas du tout, car ce n'est pas son domaine. Je me lève, prends mon carnet, mon stylo plume, et mon téléphone portable, et l'invite à me suivre dans le couloir. Lorsque nous arrivons au niveau du marketing, je pointe du doigt la sortie, pour qu'il ne se méprenne pas sur mes intentions. "J'ai besoin d'une démo de DJ Gavvo le mois prochain. Je compte sur toi." Sur ce, j'entre dans l'espace marketing, avec un regard qui déjà les fait frémir.

@Bailey Fitzgerald