| cold in my kingdom size | willer #2 |
| | (#)Lun 20 Avr - 20:54 | |
| Le Bacchus est plutôt vide, ce midi. Remarquez, ce restaurant fait toujours l'effet d'être plus ou moins vide tant il est aéré, tant il laisse aux clients des espaces de tranquillité. Saül aime y emmener ses collaborateurs dès que l'occasion se présente. Le restaurant, au sommet d'un immeuble, c'est sa perle rare, son terrain de jeu aseptisé et bien rangé, où tout le monde est si tiré à quatre épingles - presque. Dans l’ascenseur, le quarantenaire détaille sa montre des yeux. Il n'est pas en retard, il n'est jamais en retard, même, pas selon ses critères à lui. Ce sont les autres, qui sont en avance. Saül ménage ce qu'il appelle "la minute italienne", qui consiste simplement à faire se languir ses invités - mais pas de trop.
Ce midi, il fait attendre de nouveaux clients, qui sont tous installés autour d'une table ronde avec vue sur la ville. Lorsque l'homme d'affaires passe la porte de l'ascenseur, c'est un "ha!" qui l'accueille, le "ha" de ceux qui souffleront ensuite le fameux "on ne vous attendait plus" un peu pincé. Aujourd'hui non plus, ça ne manque pas. C'est la routine. Le regard avenant, Saül serre une à une les mains qui se présentent à lui, des clients étrangers dont il n'a entendu parler que la semaine passée, lors d'un briefing donné par l'une de ses employées. Des français, évidemment. Saül se souvient de cette discussion qu'il a eu avec Elise - puis avec Sebastian - à propos de ce voyage qui se profile. Tout deviendra plus concret lorsque les invités proposeront à l'italien de venir mettre un pied à Paris. C'est dans cet unique but qu'il est là, aujourd'hui, de toute façon. Les contrats ne se signent jamais sur son territoire à lui, pas les gros contrats comme ceux qu'il voudrait engager avec la grande maison de couture qu'il convoite tant. Au Bacchus, on plaisante, on se fait sympathique, on se montre sous son meilleur jour, on fait en sorte de paver la voie pour les partenariats à venir. On se fait dire que la ville est charmante, on laisse entendre combien les affaires sont stables et florissantes. Saül est rodé à ce jeu là - non, je vais prendre une eau pétillante, bien sûr, j'accepte volontiers, mais tout à fait, mon associé vous fera passer tous les détails, avez-vous ma ligne personnelle ?, blablabla.
La routine.
Le repas est bien entamé, Saül n'a pas trop regardé sa montre, son cerveau est fatigué de chercher de nouvelles formules de politesse en français. Il n'a pas bu une goutte d'alcool, pourtant, touchant à peine son vin et distribuant ses remarques avec parcimonie. « Vous devriez nous rendre visite à Paris, monsieur Williams. Vous adoreriez la ville. », que lance la femme d'affaires avec son accent brut, qui écorche un peu tous les mots qu'elle prononce. Nous y voilà. « Ça serait avec grand plaisir. Il y a longtemps que je ne suis plus retourné en Europe. » Noël, noël. Le temps des secrets qui n'en sont plus. Déjà, la cinquantenaire en robe droite se lance dans une description de la ville, de son Europe qu'elle aime, et que Saül doit aimer aussi, je sais que vous êtes italien, vous devez avoir l'habitude de côtoyer mes compatriotes, pourquoi avoir choisi Brisbane, d'ailleurs, ah vous êtes passé par le Canada, avant de venir vous installer ici ? Comme si elle ne connaissait pas déjà la réponse à toutes ces questions là, autant que Saül connaît tout son parcours à elle sur le bout des doigts.
Elle est allée vite en besogne, pourtant, la cinquantenaire. Le dessert n'est même pas arrivé qu'elle a déjà épuisé ses cartouches, qu'elle s'est couchée admirablement. La partie est terminée.
C'est en trempant ses lèvres dans le verre de la nouvelle boisson que Saül détourne un instant son attention vers la table qui se trouve à quelques mètres de la leur. Jamais il ne la croise nul part, lorsque le soleil est haut dans le ciel. Elle ne fait pas partie de cette vie là - d'aucune vie, d'ailleurs - et la surprise de la voir apparaître lui coince un instant l'esprit ailleurs. Un peu comme quand il avait fallu sauter de ce maudit avion, et qu'il lui fallait absolument se sortir de la tête sa mort très prochaine. Quelle idée, aussi. Combien lui avait-il crié qu'il la détestait profondément, de l'avoir piégé dans ce truc là, non mais n'importe quoi, plus jamais tu ne me feras monter dans un avion. C'était insensé. On est qui aujourd'hui ? Parachutiste et insensée. Enfin, pour l'heure, Saül est plutôt celui qui se concentre sur ses clients, la tête pleine de formules de politesse en français. Le repas devient très intéressant, alors qu'il lui faut encore une fois prétendre, enfiler un costume de plus, masquer la surprise. Tu mens. Pas toi ? Jamais. Bientôt, il faudrait s'inventer de quoi pouvoir récupérer la rivière de diamants qui leur est passée sous le nez la dernière fois. |
| | | | (#)Lun 20 Avr - 22:03 | |
| Elle a pas dit un mot depuis presque une heure, la conne. Elle fait exprès, alors que la coupe de blanc reste entre mes paumes une seconde, file sur la table la suivante. Elle lit, ses prunelles passent de gauche à droite, elle tourne les pages, elle revient derrière, retourne devant. Elle arrête aussi, je la hais quand elle arrête, je la hais et la fixe et rage, rage si fort que malgré mon silence de glace et mon air tout autant braqué, elle doit m’imaginer si facilement hurler. Faut pas être impatiente Ariane, faut qu’elle prenne le temps de scruter chacun des mots et de les juger comme l’esprit qu’elle est, elle qui sait tout, elle qui sait apparemment tout sur tout. Elle qui sait foutument rien sur rien si vous me demandez et puis quand est-ce qu'elle arrête sa lecture encore mais sérieux elle fait exprès ou c’est juste parce qu’elle veut mourir?
Le manuscrit en est à la moitié entre ses paumes, les conversations remontent d’un sens comme de l’autre et moi, j’ai pas arrêté de la fixer une seule fois. Même quand elle pose mes écrits de côté pour s’autoriser une lampée de vin, pour éviter mes iris acérés prêts à la terrasser sur place si elle tient son mutisme encore longtemps. She’s good, she's really good. Elle a l’habitude Sophie, elle sait parfaitement contre qui elle se mesure quand elle a une nouvelle salve de mes pages à lire. Elle sait parfaitement qui se trouvera de l’autre côté de la table à scruter le moindre de ses rictus même les plus minimes ; et elle y arrive la championne, à tout garder pour elle. Je l’aime autant que je la maudis dans l’instant, et la chorégraphie se poursuivra pour encore une longue poignée de minutes. « C’est différent. » qu’elle jauge, une éternité, deux spritz, une demi-bouteille de riesling, et un tour de tapas plus tard. « Ouais, contrairement aux autres elle est terminée celle-là. » que je raille, pointant ses propres mots et énièmes reproches, éditrice condescendante qui avait appris que pour arriver à recevoir quelque chose de ma part fallait peser sur le nerf. Sur le nerf de l’égo, l'orgueil piqué de celle qui n’écrivait plus depuis des semaines, celle qui avait la tête à tout sauf à ça. Celle qui s’y était remise aussi, bornée et butée, y’a quelques jours à peine avec une idée parfaitement précise et limpide en tête. Certains événements ayant aidé à finaliser les dernières inspirations, dirons-nous.
Qui sortaient de la routine actuelle. Qui sortaient de la routine tout court.
« J’aime. » « T’aurais pu commencer avec ça. » elle le verra, le sourire en coin que j’arbore, le soulagement que je m’autoriserais jamais à montrer à qui que ce soit d'autre qu'à elle, celui d’être rassurée, celui d’avoir quelque chose à dire, et encore plus à écrire. Elle sait pas à quel point j’ai relu ces mêmes pages, elle sait pas à quel point j’ai ragé sur ces mêmes pages. Elle sait rien Sophie parce que je lui dis rien, mais elle sait tout parce que j’ai jamais besoin de rien lui dire. Elle glisse les feuilles vers moi, elle ajoute avec le contrat que j’attendais plus, que j’espérais plus, venant avec chaque esquisse et qui confirme que la réécriture peut commencer. Que la partie la plus chiante (pour elle, pas pour moi) va se lancer. C’est là où elle passe en phase de commentaires, où elle tente de négocier des changements, où elle va critiquer chaque point et chaque virgule, où elle va me demander d’étoffer chaque personnage, chaque fissure, chaque habitude, chaque détail, aussi minime soit-il. Et où je refuserai chacun des changements, où je serai intransigeante. Où les conversations au téléphone ne se termineront qu’après de longues heures à m’entendre alterner entre les soupirs hargneux et les rires condescendants. Mais elle sait défendre son point avec adresse, elle est fine Sophie, elle connaît parfaitement ce dont elle parle. Suffisamment pour que le lendemain je lui renvoie les textes retravaillés à ma façon, qui est loin, expressément loin de la sienne, mais qui lui plaira autant qu’à moi.
