Cette semaine ne m’avait vraiment pas épargné d’un point de vue émotionnel. Il y avait parfois des jours où on se disait que la vie s’acharnait sur nous : le décès du père de Danika, et le retour d’un fantôme du passé tel que Leah ou bien les quelques remontrances d’Amy. Même la balade avec Eve n’avait pas eu l’effet escompté sur mon moral. Je m’étais même surpris à prier pour qu’un quelconque dieu s’il m’entendait, soit un peu plus compatissant avec mon petit être et me laisse tranquille face à ce week-end qui s’annonçait à moi. Pas de cours, quelques éclaircies, les conditions parfaites étaient réunies pour me permettre d’en profiter si le ciel souhaitait m’oublier. On frôle la folie quand on commence à penser de la sorte dès le réveil n’est-ce pas ?
Et comme chaque matin quand je ne travaillais pas, la routine instaurée par Ruby était implacable : tenter d’aboyer pour monter sur le lit, faire couiner ses jouets à mes pieds et me supplier de venir jouer avec elle. Et comme chaque matin, j’étais celui qui devenait un peu plus gaga de cette chienne qui n’était autre que ma valeur sûre. Elle savait quand cela n’allait pas, venant mordiller mes chevilles sous mon bureau pour m’obliger à sortir la tête que je me plongeais moi-même dans l’eau profonde de mes pensées. Et ce matin n’échappait pas à la tradition mise en place à la différence même que ma nuit avait été quasi blanche contrairement à celle du berger allemand qui courait autour de mon lit. Je me trainais jusqu’à la salle de bain, restant immobile sous la douche durant ce qui devait lui paraître une éternité mais qui n’était qu’un temps trop court pour moi avant de daigner me vêtir d’un short et d’un simple t-shirt, bien décidé à essayer de courir si mes capacités me le permettaient. Je n’étais pas du genre à suivre à la lettre le programme de rééducation remis ni même à respecter mes rendez-vous médicaux. J’avançais un peu dans l’inconnu et cela pour l’instant ne me posait pas de problèmes. Du moins je n’en avais jamais eu de réelles conséquences. Alors pourquoi s’arrêter ? Deux années étaient passées et je me sentais toujours aussi diminué, chose qui m’exaspérait au plus haut point. Mais je n’avais personne à qui le dire. Enfin rectification : je ne voulais le dire à personne.
Cette balade improvisée dans mon quartier avait eu l’air d’un véritable délice pour Ruby, bien moins pour l’homme impotent que j’étais devenu. J’avais attaché la laisse de ma chienne autour de ma taille, et j’eus bien plus l’impression de me faire traîner par ses soins que par mes capacités physiques. Tout était une raison valable pour se détourner du trottoir à mon plus grand désarroi. A moins que cela ne soit juste une excuse pour expliquer les raisons pour lesquelles je me suis arrêté au bout de dix petites minutes. Voilà ce que moi, l’ancien flic, était capable de faire maintenant. Dix minutes de course à pieds avant de sentir mes poumons se faire resserrer par l’étau de ma cage thoracique, mes articulations frotter sous mon poids et l’énervement prendre le dessus. J’étais fini et ce qui aurait dû s’apparenter à une bouffée d’air frais n’avait eu le don que de m’enfoncer un peu plus dans la mélancolie. Je tirais sur la laisse de Ruby, la mine renfrognée, tandis que mes pas me poussèrent à faire demi-tour pour retourner à mon domicile.
J’avais été matinal et surtout, je m’étais contenté d’enfoncer ma casquette sur mon crâne pour éviter de ne croiser un quelconque voisin trop bavard sur mon chemin. Je n’étais pas du genre mal-aimable, mais il y avait quelquefois – comme tout un chacun – des jours où je n’avais aucunement envie de discuter. Arrivant dans l’impasse qui menait à ma demeure, je décidais de détacher Ruby, caressant sa tête en lui murmurant une légère excuse à son attention puis me redressant, j’observais ma chienne gambader dans un périmètre raisonnable de mon champ de vision. Et malgré tout, mon regard était attiré sur une ombre qui trônait au pied de ma porte, une silhouette adossée contre ma porte. Je n’attendais aucune visite, aucune livraison et j’avais prié pour que l’on me laisse en paix à mon réveil ! Je sentais une fois de plus ma mâchoire se serrée, tandis que je sifflais – en vain – à destination de Ruby qui était déjà en train de faire la connaissance de cette femme qui attendait devant ma porte et que je connaissais que trop bien.
« Hayden ? » La surprise qui habitait ma voix était indéniable tandis que j’étais encore à quelques mètres d’elle. « Tu t’es perdue non ? » demandais-je dans la continuité de mes pas qui menaient vers elle. Celle qui était pendant un temps ma meilleure amie et que je pensais à Londres était devant mon perron, sans un mot, un large sourire aux lèvres. Mon regard se leva vers le ciel comme pour clôturer une discussion avec la divinité en charge de ma semaine retrouvailles à tout va, mais surtout pour marquer mon incapacité à enchaîner deux mots de plus, trop surpris. J’avais envie d’appuyer sur sa joue comme pour être sûr et certains que ce n’était pas la douleur qui me faisait halluciner et pourtant il y avait des choses qui ne mentaient pas. Je la connaissais depuis maintenant de longues années, voir quasiment toute ma vie mais il n’y avait que peu de temps où j’avais accepté de lui ouvrir les portes de mon cœur, de mes pensées et l’avoir vu partir n’était qu’un déchirement de plus à ajouter à mon actif. Ruby elle, semblait ravie d’avoir une nouvelle amie à qui faire la fête, chose qui m’agaçait au plus haut point ce matin d’ailleurs. Etais-je jaloux ? Non je n’étais pas de ce style ni même rancunier. Et pourtant je ne l’accueillais pas comme un meilleur ami aurait pu l’accueillir. J’entrouvris la porte de la maison pour laisser entrer Ruby et je la referais par la suite pour rester face à Hayden. « En quel honneur m’accordes-tu cette visite ? Une pause en tournée ? Une porte claquée par Jamie ? Ou alors serait-ce moi que tu serais réellement venu voir ? » demandais-je subitement, tandis que ma main restait attachée à la poignée, comme pour me permettre de mieux m’enfuir en cas d’une réponse qui ne me convenait pas. Mes jointures blanchissaient par la force que j'employais, et ma voix se voulait froide, bien loin de celui que j'étais réellement. Mais après tout, je n'étais plus l'homme qu'elle avait connu. Il était mort en même temps que ses rêves. Il était mort quand elle n'était pas là pour le relever. « Et quand repars-tu à Londres ? » demandais-je sans réellement me rendre compte que cette question éclaircissait au mieux mes ressentis.
J’avais peur de la voir partir une fois de plus, elle qui n’avait pas été là quand j’en avais eu le plus besoin. Et cette fois-ci, je n’étais plus en état de supporter l’abandon de ma meilleure amie.
made by black arrow
Dernière édition par Keith Weddington le Lun 27 Avr 2020 - 15:00, édité 1 fois
Le chemin vers la maison de Keith n’avait pas été très long. Hayden aurait pu le parcourir les yeux fermés, tant elle avait eu l’habitude de le pratiquer pendant des années. Ce jour-là cependant, son cœur n’était pas à l’allégresse, et elle savait que cette visite ne serait pas aussi joyeuse que d’habitude. Pas question de courtoisie aujourd’hui, et la jeune femme ignorait si son meilleur ami accepterait de lui parler, ni même s’il était chez lui, pour commencer. Pendant un instant, Hayden avait envisagé de le prévenir de son arrivée, mais elle s’était rapidement ravisée. Quand il le voulait, Keith pouvait être particulièrement têtu, et capable de s’arranger pour se rendre soudainement trop occupé pour la recevoir. Soucieuse de ne prendre aucun risque, la jeune femme avait profité d’un réveil matinal pour rassembler ses affaires aussi bien que son courage, se retrouvant malheureusement face à une porte close, comme un avant-goût empli d’une légère ironie. Quel timing incroyable, vraiment. Hayden donna quelques derniers coups sur la cloison en bois pour se donner bonne conscience, avant de se résigner dans un soupir. Visiblement, les retrouvailles devraient attendre. Sans insister davantage, la jeune femme se prépara à tourner les talons.
Mais le destin, lui, sembla en décider autrement. Alignement des astres ou coïncidence mordante, l’attention de la comédienne fut rapidement détournée par une boule de poil visiblement ravie d’enfin voir une nouvelle tête. Attendrie, Hayden s’agenouilla à sa hauteur, caressant l’animal qui ne la quittait plus. Son propriétaire, lui, semblait assurément moins doué pour les accueils en grandes pompes et les câlins de bienvenue. De ce côté-là, on s’illustrait visiblement façon soupe à la grimace, et la comédienne prit immédiatement conscience que les choses allaient être plus compliquées que prévu. Hayden ne s’était pas vraiment attendue à un comité d’accueil exceptionnel, ni même à ce que Keith lui déroule le tapis rouge. Loin d’être stupide, la jeune femme avait senti la distance s’immiscer entre eux depuis des mois maintenant, et elle n’aurait pas été honnête avec elle-même si elle l’avait attribué au choc post-traumatique seulement. Pourtant, à l’époque, Hayden avait eu la sensation d’avoir fait de son mieux. Elle s’était rendue au chevet de son meilleur ami dès qu’elle avait eu vent de son hospitalisation, et avait passé des jours entiers à l’assister pour sa rééducation. Malheureusement, la jeune femme avait rapidement pris conscience que ses efforts n’allaient pas être suffisants. Elle avait sa propre vie à Londres, et une profession qui la tenait bien trop souvent éloignée de Brisbane pour pouvoir tirer Keith vers le haut au jour le jour. Hayden avait maintes et maintes fois eu la sensation d’être totalement impuissante, assistant bien malgré elle à la formation d’un gouffre entre ceux qui furent si proches autrefois. Pour autant, il avait été plus malin qu’elle, et avait tout fait pour qu’elle ne le voit pas sombrer. Dans ces conditions, se retrouver face à un presque parfait inconnu était un choc total. Bien sûr, la comédienne s’était attendue à le voir changé, car on ne se remettait jamais tout à fait d’un tel drame. Depuis un certain temps déjà, les messages de Keith n’étaient plus les mêmes, jusqu'à briller parfois par leur absence totale. Les appels étaient eux beaucoup trop espacés pour que rien ne se trame et la comédienne savait, comprenait même que la pente était difficile à remonter. Mais le constater de ses propres yeux était douloureux. Et, de nouveau, elle se demanda ce qu’elle aurait pu faire différemment, ou mieux.
