❝ trouble on my left trouble on my right ❞ IRINA & LEENA
Boum. La porte du bus qui claque lourdement derrière elle. Leena l'entend à peine, la musique à fond dans ses écouteurs étouffe les bruits du dehors. Elle regarde les rues défiler, tente de ne pas chanceler à chaque arrêt brutal du véhicule, écrase à deux reprises les pieds de son voisin, s'excuse d'un sourire gêné. Elle se fait écraser contre la vitre par le flot ininterrompu de passagers. La jeune femme n'y prête même plus attention. Si ça la dérangeait vraiment, elle aurait rassemblé ses menues économies pour passer son permis. Elle avait trop peur de la route, en plus. Elle aurait probablement été un danger public. Boum. Les portes se renferment une nouvelle fois derrière alors qu'elle pose enfin un pied dehors, trente minutes après avoir pénétré dans cet enfer ambulant. Le ciel est bleu, mais un vent frais lui parcourt l'échine et la fait frissonner. Elle croise ses bras contre sa poitrine, se recroqueville un peu plus contre elle-même, à la recherche de chaleur. La musique continue de battre dans ses oreilles, elle n'entend pas les cris qui fusent, au loin. Boum. Leena vient d'enlever ses écouteurs, elle les fourre nerveusement dans sa poche, et entend la lourde porte du bâtiment se refermer derrière elle. Trois claquements de porte plus tard, elle est enfin arrivée à destination. Elle se dirige précipitamment vers l'accueil.
“Leena Maddox. Je suis là pour Paul” annonce-t-elle à l'employée (ou à la bénévole ? Elle n'en savait rien). Leena est nerveuse. Elle ne s'était jamais sentie à l'aise, ici. Pourtant, des endroits glauques, elle en avait fréquenté au cours de sa carrière. Elle avait travaillé avec des réfugiés politiques dont les histoires lui faisaient monter les larmes aux yeux, avec des prisonnières dont les récits l'empêchaient parfois de dormir. Mais ici, dans ce centre qui pourtant n'était pas objectivement glauque, Leena ressentait toujours ce sentiment d'oppression. Quelque chose d'un peu troublant, de déprimant, voire d'un peu effrayant. L'australienne n'aimait pas trop s'y rendre – évidemment, elle le faisait, pour son travail. Elle aurait pu aller au milieu du désert, si le devoir l'y appelait. Mais il y avait une aura, ici, qui la dérangeait, qui la rendait nerveuse.
Leena aperçoit une présence à ses côtés, et lève la tête brusquement. Irina. Elle ne l'avait pas vu arriver – elle ne la voyait jamais arriver, de toute manière. Aucune expression particulière sur son visage. “Oh, salut Irina”. Leena sourit doucement, surtout par politesse, car elle n'éprouvait pas particulièrement de sympathie pour la dirigeante du centre. Elle ne la voyait que très peu, d'ailleurs ; toujours partie à droite à gauche. Leena pensait parfois que c'était peut-être par manque d'intérêt pour le centre, mais elle ne pouvait en être certaine. “Est-ce que... tu vas bien ?” La politesse continuait. Le professionnalisme avant tout. Irina la regarde d'un drôle d'air, ses yeux noirs et indéchiffrables posés sur Leena. La russe était probablement l'élément principal de la nervosité de Leena, ici. Elle et les étranges rumeurs qui la précédaient.
Elle se fiche de l'interdiction et de la forte intimidation qu'on lui a fait subir pour refroidir ses envies de eevenir au refuge : elle y est allée quand même. Irina y est allée quand même, parce qu'il lui semble intolérable de ne plus jamais revoir la chambre de Jessica. Impossible de laisser celle-ci dans l'état où l'ont laissée les flics, sens dessus dessous et sans le moindre respect pour la vie qui l'a habitée. Impossible de conclure une histoire, toute brève fut-elle sur une simple destruction qui n'aura été orchestrée ou décidée par aucune d'elle. C'est s'avouer coupable, de bien des manières, mais aussi vaincue, et Irina ne tolère plus sa propre faiblesse. Un pas décidé l'amène jusqu'au refuge, où elle fait fi des questionnements des quelques bénévoles qui sont déjà sur place : c'est elle qui dirige, après tout. Dominic comprendra. Le conseil décisionnel un peu moins, mais elle fera sans leur argent. Ce n'est pas aujourd'hui qu'elle se pliera à la volonté de vieux hommes blancs qui n'ont jamais placé ni foi ni confiance en ses décisions, toute absente soit-elle pour les mettre en place.
L'ambiance sur le site est éteinte, presque sinistre : les habitants actuels baissent la tête quand ils la croisent, quand ils se croisent les uns les autres. Chacun refuse de parler, parce que ça signifierait d'en venir fatalement au sujet qui fâche. Une possibilité que chacun veut écarter parce que, même deux semaines après la découverte du corps, personne n'est encore prêt à y poser des mots. Encore moins à s'ouvrir à la possibilité d'admettre la culpabilité de leur bienfaitrice. Et à lire dans leurs yeux, cette conviction est évidente. Plusieurs des réfugiés ont déjà quitté les lieux, en dépit de la précarité qu'ils retrouveraient à la sortie. Maya, l'ancienne colocataire de Jessica, est partie à la seconde où le corps de celle-ci a été retrouvé. Trop d'affect, trop de confiance trahie, trop de peur d'allonger la liste des victimes avec son prénom... En fait, le refuge ne va pas fort. Plusieurs investisseurs ont déjà parlé de retirer leurs signatures et les bénévoles craignent pour leur réputation. Les réfugiés, au même rang que leur consœur disparue, craignent être les prochains. Une chose est sûre : l'accident, il semble plus sûr de l'appeler ainsi, a visé directement l'un des leurs, au cœur de leur intimité. Un refuge n'en est pas un, quand un de ses habitants se fait tuer ; qu'importe s'il y était le jour de sa mort ou non. Qu'importe le motif, l'endroit, le mode : un refuge cesse d'en être un quand un de ses membres meurt. C'est comme ça.
Irina ne se formalise pas des regards de travers, des oeillades emplies de crainte : elle s'en accoutume en fronçant davantage les sourcils. Toujours cet air sévère, cet air froid, celui qui inspire la crainte et la rassure dans son cocon fragile. Elle n'était là que pour les affaires de Jessica – qu'elle y soit autorisée ou non. Elle gravit résolument les quelques marches vers l'accueil, prête à dépasser la secrétaire sans même un regard, mais une présence l'interpelle. Elle aurait reconnu Leena de dos, et habituellement, aurait expédié leur rencontre avec la brièveté la plus formelle. Aujourd'hui, et d'un coup, elle a besoin de s'attarder. “Ça va." Voix neutre, indéchiffrable : Irina est égale à elle-même, même dans sa plus grande détresse. Elle ignore si Leena a entendu parler du meurtre, si elle vient lui annoncer qu'elle ne viendra plus bosser auprès des réfugiés ici, ou si ce n'est qu'une énième visite sans encombres sur son tableau. Quoi qu'il en soit, elle est prête à briser ses attentes. “Il faut que je te parle.” Elle n'a jamais eu d'affinité particulière envers Leena, et celle-ci lui a bien rendu : une relation cordiale, rien de plus, rien d'engageant. Elle se demande à quel point aujourd'hui risque de changer la donne. D'un regard, Irina lui intime de sortir dans le couloir, et la devance pour aller dans le jardin, à l'abri des oreilles indiscrètes.
“Tu as entendu, je suppose.”