She’s good, she’s the best. « Champagne? » et j’éclate de rire maintenant qu'elle se la joue bourgeoise. Le serveur s’arrête à notre table, elle s’improvise sommelière de renom alors qu’elle est pas plus friquée que moi, qu’elle s’en donne juste le genre pour faire avec les tenues d’adultes qu’on se force à porter durant nos rencontres business qui n’en sont jamais vraiment une fois le stylo posé et ma signature calligraphiée.
Et il a l’air d’un adulte lui. Il a l’air d’un adulte et il en a le masque, les fringues avec, le paysage tout aussi convaincant de visages que je ne connais pas, que je remarque même pas non plus. Mes yeux s’accrochent aux siens, il ne baisse pas la tête et je ne songe pas une seule fois à le faire moi-même. Alors c’est à ça que ça ressemble, quand il joue au poker de jour. Parce que c’est ça, là. C’est qu’une partie de plus, c’est qu’un échantillonnage de sa table, c’est qu’un sourire en coin quand l’un babille de détails et de business, quand l’autre rattrape la discussion d’une carte d’affaires qu’elle gribouille. La partie est déjà gagnée et je le sais à son air, il s’en contente, il le tient loin le défi, il récupère la mise le sourire aux lèvres. Se porte aux miennes la flûte de champagne qu’on a posée devant moi, dans laquelle je noie la fraise en garniture de mon dessert sans jamais quitter ses prunelles des miennes.
Le message ne s’envoie à son intention que lorsque Sophie dégaine elle-même son portable pour planter ma prochaine date de tombée d’une version ultérieure.
« Manger toutes les fraises de la planète, ne t'en laisser aucune. » ? Échec. |
| | | | (#)Mar 21 Avr - 0:09 | |
| Ce qu'ils sont ennuyeux, ces gens, soudain. Drôlement ennuyeux, surtout parce qu'ils commandent les pires desserts de la carte. Saül prend sobrement un tiramisu, un dessert dont il tient la recette de sa mamma - et le seul qu'elle a bien voulu lui apprendre à faire parce que tu n'as rien à faire dans une cuisine, Massimo. Elle le lui rappelle encore à chaque fois qu'il y traîne, surtout à noël. La plupart du temps, c'est encore pour y voler les marrons chauds préparés par sa mère : il y a des choses qui ne changent pas. C'est un dessert qu'il ne rate jamais et qui, par conséquent, lui paraît fade dès lors qu'il n'est pas préparé par l'élite - élite composée de sa mère et lui, donc. Les invités commandent, la cinquantenaire dit comme le monsieur en français au serveur, sans lâcher Saül des yeux. Tant mieux, ça lui évitera d'avoir à déporter les siens vers l'autre côté de la salle, là où elle a pris ses quartiers avec son invitée à elle.
Leurs yeux se sont pourtant accrochés un instant, avant que Saül ne paraisse captivé par le discours de ses invités. Ses doigts le démangent, il se surprend à guetter sa montre sans même penser à la fréquence autorisée par la politesse. Dans son costard, il se sent soudain écolier sur les bancs de la classe, à attendre patiemment que la cloche annonce une courte période de liberté. Mais voilà, les français sont ennuyeux et Saül papillonne, retrouve le point le plus intéressant de la pièce, comme si de rien n'était. Il s'est accoudé à la table, le gras du pouce appuyé contre son menton et l'index replié en point d'interrogation - qu'est-ce que tu fiches ici ? - sous son nez. Ses yeux ont fini d'être surpris. Ils sont blasés, maintenant, sans la lâcher des yeux pour autant. La fraise, de nouveau, que c'est absurde. Elle ose la jeter dans son champagne, la noyer avec un air de défi éhontément affiché sur le visage. L'italien l'observe, impassible. Il a fini d'écouter la française et ses collaborateurs qui rient à gorge déployée. Ces derniers n'ont probablement plus besoin de lui et c'est ça le plus horrible, le plus détestable. Saül les voudrait moins ennuyeux, plus pressant, il voudrait que le plus dur de la négociation soit devant lui, tout pour détacher son regard du point rouge qui flotte dans son verre à elle, tout pour inspirer un grand coup et amarrer à nouveau son attention au navire de la discussion. Le train est parti sans lui, malheureusement.
Ne parvient à le tirer de son observation qu'une vibration, dans sa poche. Comme un enfant malpoli, il jette un œil à l'écran de son téléphone, planqué en dessous de la table. A sa droite, Anja fait les gros yeux. Elle a remarqué son manque de discipline, alors qu'il ne devrait pas se relâcher. Pas maintenant. « Saül. » Elle est la seule à l'appeler par son prénom, même pendant des repas aussi importants. La seule à la voix assez discrète pour ne pas être entendue des convives qui s’esclaffent, aussi. Quoi, il n'est pas resté si longtemps que ça à lire ce message, si ? Doucement, ses yeux se relèvent vers elle et son maudit verre de champagne. Plus doucement encore ils se baissent jusqu'à l'écran du téléphone, planqué sous la table.
Ton champagne a l'air horrible. Pauvre fraise. Elle mérite tellement mieux.
La fraise, bien sûr.
Allez, bientôt, avec le contrat que tu viens de signer tu pourras peut-être t'acheter ta propre montre.
Le sourire au coin de ses lèvres ne fait que passer. Saül lâche son téléphone à côté de lui, puis la lâche elle du regard. Il n'a rien vu, il ne sait pas pourquoi elle signe, elle et lui n'en parlent pas, jamais. Ce n'est pas important, ça ne l'a jamais été, ça ne le sera jamais. Lorsqu'il attrape encore son téléphone, Anja est plus rapide. Elle pose sur le poignet de l'italien une main de fer, couverte de bagues aux pierres chatoyantes. Ses yeux sont fermement accrochés à ceux de la cinquantenaire. Elle rit à une plaisanterie faite par la femme d'affaires, porte même son verre à ses lèvres de l'autre main. La remontrance silencieuse n'aura duré qu'un instant. Peu importe ce qu'elle en pense, Anja, Saül retourne poser un regard banquise quelque part où dans la salle, quelqu'un d'autre ne semble pas bien concentrée sur son rendez-vous non plus. |
| | | | (#)Mar 21 Avr - 1:00 | |
| La fraise te fait dire que ton tiramisu manque de caviar.
Il vient d'apparaître, son dessert. Le cliché ultime de l'italien en manque de son pays, lui qui n'en parle jamais, lui qui ne l'aborde pas et certainement pas avec moi. Il manque de tenue et il est laissé à lui-même dans l'assiette, mollasse, décevant à travers les reflets que relance ma flûte aux allures rosées. Sophie parle de sa nouvelle passion pour l'escalade ou la randonnée ou le truc avec une toile qui flotte dans son dos, je sais pas, j'ai pas écouté. J'hoche de la tête quand elle parle plus fort pour être sûre que je l'entende, pouffe quand elle pouffe, éclate de rire quand elle s'attend à ce que je le fasse. Les étincelles dans ses yeux lorsqu'elle mentionne à quel point elle s'est sentie vivante me donnent la simple et unique envie de parler d'à quel point j'ai pu être insensée, y'a quelques jours de ça. Mais on joue pas au jeu de celle qui a l'horaire le plus - le mieux - rempli, elle peut-être, pas moi.
Le tien va financer l'avion privé?
Le jeu auquel je joue, c'est de scruter les échanges à sa table, d'à peine me gêner pour dresser des portraits et des historiques à tout le monde. Nettement plus créative qu'il ne l'est, nettement plus amusée aussi. Son visage est las et il m'arrache un immense sourire, quand je fabule sur l'immensité de conneries qui se disent de son côté du restaurant pour qu'il hoche de la tête aussi distraitement, pour qu'il ne fasse même pas l'effort d'écouter lui non plus. Je le plaindrais presque si j'avais pas vu l'étiquette de la bouteille qui traîne à sa gauche, et qui d'office rend en effet notre champagne particulièrement à chier. Dammit, il a gagné.