Hayden se redressa, faisant face à un Keith qui s’attendait visiblement à tout, sauf à la voir. La jeune femme sentit une bouffée d’affection la saisir en réalisant à quel point sa présence lui avait manqué, mais le sourire auquel elle s’était risquée se dissipa rapidement. Sans lui laisser la possibilité de répliquer quoique ce soit, son meilleur ami entreprit débiter un flot de sarcasme incessant qui ne lui ressemblait pas. Hayden devina une frustration grandissante depuis des mois, des années peut-être, et qui n’attendait visiblement que le retour de la jeune femme pour éclater au grand jour. Légèrement sonnée par la violence mal déguisée sous de tels propos, la comédienne eut un discret mouvement de recul et marqua un temps d’arrêt, laissant place à un silence que seuls des aboiements joyeux de l’autre côté de la porte venaient perturber. Quel contraste insolent. « Moi aussi, je suis heureuse de te revoir. Et j’ai fait bon voyage, merci de t’en soucier. » Le ton était mordant, cassant. Hayden ne jouait décemment plus dans la cour du sentimental : chaque mot prononcé par Keith lui avait fait l’effet d’un coup de poignard en plein cœur. Chaque sous-entendu, chaque reproche mal dissimulé, chaque pique lourde de sens l’avait blessé au point de la faire fulminer sous le coup de l’injustice. Il connaissait chacun de ses points faibles, le constat était indéniable. Mais jamais Hayden n’aurait pu imaginer qu’un jour il s’en servirait pour tenter de l’atteindre assez profondément pour lui faire du mal. Qui était cet homme en face d’elle, au juste ? Où était son meilleur ami un peu timide, parfois maladroit ? « C’est bien pour toi que je suis venue mais, honnêtement, tu commences à me faire regretter ma décision. » Hayden passa une main dans ses cheveux, soupirant longuement. Rien n’allait lui être épargnée, visiblement. « Tu me laisses entrer, où on continue à faire une scène devant tous tes voisins ? Le théâtre, c’est seulement sur les planches. Tu le saurais si tu avais pris la peine de venir me voir à Londres au moins une fois. » Le ton accusateur la blessa autant qu’elle espérait blesser. Hayden n’avait pas pour habitude de se comporter de la sorte, et encore moins avec Keith qui représentait beaucoup pour elle. Mais la jeune femme était surtout honnête, et elle n’avait jamais pu s’empêcher de répliquer lorsqu’elle se sentait attaquée. Au fond, elle se sentait surtout coupable de ne pas avoir été à la hauteur sous tous les points de vue. « De toute façon, tu ne devrais même pas être dehors, pour commencer. J’espère pour toi que c’était une simple balade, car je sais très bien que le footing ne fait pas partie de tes activités autorisées. J’étais là, quand le médecin te l’a dit. » Nul doute que cette dernière remarque allait achever de mettre le feu aux poudres. Mais Hayden était lasse des non-dits et des reproches murmurés à mots couverts : un jour ou l’autre, l’abcès devait être percé. Et pourquoi pas maintenant, après tout.
Parfois les mots dépassaient le fond réel de nos pensées. Parfois ils étaient interprétés à leur guise et d’une simple remarque nous arrivions en temps de crise. Je détestais la distance pour cela. Je détestais devoir user d’une quelconque technologie pour maintenir le contact et prendre des nouvelles. J’étais du genre vieux jeu, rabat-joie et cela m’importait peu. Alors oui, j’oubliais de répondre aux SMS ou ils se faisaient un peu plus concis. Je ratais un appel attendant que mon téléphone ne revibre si cela était urgent, sans parler de ma boîte mail. Le nombre grimpant jour après jour, cela était indécent. J’étais un homme qui privilégiait le réel, le contact, l’odeur, la chaleur et les rires. Oui, les rires étaient ma source de motivation, mon essence même. Alors comment réagir quand la vie décidait de nous amputer d’une part importante de cette essence ? Moi qui m’étais juré de ne pas bâtir mon bonheur sur la présence ou l’absence d’une personne, j’avais échoué une fois de plus quand Hayden était venue reconsolider cette espèce d’armure que je portais. Tel un guerrier, las de ce combat sans fin dans lequel ses troupes sont touchés, je n’acceptais pas de voir mon deuil en face. Mes parents étaient morts et rien ne les ramènerait. Pourtant j’avais mis du temps à l’accepter, du temps à l’assimiler et ce temps, Hayden y avait fortement participé.
C’était simple de lui parler et même mes silences parlaient pour moi avec elle. Et pourtant j’arrivais à user de certains vides comme par un système de protection invisible. La carapace était ébréchée depuis trop de temps avec elle pour me cacher derrière un quelconque masque. Malgré tout, j’étais en train d’essayer la stratégie de l’ignorance. Comme elle avait pu le faire quand elle avait repris le vol direction Londres. Egoïste ? Oui je l’étais de penser de la sorte. Et pourtant je ne lui avais pas dit ce jour là alors que j’étais transporté d’aile en aile dans l’hôpital de Brisbane, assis au fond d’un fauteuil roulant. Adieu la brigade criminelle, adieu mes rêves, bonjour l’abandon. Car oui, je le vivais comme cela. Alors j’avais répondu à quelques messages de façon abrutes ; j’avais esquivé quelques visioconférences pour des prétextes incongrus et la voilà maintenant debout devant mon porche ? Dieu que le destin était cruel. Ce n’était pas là que j’aurais voulu l’avoir, maintenant que j’étais debout, avec un métier que j’appréciais et en bonne santé. Parce que c’est ce que j’étais à mes yeux, même si j’étais le pro pour me voiler la face. J’étais aussi doué dans l’exercice que dans celui d’accueillir mes invités quand ces derniers n’étaient pas désirés.
Ne dit-on pas que les chiens peuvent ressentir les mauvaises personnes ? Et à en croire l’accueil plus qu’amical que venait d’offrir Ruby à la jeune femme, le seul qui n’était pas ravi de la voir c’était bien moi. Le temps m’avait semblé tellement long que j’avais oublié la facilité dont faisait preuve ma meilleure amie quand il s’agissait de rendre les piques qu’on lui lançait. D’ailleurs, je grimaçais de sa remarque, retirant ma casquette pour me frotter la nuque avant de la remettre. Perturbé vous dites ? A peine. Tellement en réalité. A tel point que je ne réussissais pas à marmonner le moindre mot étant encore perturbé par sa présence. Si j’avais pu la pincer pour voir si elle était réelle, je l’aurais probablement fait, avant de poursuivre le vidage de mon sac. Parce que j’avais eu le temps de ressasser pendant mes journées immobiles et inoccupées, à l’abandon, au destin, à la perte, au deuil… Tout était passé et Hayden n’y avait pas échappé. « Tu as trouvé l’entrée, tu sauras retrouver l’aéroport, je ne m’en fais pas pour toi. » rétorquais-je pourtant, ne lâchant toujours pas la poignée tandis que j’observais les alentours.
Certaines têtes s’étaient glissées derrière les rideaux, d’autres plus curieux avaient ouvert la fenêtre tandis que les plus téméraires étaient dans leur jardin, les dévisageant sans aucun scrupule. La gêne me prenait, moi qui n’aimais pas me faire remarquer. Mais j’étais aveuglé par ce qu’elle venait de lâcher aussi amèrement que j’avais pu le faire précédemment. Etait-elle en train de me reprocher mon absence de visite ? Oui. Est-ce que je m’en voulais ? Bien entendu. Aurais-je le cran de le lui dire ? Absolument pas. « Ha oui, tu es en train de me demander si j’étais capable de venir en fauteuil te rendre visite ? Puis les spectateurs, je suis persuadé que ça ne te dérange pas non ? C’est d’ailleurs ça que tu es allée chercher pendant que moi j’étais au fond du trou non ? » Et ma main tournait la poignée pour ouvrir la porte à ce moment. Car je me sentais oscillant entre la colère et la peine, entre la sensation d’abandon et cette envie de retrouvailles. J’étais moi-même perdu dans ce cocktail qu’elle venait de provoquer moi qui m’étais préparé à la détester aussi longtemps que je le pouvais.
Sans un mot, simplement d’un signe de tête, je lui indiquais d’entrer, déglutissant à sa remarque sur les autorisations données par le médecin. Bien entendu qu’elle avait été là… Je l’observais de bas en haut et pourtant j’attendais de fermer la porte avant de lui répondre. « Et qu’est-ce que cela pourrait bien te faire ? Depuis quand tu te préoccupes de ma santé ? Avant ou après ton deuxième départ pour Londres ? » Ma voix se voulait ferme et je me contentais de traverser l’immense pièce à vivre pour aller ouvrir la baie-vitrée et permettre à Ruby de continuer de s’aérer, laissant ma casquette sur la chaise à côté de la terrasse. Fort heureusement que j’étais quelqu’un de maniaque et que mon domicile était toujours nettoyé à la perfection. Je retournais vers le plan de travail de la cuisine, sortant une bouteille d’eau froide du frigo, avant d’en descendre une longue gorgée que je laissais couler comme pour gagner du temps. Puis sans même lui demander, je commençais à faire chauffer de l’eau, sortant une tasse que je fis glisser dans sa direction. « Tu es là pour me sermonner ? Vas-y je te laisse le temps que chauffe la bouilloire pour le faire. » ironisais-je presque tandis que je soupirais, m’adossant contre l’évier.