Son regard la sonde, cherche une réponse interne qui pourrait s'éclipser de ses mots. Elle ne laisse pas le silence s'appesantir, poursuit : “Quoi qu'il en soit, mon avocate m'a parlé d'une autre affaire de disparition. Ça pourrait être lié. Ça concerne un garçon qui a disparu il y a dix-huit ans. Un certain Adam. Ça te dit quelque chose ?” Même regard inquisiteur, incisif. Trêve de badinages : cette fois, c'est elle qui a besoin de réponses.
❝ trouble on my left trouble on my right ❞ IRINA & LEENA
Plusieurs mois déjà que Leena venait travailler au refuge, et plusieurs mois qu'elle ne parvenait pas à s'habituer à la présence d'Irina. Ça n'était pas dans son habitude d'être effrayée par ses supérieurs – par quiconque, d'ailleurs. Leena était d'une nature amicale, extravertie, joviale. Optimiste éternelle, elle avait toujours tendance à voir le bon dans chaque personne et à ne jamais juger un livre par sa couverture. Mais avec Irina, tout était différent. Elle n'avait jamais réussi à aller plus loin que la couverture, justement. Incapable de déchiffrer ce qui se passait derrière ce regard froid et énigmatique. Et puis, Leena avait entendu les rumeurs, comme quoi elle aurait tué un type avec son pouce, quand elle était plus jeune. Elle n'était pas du genre à croire sur parole ces commérages de bas étages, et elle doutait même à plus forte raison qu'il fut possible pour quiconque de tuer quelqu'un avec seulement un doigt ; mais ces rumeurs lui faisaient froid dans le dos, tant il collait avec l'idée que Leena se faisait d'Irina. Elle essayait de se redonner une contenance en se disant qu'elle ne pouvait pas être si mauvaise qu'on le prétendait, elle avait quand même ouvert un refuge pour les personnes sans-abris ; quelle personne sans cœur aurait fait ça ? Mais même cet élément ne parvenait pas à rassurer Leena, à la persuader qu'Irina n'était que froide et hautaine. Elle ne l'y voyait pas assez régulièrement pour y croire réellement.
Leena reste courtoise, comme d'habitude. Si Irina ne lui inspire guère confiance – elle lui fait même carrément peur, en réalité -, Leena refuse d'agir aussi froidement qu'elle. Elle continue de lui adresser ce même sourire, qui n'obtient jamais de réponse, avec le maigre espoir qu'un jour le mur de glace se mette à fondre. “Il faut que je te parle.” Immédiatement, Leena est intriguée. Elle a rarement entendu plus de trois mots sortir de la bouche d'Irina, surtout à son égard – leur relation se cantonnait depuis le début à des éléments purement professionnels, et ce seulement quand Irina daignait lui prêter attention. Irina se met en marche vers le jardin, intimant à Leena de la suivre. Sur le chemin, alors que la jeune Maddox essayait tant bien que mal de suivre la démarche rapide et élégante de sa supérieure, elle ne pouvait s'empêcher de se demander ce qu'Irina pouvait bien lui vouloir. “Tu as entendu, je suppose.” Leena fronce les sourcils. Elle n'était pas certaine de savoir à quoi Irina faisait référence. Évidemment, elle avait entendu les rumeurs. Brisbane a beau être une grande ville, les bruits y courent encore plus vite. Au centre, ces derniers temps, Leena avait entendu les employés parler d'un problème qu'Irina avait avec la justice à l'heure actuelle. « Hm, je ne suis pas trop sûre de savoir de quoi tu parles, mais j'ai effectivement entendu parler de... certains problèmes » répond Leena sans trop savoir dans quoi elle mettait les pieds. « Mais je ne suis pas au courant des détails, et euh... ça n'a pas trop d'importance pour moi ».
Le regard d'Irina pesait lourdement sur elle, et le mal à l'aise que Leena éprouvait d'ordinaire quand elle se trouvait à ses côtés se trouvait décuplé par leur isolement. Elle se prit à penser que peut-être, Irina allait la tuer ici, avec son pouce, comme le racontaient les rumeurs. “Quoi qu'il en soit, mon avocate m'a parlé d'une autre affaire de disparition. Ça pourrait être lié. Ça concerne un garçon qui a disparu il y a dix-huit ans. Un certain Adam. Ça te dit quelque chose ?” Le cœur de Leena manqua un battement. Sa poitrine se serra, son souffle se fit plus court. Ce même goût amer dans la bouche, dès qu'on évoquait son prénom. Ça, elle ne s'y attendait pas. « Adam... ? Adam Maddox ? » demande Leena, hébétée. Elle n'était pas dupe ; des Adam ayant mystérieusement disparu à Brisbane il y a dix-huit ans, ça ne pouvait être que son frère. « C'est... c'est mon frère. Il a disparu en 2002 et on ne l'a jamais retrouvé ». La voix de Leena était calme, mais son regard éteint. Elle tentait toujours de comprendre ce que tout ça signifiait. « Mais tu dois le savoir, je suppose ». Quasiment tout ceux qui la côtoyait le savait, de toute façon. Ils savaient que Leena était « la fille qui avait perdu son frère ». Peut-être que Irina l'ignorait, mais elle en doutait un peu. « Ils font faux-pas. Tu peux leur dire. Adam a disparu, ça ne sert plus à rien de chercher ». Leena se referme aussitôt sur elle-même, retrouve un peu ses esprits. « Ils ne trouveront rien, c'est une impasse ». Butée. Butée et persuadée que soit Irina lui raconte n'importe quoi, soit tout cela n'est qu'une erreur. Une grossière erreur.
« Hm, je ne suis pas trop sûre de savoir de quoi tu parles, mais j'ai effectivement entendu parler de... certains problèmes. Mais je ne suis pas au courant des détails, et euh... ça n'a pas trop d'importance pour moi. » Le visage d’Irina ne montre aucun signe de tension supplémentaire et pourtant, son coeur se contracte douloureusement dans sa poitrine. Ce sera donc à elle de lui faire le récit, de risquer d’attirer ses foudres, ou de lui briser le coeur une nouvelle fois avec de faux-espoirs. Une personne de plus à décevoir. Un deuil de plus à raviver. Ses traits durs se tournent vers l’horizon, par-delà le refuge et jusqu’à la rue dont ils sont isolés par une petite cour, et elle se demande ce que Leena a pu entendre à son sujet. Si on va lui ressortir l’éternelle histoire de pouce, ou parler de la disparition du corps de Harry Petersen séparé de sa tête retrouvée dans un barbecue. Mais si curiosité il y a en Leena, la jeune femme la fait taire et la laisse plutôt continuer. Alors Irina enchaîne, détachant les mots les uns des autres pour sonder en même temps le regard de la jeune femme. Elle lui parle d’Adam, l’enfant disparu il y avait de cela dix-huit ans. Elle se garde bien de laisser transparaître une quelconque émotion dans sa voix, mais elle sent que sa voix se fait pressante. Parce qu’Adam est peut-être une chimère, pour Leena ; un souvenir indésirable qu’elle s’efforce de gommer, mais pour elle, c’est un potentiel sauveur. Une rescousse d’une détresse dont elle ne sort plus depuis des jours. Parce que sa disparition et son possible lien avec la mort de Jessica l’innocenterait totalement et entièrement. « Adam... ? Adam Maddox ? » La grande Russe hoche doucement la tête, fixant la jeune travailleuse sociale avec un intérêt grandissant : elle avait plus ou moins fait le lien entre eux, mais à présent elle a hâte de savoir ce que la jeune femme peut en dire.