La scène qui a lieu désormais, et qui rattrape tout à commencer par mon égo à accompagner une pseudo-sommelière en chute libre, c'est la main qu'on met sur son avant-bras, main qui a tout l'air de le ramener à l'ordre, main que je remarque particulièrement vite, trop vite pour qu'il s'en sorte indemne. Elle est proche de la montre, elle s'y pose si intrusive, elle est juste dessus presque, le bracelet qui disparaît sous une infinité de bagues. À leur droite, son portable vibre à nouveau, par ma faute, que la mienne.
Banc des punitions, retiré. Retiré comme les plats devant nous, ceux-là même qui laissent place à l'addition que j'attrape d'office. Un peu parce que dans les faits c'est mon tour de payer pour le lunch avec l'éditrice tantôt bien plus amie que collègue, surtout parce que je sens ses prunelles glacées qui détaillent chacun de mes gestes à la recherche de la moindre petite critique à y associer.
Le banc des punitions donc, sur lequel il restera sagement assis, la main de son bourreau bien ancrée à sa peau et ma silhouette à moi qui se faufile entre les tables desservies, le regard ailleurs, le bar vers lequel je finis par m'esquiver. Pauvre de lui, occupé à gérer un empire qui l'ennuie. Pauvre de lui, à devoir rester posé sagement à la table des adultes. Pauvre de lui alors que je lui dédie un dernier sourire en coin par-dessus mon épaule, fatale marque de pitié en un sens, presque déçue de laisser l'allié d'une autre vie derrière. D'une autre nuit, oui, surtout, juste.
La sortie de secours est au fond, à droite.
S'il m'a appris à travailler en équipe, je lui ai appris à jouer les dramatiques. Au fond à droite, la sortie de secours nouveau genre, à même la terrasse sur le toit.
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| | | | (#)Mar 21 Avr - 2:41 | |
| Non, il va financer l'immeuble d'en face.
Elle sait de quel immeuble il parle. Les yeux de Saül ont définitivement été attrapés par l'écran de son téléphone. Autour de lui, les rires et les paroles ne sont plus qu'un brouhaha informel. La partie est déjà emportée, de tout façon. C'est toujours le moment du repas qu'il aime le moins. D'habitude, c'est une partie qui ne s'étire jamais. Après les desserts, après le café et après, même, le digestif, c'est toujours dans les dernières minutes que Saül finit par s'ennuyer - d'habitude. L'italien soupire. Anja le sermonne du regard, une fois. Deux fois. Jamais deux sans trois. Mais il ne comprend pas pourquoi elle râle, elle sait comme lui que la partie est terminée, qu'ils seront à Paris dans très peu de temps pour signer le contrat dont elle lui a déjà parlé. Bientôt, des mannequins défileront parés des bijoux de la meilleure maison dont Saül gère les affaires. Et tout ira bien dans le meilleur des mondes. Alors, qu'est-ce qu'elle veut, Anja, à la fin ? Les yeux de Saül échouent loin de la table ennuyeuse. Les vibrations régulières, entre ses doigts, le tirent encore plus loin de ces conversations auxquelles il ne participe plus que par un "mh" et quelques rires distraits de temps à autres.
Mais c'est la fois de trop, pour la femme d'affaires qui se tient à côté de Saül. Ses mains gelées se referment sur le poignet de l'italien et la cinquantenaire en face d'eux n'en perd probablement pas une miette. C'est un point de moins pour eux, probablement, même si le geste n'est pas assez appuyé pour paraître déplacé. Grondé. Pour toute réponse, le quarantenaire laisse son téléphone tranquille, le regard maintenant agacé. Le voilà qui joue avec le bracelet de sa montre, tente de se replonger dans la conversation. La française ne cesse d'encenser sa ville lumière. Une conversation vide. Anja s'efforce de détailler son parcours à elle, essuie quelques plaisanteries lourdes de la part des hommes présents à table. Saül laisse de côté son tiramisu fade après seulement une bouchée et Anja s'inquiète, le couve d'un regard préoccupé. Il la sent se pencher vers lui, imperceptiblement, alors que leur interlocutrice semble captivée par le discours de l'un des associés de l'italien. « C'est important. », qu'elle serine, la voix étouffée par le bruit du restaurant autour d'elle. Par réflexe, Saül dégage son poignet de sa main-prison.
Nouvelle vibration, nouveau regard discret qui fait soupirer Anja. On propose aux convives des cafés - non, merci; un pousse-café, alors ? volontiers, merveilleux - et tout le monde se lève, invité à s'avancer vers un coin plus tranquille dans le fond du restaurant. Plus éloigné de la lumière.
Elle a disparu, quelque part, dans un dernier sourire. Saül peut reporter son attention sur son téléphone, lorsque le mouvement est assez confus pour donner une porte de sortie à son attention déjà fuyante. Mais Anja l'encadre correctement. « Si ton fils n'est pas au moins en train de mourir, tu restes ici. » « Je ne crois pas que tu sois en charge de mes mouvements, Anja. » L'échange se fait entre deux sourires, alors que le beau monde s'enfile loin de la grande baie-vitrée qui donne sur la ville. Des yeux, il repère l'un des français sur lequel il est certain d'avoir senti une odeur de tabac froid. Lorsque les yeux de l'étrangers sont accrochés aux siens, noisette contre glace, l'italien laisse passer sur son visage un semblant de sourire. « Auriez-vous un briquet ? J'ai dû laisser le mien je ne sais où. », qu'il s'excuse en tâtant ses poches. Bien sûr, bien sûr, en voilà un - et le français s'arrête dans le couloir pour lui tendre son Graal. Au tour de Anja de s'arrêter à la hauteur de Saül. « Tu ne fumes même pas. » La garce. Mais les autres se sont déjà éloignés. « J'ai un coup de fil à passer. Fixe les dates pour Paris avec nos invités. Je reviens. » « Ce n'est vraiment pas professionnel. » Rien de personnel non plus.
L'air est doux, sur le toit. Le briquet toujours entre les mains, Saül la rejoint elle. « T'as vraiment sacrifié une fraise dans du champagne dégueulasse. » Chouette entrée en matière. « C'est ici que tu viens dépenser tout l'argent gagné au poker ? » Contre ça, des bouteilles de champagne décevantes et des restaurants baignés de rires pincés. Du menton, Saül désigne celle qui accompagne la jeune femme, partie chercher on en sait quoi au bar extérieur, à quelques mètres de là. Des cafés, un verre, peut-être. « C'est elle qui doit te rendre riche ? » Le quarantenaire cherche un commentaire à faire, voudrait piquer d'avantage et se venger du grondé de son texto.
« Saül ! » C'est la tornade blonde qui appelle depuis la porte. Anja. Elle n'appelle jamais à haute voix, se le permet probablement uniquement parce qu'elle en a assez de voir son patron prendre ses propres dossiers pour des affaires insignifiantes. Elle s'avance assez pour se planter devant Ariane, sans lâcher Saül des yeux. Saül qui se trouve soudain bien dépourvu, son idiot de briquet toujours entre les doigts. C'est l'enfer, soudain. Pire que dans le restaurant. Pire, parce qu'il est certain que Anja va, dans dix secondes, vouloir tout savoir de la trentenaire, dans le détail. Il devrait être avec ses clients. Elle devrait être avec celle-qui-la-rendra-riche. Avec un peu d'espoir, Anja va se prendre de passion pour la femme qui accompagne Ariane. Avec un peu d'espoir mais pas de trop quand même.
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| | | | (#)Mar 21 Avr - 4:07 | |
| Ils parlent français, tous, presque, sauf lui. Un français impeccable, un dont ils sont si fiers de se vanter, à travers un restaurant entre deux heures achalandées. Ils ajoutent des arabesques à leurs paroles, ils en font des tonnes et ça me fait rire, ça aussi. Tout me fait rire, entre son air las et le leur emballé. Son corps entier qui repose, blasé, sur une chaise qui semble peser des tonnes tant elle l'écrase de gravité. Ce qui l'écrase aussi, c'est la main bien imposée sur son poignet et le regard qui va avec, pauvre gamin insolent qu'on doit surveiller en lieu public au cas où il froisse son veston, où il dénoue d'un millimètre sa cravate. C'est de ça dont il a l'air donc, quand il joue aux grandes personnes. Ce serait mentir de dire que j'ai pas pris une photo mentale du personnage rien que pour m'en moquer la nuit venue. Il a rien du lui que je connais, il a rien du lui de d'habitude et c'est presque un soulagement de le laisser derrière quand mon portable reste dramatiquement silencieux, immobile dans la poche intérieure de mon sac. Un soulagement parce que c'est trop étrange de le relier à une vie concrète comme celle-là, quand y'a pourtant absolument aucune surprise et que c'est pas du tout nouveau qu'il en soit. Qu'il y reste s'il y est si bien, qu'il se complaise de son tiramisu au caviar, qu'il se confonde avec sa chaise et qu'il se noie dans son champagne bien meilleur et dans leurs conversations pincées pendant que les gens cools sont occupés à prendre l'air sur la terrasse, à vivre un peu.