Je ne savais pas jusqu’où nous pourrions aller, mais je sentais bien qu’elle comme moi avions encore des choses à dire. Mon regard se tourna rapidement sur le frigo où trônait les post-it des différents rendez-vous médicaux que j’avais manqué, rajoutant un post-it à chaque fois que le rendez-vous était décalé. Je n’avais plus qu’à prier pour qu’elle ne le remarque pas. Et quoi de mieux que d’attirer son attention ailleurs ? Mais pour cela il aurait encore fallu que je sois dans un état quelque peu convenable. Et j’en étais tellement loin que j’eus à peine le temps de courir vers les toilettes, recrachant le peu que contenait mon estomac, dans un râle de douleur. Satané cicatrisation. Je prenais le temps, appuyant sur la chasse avant de me rendre dans la salle de bain, laissant couler l’eau froide dans le lavabo puis me le passant régulièrement sur le visage. Comme si c’était le moment… Fort heureusement elle n’était pas la seule à avoir des talents d’actrice, et je revenais vers elle, quasiment comme si de rien n’était. Si ce n’était mon regard qui anticipait une quelconque remarque que je chassais d’ailleurs d’avance, mon index pointé dans sa direction. « Je te préviens, tu n’as rien à dire OK ? Si c’est pour t’entendre me dire ce que j’aurais dû faire, tu avais qu’à être là quand la question s’était posée initialement ! » Je venais de lâcher le fond de ma pensée avec une telle facilité que j’en étais moi-même surpris. Je me laissais tomber dans le canapé, ma tête reposant en arrière tandis que je reprenais mes esprits.
Elle avait ouvert les vannes que j’avais essayé de maintenir closes depuis son départ. Et il ne lui avait fallu que de se tenir debout face à moi pour venir taper dans le château de cartes que j’avais construit.
L’espace d’un court instant, Hayden eut la sensation tenace d’avoir remporté une première bataille. Il lui sembla, un peu naïvement sans doute, que Keith avait baissé sa garde ; le temps de cligner des yeux cependant, le mur de glace était de retour, matérialisé par un visage renfrogné et un regard fuyant. La jeune femme se demanda distraitement si elle allait devoir tout réapprendre, le convaincre et faire en sorte de mériter de nouveau sa confiance. Le temps d’adaptation l’un à l’autre lui avait déjà semblé si long, la première fois. Hayden se souvenait avoir croisé Keith tout au long de sa vie à Brisbane : salué au détour d’une soirée dans la villa de l’un de ses amis quand elle était adolescente, aperçu dans un cours commun au lycée… Il lui était toujours apparu comme une sorte de forteresse impénétrable, une partie intégrante de la catégorie des personnes à la présence si habituelle qu’on ne les remarquait plus vraiment. Et s’il avait fallu qu’un drame se produise pour que les choses changent, le voyage n’avait pas été de tout repos. La jeune femme avait été touché par son deuil, elle qui n’imaginait pas vivre sans son cocon familial stable, bien qu’elle l’ait longtemps rejeté. Au fond, cela avait sans doute été la première fois que la jeune femme avait touché du doigt le concept de mortalité de ses proches, sans savoir qu’elle y serait directement plongée toute entière et de la plus cruelle des manières des années plus tard. Keith, lui, s’était enfoncé trop profondément dans son amertume, et n’avait laissé aucune chance à qui que ce soit de l’atteindre. Personne, sauf Hayden, qui avait redoublé d’efforts et déployé des trésors de patience pour lui conserver la tête hors de l’eau. S’imaginer devoir reparcourir le chemin en sens inverse était tout bonnement impensable.
Alors Hayden encaissa les piques acerbes sans broncher, comme un boss de fin de niveau qui se nourrirait de l’énergie de vos attaques. La jeune femme prenait sur elle, soucieuse de ne pas offrir une scène aux quelques voisins beaucoup trop curieux qui les voyait comme un bon remplacement de leur programme du matin. Si elle comprenait le besoin que Keith ressentait de se défouler après des mois d’intériorisation, il était certain qu’elle n’excusait pas son arrogance soudaine et son manque de respect flagrant pour autant. Et puisque, grand seigneur, il avait enfin consenti à la laisser pénétrer à l’intérieur de sa maison, plus aucun regard extérieur n’empêchait dorénavant Hayden de lui fait part de sa manière de voir les choses. Et au petit jeu des remarques acerbes, la comédienne n’avait pas à rougir de ses performances. Elle espérait déclencher un déclic, que Keith prenne conscience qu’il se trompait autant de bataille que de coupable. Car, bien sûr, la jeune femme avait des choses à se reprocher. Sans doute n’avait-elle pas fait preuve d’une présence suffisamment régulière, peut-être s’était-elle trop cachée derrière une peine de cœur difficile à digérer pour se donner une raison de ne pas voir à quel point son départ signifiait aussi sacrifier d’autres aspects de sa vie qui, eux, n’avaient strictement rien demandé. Comme à son habitude, Hayden était prête à assumer chaque erreur, chaque maladresse, chaque décision. Mais il était hors de question d’endosser un blâme dont elle n’était pas responsable, ni de faire office de réceptacle pour une colère qui n’était pas légitime. « Tu te comportes comme un gamin capricieux, Weddington. Si tu n’es pas capable de voir et d’apprécier ce que les autres font pour toi, c’est ton problème. » La jeune femme avait totalement envahi l’espace vital de Keith, utilisant la proximité pour appuyer ses propos et leur donner plus d’impact. Ses joues étaient rosies par une colère grandissante, le souffle rendu court par l’adrénaline. Mais le ton était ferme, froid, et sa voix ne tremblait pas. « Je suis désolée de tout ce qui t’es arrivé, et plus encore que tu aies eu la sensation de traverser ça seul. C’est injuste, c’est vrai. Mais, devine quoi ? La vie est injuste pour tout le monde. Et en aucun cas cela ne te donne le droit de me faire une leçon de morale. » Hayden laissa choir son sac à main sur l’un des tabourets de bar du jeune homme, répondant sans vraiment s’en rendre compte à une routine intériorisée des années auparavant. C’était fou comme le cerveau et ses automatismes se fichaient bien des changements de statut des relations humaines.
La bouilloire rappela au monde sa présence en un clic caractéristique, entraînant un cesser le feu provisoire. Mais la jeune femme n’eut pas le temps de s’en emparer, distraite par le départ précipité de Keith. Hayden ne s’interrogea pas longtemps sur les raisons d’une telle précipitation, les quelques échos issus des toilettes puis de la salle de bains achevant de répondre à ses questions d’eux-mêmes. Si l’irritation ne disparut pas pour autant, l’incident eut au moins le mérite de marquer une pause dans le flot de ressentiments qu’Hayden avait à adresser, bien que son meilleur ami, lui, semblait repartit de plus belle. Hayden clôtura la distance qui les séparait, prenant place sur le canapé aux côtés de Keith. Ignorant ses remarques crachées à la figure, elle posa sa main sur son front d’un geste presque maternel, sans lui laisser une chance de protester. La jeune femme fronça les sourcils, rendue légèrement inquiète de l’état de santé dans lequel son ami semblait se trouver. Hayden était loin de s’y connaître en médecine, et bien incapable de poser un diagnostic concret. Pour autant, il lui semblait qu’à ce stade des choses, Keith n’était pas censé souffrir autant, ni ressentir des symptômes aussi forts. A moins que… « Est-ce que tu suis ton traitement à la lettre ? Et ne me ment pas, tu es très mauvais à ça. » Au fond, peut-être que la situation était plus grave qu’elle ne l’avait pensé en premier lieu. Et si elle n’avait pas remarqué les post-it aux couleurs criardes qui s’accumulaient sur le frigo, peut-être était-ce car Hayden avait vécu trop longtemps les yeux fermés, les mains plaquées sur les oreilles pour ne plus entendre le monde tourner autour d’elle. Si Keith avait appelé au secours, nul doute que le son de sa voix avait été trop faible pour être complètement perçu. « Je peux faire quelque chose pour t’aider ? Tu as un médicament à prendre, pour atténuer les effets secondaires ? » La jeune femme quitta le canapé pour le regagner quelques minutes plus tard, deux verres d’eau à la main, dont un tendu vers le propriétaire des lieux. La bouilloire, quant à elle, avait temporairement été oubliée sur son socle. « Bois le plus doucement que tout à l’heure. Tu n’as pas besoin de me démontrer tes talents lorsqu’il s’agit de descendre une bouteille entière. » Le ton s’était radouci, le regard se faisait plus doux. Certaines choses ne changeaient pas, peu importe les conditions. Et le dévouement amical ne faisait pas exception à la règle. « Tu pourras continuer ta longue liste de reproches juste après, et même m'expliquer point par point toutes les fois où tu as eu besoin de moi et où je n’ai pas été là pour toi. Il vaut mieux rester hydraté pour ça, tu vas vite avoir la gorge sèche avec tout ce que tu as à dire. » Si la tentative d’humour était présente, le cœur n’y était pas. Hayden ne savait pas jusqu’à quand cette joute verbale allait bien pouvoir s’étendre : elle sentait déjà la lassitude la saisir, comme un combat incessant perpétué pour une victoire qu’elle ne souhaitait même pas remporter.