« C'est... c'est mon frère. Il a disparu en 2002 et on ne l'a jamais retrouvé. »
Nouveau hochement de tête. Un cas horrible, qu’elle a du mal à mettre en perspective dans son cerveau encore dévasté par la mort de Jessica et ravagé par le potentiel d’années en prison. “Je suis désolée”, murmure-t-elle d’une voix légèrement robotique, en n’en pensant que la moitié. Quand Leena sous-entend qu’elle le savait peut-être déjà, elle se contente d’opiner du chef une nouvelle fois - pas besoin de s’étendre sur l’interrogatoire qu’elle a fait passer à Alexandria. Elle a senti la réticence de celle-ci face au sujet, et s’est dit que peut-être cette disparition avait tant affecté le pays que la relier au nouveau meurtre n’était qu’un geste désespéré pour raviver l’espoir. De son côté, Irina ignore que penser, aveuglée par la perspective qu’Adam soit la clé pour son innocence. « Ils font faux-pas. Tu peux leur dire. Adam a disparu, ça ne sert plus à rien de chercher. » Cette fois ses yeux sont empreints de peur lorsqu’elle les relève vers Leena. Une peur incontrôlable, une peur de gamin. “Comment ça ?” demande-t-elle, soudain agitée à la vision d’une Leena balayant complètement et fermement la possibilité. Bêtement, elle aurait pensé qu’une reprise des investigations l’enchanterait. Ce à quoi elle n’avait pas pensé, c’était que celle-ci ne serait plus liée à une disparition, mais bien à un meurtre.
“C’est peut-être une erreur, à ce stade rien n’est sûr.” Elle s’interpose devant la jeune femme, craint de la voir partir en courant pour mieux rejeter ses paroles. Il faut absolument qu’elle l’entende avant qu’il ne soit trop tard. “Mais c’est une possibilité. Comment ton frère a disparu ? Parce que mon avocate m’a dit qu’il y avait des similitudes avec…”
Elle a besoin de reprendre son souffle, de se poser un instant : elle pressent qu’un seul mot déplacé, mal choisi lui fera complètement perdre Leena, et qu’elle la tient encore un peu, un tout petit peu. Elle a la liberté de partir, mais Irina doit trouver le moyen de la convaincre. C’est sa ligne de survie qu’elle tient devant elle et elle ne peut pas se permettre une erreur de phrasé. “Tu te rappelles de Jessica ? Elle vivait ici. Blonde peroxydée, yeux en amande, un peu petite…” Elle se raccroche désespérément aux yeux de Leena en priant pour ne pas les voir fuir, tourner la page ; son enveloppe de froideur et d’indifférence se brise un peu sous l’anxiété qui la perfore de toutes parts. “Elle a disparu il y a quelques mois. On l’a retrouvée récemment, mais il y avait des similitudes entre sa disparition et celle de ton frère. Je ne sais pas quoi, exactement, le fichier est privé et mon avocate n’a pas réussi à en obtenir plus, mais ça peut nous aider à comprendre ce qui est arrivé à Jessica. Et peut-être à retrouver Adam.” Elle se demande si la perspective d’un mort, ici au refuge, alertera Leena et la fera revenir à elle. Si l’idée de revoir son frère un jour va animer en elle une envie de se battre. “J’ai besoin de savoir comment Adam a disparu, Leena. J’étais la seule à être proche de Jessica et j’ai besoin de savoir comment ça s’est passé.” Pas pour Jessica, ni pour son âme, ça ne servirait à rien : elle est déjà partie. Peut-être qu’elle reviendra la hanter et qu’elle ne trouvera jamais le repos, mais sur la table d’autopsie, Irina l’a vue : elle n’était plus prête à dire quoi que ce soit. C’est pour elle, qu’elle demande. Parce qu’elle est la seule qu’il reste à sauver et que personne d’autre qu’elle ne le fera à sa place.
❝ trouble on my left trouble on my right ❞ IRINA & LEENA
Leena était complètement déstabilisée. D'abord, parce que c'était la première fois qu'elle entendait autant de mots sortir de la bouche d'Irina. Mais surtout parce qu'elle avait prononcé son nom, le prénom d'un enfant qui aurait dix ans pour l'éternité. Et Leena n'y avait pas été préparée, et comme à chaque fois, elle sentait ses forces l'abandonner. Dix-huit ans plus tard, rien n'était facile. Toujours pas. Probablement que ça ne le serait jamais, malgré les années de thérapie. Leena n'osait même pas imaginer les raisons qui poussaient Irina à lui parler de ça, parce que ce qu'elle entrevoyait lui déplaisait fortement. "Une autre affaire de disparition", "ça pourrait être lié". Non, impossible. Irina n'était pas la première personne à lui dire ces choses. Mais à chaque fois, ç'avait été des impasses. Toujours des impasses. Et la jeune australienne avait décidé d'arrêter d'espérer, tout simplement, parce que ça faisait trop mal. Trop mal de se replonger dans les mêmes dossiers, de répondre aux mêmes questions. “Comment ça ?” Leena pose son regard sur Irina, qui bizarrement, a l'air agitée. Elle fronce les sourcils, se demandant pourquoi l'affaire de son frère pouvait bien lui faire tant d'effets. Après tout, qu'est-ce qui pouvait relier Irina et Adam Maddox ? "C'est une impasse", lâche Leena peut-être un peu plus sèchement qu'elle ne l'aurait voulu. Elle n'arrivait plus à prétendre, quand il s'agissait d'Adam, et surtout de l'épineuse question de la réouverture de son dossier. Trop sensible, toujours trop récent, malgré les années qui passaient.
“C’est peut-être une erreur, à ce stade rien n’est sûr. Mais c’est une possibilité. Comment ton frère a disparu ? Parce que mon avocate m’a dit qu’il y avait des similitudes avec…" Leena sent la présence presque menaçante d'Irina à ses côtés. Peut-être parce qu'elle se sent métaphoriquement acculée par ses questions, ou peut-être parce qu'elle a l'impression qu'Irina cherche à l'empêcher de prendre ses jambes à son cou. Leena la regarde un peu plus, la mine fermée. "Tu n'imagines pas combien de fois on a pu entendre ça". Paroles prononcées presque contre son gré, réflexe de protection inutile, puisque Irina revient à la charge. “Tu te rappelles de Jessica ? Elle vivait ici. Blonde peroxydée, yeux en amande, un peu petite…” Leena relève la tête, soudainement intriguée par ce que lui raconte Irina. "Oui, je me souviens d'elle...". “Elle a disparu il y a quelques mois. On l’a retrouvée récemment, mais il y avait des similitudes entre sa disparition et celle de ton frère. Je ne sais pas quoi, exactement, le fichier est privé et mon avocate n’a pas réussi à en obtenir plus, mais ça peut nous aider à comprendre ce qui est arrivé à Jessica. Et peut-être à retrouver Adam.” Leena a l'impression que son coeur manque un battement. "Retrouver Adam". Une chimère. Instinctivement, sa main cherche à prendre appui sur le mur le plus proche, tandis que son regard reste figé sur le visage d'Irina. Visiblement, la russe cherche à garder une contenance, mais Leena arrive à deviner le trouble qui l'habite. Les souvenirs douloureux se bousculent dans l'esprit de Leena, ceux dans lesquels on lui annonce la disparition d'Adam, où on l'interroge, où on lui pose les questions les plus atroces.