« T'as vraiment sacrifié une fraise dans du champagne dégueulasse. » ah, tiens, qui va là? « Sans. Le moindre. Regret. » et mon attention se détourne, ma silhouette en entier qui fait volteface, s'appuyant dos à la rambarde le temps d'ancrer mes coudes sur les gardes, mes prunelles aux siennes. Il remonte, le sourire de la victoire, quand je sais plus du tout quelle est la guerre du moment, quand j'ai pas la moindre idée de quelle partie j'ai remportée à plate couture, mais que c'est l'impression que ça m'en donne. Il a rien à faire ici quand sa bande de potes est plus loin, il a rien à foutre là quand les gros portefeuilles sérieux sont aux aguets, et pourtant il part pas, je lui demande pas de le faire non plus. Sophie se charge de la dernière tournée de verres avant qu'on s'envole, le voilà qui m'ancre les pieds bien à terre. « C'est ici que tu viens dépenser tout l'argent gagné au poker ? » « C'est ici que tu viens recruter les prochains joueurs? » elle avait des tas de bagues sa marâtre, elle en était recouverte et je parierais cher qu'en milieu de table ses pierres précieuses auraient le potentiel de faire une mise, une si jolie mise, une parfaite main. « C'est elle qui doit te rendre riche ? » le jeu aurait pu continuer encore longtemps, c'est le cas en soit, quand à ma question « C'est elle qui va encore te disputer? » ce n'est pas lui qui s'occupe de la réponse. « Saül ! »
Elle s'approche et elle toise, je pouffe de rire une seconde une seule avant son arrivée à elle, pas le moins du monde impressionnée, presqu'attendrie. Si ses iris sont braqués sur lui, mes doigts filent in extremis dégager le briquet qu'il tient plus serré encore que sa montre à la seconde où on le menacerait de la lui voler. « Merci. » ma voix qui justifierait presque, mon ton qui validerait quasiment qu'il soit là et pas avec eux tous, le sauveur de ces dames, preux chevalier à la pierre à brûler. Sophie apparaît sur l'entrefaite, le paquet de clopes au fond de son sac qu'elle dégaine une fois nos coupes posées sur la table haute entre tous. L'une d'elle qu'elle me tend avant que je ne l'allume, alibi de secours, un énième au palmarès. Elle en prend une également une cigarette, la fumée s'échappe de mes lèvres en sens inverse à tout ce beau monde, la politesse qui reste pour la peine. Il ne pourra pas dire que je ne sais pas me comporter en public.
« Vous êtes française, vous aussi? » et son regard brille presque autant que les rubis alignés savamment le long de ses jointures, alors que la question la rend volubile, si loquace, lui donne l'occasion de montrer qu'elle peut passer pour ce qu’elle n’est pas aux yeux d’une inconnue comme moi, qu’elle comprend tout de même la langue, qu'elle peut aussi la parler. Elle raconte et elle s'esclaffe, elle parle de la Provence et elle parle de souvenirs qui ne sont pas les siens et elle les distribue ses connaissances, elle les étale toutes les données qu'elle a accumulées pour amadouer j'sais pas quel client qu'elle me pointe du menton, la fierté du travail accompli au creux des prunelles et le moulin à paroles qui apparemment attise Sophie au point où elle lui pose des questions, qu'elle relance la conversation. « On le voit d'ici, l'immeuble d'en face. » que je glisse, éternel murmure à peine audible à son oreille. On voit la ville entière, aussi. On voit le royaume qui ne ressemble en rien à la nuit, qui ne ressemble en rien d'habituel aussi.
S'ils s'impatientent je ne le réalise même pas, s'ils sont pressés je ne le calcule pas non plus. C'est lui qui a l'immense et lourd cadran de métal au poignet, c'est lui qui est maître de son temps quand il égraine quelques minutes de liberté avant de retourner au banc des accusés. Ma coupe de rouge que je décale à son intention, la bouffée que j'encourage la seconde d'après. Qu'il boive un peu de vin le pauvre, il est à sec, il en a le regard vide presque, il est trop droit, trop calme, trop silencieux, trop tout, trop proche, surtout. « De Bordeaux? Lyon? Strasbourg? Quelle région? » mhm? Oh, l'impolie que je fais, perdue à accrocher mes iris aux siens, à ignorer quand on me parle, encore et toujours. J'en conviens qu'elle attend là, qu'elle insisterait presque quand la poussière au bout de mes doigts finit docilement dans le cendrier posé entre l'éditrice et moi. « Paris. » un détail, une bribe, rien qu'il ne sait, rien qui ne l'étonne aussi. « Votre accent est presque impossible à discerner. » elle roucoule du compliment forcé sur une base de langue qu’elle a apprise d’elle-même, compliment amené avec toute la ruse que j'ai en banque, elle bat des paupières, elle est adorable en vrai, quand on la flatte dans le sens du poil. « Contrairement à d'autres. » le rire est bref, la moquerie soufflée est douce, elle ne l'entendra pas exprès la pique à l'italien, quand j'ai attendu patiemment que Sophie ait repris le relais comme si sa vie en dépendait. |
| | | | (#)Mer 22 Avr - 1:34 | |
| « C'est ici que tu viens recruter les prochains joueurs? » Les prochains perdants. Tous, un par un. Lui répondre par une affirmation équivaudrait à lui céder du terrain. « C'est elle qui va encore te disputer? » Ses yeux roulent au ciel, alors que Anja débarque pour monopoliser l'attention, comme elle sait si bien le faire.
Tout ça est trop similaire à un horrible vaudeville, ce théâtre que Saül déteste plus que tout. Le briquet menace de fusionner avec la peau de ses doigts, lorsque Ariane le lui retire des mains. Tout ce beau monde semble s'être soudain donné rendez-vous autour de cette maudite table. Ariane attrape une cigarette, Saül lui lance un regard en biais. L'italien déteste l'odeur du tabac froid. C'est au tour de Anja de le dévisager, réprobatrice. Elle ne pourra pas dire que Saül s'est fichu d'elle, quand il lui a parlé d'aller fumer. Seulement à moitié. Quant à l'appel à passer, et bien... « Vous êtes française, vous aussi? » Ça y est, c'est le moment d'abandonner la conversation. Pour ne pas écouter Anja et ses pépiements de fierté - en français s'il vous plaît. Anja qui est là, à rendre la vie de Saül insupportable, alors qu'elle devrait être loin, avec les français qu'elle a eu tant de mal à rassembler autour d'une table, avec son patron. A croire qu'elle le fait exprès. Elle est impeccable dans le rôle du bras droit, quand elle veut, au grand dam de l'italien.
« On le voit d'ici, l'immeuble d'en face. » Un sourire fend le visage du quarantenaire. Probablement pas assez appuyé pour que Anja soit sortie de sa discussion à propos des vols-au-vent provençaux à la brandade de morue. Au tour de Saül de détailler la ville des yeux, qu'il ne prend jamais le temps de contempler de jour - et encore moins de nuit. « C'est mieux la nuit. » C'est un autre monde. Et heureusement que le murmure ne parvient pas aux oreilles de Anja, très occupée par on ne sait quel sujet qui semble également passionner la femme qui accompagne Ariane. « Elle va te piquer ton contrat, quel qu'il soit. », qu'il murmure en désignant la blonde, dans un trait d'humour qui n'en a pas le ton.