Une fois la porte fermée, personne ne pouvait réellement savoir ce qui pouvait se tramer au sein même d’un foyer. C’était le même fonctionnement que j’effectuais en ce qui concernait mon cœur. J’en avais fermé les portes le soir même où Andréa me l’avait brisé. Et j’avais continué à l’entourer de chaînes, verrouiller de cadenas et m’efforcer à ne pas le faire sauter. C’était mon combat depuis sept années. Je le fractionnais, en offrant certaines parties à certaines personnes tel un robot. J’étais celui que les gens souhaitaient avoir en réalité… M’oubliant par moment, me plongeant dans un travail que je voulais chronophage et voulant faire passer ces peines et ces doutes pour ce qu’elles n’étaient pas : de l’arrogance et de l’indifférence. Pourtant, une seule personne avait réussi à faire sauter chacune de ces chaînes en un regard, un geste ou une parole. Et c’était cette même personne que j’avais en face de moi actuellement, celle que j’eus considéré comme ma meilleure amie pendant un temps. Un temps bien trop précieux pour tirer un trait dessus en réalité. Pourtant quand j’avais aperçu Hayden, devant chez moi, mes idées s’étaient chamboulées. Elle avait été l’évidence pendant des années et je l’avais évité. Tantôt distant, tantôt tranchant, elle avait eu la patience que moi je n’avais plus aujourd’hui.
J’étais un fameux mélange de l’esprit de contradiction et d’absence de subtilité. Comment pouvais-je la regarder droit dans les yeux et lui sortir tout ce que je gardais en moi depuis tant d’années ? Elle n’était pas celle qui était connue de tous quand elle se trouvait en face de moi non. Je n’avais jamais considéré sa réussite comme une raison de mon affection bien au contraire et je n’avais en face de moi qu’une femme que j’avais peut-être placé sur un piédestal de part sa nécessité absolue à mon maintien à flot. Elle était ma corde raide quand je me lançais dans un saut dans le vide. Et cette corde m’avait lâché. Ma mâchoire se serra en la sentant à proximité de moi. Ce n’était pas la première fois qu’elle osait franchir ce que j’estimais être mon espace vital mais je ne m’étais jamais senti aussi en danger qu’aujourd’hui. Mais pas par peur de sa réaction non, par peur qu’une fois encore les verrous ne cèdent à son savoir-faire. Je ne détournais pas le regard, me mordant la lèvre inférieure pour éviter toute réaction disproportionnée et croisa mes bras contre mon torse. « J’ai arrêté de voir ce que tu faisais le jour où tu n’as plus rien fait. Et ce n’est ni une leçon de morale ni une sensation. C’est ce que j’appelle un constat… » Je m’étais arrêté une fraction de seconde avant de reprendre. « Quant à l’injustice, je pense que tu es très mal placée pour en parler n’est-ce pas ? » Le combat était lancé et je ne comptais pas me faire atteindre. Du moins pas par ses mots. Mon physique m’avait déjà assez touché pour en rajouter une couche psychologique.
Les choses s’étaient passées bien trop vite, même si cela était habituel pour moi de me retrouver dans cet état selon ma fatigue et les efforts effectués. A tel point que je ne m’en inquiétais plus contrairement à Hayden qui venait de s’installer sur le canapé malgré les salves de colère que je venais de déverser. Je grognais en sentant sa main contre mon front, détournant le regard tout en reculant ma tête, en vain. La voilà maintenant en train de soumettre l’hypothèse que mon traitement n’était pas suivi. Rien de mieux pour relancer la machine, du moins aussi fortement que me le permettait mon état. « Je suis quand même le mieux placé pour savoir en quoi consiste mon traitement, et surtout mieux placé que toi… » soupirais-je en grimaçant avant de suivre ses mouvements du regard, las de sa réaction. « J’ai peut-être omis certaines visites… » murmurais-je en espérant qu’elle ne l’entende pas sans en être certain. C’était la meilleure preuve de mauvaise foi que d’agir ainsi. Un bon moyen de pouvoir lui dire qu’elle avait été au courant, alors qu’elle n’aurait eu qu’une faible chance d’attraper mes mots. Voilà où j’en étais arrivé. Je n’admettais pas de me montrer aussi faible de base et d’autant plus face à Hayden. Pourtant je ne refusais pas le verre d’eau qu’elle me tendait, acquiesçant un demi-sourire en guise de remerciement.
Je restais concentré sur le liquide valsant contre les parois du verre, lui offrant un regard en croix lorsqu’elle fit allusion aux diverses soirées où elle avait probablement été amenée à me coucher sur ce même canapé à cause de l’abus d’alcool. Puis je décidais de descendre le verre d’une traite, ne tenant pas compte de ses conseils. Si elle avait oublié à quel point j’étais têtu, je me ferais un malin plaisir de me rappeler à son bon souvenir. « Il n’y a pas de traitement, du moins je ne pense pas, pour les effets secondaires de l’abandon n’est-ce pas ? » lui demandais-je de façon rhétorique, n’osant la regarder. Mes mains se serraient autour du verre et mes yeux se fermèrent dans un même et seul temps. J’inspirais longuement comme pour reprendre mon souffle et calmer mon cœur qui une fois encore battait trop vite pour démontrer une quelconque preuve de calme. J’en avais assez de devoir me battre contre mes démons du passé, et revoir Hayden avait été l’épreuve de trop dans laquelle je jetais mes dernières forces. Il fallait qu’elle voit la réalité en face. Qu’elle voit que celui qu’elle appréciait n’était plus que l’ombre de lui-même. Qu’elle voit que de part son départ, de part la distance qu’elle avait instaurée, un fossé s’était construit pour lequel je n’avais pas la force de le traverser.
Je ne pouvais pas rester plus longtemps à proximité d’elle-même si mon cœur m’insufflait la sensation contraire, mon cerveau me demandait d’agir. Je décidais de me lever en deux temps, restant immobile une fraction de seconde le temps de me resituer dans l’espace qu’était ma pièce à vivre, puis me tournant vers l’évier, je m’y rendais pour y déposer le verre maintenant vide. « Pourquoi Hayden… Pourquoi tu n’acceptes pas mes silences ? » demandais-je enfin en me retenant contre le plan de travail pour éviter de tomber. « Tu es partie Hayden… Et même si ce jour-là, j’étais le plus heureux de te voir réaliser tes rêves… Mon égoïsme m’a fait espérer que je méritais ton aide… ». J’étais froid et ô combien honnête pour une fois. J’avais vu les dégâts que cela avait pu avoir sur Danika tout comme sur mes relations. J’espérais que livrer tout ces non-dits que j’avais accumulé depuis tant d’années me permettrait de repartir sur des bases plus saines ou terminer ce roman d’amitié. J’étais à priori devenu fataliste. Je l’observais, en attendant la moindre de ses réactions et pourtant j’avais encore tant de questions à lui poser, tant de remarques à lui soumettre que je ne savais pas par où commencer. « Où étais-tu quand on m’apprenait que ma vie partait en miette ? Où étais-tu quand je broyais du noir en me demandant ce que je pourrais bien faire de ma foutue vie alors que j’avais mes rêves entre les mains ? Dans ton lit avec Jamie peut-être ? » Mes derniers mots s’étaient voulus plus secs et je ne pouvais plus supporter son regard en y pensant. Cela faisait parti aussi des sujets qu’il fallait que l’on évoque. Car après tout, si j’avais besoin d’un serrage de bretelles, elle n’était pas la mieux placée non plus… Et malgré tout, je ne pouvais m’empêcher de vouloir la protéger comme si cela était inné…
Hayden était une femme de patience. Elle connaissait les heures de répétitions interminables, l’enchaînement des castings chronophages, l’attente fébrile pour enfin savoir si l’on avait obtenu ce rôle tant convoité. Elle avait fréquenté les soirées mondaines où l’ennui était si peu distillé que l’on en ressortait avec la sensation qu’elles avaient duré des jours entiers, tout comme les minutes éternelles passées à se tenir simplement debout sur scène, à attendre que son placement soit ou non validé. La comédienne vivait pour ces moments, et avait appris très jeune à se servir de l’attente comme d’une arme, comprenant que tout venait à point à qui sait attendre, profitant de chaque instant pour s’améliorer, persuadée que sa passion et son travail finiraient par payer un jour ou l’autre. Aujourd’hui, elle pouvait se considérer comme une artiste épanouie, bien que le chemin semblait toujours aussi long à quiconque se remettait sans cesse en question, quitte à se défier soi-même. Mais l’aventure ne datait pas d’hier, et la jeune femme n’ignorait pas que rien de tout cela n’aurait été possible si elle n’avait pas revu son rapport au temps qui passe, le rendant plus positif. Ce jour-là cependant, Keith donnait l’impression de s’amuser à repousser sans cesse les limites de la patience de sa patience, et Hayden pressentait qu’il finirait par l’atteindre avant la fin de leur discussion. Ce constat n’était pas des plus étonnants : si quelqu’un en dehors d’Elizabeth pouvait connaître ses points faibles, il s’agissait bien de l’ancien lieutenant, qui se complaisait à pulvériser une par une les barrières de la comédienne qui tentait tant bien que mal de ne pas céder à ses provocations. Au fond, la jeune femme ne pouvait s’empêcher de se sentir légèrement blessée par son attitude. Si elle avait compris et même encouragé son besoin de libérer la rancœur accumulée durant les premières minutes de leur échange tendu, Hayden ne saisissait dorénavant plus grand chose à ce qu’il attendait d’elle, et aux raisons plus poussées qui lui faisait lui en vouloir de façon aussi intense. Elle n’aurait jamais pensé qu’un jour, son meilleur ami aurait l’idée de se servir de ses failles pour la pousser à bout. Pour quelqu’un d’aussi loyale qui faisait en sorte de s’entourer de peu de personnes pour être sûre de ne jamais être trahie en amitié, c’était un coup dur. Cette dispute entière devenait ridicule, et la comédienne sentait son visage se crisper et chacun de ses gestes devenir plus rapides, comme une preuve de la colère qui montait progressivement en elle. Keith attaquait sans relâche, ne laissant à son amie que très peu de marge de manœuvre pour ne serait-ce que répliquer. Pendant un instant, l’idée de baisser les bras face à ce véritable mur de colère et de mépris traversa l’esprit de la jeune femme. Hayden ne voyait aucune issue positive, si ce n’était le redoublement des cris et des fausses accusations, et il était sans doute temps d’avouer l’échec lorsqu’il était aussi évidemment démontré devant ses propres yeux. Il valait mieux quitter l’endroit tant qu’elle le pouvait encore, rassembler le peu d’affaires qu’elle avait emporté avec elle, en même temps que les éclats provoqués par la brisure de leur amitié, avant que quelqu’un ne finisse par se blesser plus profondément en marchant dessus. La jeune femme s’était levée du canapé à son tour, écœurée par l’attitude lâche d’un Keith qui ne semblait même pas capable de soutenir sa présence physique, et avait esquissé un geste vers son sac à main qui gisait toujours près du bar. Mais soudainement, le jeune homme frappa un coup supplémentaire, asséna la remarque de trop qui acheva de la faire sortir définitivement de ses gonds.