“J’ai besoin de savoir comment Adam a disparu, Leena. J’étais la seule à être proche de Jessica et j’ai besoin de savoir comment ça s’est passé.” Leena ne sait plus quoi penser. "Je... je suis désolée pour toi. Et pour Jessica. Est-ce qu'elle va bien ?" La brisbanienne se rend compte qu'elle n'a aucune idée si Jessica est encore vivante ou non. "Adam avait dix ans quand il a disparu. C'était un dimanche après-midi, il était parti jouer chez des voisins. Il faisait le trajet très régulièrement, c'était à à peine vingt mètres de chez nous. Il est parti de chez eux pour rentrer à la maison, et c'est là qu'il s'est volatilisé". Les mots sortent presque machinalement, malgré le tourbillon d'émotions qui la secoue. La force de l'habitude, un récit aux mécaniques bien huilées, à force de l'avoir répété. "Une simple recherche internet te donnera tous les détails, si tu veux". Comme si elle-même n'avait plus la force de les énoncer ; à force de les entendre, ils perdaient en réalité, en saveur. "Je préfère te prévenir, Irina. Tu n'es pas la première à venir me voir en me disant qu'une disparition semble liée à celle d'Adam. Pendant un temps, on venait tous les trois mois sonner à la porte de chez mes parents pour nous dire qu'on avait rouvert le dossier, qu'il y avait des similitudes..." Leena reprend sa respiration. Tente de faire passer le goût métallique qu'elle a dans la bouche. "Ça ne donne jamais rien. Le dossier est classé depuis plusieurs années. Parfois, ils ré-essaient, mais... ne te fais pas d'espoir". Paroles étonnamnent dures venant de la douce Leena. "Tu penses vraiment que la disparition de Jessica et celle d'un garçon de dix ans peuvent être liées...?" Le ton est désabusé, mais Leena, furtivement, se reconnaît en Irina. Dans le regard de celle qui cherche des réponses. Mais cette fois, elle n'était pas sûre de pouvoir les lui donner.
Elle devrait le savoir : mieux valait ne pas s’accrocher à des espoirs, surtout faibles comme ils étaient, sous peine de tomber d’encore plus haut. Elle qui avait toujours pensé que son cynisme l’en empêcherait se retrouvait parfaitement démunie de cette froideur méthodique qu’elle pensait avoir : elle s’accrochait. Plus que n’importe qui, plus que Leena, les flics, son avocate, ses proches ; elle espérait que le cas soit lié à celui d’Adam. Qu’importe l’espacement de dix-huit ans (on pouvait le combler avec quelques cold cases pas encore déterrées), le manque de preuves sur le jeune disparu (rien n’expliquerait les insectes disposés de façon complètement aléatoire dans tous les cas), la quasi-impossibilité que les deux cas soient reliés, à part géographiquement, tant qu’Adam ne serait pas de retour : Irina était prête à devenir fervente croyante de toute théorie encline à la sauver, qu’importe sa nature et ses intentions. Et si pour cela il lui fallait briser le coeur de Leena, ou briser le sien à nouveau en mentionnant Jessica, alors elle n’hésiterait pas.
“Elle est morte”, répond-elle sans ambages à la question de la jeune femme. Comment lui faire comprendre que plus rien n’allait ? “On a retrouvé son corps mutilé et décomposé.”
Si son regard est vide, sa voix lutte pour garder sa contenance. Elle le sait : si elle commence à exprimer son deuil maintenant, c’est une spirale dont elle ne sortira plus. Leena n’a rien à savoir, rien à voir. Elle a juste à entendre qu’une des protégées du refuge a disparu, pour la simple et bonne raison qu’en appeler à son empathie est la seule chose qu’Irina peut trouver en acte de bonne foi. "Adam avait dix ans quand il a disparu. C'était un dimanche après-midi, il était parti jouer chez des voisins. Il faisait le trajet très régulièrement, c'était à à peine vingt mètres de chez nous. Il est parti de chez eux pour rentrer à la maison, et c'est là qu'il s'est volatilisé." Leena lui rappelle les détails et plus elle les entend, plus Irina a besoin de se convaincre qu’un rapprochement est possible : elle, elle n’en voit aucun. Mais si des insectes ont été capables d’attaquer à ce point le corps de la jeune femme en moins de deux mois, suffisait que l’enfant ait disparu un peu trop longtemps pour que son corps disparaisse intégralement. L’envisager vivant n’était pour elle même pas une possibilité : son retour rendrait la liaison des deux cas caduques par la simple absence d’un coupable viable. “J’ai déjà fait mes recherches, et je ne sais pas non plus”, avoue-t-elle alors. Elle n’est pas prête à mentionner à Leena ses pires théories, mais elle fera un effort pour lui offrir les plus optimistes, quitte à n’y croire qu’à moitié, encore et toujours.
“Je ne sais pas ce qui peut être lié. Un garçon de dix ans et une toxico de vingt-trois n’ont rien à voir.”
Et sur ça, elle sera incapable de mentir : ça lui paraît trop tordu pour être possible, et tant pis si son attachement à la théorie passe pour celui d’une fanatique ; il en va de sa liberté. “Mais ils ont disparu dans les mêmes circonstances : à deux pas de chez eux, sans que personne ne voie rien. Ils ont été recherchés pendant des jours dans la même zone géographique et on n’a rien trouvé.” Et c’est là qu’elle se rend compte : déclarer que Jessica est morte, c’est inférer qu’Adam peut être dans le même état qu’elle, quelque part, sans qu’on ne se soit rendus compte de rien parce que des promeneurs qui se perdaient dans les grandes forêts qui les entouraient, ça n’avait rien d’anormal, et la nature avait tôt fait de faire son travail de nettoyage. “Ca ne veut pas dire que le même sort a été réservé à Adam”, ajoute-t-elle précipitamment sans trop savoir où la mène sa phrase. Rassurer, bien, et maintenant ? “Il a pu fuir. Il pourrait témoigner, si un élément vient s’ajouter à son dossier.” Et combien de chances que le petit garçon de l’époque ait survécu, oublié son passé sans daigner rechercher sa véritable famille et refasse volontairement surface pour quitter sa nouvelle vie et participer à une enquête policière ? “Et ça nous aidera à éviter d’autres disparitions au refuge. Ces gens ont besoin de nous. Parce que jusqu’à ce qu’on retrouve leur corps à moitié bouffé par les insectes, on se fout de leur sort.” Son ton se durcit ostensiblement : la justice avait plus d’un tour dans son sac pour arriver au moment opportun et redorer son blason. Qu’importe pour les aborigènes foutus en taule sans avoir le droit à un bon avocat qui comprendrait les menaces systémiques qui pesaient sur eux. Tant pis pour les migrants à qui on offrait le quart d’une chance et qu’on renvoyait chez eux au premier dérapage. Tant pis pour elle, qu’il serait pratique de désigner faute de mieux.
“Je peux pas être condamnée pour ce meurtre, Leena. Je ne sais pas comment te demander ça, mais j’ai besoin que tu me croies.” Quitte à ce que cette quasi-inconnue qui ne l’apprécie même pas soit la seule à la croire. “T’as le temps pour un café ? Si tu es là pour Paul, il est parti à un cours de claquettes.” Ultime effort pour la convaincre.