L'ennui le tue, cette situation est improbable. Anja lui donne mal à la tête. La coupe est la bienvenue. Les yeux de Saül s'accrochent à ceux d'Ariane, encore. « De Bordeaux? Lyon? Strasbourg? Quelle région? » C'est qu'elle s'efforce de faire la conversation, en plus. L'italien ricanerait presque, parce qu'elle soumet Ariane à un véritable interrogatoire - un échange de banalités, en fait. Bientôt, ses yeux bleus viennent trouver le cadrant de la montre à son poignet. « Paris. » « Paris ! C'est vraiment une ville splendide. Nous devons nous y rendre bientôt, c'est drôle. » Oui, drôle vraiment. Qu'est-ce qu'on se marre, sur cette terrasse. « Votre accent est presque impossible à discerner. » Tandis que la blonde se met à jouer avec ses cheveux, radieuse et gonflée d’orgueil, Saül se retient de lever les yeux au ciel. Elle n'a pas idée, Ariane, qu'elle vient de s'attacher le boulet à la cheville, à la complimenter comme ça. Dans dix secondes, Anja racontera comment ses nombreux voyages lui ont permis de parfaire tout ce qu'elle savait déjà, combien elle a-dore la culture et blablabla. « Contrairement à d'autres. » Le quarantenaire lâche un rire. Juste un, qui secoue sa poitrine comme un souffle précipité. « Je t'attends, si tu veux t'essayer à l'italien. », qu'il riposte de la même voix basse, le sourire goguenard. « Vous prendrez bien un café ? » Oui, un café, des litres, partez loin, là-bas, que le serveur vous oublie et- « Oh, je ne veux pas vous faire perdre votre temps. » « Oh, non, nous étions sur la fin. » « Volontiers, alors. » « Qui s'occupe de nos invités si tu es là ? », que lance soudain Saül, sourcils froncés. « Pas toi, visiblement. Venez, Sophia c'est ça ? » Ce n'est pas la bonne voyelle, en fait, Anja.
Elles oublient Ariane et Saül dans leurs prières, en partant à la conquête du bar à quelques mètres de là. L'invitée de Ariane a visiblement abandonné son verre en même temps qu'elle a cédé à l'appel du café. L'italien visse ses yeux sur sa précieuse montre. « Si tu veux jouer contre des français au poker, j'ai des clients qui n'attendent qu'une invitation. Je suis certain que l'un d'entre eux sera enclin à jouer sa montre. » C'est rappeler ce à quoi ils appartiennent. C'est aussi tirer leur monde - quel monde ? - en plein jour. Pas sûr que cela soit une idée lumineuse. A son tour de s'accouder au garde-fou, comme le cool kid qu'il n'est pas. Dans dix minutes, quand il trouvera des traces de poussière sur son costume impeccable, il accusera l'établissement de son manque d'hygiène. « C'était quoi, tout ça ? Tu la veux comme conseillère financière ? Elle est bavarde, si j'étais toi j'éviterais. » Le regard bleu de Saül se déporte encore vers le bar d'extérieur. Pas longtemps. Juste une seconde, avant de revenir s'amarrer à son emplacement habituel. « Et quand elles vont revenir avec leurs cafés, tu auras droit à un interrogatoire sur pourquoi et comment le ciel est bleu. » Si j'étais toi je prendrais la fuite, que Saül pense très fort. Pas assez fort pour le dire à haute voix. Pas assez fort pour que cela ressemble à autre chose qu'un conseil. Pas assez fort pour qu'il ne cède, lui aussi, à l'échappée. |
| | | | (#)Mer 22 Avr - 4:41 | |
| « C'est mieux la nuit. » « Tout est mieux la nuit. »
Ça, c'est juste pour avoir le dernier mot. C'est juste pour être celle qui clôt une discussion qui en reste bien évidemment ouverte, quand y'a que son sourire qui s'accroche au mien comme seule relance. C'est pas un double sens et c'est certainement pas une invitation voilée. C'est rien qu'un état des faits et c'est pas lui qui va le nier, quand déjà la conversation des deux autres nous prend tout sauf en compte. Elles s'enflamment et la clope crépite, calée contre mes lèvres contentées. C'est vrai qu'elle est mieux la ville, la nuit. Qu'il est mieux l'immeuble d'en face, la nuit. « Elle va te piquer ton contrat, quel qu'il soit. » à mon tour de rouler des yeux, à mon tour de souffler aussi. « Qu'elle essaie. » et non, il aura pas de détails sur le dit contrat, pas même s'il en parle une troisième fois. Elle écrit elle aussi? Moi j'ai recommencé, t'as vu mon sac est lourd, il contient mon manuscrit t'as envie de le regarder? Nope, pas intéressé(e).
Apparemment, je suis polie. Ou j'accumule les cartouches pour les lui sortir en temps venu, quand il râlera et que je pourrai dégainer plus vite que mon ombre le prochain "tu peux pas dire que je pense pas à toi" les paupières battantes la voix condescendante. « Paris ! C'est vraiment une ville splendide. Nous devons nous y rendre bientôt, c'est drôle. » personne ne rit alors elle rigole pour quatre, mon « Très. » qui se couronne d'un sourire bref, additionné d'un reste de cigarette noyée dans le cendrier que j'éloigne sur la table d'à côté. Je l'ai vu son rictus de puriste, il peut pas jouer le cool kid une seconde et le rabat-joie la suivante ; ça va pas avec le personnage. Il est pas en nuance Saül, jamais en demie-mesure, qu'il commence pas maintenant quand ça devient enfin amusant. Et ce qui est encore plus amusant, ce sont ses murmures contre les miens, l'un l'autre s'attirant une pique de plus en plus dédiée, un coup d'oeil à la volée. « Je t'attends, si tu veux t'essayer à l'italien. » « Pas ma faute si t'es un prof de merde. » c'est trop facile et c'est trop tentant, c'est d'un ridicule et pourtant ni lui ni moi n'avons déballé toutes nos cartes, ni même couché la moindre mise que ce soit sur la table. On vient à peine de commencer. « Qui s'occupe de nos invités si tu es là ? » mon sourcil se hausse, la coupe de vin désormais commune que je dérobe d'une gorgée le temps qu'il joue à l'adulte responsable de bon gré. « Pas toi, visiblement. Venez, Sophia c'est ça ? » Sophie. Ça rime avec Paris. C'est drôle, n'est-ce pas? Très.
« Si tu veux jouer contre des français au poker, j'ai des clients qui n'attendent qu'une invitation. Je suis certain que l'un d'entre eux sera enclin à jouer sa montre. » ils font pas exprès, mes iris, pour se poser instinctivement sur l'élue trônant fièrement à son poignet. « Les autres montres m'ennuient. » les autres montres sont juste un ramassis de métal et d'aiguilles, juste un amas de tic et de tac sans couleurs, sans saveurs. Elles appartiennent à des idiots de français qui n'en ont rien à faire, qui les jetteront en plein milieu d'une table qu'ils étrennent par ennui et surtout pas par plaisir, eux qui veulent se prouver puissants quand ils ne sont rien, vraiment. Les autres montres sont beiges, blasantes et blasées. De pâles reliques que j'ai même pas envie de regarder. « C'était quoi, tout ça ? Tu la veux comme conseillère financière ? Elle est bavarde, si j'étais toi j'éviterais. » il tente, et pour ça faut quand même lui donner. Son regard se perd, le mien reste braqué, détaille l'homme d'affaires qui a choisi de lui-même la sortie de secours, l'homme pressé qui a ralenti le pas le plus volontairement du monde malgré tout le champagne - merdique ou non - et les tiramisu - merdiques tout court - laissés derrière. « T'es jaloux que je réponde à ses questions et pas aux tiennes. » ça sonne pas comme une interrogation et ça n'en est absolument pas une parce que je sais que ça l'enrage comme ça l’amuse autant que moi, ce jeu-là. C'est bien pour ça qu'on y joue encore, à ça. À tout le reste aussi, de jour comme de nuit. « Et quand elles vont revenir avec leurs cafés, tu auras droit à un interrogatoire sur pourquoi et comment le ciel est bleu. »
Quand elles vont revenir, la coupe sera vide, celle-là même que je termine en la posant devant lui. « J'aime pas les interrogatoires. » Quand elles vont revenir, le briquet sera de retour dans sa paume qui le garde de nouveau en otage, éternelle rançon obsolète, prétexte comme un autre. « J'aime pas le poker de jour. » Quand elles vont revenir, elles vont tomber sur son air faussement froid et fermé, quand j'ai pourtant tout fait pour le choquer. « Et j'aime pas les fraises, mais ça tu sais déjà. »
De loin, je l'entends la blonde aux bagues qui parle des clients et des délais, du rendez-vous suspendu et des responsabilités auxquelles elle doit se reléguer. Un gobelet dans une main, un dossier dans l'autre, le temps qui joue contre eux et les invités qui s'en font pour peu. Sophie a pris soin de prendre mon café pour emporter et je l'attrape à la seconde où elles sont à un mètre à peine de nous, mes pas qui s'esquissent devant lui le temps de glisser des adieux qui n'en ont que le nom à son oreille. Ma paume s'égare, imperceptible, sur l'un de ses bras plus que l'autre, insistante sans vraiment l'être. « C'était fun. Tu passeras le bonjour à Angie pour moi. » qu'il retourne à sa vie, que je retourne à la mienne. Qu'il aille signer ses contrats avant qu'elle ne les lui pique, quels qu'ils soient.