Hayden avait toujours su que Keith ne portait pour ainsi dire pas Jamie dans son cœur. Le débat avait été entamé à de nombreuses reprises maintenant, souvent houleux et ne débouchant pas sur grand-chose puisqu’aucun des deux partis ne parvenait à se mettre d’accord, avant de se clôturer définitivement trois ans plus tôt lorsque la comédienne avait définitivement coupé les ponts avec lui. Cette fois-ci, l’attaque était bien trop vile, bien trop emplie de sous-entendus mensongers et exagérés pour que la jeune femme ne l’encaisse sans rien dire. En moins de temps qu’il n’en fallait pour le dire, l’adrénaline avait propulsé Hayden qui avait rejoint Keith près de l’évier, envahissant de nouveau son espace vital sans sourciller. Fini de jouer : il était grand temps de reprendre le contrôle. « Je t’interdis de me parler de la sorte, et encore moins de hausser le ton. Tu te laisses aveugler par la colère, et tu ne parviens même pas à te rendre compte que tu en veux à la terre entière pour des choses qui ne sont même pas de notre faute, pour commencer. Tu es ridicule, Keith. » La reine des glaces était de retour, accompagnée de son ton froid et sans appel. Aucun retour en arrière n’était possible, dorénavant. Les remords s’étaient envolés, et Hayden n’avait plus le cœur à compatir ou à lui trouver des excuses. Si elle restait consciente de sa culpabilité sur certains points, la jeune femme n’était plus décidée à le laisser gagner du terrain, et s’arrêtait là pour aujourd’hui en termes de concessions. Elle le connaissait suffisamment pour pouvoir affirmer qu’il en prendrait conscience bien assez tôt. « J’étais là, quand ton monde s’est écroulé. J’attendais comme une idiote à l’autre bout du téléphone que tu daignes répondre à un de mes appels, ou que tu m’accordes ne serait-ce qu’une minute de ton temps si précieux pour me dire si tu avais besoin de quelque chose, et ça à chaque fois que je prenais de tes nouvelles. Et, devine quoi ? Je n’ai obtenu que des silences pour seule réponse. » Hayden se stoppa, le souffle rendu court sous le coup de l’agacement. Elle s’empressa de se saisir du bras de Keith, le forçant à soutenir son regard, s’assurant que son meilleur ami ne ratait pas une miette de ce qu’elle avait à lui dire. Le geste était étrangement doux, contrastant avec l’irritation qui la traversait. S’il avait voulu ouvrir les vannes, il n’avait maintenant plus qu'à se contenter de récolter la tempête qu’il avait délibérément semé. « Alors pardonne-moi de ne plus prendre pour argent comptant toutes les fois où tu te tais plutôt que de me dire les choses. Car si tu avais été un tout petit peu plus honnête avec toi-même et avec moi, nous n’en serions pas là, et tu le sais très bien. » Stoïque, Hayden ne tremblait pas. Rien ne pouvait laisser trahir l’émotion qui la saisissait, si ce n’était des yeux embués par des larmes de rage qu’elle ne laisserait pas couler. Il était hors de question de se montrer vulnérable, cette fois-ci. « Si tu attends que j’arrête de m’inquiéter pour toi et que je passe outre le fait que tu ne prends même plus la peine de te soigner, sache que ça n’arrivera pas, alors garde ta fierté mal placée. Je ne te ferais pas ce plaisir pour que tu puisses de nouveau me le reprocher la prochaine fois que tu manqueras de sommeil. » Le couperet allait tomber de façon imminente. La comédienne, elle, ne semblait plus pouvoir arrêter le flot de paroles qui s’échappait de ses lèvres. Hayden aussi avait pris sur elle, conservant tant de souffrances silencieuses qu’elle était bien obligée d’exploser un jour. « Tu sais très bien pourquoi je suis partie, Keith. Je ne comprends même pas comment tu peux avoir la cruauté de me le reprocher. Tu préférais quoi, dit ? Que je sombre ici, avec toi ? Que chaque jour qui passe je puisse prendre le risque d’entendre parler du seul homme que je n’ai jamais aimé et de sa merveilleuse vie avec sa femme et ses enfants, voire de peut-être les croiser tous ensemble en faisant mes courses ? En fait, tu n’es qu’un égoïste, et je me déteste de ne pas m’en être rendu compte plus tôt. » La colère se mélangeait à une profonde tristesse, l’écœurement cohabitait avec le sentiment d’injustice. La jeune femme baissa son regard vers le sol, le ton de sa voix n’étant désormais plus qu’un murmure. « Je n’arrive pas à croire que tu puisses penser que toute cette histoire était une partie de plaisir. A quel moment es-tu devenu si aveugle, dis-moi ? Comment as-tu pu ne pas comprendre que toi aussi, tu me manquais ? » Hayden lâcha enfin son ami, laissant retomber son bras le long du corps. C’était terminé. Il ne fallait dorénavant plus compter sur elle pour traverser le fossé immense qui les séparait aujourd’hui.
Quelles étaient réellement les limites que je m’étais fixé vis-à-vis de ma meilleure amie ? A quel moment avais-je décrété que ce qu’il y avait entre elle et moi ne valait pas le coup d’être poursuivi parce qu’elle avait simplement pris un avion pour traverser océans ? Est-ce que cela remettait en cause nos longues discussions parfois existentielles, nos fous rires et cette légèreté qu’elle avait su m’amener, moi qui traversais la pire des périodes que la vie m’avait apporté. Perdre un de ses parents est une épreuve difficile en soi. Mais perdre les deux au même moment ne facilitait pas la chose. Ce n’était pas parce qu’il n’y avait eu qu’un seul accident qu’il n’y avait qu’un seul deuil non. J’avais au contraire leur deuil à faire mais aussi celui de la famille que nous étions. J’étais orphelin de leur amour. J’avais dû accepter le fait qu’ils ne me verraient pas heureux, peut être même mari et père. Non mes parents ne connaîtraient pas cette joie et Hayden avait réussi à me le faire accepter. Avec patience, avec douceur, avec tact. Avec elle tout simplement. Je me sentais redevable mais surtout d’une loyauté sans faille. Alors j’avais à mon tour tendu la main à Hayden et le plus naturellement possible. J’avais écouté, analysé, offert une épaule solide quand elle avait besoin de répit et aujourd’hui cette épaule fléchissait, se brisant même face à ma pauvre colère.
J’étais pitoyable et plus je m’en rendais compte, plus je m’embourbais dans mes paroles, dans ces piques incessantes et dans cette rage qui ne me ressemblait pas. Était-ce une excuse valable quand les mots dépassaient le fond de nos pensées que de mettre en avant l’instabilité émotionnelle ? Non c’était la facilité. Mais je n’étais pas contre un peu de facilité dans ma situation. D’ailleurs c’est ce que j’avais employé en décidant d’attaquer sur un sujet que je savais sensible et douloureux pour Hayden. J’en avais honte après coup, mais les mots étaient déjà partis, aussi vite que la jeune femme était arrivée face à moi alors qu’elle était prête à quitter les lieux, claquer cette porte et me laisser à mon triste sort. Je connaissais ce regard qu’elle m’adressait, je pouvais sentir le self-control qu’elle prenait en elle pour ne pas exploser, pour ne pas me laisser obtenir ce que je voulais et surtout sa volonté de me faire comprendre une chose : tout cela était terminé. Comme un enfant que l’on finissait enfin par punir après toutes ces menaces préventives. Et même si après toutes ces années j’avais appris à analyser le moindre de ses gestes, de sa façon d’être, de ses silences et de ses respirations, je restais toujours aussi surpris face à sa capacité à ne rien montrer quand elle le désirait. Sa froideur me faisait frissonner et malgré tout, je ne détournais pas le regard, la défiant même d’un sourire en coin. J’étais prêt à encaisser. Du moins c’est ce que je pensais.