❝ trouble on my left trouble on my right ❞ IRINA & LEENA
“Elle est morte. On a retrouvé son corps mutilé et décomposé.” déclara Irina d'un ton froid et dénué d'empathie qui lui était si caractéristique. Leena se figea en entendant ces paroles. Elle se serait bien passé des détails. Et surtout, puisqu'Irina semblait penser que cette affaire pouvait être de près ou de loin liée à celle d'Adam, elle se serait bien passé d'imaginer qu'un tel sort pouvait être arrivé à son frère. Leena mettait toute son énergie à ne pas imaginer ce qu'il était advenu de lui, préférant se dire qu'il s'était tout simplement volatilisé. Elle pouvait admettre qu'il était mort, désormais, mais imaginer qu'on l'avait profané, torturé, ou qu'importe, la rendait malade. Le dégoût qu'elle ressentait désormais, sa peine immense qui revenait au galop alors qu'elle décrivait l'affaire d'Adam à Irina, se doublait également de la tristesse d'apprendre que cette femme était morte de cette façon. Certes, elle ne la connaissait pas personnellement. Mais il y avait toujours quelque chose d'infiniment vertigineux à imaginer quelqu'un que vous avez croisé, à qui vous avez parlé, finir de cette façon. Ça rendait l'indicible beaucoup trop réel et proche de vous. Leena se demandait vraiment comment Irina pouvait lui parler de tout ça d'une manière si impassible, retranchée derrière ce mur de glace dont elle ne semblait jamais se départir. Parfois, la brune pensait apercevoir une trace de vérité, d'humanité, dans certaines de ses paroles ; mais la russe revenait toujours à cette attitude indéchiffrable qui mettait Leena si mal à l'aise. Elle était d'autant plus mal à l'aise maintenant qu'Adam était concernée. L'australienne protesta contre un quelconque lien qui pourrait exister entre les deux affaires, d'abord par pure rationalité – quel rapport entre un enfant de dix ans et une jeune femme de vingt-trois ans ? - mais aussi parce qu'elle refusait d'imaginer que son frère ait pu subir un sort similaire. Ça allait à l'encontre de tout le récit que Leena avait construit pour surmonter son deuil. “Je ne sais pas ce qui peut être lié. Un garçon de dix ans et une toxico de vingt-trois n’ont rien à voir. Mais ils ont disparu dans les mêmes circonstances : à deux pas de chez eux, sans que personne ne voie rien. Ils ont été recherchés pendant des jours dans la même zone géographique et on n’a rien trouvé.” L'australienne fit non de la tête, déclarant clairement qu'elle refusait de voir un lien entre les deux. Le dossier ne pouvait pas être réouvert, pas pour ça.
“Ca ne veut pas dire que le même sort a été réservé à Adam. Il a pu fuir. Il pourrait témoigner, si un élément vient s’ajouter à son dossier.” Le cœur de Leena se mit à battre plus fort. Apparemment, Irina avait pris conscience qu'elle avait cruellement manqué de tact en évoquant si crûment les circonstances du décès de Jessica. Sa voix se faisait plus précipitée, mais Leena lui répondit avec un calme olympien – même si sa détresse était criante. « Il n'a pas fui, Irina. Où veux-tu qu'un gosse de dix ans aille ? Je me suis rendue à l'évidence : Adam ne témoignera jamais. Il n'est plus là. Je suis désolée mais tu ne peux pas compter sur l'affaire d'Adam pour élucider celle de Jessica ». Discours rôdé, protestations répétées pendant des années. Des années pendant lesquelles Leena se battait contre ses parents pour faire taire leur espoir si douloureux pour elle. “Et ça nous aidera à éviter d’autres disparitions au refuge. Ces gens ont besoin de nous. Parce que jusqu’à ce qu’on retrouve leur corps à moitié bouffé par les insectes, on se fout de leur sort.” La brune fronça les sourcils. Où Irina voulait-elle en venir ? Est-ce qu'elle cherchait vraiment à prendre Leena par les sentiments, à lui faire croire que si elle ne donnait pas son assentissement à la réouverture du dossier d'Adam, ces actes seraient voués à se répéter ? Elle ne pouvait pas croire ce qu'elle entendait, et elle resta de glace face aux paroles d'Irina.
“Je peux pas être condamnée pour ce meurtre, Leena. Je ne sais pas comment te demander ça, mais j’ai besoin que tu me croies.” Le masque se fissurait, Irina se mettait à presque supplier Leena. Situation inédite qui ne manqua pas de bousculer Leena dans ses petites convictions. Et achevait de la plonger dans l'horreur, surtout. Est-ce qu'elle croyait réellement dans l'innocence d'Irina ? Après tout, elle avait entendu les rumeurs. Et si elle était vraiment la psychopathe dont tout le monde parlait ? “T’as le temps pour un café ? Si tu es là pour Paul, il est parti à un cours de claquettes.” Leena la regarde, partagée entre la panique, le dégoût et une pointe de compassion pour cette femme qui semblait complètement acculée par les circonstances. « Si tu veux. Mais tu ne réussiras pas à m'amadouer ». Alors que les deux jeunes femmes se dirigeaient vers l'intérieur du bâtiment, Leena tentait de faire le tri dans ses pensées. Tout se bousculait à vitesse grand V. Et surtout, elle bataillait pour faire taire l'espoir qu'évidemment, chaque perspective de réouverture de dossier ne manquait pas de faire naître en elle. « Écoute, Irina, je suis vraiment désolée que tu sois mêlée à tout ça. Mais tu dois comprendre quelque chose : j'ai mis des années à me remettre de la disparition d'Adam. Des années de thérapie, de psychologues, la totale. Aujourd'hui, j'ai réussi à accepter, à faire mon deuil. Et je ne pense pas que l'on trouve la vérité sur sa disparition un jour » tenta-t-elle d'expliquer le plus diplomatiquement possible. « Et je ne veux surtout pas me lancer dans une réouverture du dossier plus qu'hasardeuse. Je ne peux pas me replonger dans tout ça, surtout que jusque là, je n'ai pas l'impression qu'il y ait assez de preuves tangibles qui me pousseraient à tenter le coup ». La voix de Leena se fait un peu tremblante, elle a atteint les limites de ce qu'elle pouvait supporter. « Je ne suis pas contre l'idée de t'aider, Irina. Si jamais tu obtiens assez de preuves qui justifieraient la réouverture du dossier, pourquoi pas. Mais il faudra voir tout ça avec la police. Je ne veux pas être mêlée à cette affaire ». Et tandis qu'elle disait ça, les paroles d'Irina continuaient de tourner dans sa tête. « Ces gens ont besoin de nous ». Le corps mutilé de Jessica. Elle était bouleversée, et ses convictions étaient beaucoup plus ébranlées qu'elle ne voulait bien l'admettre.
Elle sent la douleur poindre dans la voix de Leena, le trouble évident qu'elle ressent à l'idée que le dossier de son frère soit rouvert. Comment l'en blâmer ? C'est repartir de zéro. C’est effacer tout un processus de deuil long et complexe et des années de traumatisme encore à peine guéri, si à fleur de peau, et à n'importe quel autre moment Irina aurait sûrement laissé tomber. Autant par pitié que par décence – elle aurait détesté qu'on lui promette Jessica une nouvelle fois, simplement pour lui arracher à nouveau, lui faire revivre les interrogatoires, l’autopsie, la culpabilité poignante, les et si qui brûlaient ses lèvres mais jamais ne sortiraient. Une torture en tout point qu'elle n'aurait voulu infliger à personne. Elle en est désolée pour Leena, qui doit non seulement vivre avec le poids d'un mort sur ses épaules mais en plus subir ses assauts sans relâche – elle, une inconnue au mieux, une connaissance dépréciée par exactitude et sans ambages –, mais elle n’a pas le temps de s'égarer en compassion ou en sentiments partagés. Le temps presse et c’est sa liberté qui est en jeu. Sa capacité à prouver son innocence est aussi violente qu'elle prend naissance dans son désespoir, parce que si jusque-là sa parole était tout ce qu'elle avait, aujourd'hui il y a celle de Leena qui pourrait la soutenir ; peut-être même celle d’Adam. Et dans les demi-promesses jamais comblées de son avocate, c’est tout ce qu'elle arrive à entendre. Car si on veut être honnêtes, avec sa seule bonne foi et son témoignage, elle sera incapable de s'en sortir seule.