J'avais pas menti, la sortie de secours était bel et bien sur la terrasse, et je pousse la porte de l'épaule pour aboutir dans la cage d'escaliers qui mène d'office sur la ruelle adjacente. 5 minutes, c'est pas mal généreux, c'est suffisant pour qu'il panique, pour qu'il réalise le subterfuge aussi. C'est fun, de l'imaginer là-haut à se dire qu'il a le beau jeu, qu'il a toutes les cartes en main. Pourtant, s'il se retrouve à la table avec ses français, il sera de ceux qui ne miseront pas ce qui s'attache à son poignet ; pour la simple et unique raison que son poignet, à l'heure qu'il est, est entièrement et fatalement dénudé, dépouillé. Les doigts d'une Ariane pickpocket qui se peaufine depuis des lunes piquent d'envie, mon sourire aussi.
Fais pas genre t'es surpris, je t'ai dit que les autres montres m'ennuyaient. Ma mise à moi par contre, elle est posée sur la table hypothétique, le bluff qui n'en est qu'un autre, quand je l'ai simplement déplacée de son poignet à la poche intérieure de sa veste, sa montre. La frousse comme meilleure adrénaline.
Pour chaque minute que tu perds à jouer aux adultes, la rançon augmente. Encore heureux qu'il soit nerveux, et qu'il y tienne à sa relique. Parce que mon all in, c'est qu'il s'esquive lui aussi. C'est qu'il descende, qu’il vienne réclamer son dû, qu'il la prenne lui aussi la foutue sortie de secours. Qu’il fasse nuit en plein jour.
Oh que je l'imagine là-haut, à se dire qu'il a le beau jeu. |
| | | | (#)Mer 22 Avr - 15:37 | |
| « Les autres montres m'ennuient. » Bien sûr. Les autres montres sont sans importance. Elles n'ont rien de plus, sinon la valeur financière. Elles ne donnent rien de plus, sinon le privilège de pouvoir se vanter en utilisant des mots compliqués donnés par les vendeurs. Elles sont aussi insignifiantes que les œuvres d'art qui ornent les couloirs de la maison de Saül. Ces gens là ne savent pas ce qu'ils perdent. Un soir, en tout cas, ils perdront leurs montres autour d'une table de poker. Reste à définir une date - tu fais ce que tu veux, me dis juste pas la date. - dans son agenda chargé comme celui d'un ministre. Le soir, c'est toujours plus flou, étrangement. Plus obscur. Les horaires importent moins, quand le soleil ne traverse plus le ciel. « T'es jaloux que je réponde à ses questions et pas aux tiennes. » « Ne raconte pas de conneries. » Parce qu'ils ne s'en échangent jamais, des questions. Ok, si, parfois.
Elles vont revenir d'une minute à l'autre, les deux autres, avec leurs questions et leur envahissante fausse sympathie. « J'aime pas les interrogatoires. » « Je n'aurais pas deviné. » « J'aime pas le poker de jour. » « Alors t'aimes pas vraiment le poker. » « Et j'aime pas les fraises, mais ça tu sais déjà. » « Tu mens encore. »
Ou pas. La bataille pour la dernière fraise, c'était juste une guerre d'ego, pas vrai ? Autour, le monde reprend contenance en même temps que Anja parle assez fort du travail qu'il leur reste à abattre, exprès pour presser l'italien. Après tout, c'est ce qu'elle est venue faire. Elle est venue le chercher, le tirer de là, lui rappeler que c'est à lui de payer l'addition et d'assurer aux français qu'il viendra leur rendre visite à Paris. Elle ne manquera pas à sa mission, pas plus que lui ne manquera à la sienne. C'est l'ordre des choses, ça a toujours été l'ordre des choses. Pas de hasard, pas de Ariane sur la terrasse, pas de faux-semblants. « C'était fun. Tu passeras le bonjour à Angie pour moi. » C'est déjà la fin de l'interlude, rideau, circulez. L'italien la regarde s'éloigner sans mot dire, les yeux figés sur la porte de métal qui se referme en grinçant des gonds. « -un plaisir, en tout cas, n'hésitez pas à appeler si vous voulez jouer ce match. » Oh non, la pauvre Sophia-e - mauvaise voyelle - coincée sur un terrain de tennis avec la bavarde Anja, qui la noiera de ses discours trop longs.
C'est en croisant les bras sur ses reins pour s'éloigner, l'air de rien, qu'il sent que quelque chose n'est pas normal. Que quelque chose n'est pas à sa place. On entend les français qui rient depuis le couloir qui mène au petit salon dans lequel ils sont installés. Anja passe devant le quarantenaire, pose un instant sa main sur l'avant bras de Saül, lance à ce dernier un sourire victorieux, entendu. Le pouce de l'italien passe sur son alliance, alors qu'il ne se souvient plus de la dernière fois que son poignet gauche lui semblait aussi léger.
Oh.
Ses pas le mènent à nouveau sur la terrasse, ses prunelles jettent des regards pressants - où, mais où bon sang - sur la table que le groupe occupait il y a encore trois minutes. Le verre d'Ariane y trône encore, victorieux, solitaire. Un regard à son téléphone donne à Saül la pièce manquante du puzzle et il ne peut pas s'empêcher d'afficher un sourire de travers. Alors, les autres montres l'ennuient vraiment.
Pour chaque minute que tu perds à jouer aux adultes, la rançon augmente. La garce.
Ses pieds descendent les marches quatre à quatre. Par deux fois, Saül manque de s'écraser dans l'escalier de secours. La faute à son manque d'équilibre. Sa faute à elle, en somme. Au diable les français - l'homme d'affaires entend déjà Anja pousser les hauts cris, l'accabler de jérémiades; tu m'as laissé seule, toute seule, tu sais que je déteste parler à ta place, blablabla. Et son absence ne manque pas d'étonner. Le téléphone sonne, une fois. La descente des marches est plus importante. La montre, la montre. Il faut jouer la montre, avant qu'Ariane ne soit loin. « On m'a volé ma montre, je ne sais pas à combien s'élève la rançon, si elle dépend des minutes passées là-haut. », qu'il lance en accrochant ses yeux à ceux de la jeune femme, encore dans le clair obscur, les pieds dans la rue. La lumière de l'extérieur l'aveugle lui. « Rends-la-moi. » Le voilà qui s'avance, prudent, qui réduit la distance, main tendue. « J'ai fait du judo. Rends-la-moi. », qu'il menace en retenant un sourire encore conciliant.
Le jeu l'amusera encore dix secondes, avant que sa patience ne file. « Voilà, là je vais vraiment appeler mes avocats. » La scène se rejoue en plein jour, presque. Et Saül déteste cette sortie de secours, préfère l'immeuble d'en face. Préférait se battre pour récupérer son téléphone ou pour lui empêcher d'attraper la dernière fraise. La montre, c'est précieux. Ariane lui vole son temps - dans tous les sens du terme. |
| | | | (#)Mer 22 Avr - 17:36 | |
| Je les compte distraitement les voitures qui passent, garde ma concentration dédiée aux quelques minutes qui filent plutôt. Il met pas autant de temps que j'aurais pensé à traîner là-haut, avant de venir rejoindre le peuple en bas, à se faire croire comme à l'habitude qu'il a tout sous contrôle, à serrer des mains mais surtout à serrer des dents. Il met à peine la moitié du temps que j'avais prévu en fait, avant d'arriver et de débouler dans la ruelle et ça m'enrage à un point de pas avoir vu juste, d'avoir prévu autrement, ça me fait bouillir de hargne et il le verra pas, certainement pas, je lui ferai pas ce cadeau-là. Lui qui prend des consonances beaucoup plus dramatiques à la seconde où la porte de métal grince derrière son ombre envolée. J'ai même pas besoin de faire volteface pour savoir qu'il a laissé ses français et sa bijoutière se gérer eux-mêmes comme des adultes, l'adolescent qu'il personnifie presqu'à merveille à demi-souffle à jouer contre la montre - là, ça c'est drôle, ma mâchoire se décontracte et mes poings avec.