Et en guise de réaction, de protection, je tentais de repousser ses premières paroles d’un rire ironique, voulant rendre ridicule la situation dans laquelle nous étions pour mieux me dérober de mes responsabilités. Mais c’était sans compter sur la persévérance d’Hayden dans son envie de cesser ce manège auquel je m’adonnais. Et les mots venaient à me manquer. Bien sûr que c’était ridicule, mais qui l’était le plus de nous deux ? Moi bien entendu. Je n’arrivais même plus à m’exprimer sans m’emporter… J’étais désolant. Ma tête commença à se baisser, détournant par la même occasion mon regard de la jeune femme. Je ne pouvais rester accroché au bleu vif qui pouvait me couver autant que me détruire. Et comme un boxeur qui distribuait les coups, Hayden me renvoyait en pleine face mes différentes erreurs ou du moins les différentes preuves de tentative de sabotage que j’avais sciemment mené et contre lesquelles elle se battait une fois de plus en revenant ici. Car oui, elle se battait contre vents et marées, celles que représentaient mes sombres pensées et mes envies de tout envoyer valser. Et malgré tout, l’évidence était frappante. Elle était là et je l’avais simplement repoussé d’un revers de main. Je déglutissais, mes mains se serrant contre l’évier. « Ne dis pas de sottises Hayden… J’ai répondu à tes premiers appels… Puis après… Je… Laisse tomber tu ne pourrais pas comprendre » abandonnais-je alors qu’elle s’était stoppée. Je descendais mon regard sur la main qu’elle tenait sur mon bras, déglutissant tandis que je posais de nouveau mon regard sur elle. Je n’allais même pas lui demander de me lâcher, sachant pertinemment que ce serait une demande vaine. Puis son geste était tellement si différent de l’image qu’elle renvoyait ou du ton qu’elle employait. Sa main se voulait douce, empli de tendresse et mes yeux se fermèrent pour tenter d’oublier le moment que j’étais en train de vivre. Fuir encore… Par lâcheté alors que les coups tombaient, m’envoyant en plein dans les cordes de ma conscience. « Et où serions-nous Hayden ? » demandais-je subitement, d’une voix lasse, les yeux toujours clos. Je ne voulais pas observer son regard quand elle apporterait le coup fatal enfin je ne pouvais pas.
« Tais-toi… » murmurais-je entre mes dents, sentant mon corps trembler, ne supportant plus les paroles qu’elle me renvoyait et pourtant elle ne semblait pas pouvoir s’arrêter. « S’il te plait… » repris-je toujours dans un murmure que je pensais pourtant audible. Bien sûr que je le savais. Bien sûr qu’il m’avait pris celle dont j’avais le plus besoin à ce moment-là. Il l’avait lui-même forcé à prendre cet envol pour ne pas la faire souffrir. Jamie. J’avais détesté cet homme dès le départ, et pourtant j’avais recollé les morceaux qu’il avait brisé sans jamais rien dire, parce que c’était ce qu’Hayden avait fait quand j’avais dû faire mon deuil. J’aurais voulu pouvoir la protéger des blessures que causaient l’amour mais moi-même je n’avais pas su les éviter. C’était d’ailleurs une raison pour laquelle je refusais de me soigner selon mon psychologue. Mais même là, ma meilleure amie ne semblait pas vouloir lâcher l’affaire au risque que cela lui soit reprocher. On en était donc là.
« HAYDEN ! » Ma voix s’était voulue plus forte, plus ferme mais la colère avait disparu, laissant place à la supplication. Comment pouvait-elle penser que je n’avais pas compris que je lui manquais ? C’était peut-être même la le pire… C’est que j’étais pleinement conscient du mal que je pouvais lui faire. Sa main quittait ma peau, me donnant l’impression que mon cœur repartait par la même occasion. Pourtant c’était à mon tour d’engager un geste avec elle, comme si ce dernier était devenu inné avec les années. Ma main se glissa sur sa joue, l’obligeant à relever le regard vers moi. « Qu’est ce que tu peux être idiote parfois… » soupirais-je, des trémolos dans la voix. « Ces silences… Je… J’aurais eu besoin qu’on me bouge… Ne pas me laisser pourrir ici… J’ai tout perdu ce jour là… » avouais-je, les yeux se remplissant de larmes que je refoulais depuis temps d’années et que je ne voulais pas laisser tomber par pudeur. « Je me suis perdu tout autant que je suis en train de te perdre… » avouais-je en retirant ma main, décidant de lui tourner dos pour rester appuyé face à l’évier la tête basse.
« Te voir sombrer en m’aidant aurait été pire que de ne pas t’avoir… C’est pour ça que je t’ai encouragé à partir. Mais je ne pensais pas avoir si mal… » lui avouais-je à demi-mot. Je respirais longuement, déglutissant avec difficulté tandis que je restais immobile, n’osant faire un geste de plus vers elle. « Tu veux savoir à quel moment Hayden ? Vraiment ? » répétais-je tandis que je retirais le tee-shirt que je portais, le serrant en boule dans une de mes mains avant de me retourner vers elle, mon regard posé dans le sien. « A partir du moment où tous les jours qui ont suivi je me suis demandé pourquoi cette balle n’avait pas percé mon cœur. Cela aurait été plus simple… Tu vois, il est là le début de l’égoïsme… » lui fis-je remarquer tandis que mon index se déplaçait de la cicatrice présente sur ma clavicule vers le centre de mon torse. C’était la première fois que j’avouais avoir eu ce genre de pensées et je ne voulais pas lire le dégoût dans ses yeux alors je décidais de retourner sur le canapé, me rhabillant sur le trajet. Il y avait tellement de questions sans réponses, que d’y penser me rendait probablement fou.
« Je peux comprendre que tu veuilles partir… A ta place je ferais la même chose… » avouais-je avant de reprendre. « Mais si c’est vraiment le cas, laisse moi te dire quelque chose Hayden. Il n’y a pas un jour où je n’ai pas pensé à toi malgré la distance que j’ai instaurée… Mais la fierté prenait le dessus. Il y a des choses que je ne pourrais pas te pardonner… » je me stoppais quelques instants, déglutissant, avant d’inspirer longuement et de reprendre. « Mais s’il y a bien une chose que je ne peux nier… C’est que j’ai besoin de ma meilleure amie encore aujourd’hui. Tu ne voulais plus de silence… » lui fis-je remarquer, me laissant tomber dans l’arrière du canapé, le regard posé vers le haut du mur qui se trouvait face à moi. « Pour combien de temps es-tu ici ? » Cette fois-ci ma question ne sonnait plus comme un reproche mais comme une inquiétude. Car si je devais me préparer de nouveau à son départ, je voulais me le mettre en tête le plus rapidement possible. Car espérer n’était plus permis dans mon état.
Hayden n’avait pas perçu les différentes tentatives de Keith pour la faire taire. Plongée corps et âme dans un monologue qui semblait interminable, la jeune femme n’avait laissé aucune chance à la voix de son meilleur ami de tracer un sillon jusqu’à son esprit. Elle était lasse d’entendre ses reproches, lasse d’encaisser sa colère sans rien répliquer, lasse de se laisser marcher sur les pieds en bafouant son caractère fort et sa fierté. C’était à son tour de parler et, cette fois-ci, elle était bien disposée à se faire entendre. Alors Hayden n’avait pas vu Keith peu à peu lâcher prise et décider de rendre les armes. Si elle y avait prêté une attention particulière plutôt que de se laisser finalement aveugler par la colère, la comédienne aurait pu sentir la tension dans l’air retomber, distinguer la fureur de son meilleur ami se muer en une émotion plus douce, éprouver la tristesse qu’était devenue la rancœur. Mais tous ces signaux étaient passés sous son radar, ne l’obligeant finalement à ne lâcher prise qu’une fois la voix rendue rauque et la gorge douloureuse. Le jeune homme s’était rapproché depuis longtemps maintenant, envahissant à son tour son espace personnel, posant sa main dont la froideur contrastait avec la chaleur qui se dégageait de sa joue. Hayden ne le repoussa pas. Elle se força à soutenir son regard, rencontrant les larmes de Keith qui, elle le savait, ne couleraient pas. Les paroles qu’il prononça ne formaient qu’un flou artistique dans son esprit, et la comédienne décida de ne pas les analyser cette fois-ci. Elle était trop fatiguée de se battre dans le vide, trop épuisée d’avoir à se justifier pour une attitude qui, aussi égoïste avait-elle pu paraître, n’était que de l’écoute d’elle-même et de la défense toute personnelle. Son meilleur ami avait été trop loin. Il avait dépassé les limites, les siennes et celles d’Hayden par ailleurs, avait renié chacune des valeurs que la jeune femme se sentait bête de lui avoir un jour affublé. Et pourtant, l’entendre évoquer une possible disparition lui fit l’effet d’un électrochoc. Si être confrontée aux blessures qui marquaient aujourd’hui encore le corps de Keith n’était pas une nouveauté pour elle, l’écouter faire part de ses regrets concernant le fait d’être toujours en vie était pour ainsi dire inédit. Pourtant, Hayden avait toujours considéré avoir convenablement cerné la détresse de son meilleur ami. Elle le savait malheureux, renfermé sur lui-même, avait saisi son sentiment d’être piégé, de ne plus comprendre vraiment pour quel but il vivait. Mais, vouloir mourir ? L’idée était si impensable que la comédienne ne l’avait même jamais prise en compte jusqu'à maintenant. « Tu crois vraiment que ta mort aurait tout simplifié ? » La comédienne s’exprimait d’une voix blanche, précautionneusement, comme un funambule lors de sa première représentation en public. Elle craignait le faux-pas, le mot de trop qui relancerait la machine. Hayden savait que la paix durement gagnée était fragile sous les mains de son meilleur ami. « Tu te souviens, quand mon grand-père est décédé ? Quand j’ai cru voir mon monde s’écrouler ? » La jeune femme avait de nouveau franchi l’espace invisible qui les séparait. Elle avait repris sa place initiale aux côtés de son meilleur ami, et sa main s’était frayée un chemin dans la sienne, venant y tracer des formes géométriques quelconques du bout de son pouce, dans une tentative d’apaiser Keith. Hayden marchait sur des œufs, tiraillée entre son besoin de ne plus le brusquer et ses remords de ne pas s’être rendu compte de son degré de souffrance plus tôt. Il n’avait jamais été du genre à se répandre facilement en confidences, c’était la vérité ; pourtant, elle avait toujours songé, un peu naïvement peut-être, qu’ils n’en étaient plus à ce stade de pudeur, des années plus tard. « J’ai mis des années à faire mon deuil, tu sais. Encore aujourd’hui, y penser me fait mal. Et pourtant, il est parti après avoir vécu une vie complète, et je suis sûre qu’il était parfaitement serein à l’idée d’affronter la mort. » La comédienne marqua une pause, détournant son regard un instant. C’était toujours si douloureux, d’aborder ce sujet. « Alors, toi ? Aussi jeune ? Et de la main de quelqu’un d’autre, qui plus est ? Sans avoir eu la chance d’accomplir tout ce que la vie te réserve ? Crois-moi, je n’aurais jamais pu m’en remettre. » Hayden n’ajouta rien de plus. L’honnêteté lui importait beaucoup, mais elle n’en demeurait pas moins éloignée des longues démonstrations d’affection.