Elle avait connu Jessica mieux que quiconque, avant même de lui proposer un hébergement au refuge. Elle était alors la jeune femme qui se traînait de rue en rue avec une dignité remarquable, un sens de la survie aiguisé et une clarté d'esprit enviable. Elle pavait les rues de couleurs à coups de craie, pour passer le temps, se faire remarquer des badauds et ainsi rester loin des rues les plus petites, les plus dangereuses aussi. Elle était toujours affublée de sa casquette make America great again dont elle avait gribouillé l'écriteau en noir et ses longs cheveux bruns lui passaient toujours en travers du visage. Irina l'avait observée plusieurs fois, toujours occupée à Spring Hill, et lui avait proposée de rejoindre le refuge sans plus de cérémonie. Elle était prête à se refaire une vie, Jessica. Elle avait seulement besoin d'un minimum de stabilité et elle réussirait ce qu'elle voulait, la Russe en était sûre. C'était ce genre de personnes qui ne se laissaient pas abattre, jamais, qu'importe ce que la vie leur foutait dans la gueule. C'était de cette résilience un peu forcée, de cette obstination irréaliste qu'elle était tombée amoureuse en ignorant la noirceur qui l'entourait, parce qu'ignorer les défauts est ce qu'elle fait de mieux. Elle avait tourné volontairement la tête de l'autre côté, quand elle avait vu Jessica se prendre à la drogue, impuissante et toujours recalée dans ses conseils. Je suis pas ta caution demoiselle en détresse, Rin. Garde tes putains de conseils pour celle que ça fera craquer d'avoir une mère pour copine. L’éternel refrain qu'elle avait fini par croire. Elle avait été à peine étonnée de sa disparition. N'avait même pas songé à prévenir qui que ce soit…
« Il n'a pas fui, Irina. Où veux-tu qu'un gosse de dix ans aille ? Je me suis rendue à l'évidence : Adam ne témoignera jamais. Il n'est plus là. Je suis désolée mais tu ne peux pas compter sur l'affaire d'Adam pour élucider celle de Jessica. »
La voix ferme et posée de Leena la tire de ses pensées et réancre ses pieds dans le sol, loin de la forêt où avait été déposé le corps. Les mots lui parviennent, en retard, et elle ne réussit à leur répondre qu'un silence troublé. Qu’espère-t-elle au fond de Leena ? Qu'elle sorte son frère d'une petite boîte et que celui-ci ait toutes les réponses pour la sortir d'affaire ? Une colère torpide commence à sourdre en elle : elle n'avait rien demandé de tout ça, au fond. Jessica avait eu ce qu'elle méritait, que ça ait trait à la drogue ou non, et elle ne voulait rien à voir avec ça. Et pourtant, c'était la même Jessica qui avait rudement repoussé son aide qui l’avait mise dans cette position impossible à assumer : celle de la coupable idéale, désignée par son silence et sa proximité, par son dévouement suspect envers la personne la plus détachée de la planète. Elle aurait dû s'en douter. Elle ne réussit qu'à retourner une maigre plainte : elle a besoin de Leena. Elle déteste se mettre en position de supplications, mais elle n’a pas d'autre choix. S'il y a la moindre chance que les deux dossiers soient effectivement reliés, alors elle se doit de la saisir. C’est son instinct de survie qui parle pour elle, davantage que sa raison qui a baissé les bras. Adam pourrait être la clé, s'il savait quelque chose. Les deux seules disparitions non élucidées de Bayside en plus de trente ans, avec pour seul dénominateur une ignorance complète de la raison de la disparition.
« Si tu veux. Mais tu ne réussiras pas à m'amadouer. »
Elle s’est à peine entendue proposer un café comme dernier élan d’espoir. Que veut-elle de Leena au fond ? Qu'elle remette en question des années de deuil et de thérapie pour une piste bancale évoquée par pure formalité procédurale ? C’est sûrement trop. C’est sûrement un prix énorme à payer contre la liberté d'une étrangère, a fortiori une qui nous est vaguement antipathique, mais elle ne se pardonnerait pas si elle ne demandait pas. « Écoute, Irina, je suis vraiment désolée que tu sois mêlée à tout ça. Mais tu dois comprendre quelque chose : j'ai mis des années à me remettre de la disparition d'Adam. Des années de thérapie, de psychologues, la totale. Aujourd'hui, j'ai réussi à accepter, à faire mon deuil. Et je ne pense pas que l'on trouve la vérité sur sa disparition un jour » Le duo pénètre dans la petite pièce réservée au personnel et aux bénévoles et met prestement la machine à café en marche. “Voluto ou ristretto ?” réplique-t-elle en ignorant la tirade de la jeune femme. Mais celle-ci poursuit, lui assène une seconde fois ce qu'elle avait déjà établi plus tôt : elle ne peut mettre les pieds dans quelque chose d’aussi instable et éprouvant. Elle a raison, rien n’est assez tangible pour relier les deux dossiers et se lancer à l'aveugle dans un rapprochement semble au mieux un besoin de circonstances ; au pire complètement désespéré. Au moins les flics n’ont-ils pas laissé tomber après une semaine de recherche, cette fois, mais Irina ne se fait pas d’illusions : si Jessica avait été une prostituée toxico comme les autres, une silhouette alignée sur toutes les autres, aux circonstances de mort tout à fait banales, les recherches n'auraient pas duré plus de trois jours. « Je ne suis pas contre l'idée de t'aider, Irina. Si jamais tu obtiens assez de preuves qui justifieraient la réouverture du dossier, pourquoi pas. Mais il faudra voir tout ça avec la police. Je ne veux pas être mêlée à cette affaire. » Elle pressent l'hésitation dans la voix de la jeune femme : elle ne peut pas revivre tout ça, pas une seconde fois, mais l'appel à l'aide a été entendu. Irina coupe la conversation en enclenchant la machine à café, dont le bruit couvre la pièce et le brouhaha extérieur, histoire de meubler le temps qu'il lui faut pour reprendre ses esprits. Dos à Leena, elle ferme les yeux, compresse sa mâchoire et lutte pour retrouver une contenance, ne pas perdre la main.
“Je comprends.”
Elle pose une tasse de café devant Leena, garde la sienne en main lorsqu'elle s'assoit face à la jeune femme. Elle pense à s'excuser, un instant, d'avoir eu à la propulser dans ce qui ressemble fort à un cauchemar, autant qu'elle a envie de lui dire que ce cauchemar est le sien, aussi. Ses lèvres s’entrouvrent, puis se referment. Rien ne vient. S'excuser serait hypocrite de sa part. “Je n’ai jamais eu à faire ça, avant. Faire mon deuil.” Elle était déjà hors d’Azerbaïdjan lorsque ses grands-parents étaient décédés, avec l'interdiction formelle d'y retourner sous peine d'être interceptés par la justice. Elle n’avait qu'un faible souvenir de ceux-ci ; de son grand père aux traits marqués par le temps et la gentillesse, de sa grand-mère à la peau tannée par le soleil et aux mains usées par le travail. Elle avait toujours voulu avoir les mêmes. “Je ne sais pas comment on fait. Je n'arrive pas à dormir, parce que j'ai peur qu'elle revienne et que je la rate.” Ses sourcils se froncent, tant ça lui semble nouveau et incohérent. Elle avait parfaitement dormi, après la mort de ses grand-parents. C’est stupide, justement, parce que Jessica est morte. Elle l’a vue de ses yeux, elle a vu les joues creusées par les larves, les excavations du tissu. Et elle expliquerait volontiers si elle savait comment, mais son cerveau se prend toujours à la surprendre à un coin du refuge, avec ses jeux de craies et sa putain de casquette make America great again. “Et me changer les idées, ça ne suffit pas.” Elle relève les yeux en direction de Leena, presque timide. Elle demande conseil sans savoir trop sur quoi. Ou peut-être qu'elle cherche davantage à s'excuser, indirectement. Elle-même n'en est pas sûre.