« On m'a volé ma montre, je ne sais pas à combien s'élève la rançon, si elle dépend des minutes passées là-haut. » « On t'a jamais dit de pas négocier quand t'as rien à mettre sur la table? » la relance est douce, elle chante, elle pique à peine, j'ai déjà fait mille fois pire. La distance se réduit entre nous au fil de mes pas, pas qui n'ont absolument rien de pressés à comparer aux siens. Il n'a pas sa précieuse montre au poignet pour lui susurrer toutes les secondes qui s'envolent, il n'a absolument rien pour lui infirmer qu'il est pris entre deux mondes, entre deux périodes, entre noir et blanc, jour et nuit. « Rends-la-moi. » là, j'y peux rien par contre si je pouffe de rire, presque triste pour lui, presque j'ai dit. Parce que la suite m'emballe tellement que je retiens ni le moindre rire ni le moindre sourire. « J'ai fait du judo. Rends-la-moi. » elle s'étale en vitesse, rictus empressé d'une mine effarée, terrifiée, faussement affligée de sa menace qui ne rend la scène que plus drôle encore, pathétique un peu faut dire.
Ma silhouette est postée docile devant lui, mes yeux ont pas lâché les siens quand il se charge d'être celui qui jacasse et qui panique, qui s'impatiente et qui tique. « Voilà, là je vais vraiment appeler mes avocats. » une main attrape le pan de sa veste, l'autre se faufile dans la poche intérieure, c'est rapide, c'est efficace, c'est d'autant plus honteux quand mes doigts ramènent le bracelet brun et l'immense et lourd cadran avec sous ses prunelles bleutées, ma fierté assumée du jour. Il va se sentir tellement con alors que j'ai le port d'une reine là, la sensation du devoir accompli qui redresse mes épaules et qui gonfle ma poitrine, le défi qui illumine mes propres iris railleurs. Ah oui, c'est vrai, il veut appeler ses avocats, c'est ça? « Avec quel téléphone? » à son oreille, ça sonne encore plus tragique, quand d'un mouvement je repasse sa montre à son poignet pour l'échanger contre son portable en surcharge d'appels. Mes pieds quittent leur pointe pour se reposer complètement au sol, les murmures sont terminés quand j'en viens à rapidement me détacher.
Et je recule de là, et je me dégage aussi vite que je suis arrivée, la proximité qui n'a plus lieu d'être maintenant que je lui ai prouvé j'sais pas quoi mais que ça m'amuse encore et toujours d'avoir pu si aisément le faire. Il a retrouvé son bien jamais vraiment perdu, toujours et éternellement sous son nez, mais que j'ai pas pour autant lâché ma rançon toute décidée sous l'impulsion du moment. Son portable qui vibre constamment entre mes paumes dédiées. « Tenace. » un appel manqué, cinq autres, Anjagie qui est fidèle au personnage et qui m'attendrie d'autant plus de croire qu'il est parti simplement pour mieux revenir. « Vous faites quoi de si important, après avoir sorti vos stylos de grandes personnes pour signer vos piles de papiers que tout le monde prend mille ans à lire? » je diminue, je diffuse, curiosité mal placée qui distrait à peine les foules. Le bruit incessant de la vibration qui n'arrête pas de se relancer contre mes doigts, au point où je ferme l'appareil direct, le glisse dans la poche arrière de mon jeans sans plus de cérémonies.
« On part. » l'ordre qui ne sonne pas comme une question, parce que c'en est tout sauf une. Il serait pas parti, s'il voulait rester, de toute façon. |
| | | | (#)Mer 22 Avr - 22:36 | |
| « On t'a jamais dit de pas négocier quand t'a rien à mettre sur la table? » C'est son temps qu'elle a pris, son temps qu'elle a volé, c'est avec son temps qu'elle le nargue. La dernière fois qu'il n'avait plus rien à mettre sur la table, c'était à cause de ce maudit gamin qu'il a pris en train de voler. Le gamin qui lui a piqué dans les poches. Le même gamin qu'il a pris en train de voler dans un magasin des semaines plus tard. Décidément, en ce moment, tout le monde voudrait lui soutirer un truc. Si ce n'est pas sa montre, c'est au moins sont temps. « On m'a appris à ne pas piquer les objets des autres. File. », qu'il s'impatiente déjà, les yeux réprobateurs. Mais elle s'amuse, Ariane. Elle s'amuse trop pour ce que vaut la montre. C'est lorsqu'elle est assez proche de lui qu'elle peut enfin plonger la main dans la veste de Saül, qui n'est pas assez rapide pour l'en empêcher. La menace des avocats n'a absolument aucun effet - ils ont des nez eux aussi. « Qu'est-ce que tu- » « Avec quel téléphone? » La montre est retrouvée, celle qui se trouvait dans sa poche depuis le début - la garce, again. C'est un bête sourire qui se dessine sur son visage, bientôt effacé par un mouvement de tête et un soupir. « Tu voulais juste que je descende, en fait. » C'est au même niveau que son histoire de jalousie - blablabla répondre à ses questions blablabla pas aux tiennes - de tout à l'heure. C'est comme de la diplomatie inversée. Mais voilà, maintenant, elle a son téléphone. Et elle s'éloigne avec, c'est ça le pire.
Le téléphone qui vibre, qui supplie qu'on réponde. Saül entend déjà Anja beugler dans le combiné, exigeante au possible. Surtout. Ne pas. Décrocher. « Tenace. » « J'ai du travail, tu m'emmerdes. » C'est pour ça qu'il n'essaie pas vraiment de récupérer son bien. Sa main se tend de nouveau, à nouveau rendue lourde par sa montre. « Vous faites quoi de si important, après avoir sorti vos stylos de grandes personnes pour signer vos piles de papiers que tout le monde prend mille ans à lire? » « Des trucs de grandes personnes, tu l'as dit toi même. Tu ne pourrais pas comprendre. » Gamine, qu'il ponctue presque, à la limite de se faire vieux jeu à voix haute.
« On part. » « On ? » On. « On part où ? »
A nouveau, Saül brise la distance, les sourcils froncés. Avant qu'Ariane n'avance quoi que ce soit, il enroule autour du poignet droit de la jeune femme ses doigts glacés. Banquise dans les yeux, banquise en dessous de l'épiderme. C'est juste histoire qu'elle ne prenne pas la fuite, encore. « On part, mais tu me rends le téléphone. » Le revoilà, le négociateur. Cette partie là des négociations sera peut-être plus compliquée que celle qu'il a terminée là haut, autour des tables rondes et des desserts fades. « On part, mais je passe un dernier coup de fil de grande personne. » Ses yeux de requin des affaires se posent dans ceux de Ariane. Bleu contre bleu. « On part, mais pas de saut en parachute. » Sa main relâche le poignet d'Ariane, parce qu'il considère le deal déjà conclu. C'est ça, ou son retour chez les adultes. Retour dans son monde à lui, retour dans son monde à elle. C'est mieux, chacun de son côté. Avec, ou sans téléphone. « Et pour ta gouverne, un avion, ça coûte au plus bas prix 400 000 dollars. Tu mets la moitié du prix, avec le contrat que t'as signé tout à l'heure ? » Le contrat de quoi, d'abord - le tien va financer l'avion privé? Non, pas de questions. Jamais. |
| | | | (#)Jeu 23 Avr - 0:07 | |
| « Tu voulais juste que je descende, en fait. » « Tu serais pas là si t'avais pas voulu descendre, en fait. » « J'ai du travail, tu m'emmerdes. » « En effet, t'as l'air débordé. » « Des trucs de grandes personnes, tu l'as dit toi même. Tu ne pourrais pas comprendre. » « Blablabla les grandes personnes, blablabla là c'est toi qui m'emmerdes. »
Elle est retournée à sa place sa montre. Qu'il retourne à la sienne s'il y tient tant.
Et mes prunelles ont élu domicile au creux des siennes, impatientes, intransigeantes. J'ai du travail, ouais t'as l'air débordé. Tu y retournes ou tu attends qu'un briquet te tombe miraculeusement entre les mains? Que je vole tout ce qui se cache dans la poche intérieure de sa veste? J'en ai des tas, des idées de justifications alignées rien que pour lui, j'en ai une infinité et une autre, mais c'est bien mieux de le voir taper du pied, grogner au passage, lâcher mes iris rien que pour chercher son portable des yeux, espérer qu'en un seul coup d'oeil il arrive à la sortir de la poche de mon jeans pour le déplacer easy peasy au creux de sa paume. Essaie encore, essaie plus fort.