C’était au tour du jeune homme de s’exprimer, dorénavant. La comédienne n’avait pas quitté la maison, ni le canapé, ni même la main de son meilleur ami. Elle l’écoutait attentivement, laissant son regard divaguer dans le vague, cherchant à comprendre ce qui le blessait véritablement, dans toute cette histoire. La colère avait laissé place à la résignation, et Hayden secoua la tête brièvement lorsque Keith évoqua l’idée qu’elle puisse souhaiter s’en aller. Il n’en était plus question, dorénavant. Ce n’était pas la première fois qu’ils se disputaient, après tout. La force de la tempête était inattendue, mais ce n’était pas pour autant qu’elle désirait quitter le navire. Bien que, elle en était consciente, il leur faudrait certainement du temps à tous les deux pour que les choses redeviennent tout à fait comme avant. Se réapprivoiser prendrait du temps. « Je suis en ville pour une durée indéterminée, figure-toi. Pour le moment, je vis chez Elizabeth. C’est provisoire, juste le temps que je puisse récupérer mon appartement. » C’était donc ça, qui le terrifiait. La perspective qu’elle puisse s’envoler de nouveau, comme une vague régulière pourtant impossible à saisir. « La pauvre. Elle semble enfin avoir trouvé l’amour mais elle est obligée de me garder comme colocataire de fortune. J’espère qu’elle ne va pas s’empêcher de le voir à cause de moi. » Hayden laissa échapper un petit rire. Son regard se détacha de l’invisible, s’accrocha aux prunelles de son ami. Le ton grave était de retour. « Je suis désolée, Keith. Vraiment. J’avais besoin d’échapper à Brisbane et, malheureusement, tu faisais partie de tout ce qui m’y ramenait inlassablement. » La comédienne lui adressa un léger sourire. « Je ne vais pas te promettre que l’on va rattraper le temps perdu, tu sais aussi bien que moi que c’est impossible. Mais à partir de maintenant, je suis là, et je ne vais nulle part. » Le chemin serait long, créant avec lui autant d’opportunités de rompre les promesses formulées avec tant d’honnêteté. Hayden espérait que cette fois-ci, la volonté serait suffisante. Tout le reste suivrait.
Je n’avais pas compris à quel point les mots étaient plus importants que les sous-entendus. Qu’à trop espérer que les gens comprennent mes silences, mes non-dits j’en avais oublié qu’ils avaient également les leurs. A l’usure, j’avais épuisé toute patience et je m’étais contenté de dire non quand je pensais oui. J’avais accumulé des années de regrets maladroitement transformé en reproche que je déversais à tout bout de champ. C’était simple d’en vouloir à aux autres plutôt qu’à soi-même. C’était encore plus simple quand l’autre personne était ma meilleure amie. Touché la corde sensible, vouloir la faire réagir comme j’aurais voulu qu’elle réagisse bien plus tôt. Et pourtant en la sentant sur le qui-vive, entre mes bras, à proximité de mon corps, je m’aperçus que la tension était bien plus importante que ce que j’avais imaginé dans la plupart de mes rêves où la vie me donnait l’occasion de m’expliquer avec Hayden. Mais pourquoi, comme bien souvent, la réalité est bien plus compliquée à gérer ?
Elle me laissait l’approcher, voir même poser ma main sur sa joue et pourtant son regard ne m’estimait plus comme auparavant. Si nos chaleurs corporelles étaient bien différentes, son regard me glaçait le sang. Avais-je mérité cette indifférence ? Totalement. Assumais-je le fait d’avoir dépassé les limites que notre amitié s’était fixée ? Pas du tout. C’était bas d’utiliser la corde sensible d’une personne qui un jour nous avait fait assez confiance pour nous confier ses doutes, ses craintes, ses appréhensions tout comme ses joies. Je m’étais promis de ne jamais les utiliser contre elle… On oublie bien vite ses promesses quand l’on se sent trahi, quand l’on se sent fini. Je fermais les yeux en l’entendant parler d’une mort probable. Après coup, je n’en étais pas passé loin. Il n’y a pas d’histoire de grande lumière venant nous chercher, de flashback ou l’apparition de nos proches perdus. Non il n’y avait que le néant. Et je comprenais que ce vide que j’aurais pu laisser n’était pas au goût d’Hayden. Je m’en voulais même de lui rappeler ces mauvais souvenirs. Je grimaçais presque, en détournant le regard. « Je… Non ce n’est pas ce que je voulais dire… C’est égoïste… Cesse... Je suis désolé. »
Une fois encore, elle avait réussi à me faire me remettre en question en moins de temps qu’il me fallait pour démarrer au quart de tour. Je sentis sa main se saisir de la mienne et son pouce parcourir ma paume, m’arrachant un sourire au bord des lèvres. J’avais toujours apprécié cette attention particulière et même si je ne supportais plus le moindre contact actuellement, que je l’avais repoussé sur le canapé, sa main dans la mienne eut un effet immédiat sur mon rythme cardiaque : j’étais apaisé. Alors je resserrais ma main pour éviter que la sienne ne me quitte bien trop vite. A mon tour, je venais caresser sa peau comme pour essayer de lui ôter la peine que je l’obligeais à revivre. Je ne doutais pas de sa capacité à se relever, car elle était bien entourée même si je n’étais plus sur la surface de cette Terre pour le faire. Mais je n’avais pas envie de la contrarier ni même de la contredire. Elle me paraissait déjà assez loin comme cela pour l’éloigner encore plus. « Tu vas devoir me supporter encore longtemps Mademoiselle Siede… » murmurais-je comme pour la rassurer que cette idée n’avait qu’effleurer mon esprit sans y avoir pensé plus longtemps. Du moins plus maintenant. Plus depuis qu’elle venait de m’apprendre que son retour sur Brisbane était définitif.
Je sentais un poids sur mes épaules s’enlever, laissant s’échapper un long soupir de soulagement. De l’égoïsme en barre, une fois de plus et pourtant c’était ma façon à moi de lui dire que je n’aurais pas supporter de la voir partir de nouveau. Une façon de lui montrer mon estime et mon affection, aussi maladroite soit-elle tout comme sa façon silencieuse de me faire comprendre qu’elle resterait là malgré ces mots plus hauts que dans nos habitudes. Alors je gardais sa main dans la mienne, l’attirant avec moi en direction du canapé, reprenant là où les choses auraient dû rester en réalité. « Si tu ne pars pas… Il va falloir que l’on s’apprivoise de nouveau si je comprends bien… » lui fis-je remarquer d’un air faussement désabusé. Je la poussais avec délicatesse dans un coin du canapé, retournant à ma bouilloire, la lançant de nouveau après l’avoir laissé de côté pendant cet intermède. « Après cet entracte… Je te paie un thé ? A Londres, c’est bien ce que vous buvez non ? Je ne dis pas que cela rattrapera mon idiotie… mais laisse-moi au moins t’offrir à boire, tu as dû te déshydrater à force de parler… ». De l’humour. Ma marque de fabrication, toujours mal placé mais de l’humour. Tant que je riais, je vivais… Et il était bien loin le temps où je riais à longueur de journée. Peut-être qu’Hayden avait ramené de Londres une partie de celui-ci.
Je déposais sur la table une boîte à thé ainsi que deux tasses, décidant de porter mon attention sur la bouilloire, attendant le signal comme un enfant attendant le top départ d’une chasse aux œufs. Je me tournais vers Hayden, la tête légèrement penchée sur le côté pour l’observer. « Tu as donc mis tes valises chez Elizabeth… » relevais-je comme pour être sûr que j’avais bien compris, attrapant la bouilloire brûlante tout en me déplaçant rapidement vers la table basse avant de remplir les deux tasses présentes et de retourner poser l’appareil sur son socle, prenant soin de l’éteindre juste avant. Je retournais m’installer aux côtés d’Hayden, restant longuement hésitant devant la boîte de thé avant de lui tendre. « Tiens choisis pour moi, c’est ta spécialité pas la mienne… » ironisais-je en venant taper légèrement son épaule. « Je suis désolé Hayden. Désolé d’être un élastique accroché à ta cheville qui claque pour te ramener au point de départ sans céder… J’aurais pu t’aider… tu le sais… » lui rappelais-je même si je n’avais aucun pouvoir sur les blessures de son cœur si ce n’était de tenter de les apaiser par des mots et une oreille attentive. « Et je peux toujours t’aider si tu le veux… Je vis seul… Si jamais Elizabeth prévoit des nuits torrides, mon lit sera heureux de te compter dans ses draps… en tout bien tout honneur, je passe mes nuits sur le canapé… » soupirais-je en me rendant compte des propos tenus. Je secouais la tête, me frottant le front, gêné. « Ce n’est pas ce que tu crois… Mais tu connais la maison, tu es ici comme chez toi… Sache le… » lui rappelais-je en posant ma main sur la sienne une fraction de secondes. « Et ta carrière alors ? N’aurais-je plus la chance de te voir mitrailler par des paparazzis, t’apercevoir sur un tapis rouge et faire ma fierté ? Quoi que non, cela ne vaut pas ta tête au réveil d’un lendemain de cuite… » Je tentais tant bien que mal de détendre l’atmosphère, de m’alléger l’esprit et pourtant le mal restait bien plus ancré que ce que j’avais imaginé. « Tu l’as revu ? » lui demandais-je soudainement, ne cachant pas mon inquiétude. Je n’avais même plus besoin de préciser le prénom de Jamie Keynes, car il n’y avait que lui qui m’inquiétait quand Hayden me parlait de son entourage.