❝ trouble on my left trouble on my right ❞ IRINA & LEENA
“Voluto ou ristretto ?” La russe reste fidèle à elle-même, masque froid et impassible sur son visage aux traits fins. Leena n'en tient pas rigueur, elle continue à parler, elle déverse les paroles qu'elle retient depuis le début de la conversation. Non, elle ne veut pas que le dossier d'Adam soit réouvert, que son histoire soit mêlé à l'affaire sordide qu'Irina lui contait. Pas qu'elle n'en ait pas envie, non. Mais elle n'en avait pas la force. Pas la force de faire face à une énième déception. Elle aurait été heureuse – sincèrement – que l'histoire d'Adam puisse aider quelqu'un d'autre. Que des réponses puissent être trouvées et apportées à ceux qui restaient derrière ; elle, elle n'y avait pas eu droit. Dix-huit ans d'interrogations et de nuits passées à tourner et retourner les derniers instants qu'elle avait passé avec son petit frère. Si elle pouvait cela à quelqu'un, elle était prête à aider. Même si cette personne était Irina et son éternel visage blasé, fermé. Mais Leena ne pouvait pas faire ça à ses propres dépends. Se planter elle-même le couteau dans le cœur, rouvrir cette plaie encore trop à vif. Surtout que le faux-espoir n'était même pas encore un espoir, pour commencer. Rien dans ce que lui racontait Irina ne rallumait la flamme. Comment est-ce que la disparition de Jessica et celle d'Adam pouvaient être liées ? Une femme d'une vingtaine d'années retrouvée atrocement mutilée et un garçon de dix ans volatilisé ? Rien n'était similaire. Rien ne justifiait la réouverture du dossier. Leena essayait de mettre les formes, de se montrer ferme sans brusquer Irina. Elle ne voulait pas briser tous ses espoirs, car après tout, elle trouverait sûrement les réponses à la disparition de Jessica. L'australienne lui souhaitait, en tout cas ; car ne pas savoir était bien la pire chose. Davantage que la disparition d'Adam en lui-même, c'étaient les questionnements qui l'avait tourmenté pendant des années. Qui revenaient la hanter, jour après jour, nuit après nuit. Qu'est-ce qu'il lui était arrivé, était-il vivant quelque part, pensait-il à elle, aurait-elle pu faire quelque chose pour l'empêcher, connaissait-elle l'auteur du crime ? Leena ne voulait pas ça pour Irina. Et elle ne voulait pas non plus qu'elle imagine encore que l'affaire d'Adam puisse faire avancer celle de Jessica. Car Leena n'y croyait pas.
“Je comprends.” finit-elle par dire doucement. Leena la regardait d'un air désolé. La russe a l'air déstabilisée. Pas comme la plupart des gens, évidemment, tout est plus subtil avec Irina. C'est cette lèvre qui tressaille, ces yeux qui se perdent dans le vide. Elle est désemparée, Leena se sent presque coupable de lui avoir dit non, se demande si elle n'a pas été trop dure avec elle. “Je n’ai jamais eu à faire ça, avant. Faire mon deuil.” Et soudain la réalité frappe Leena en pleine figure : ce n'est pas la procédure judiciaire qui peine le plus Irina, qui la lance dans des tentatives désespérées pour faire la lumière sur ce qui est arrivé à Jessica. C'est sa disparition qu'elle n'arrive pas à digérer. Faire face à l'absence. “Je ne sais pas comment on fait. Je n'arrive pas à dormir, parce que j'ai peur qu'elle revienne et que je la rate. Et me changer les idées, ça ne suffit pas.” Le masque se fissure. Leena se tait, la regarde un instant. Elle est bouleversée par ce qu'elle voit devant elle. Irina qui, à sa façon, se dévoile à elle. Discrètement, sans le dire vraiment. Qui demande de l'aide. Irina qui n'apparaît plus comme cette entité lointaine et insondable, mais comme une fille de vingt-sept ans perdue après la disparition de son amie. « Je... je suis vraiment désolée Irina ». Leena perd les mots. Ce qui ne lui arrive jamais, en temps normal. C'est toujours elle, la fille sur qui on peut compter, qui sait toujours quoi dire en toutes circonstances. Elle ne sait pas comment la conseiller parce qu'elle n'a aucune foutue idée de ce qui pourrait réconforter celle qui, jusqu'à quelques minutes, semblait immunisée contre toute forme de sentiments. « C'est vraiment pas facile. Perdre quelqu'un dans ces circonstances. Je sais ce que ça fait ». Elle parle doucement. S'assoit à côté d'Irina, plante son regard dans le sien. Essaie de lui faire comprendre qu'elle est là pour elle, malgré tout. « Ça ne sert à rien d'essayer de te changer les idées. Pour l'instant, du moins. Son absence maintenant fait plus de bruit que sa présence autrefois, n'est-ce pas ? ». Leena ne connaissait que trop bien ce sentiment. Malheureusement.
Elle se souvient de toutes ses années de thérapie, nécessaires à sa propre reconstruction, et se demande comment elle pourra aider Irina en à peine quelques minutes. « Le meilleur conseil que je puisse te donner, d'expérience... c'est de ne surtout pas essayer de faire semblant. D'essayer de te persuader que tu vas bien. Tu dois te donner le temps de souffrir, de pleurer. Accepter que rien ne va ». Leena reprend sa respiration. « Et au bout d'un moment... le temps fera son affaire ». L'australienne se sent complètement stupide face à la douleur d'Irina. Rien ne ramènera Jessica, rien ne tarirait la source de sa tristesse. Il fallait apprendre à vivre avec la tristesse. « Irina, je suis désolée de ne pas pouvoir te donner de réponses. J'aimerais vraiment que le dossier d'Adam puisse t'aider, vraiment... » Leena avait maintenant peur de passer pour une égoïste qui refusait de souffrir un peu, si ça pouvait permettre à quelque d'autres d'apaiser son chagrin. « Je vais te confier quelque chose. Quand Adam a disparu, la police n'a pas tout de suite écarter la piste du 'kidnappeur en série'. Il y avait déjà eu des disparitions avant Adam, d'enfants, mais aussi de jeunes adultes. De jeunes femmes, précisément ». Leena se racle la gorge. Les souvenirs remontent, douloureusement. Deux uniformes bleus debout dans le salon, sa mère en pleurs dans les bras de son père, et elle, elle du haut de ses quatorze ans, ne comprenant que la moitié de ce qui se déroule sous ses yeux. « Un motif opératoire qui semblait similaire. Ils disparaissaient tous près de chez eux, habitaient dans des quartiers sûrs. Pendant longtemps, la police a pensé que toutes ces disparitions étaient liées, que c'était un seul même individu qui agissait. Mais ensuite... pas assez de preuves suffisantes. Leur théorie a été invalidé, les dossiers classés ». Elle ne savait même pas pourquoi elle lui racontait tout ça. Après tant d'années, Leena ne pensait plus que cette information ait une quelconque importance. Elle considérait simplement que ce n'était qu'une énième piste qui avait échoué. Sauf que maintenant, la police réactivait cette thèse avec la disparition de Jessica. « Je ne sais pas si ça peut t'aider. Parce qu'il s'est quand même passé un bout de temps entre Adam et Jessica. Ça me paraît peu probable que ça soit le même type qui continuerait impunément d'effectuer ses méfaits sur vingt ans. Mais... ». Elle cherche ses mots. Peine à les sortir, la gorge est serrée, ses yeux emplis de larmes. « Si ça peut t'aider, Irina. Aider ton affaire. Enfin, celle de Jessica ».