« On ? » On. « On part où ? » « Il est à quelle heure ton couvre-feu, aujourd'hui? » c'est de ça, duquel dépend tout le reste.
Ma voix raille, mes paumes se postent sur mes hanches, la distance de sécurité est parfaite en plein jour, elle m'évitera de faire comme si le moindre mouvement de contre-attaque de sa part avait le potentiel de m'atteindre. Parce qu'il a fait du judo et que dans ses précieuses et éphémères heures au dojo y'avait un chapitre entier consacré à comment tenter de rattraper son téléphone des mains d'un brigand sans jamais vraiment y arriver. Oups.
Le voilà qui change de ton maintenant, change d'air. Son sourire qui s'envole et la poker face la plus simpliste que je lui connais qui tatoue son visage. Mon sourcil se hausse, ma nuque s'arque naturellement. Il a toute mon attention, pour un temps. T'habitues pas. « On part, mais tu me rends le téléphone. » lassant, facile, si simple à dévier aussi, parce qu'il a jamais dit dans quel état fallait que je le lui rende, le téléphone. « On part, mais je passe un dernier coup de fil de grande personne. » ah fuck. Okay, okay je peux travailler avec un appel, un dernier, un seul et unique et je pointerai le fait accompli autant de fois qu'il le faudra il le sait autant que moi. « On part, mais pas de saut en parachute. » là, il fait juste exprès en vrai, il menace de m'enlever toutes mes cartes et il se pourlèche le gars. Le parachute est déjà loin et elle est cochée cette ligne là de sa to-do list à lui. Pourquoi il me demande jamais ce qu'il y a, sur ma to-do list, à moi? Il te le demanderait que tu répondrais pas. Sûrement, ouais, vaut mieux.
« C'est bon, t'as fini ou t'as d'autres petits caractères chiants en annexe? » je rigole, bien sûr que je rigole, bien sûr que je le lui lance aussi son téléphone. Visant sa tête parfaite, sa mâchoire avec, qu'il l'attrape s'il a pas envie que l'écran éclate sur le bitume, moi je le gère plus l'appareil maintenant que la signature qu'il représente s'est envolée de mes doigts aux siens sur le mètre entre nous. « Et pour ta gouverne, un avion, ça coûte au plus bas prix 400 000 dollars. Tu mets la moitié du prix, avec le contrat que t'as signé tout à l'heure ? » « Ton avion, ta facture. » j'avais dit, que je répondrais pas à sa question. Une fois, deux fois, trois fois, cent fois.
J'avais dit que je répondrais pas à sa question, mais y'a rien dans les petits caractères chiants en annexe qui mentionnent quoi que ce soit contre le fait que je l'amène, de moi-même, dans mes lignes, dans mes droits. « C'est pour une nouvelle que j'ai écrite. Et tu sauras pas quand elle sera publiée, et tu la liras pas, et t'ajouteras aucun commentaire sur ça ni là ni jamais. » s'il cherche le bon moment pour couper court à la conversation et faire son dernier coup de fil de grande personne, c'est là, exactement là où il devrait procéder. Sa part de l'entente m'apparaît de moins en moins engageante et de plus en plus monnayable en début de processus. Restera qu'à s'assurer qu'il soit pas chiant avec les détails, et on devrait survivre encore une poignée de minutes. Au moins.
« On part, et tu fermes le téléphone après ton appel d'adultes. » la ruelle commence à me blaser, alors je cogite, je brainstorm, je dégaine mes propres règles, j'ai le temps de le faire, le sourire aux lèvres. « On part, et c'est la dernière fois que tu me dis quoi faire. » ça, c'est pour la main autour de mon poignet, ça c'est pour le téléphone que je lui ai rendu, ça, c'est pour les passe-droits qu'il a toujours avec moi quand plusieurs auraient péris pour bien peu. « On part, et tu me laisses la dernière fraise. » et je l'apprécierai même pas, ça c'est le pire, ou même le mieux. Tout dépend du point de vue. « Deal? » la paume que je tends vers lui n'a rien d'officiel, parce qu'elle vient avec le plus condescendant, le plus moqueur des sourires que j'ai en banque.
Oh, et d'ailleurs, avant que j'oublie. « C'est presque le tiers. Le contrat. » ça reste sa facture. En l'état, je l'ai dit déjà. Je veux juste le siège avec un hublot. |
| | | | (#)Jeu 23 Avr - 1:26 | |
| « Il est à quelle heure ton couvre-feu, aujourd'hui? » « T'es vraiment très drôle. C'est le champagne, j'ai remarqué que ça te fait cet effet. » Comment, Saül ?
Oui, ils partent, d'accord. Mais seulement si Saül arrive à négocier environ dix conditions qui tournent les choses comme si elles étaient à son avantage. Juste pour savoir qu'il n'a pas cédé trop facilement. C'est une question d'ego, comme cette histoire de fraise, de montre, d'avion, de parachute et blablabla. « C'est bon, t'as fini ou t'as d'autres petits caractères chiants en annexe? » « Non, je n'ai pas fini. » Si, mais non quand même. Le téléphone, il l'attrape à la volée, non sans lancer à Ariane son meilleur regard courroucé. « Ton avion, ta facture. » « Mais t'en fais quoi, de tout ce que tu gagnes au poker, sérieux. » Non, ce n'est pas une question, c'est juste une marque de dédain. Une de plus, qui s'accumule sur la pile des autres "non-questions" qui tombent à l'eau avant même d'être posées, avant même d'être pensées. « C'est pour une nouvelle que j'ai écrite. Et tu sauras pas quand elle sera publiée, et tu la liras pas, et t'ajouteras aucun commentaire sur ça ni là ni jamais. » Oh. « Tu ne vas vraiment pas me dire ? » Bien sûr que non, idiot de Saül, parce que tu ne posais pas la question. A moins que- « L'avion contre la première page. » Presque. C'est juste pour négocier un peu plus, juste pour avoir le dernier mot, juste pour gagner. Juste, juste, juste.
« On part, et tu fermes le téléphone après ton appel d'adultes. » En attendant, il lève les yeux au ciel. « On part, et c'est la dernière fois que tu me dis quoi faire. » « Je propose juste. », qu'il réplique, presque offusqué. C'est elle qui accepte, après tout. Elle qui choisit, Saül ne lui dit jamais quoi faire. Elle s'invente des vies, pour sûr, ce n'est pas dans le contrat de- quel contrat, déjà ? « On part, et tu me laisses la dernière fraise. » Et cela lui coûte un grand soupir théâtral, expressif comme jamais, à l'italien. Cinq secondes de parodie de réflexion, aussi.
« Deal? » « Deal. »
Le temps de lui serrer la main, de faire comme s'il concluait l'affaire du siècle, avec son sourire de requin qu'il ne destine qu'aux gens comme lui, d'habitude. Et pourtant, son index s'attarde à la base du poignet d'Ariane, comme si de rien n'était. Un passage de rien du tout, un égarement, ce qu'on appelle un réflexe nerveux, involontaire, parfaitement involontaire.
« C'est presque le tiers. Le contrat. » « Oh. » C'est un gros compliment, ce oh qu'on entend à peine, certes un peu impressionné. Il ne s'attendait pas à ça, l'italien. Jamais il ne s'intéresse, de toute façon. Elle s'intéresse, elle ? Non. Bien. « Champagne, alors. », qu'il dit, ironique. Juste parce que c'est en corrélation avec toutes les fois où il lui a dit "très drôle". Juste pour se moquer, encore.
A peine le téléphone est-il rallumé qu'il sonne, vivant à nouveau. Et c'est là que Saül décide que, plutôt que de décrocher, les autres n'auront droit qu'à quelques messages pressés. Des "j'ai eu un soucis avec mon fils, gère le bordel, on se rappelle plus tard" - aka jamais - pour Anja. Un "ne m'attends pas pour dîner" destiné à Elise. Elle sait qu'elle ne doit pas l'attendre. Elle sait trop bien. Et, comme le prévoit le contrat, c'est résigné que Saül range son cellulaire après l'avoir éteint devant le nez de Ariane, un vilain sourire moqueur sur les lèvres. C'est presque un "tu peux pas dire que je ne pense pas à toi" qui sort ensuite, qu'il décide de garder pour une occasion encore meilleure. Demain.
On part. Alors, ils partent. |
| | | | | | | | cold in my kingdom size | willer #2 |
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