Elle ignore ce qui la pousse à se confier ainsi face à cette personne qu’elle ne connaît que professionnellement et avec qui il n’y a jamais eu aucune entente affirmée. Elle aurait pu affirmer qu’il s’agissait de quelque chose de viscéral ; une espèce d’union tacite entre personnes qui ont perdu quelqu’un de cher, mais c’était beaucoup trop noble, et trop loin de sa réalité. Au fond, Irina ne sait pas ce qu’elle ressent, exactement, en-dehors de ce poignant vide qui se referme toujours plus sur elle, et elle n’a aucune traître idée de ce que Leena peut ressentir, de son côté. L’absence évidente d’un frère, d’une soeur ou d’un équivalent dans sa vie l’avait empêchée de former une empathie suffisante à la compréhension du cas de la jeune femme face à elle. L’absence de deuil, et plus généralement d’attaches, avait fini de la convaincre que quoi qu’il se passe, rien n’était si grave du moment que la Terre ne s’arrêtait pas de tourner. En somme, Jessica n’a laissé derrière elle que vide et tourmente. Des choses trop complexes à interpréter quand on ne sait ni pleurer, ni se mettre en colère, ni agir autrement que pour sa propre survie. Rien de nouveau sous le soleil.
« C'est vraiment pas facile. Perdre quelqu'un dans ces circonstances. Je sais ce que ça fait. »
Irina hoche à peine la tête face à une Leena qui essaie de récupérer les pots cassés. Elle se demande s’il aurait été plus tolérable de perdre Jessica, de vivre avec l’incertitude, de ne jamais savoir si elle ne s’était pas simplement barrée à Melbourne pour refaire sa vie sans avoir à considérer comme vérité absolue celle d’une mort pourtant inévitable. L’avoir vue, avoir observé son cadavre, ses traits déformés par la peur et par la décomposition, pouvait être l’amorce d’une page tournée - une page dans laquelle il faudrait se reconstruire sans elle, certes, mais ce n’était rien qu’elle n’eût fait avant. Ce qui la taraudait, surtout, c’était la culpabilité. Savoir qu’elle était l’unique en position de protéger la jeune femme et qu’elle n’avait rien fait pour l’aider, s’était laissée repousser sans prendre en compte les cris d’alerte sous-jacents. Et pour à peine plus que ça, elle se laisserait sûrement jeter en taule sans protester. « Ça ne sert à rien d'essayer de te changer les idées. Pour l'instant, du moins. Son absence maintenant fait plus de bruit que sa présence autrefois, n'est-ce pas ? » La Russe consent enfin à relever les yeux de sa tasse de café qui tourne au froid. Leena met des mots sur ce qu’elle ignore comment traiter. “Oui”, retourne-t-elle d’une voix blanche, faiblarde mais convaincue. Le départ de Jessica a été plus bruyant à lui seul que toute sa vie, et c’est aussi vrai pour elle que pour le reste du monde. “Je ne l’ai jamais autant vue ou entendue que depuis qu’elle n’est plus là.” La confidence la prend un peu de court elle-même, et elle joue avec ses mains pour éviter d’y revenir. Rêver de Jessica toutes les nuits, revoir les atrocités commises sur son corps comme si c’était cimenté dans son quotidien, c’était d’une violence incroyablement prégnante, pour la femme qui aimait tant disparaître pendant des semaines sans rendre de comptes.
« Le meilleur conseil que je puisse te donner, d'expérience... c'est de ne surtout pas essayer de faire semblant. D'essayer de te persuader que tu vas bien. Tu dois te donner le temps de souffrir, de pleurer. Accepter que rien ne va. Et au bout d'un moment... le temps fera son affaire. »
La simple pensée l’enrage - Irina n’a pas de temps, pas plus qu’elle n’a de larmes à dépenser. Elle hoche la tête, quand même, pour ne pas passer pour récalcitrante - c’est le genre de choses qui lui donneraient une tête de coupable, elle le sent. Ne pas exprimer son deuil comme les autres lui a déjà valu des remontrances. Leena semble comprendre qu’il ne sert à rien de pousser le sujet, passe plutôt à autre chose. Elles retombent sur Adam, invariablement, le deuil pour seule compagnie de la journée. Irina ignore à quoi l’extérieur ressemble et comment elles pourront s’y replonger alors que tout a changé dans cette minuscule pièce. La jeune travailleuse sociale s’ouvre davantage, lui présente la piste d’un kidnappeur en série, et à nouveau, la Russe est toute ouïe. Des jeunes femmes kidnappées, un petit garçon parmi elles et soudain, Jessica n’est plus la tâche au tableau : Adam le devient et le reste prend sens. Son cerveau traite les informations aussi vite qu’il le peut, sourcils froncés en témoignage de sa dévotion : il y avait une série. Vieille de près de deux décennies, mais rien n’excluait quelques rechutes qui n’avaient pas été trouvées entre les deux ; un changement de mode opératoire qui ciblait les plus isolées...
« Je ne sais pas si ça peut t'aider. Parce qu'il s'est quand même passé un bout de temps entre Adam et Jessica. Ça me paraît peu probable que ça soit le même type qui continuerait impunément d'effectuer ses méfaits sur vingt ans. Mais... Si ça peut t'aider, Irina. Aider ton affaire. Enfin, celle de Jessica. »
Elle cherche que répondre qui ait du sens face à une si grosse révélation : elle n’en attendait pas autant. Et avec toutes les déconvenues, elle n’espérait pas qu’on lui donne raison un jour. Encore moins que Leena lui révèle une telle information alors qu’elle était suspecte dans l’affaire. “Je ne savais pas.” C’est la seule réponse qui lui vient, et la seule que Leena n’avait pas besoin d’entendre - bien sûr qu’elle l’ignorait. “Merci, Leena. J’en parlerai à mon avocate. Ca peut aider.” Ca peut même la sortir de cause, si tant est que la piste soit considérée comme recevable - un autre écueil possible. Elle se relève de sa chaise, prudemment, soucieuse de ne pas faire de gestes brusques. Sa tasse de café retrouve sa main et elle jette le contenu froid dans l’évier, tant pis pour le gâchis.
“Je te laisse les clés, si tu veux reprendre du café.” Ou du temps pour se ressaisir. Irina n’a jamais été douée avec les mots. “Reste autant que tu veux. Tu peux poser les clés à l’accueil après. Paul n’est jamais à l’heure, de toute façon.”
Paul est toujours à l’heure, mais il attendra. De ses grands yeux bruns, elle couve la jeune femme, mains liées pour extérioriser son stress et son malaise. Sursaut de conscience : elle lave rapidement sa tasse et rejoint la porte, droite comme un i, prête à retourner à son poste. “Je te dirai si la piste donne quelque chose.” Elle reste délibérément vague pour ne pas revenir sur Adam - la jeune femme face à elle a déjà assez donné. Irina prend congé d’un signe de tête, referme la porte derrière elle et renonce à aller visiter la chambre de Jessica : direction le cabinet de son avocate, avant de faire la connerie de trop.