J’étais rancunier, je le savais. Mais cela ne changerait pas ma loyauté vis-à-vis d’Hayden. Et s’il fallait l’épauler, ma place était toute trouvée.
Le calme après la tempête avait toujours été accueilli comme un véritable soulagement chez la jeune femme. Malgré les apparences, Hayden n’était pas une grande habituée du conflit, pas plus qu’elle ne se sentait parfaitement à l’aise dans ce genre de situation. Elle préférait de loin se reposer sur sa diplomatie et sa capacité presque intuitive à voguer parmi les gens en sachant quoi dire à qui et à quel moment. Pour autant, la comédienne se retrouvait toujours surprise lorsqu’elle constatait à quel point les disputes les plus vindicatives pouvaient faire place aux réconciliations les plus apaisées. A bien y réfléchir, ce n’était guère une surprise lorsque l’on connaissait un tant soit peu Keith. La dureté des dernières années l’avait rendu amer, mais il n’en restait pas moins une douceur dissimulée sous sa carapace de colère froide. Hayden, quant à elle, avait toujours fait preuve d’une faiblesse plus ou moins assumée quand il s’agissait de son amitié avec le professeur. Il avait beau s’illustrer par l’obtention du titre de l’être humain le plus têtu qu’elle n’ait jamais rencontré, elle ne parvenait pas pour autant à lui en vouloir très longtemps. Et pourtant, Dieu seul savait à quel point leurs disputes étaient régulières et légendaires. Leur opposition caractérielle n’était plus à démontrer pour personne mais, avec les années, ils avaient réussi à en faire une force et à se compléter en lieu et place d’une opposition constante. Mais parfois, la machine se grippait, et aujourd’hui en était encore un parfait exemple. Il leur arrivait de ne plus réussir à passer outre leurs différences, les points de vue peinaient à trouver un terrain d’entente, Keith attaquait, Hayden répliquait, et le schéma se répétait inlassablement jusqu’à ce que l’un ne finisse par céder, rappelant au passage à l’autre qu’il était tout bonnement ridicule de se déchirer de la sorte. Jusqu’à la prochaine fois.
Cette fois-ci, c’était au tour du jeune homme de montrer l’exemple. Il avait fait preuve de maturité et de sagesse en premier, désamorçant la situation du mieux qu’il pouvait. S’il était l’un des rares à connaître l’ensemble des faiblesses d’Hayden, sachant où appuyer pour lui faire du mal, il n’ignorait pas, à l’inverse, l’attitude à adopter pour apaiser sa colère. La comédienne s’était laissé faire docilement, accueillant avec un soulagement non dissimulé la confirmation que l’ensemble des paroles de Keith avaient été exprimées sous le coup de son agacement. Et soudainement, ce fut comme si l’univers tout entier avait repris ses couleurs habituelles. La tension dans l’air s’était évaporée, emportant avec elle les reproches et les non-dits. Hayden ne bouda nullement ce changement d’ambiance aussi espéré qu’inattendu, et accepta la boisson qu’on lui proposait sans rechigner. Elle retrouvait son meilleur ami maladroit et à l’humour bancal, qui tentait toujours de la faire rire avec ses méthodes bien à lui, soucieux d’obtenir une confirmation silencieuse qu’Hayden avait passé l’éponge sur son comportement depuis le début de leurs retrouvailles. Bien entendu, rien de tout ce qui venait de se passer n’était oublié, et les blessures provoquées mettraient plus de temps à se refermer qu’une simple matinée et une tasse de thé. La jeune femme n’était pas pour autant désireuse de relancer la machine, et souhaitait profiter de cette trêve pour dissiper le brouillard qui s’était formé dans son esprit depuis qu’elle avait posé un pied dans cette maison. « Du Earl Grey, évidemment. Tu vas avoir l’honneur de boire le thé de la Reine elle-même, profite-en. » Hayden se saisit de deux sachets qu’elle laissa infuser à la minute près, un travail minutieux qu’elle avait hérité des salons londoniens qu’elle fréquentait avec les différentes troupes auxquelles elle avait eu la chance d’appartenir. Keith, quant à lui, s’était aventuré sur le chemin glissant des excuses, évoquant des faits pour lesquels Hayden n’attendait même pas de justifications tant elle était incapable de lui en vouloir. Puisqu’ils étaient toujours en froid depuis son retour à Brisbane, il avait paru évident à la comédienne de ne pas trouver refuge chez lui, d’autant plus lorsqu’Elizabeth ne lui aurait sans doute jamais pardonné de ne pas avoir pensé à elle en premier. « Ce n’est pas la peine de t’excuser pour ça, je ne t’en veux pas. C'est dur d’aider les autres quand notre vie est déjà bien assez compliquée elle-même, et je dois bien avouer que je ne t’ai pas vraiment laissé la chance d'essayer, pour commencer. » La jeune femme lui serra brièvement la main pour appuyer ses propos, lui offrant au passage un sourire doux. « Mais j’accepte ta proposition avec plaisir, merci beaucoup. Si je sens qu’elle a besoin d’intimité, je viendrai trouver refuge ici. » Elle eut à peine le temps d'achever sa phrase que Keith lui rétorqua déjà une pique amicale. Hayden mima une moue offusquée, et lui donna un léger coup d’épaule pour seul signe de protestation silencieuse. « Tu veux que l’on parle de toutes les fois où j’ai dû te tapoter le dos pendant que tu vomissais tes tripes dans chacun des recoins de cette maison ? » Elle lui adressa un clin d’œil, anticipant une réponse faussement révoltée. « On vient d’achever la tournée de Simon & Garfunkel, je me suis dit que c’était le bon moment pour faire une petite pause. » Ce n’était pas tout à fait la vérité, mais pas tout à fait un mensonge non plus. Si le sujet qui fâche n’était plus abordé, ce n’était sûrement pas Hayden qui allait s’y frotter.
Mais Keith semblait littéralement lire dans ses pensées, et il formula alors la question fatidique, celle pour laquelle Hayden se félicita de ne pas avoir pris la décision d’avaler tout de suite une gorgée de son thé. Elle souffla sur la surface de la tasse comme pour se donner une contenance, évitant du mieux qu’elle pouvait le regard du jeune homme qui l’avait sans doute sentie se raidir. Décidément, il ne manquait jamais une occasion d’entrer dans le vif du sujet, et son interrogation à demi-mots ne trompa nullement Hayden sur sa compréhension du thème sur lequel il souhaitait des réponses. La comédienne se retrouvait confrontée à un vaste et cruel dilemme, ne souhaitant aucunement lui mentir, mais sachant pertinemment qu’évoquer ce sujet revenait à marcher sur des œufs. Et alors que l’orage venait à peine de retomber, Hayden n’était pas désireuse d’ajouter de l’huile sur le feu. « Pas encore, non. » Elle savait pertinemment que cette réplique ne lui conviendrait pas, tout comme elle avait réalisé un peu tard que le peu de mots qu’elle avait soufflé laissait une porte ouverte à Keith pour lui demander plus de détails et insister. La comédienne décida de lui exposer la situation d’elle-même, pour éviter une incompréhension dont ils n’avaient absolument pas besoin à cet instant. « Je lui ai envoyé un message quand je suis arrivée. On doit se voir lundi prochain. » L’ancien lieutenant n’avait pas pu passer à côté des différentes Unes à scandale, et Hayden ne voulait pas croiser son regard réprobateur. Elle n’ajouta rien, avala une gorgée de son thé, fixa un point dans l’horizon. « Je sais ce que tu penses mais, crois-moi, je ne peux plus me permettre le luxe de reproduire les mêmes erreurs. » Le regard relevé vers Keith se faisait timide, presque suppliant. Elle ne souhaitait qu’une chose, désormais ; que pour quelques heures au moins, ils prétendent que rien d’autre n’importait, hormis ce canapé et ces tasses de thé fumantes.
J’aurais pu être apparenté à un ours mal léché, grognon et inaccessible si l’on s’arrêtait à la carapace que les années avaient forgé autour de mon être. J’avais pendant longtemps d’ailleurs, joué de cette carapace, tenant à une distance assez raisonnable les personnes qui tentaient de m’approcher. Il y avait eu des coups d’essais, des tentatives plus ou moins infructueuses. Me mettre en couple, me sociabiliser, tout cela n’était qu’apparence. Mon monde tournait la majeure partie du temps autour du sport, de la musique, de ces cours que je suivais que dans un unique et simple but : atteindre mes rêves. Aussi loin que mes souvenirs remontaient, devenir enquêteur au sein de l’unité criminelle avait été un rêve que mon père ne chérissait point. Je n’aurais jamais l’occasion de lui montrer qu’il avait eu tort… Son corps reposant maintenant auprès de ma belle-mère, me rendant orphelin à l’aube de mes 25 ans. Je m’étais muré dans un silence, acceptant les condoléances de personnes que je n’avais jamais croisé. Puis il y avait eu ce regard angélique et ces mots si doux malgré la distance mise dans la voix. Hayden. Ce visage que j’avais croisé malgré notre différence d’âge aussi infime soit-elle. Mon accueil avait été glacial, maussade, noir. Pourtant ses propos avaient eu le don de percuter les premières barrières que j’avais érigé il y a un quart de siècles. Et aussi solide étais-je, je me retrouvais à fondre comme neige à l’usure de ses regards. Les journées s’étaient transformées en mois et les mois en années. Hayden était devenue ma confidente, ma conscience et ma sérénité. Bien loin de la lumière des projecteurs, j’admirais la femme bien plus que la comédienne même si son talent était indéniable. Nous étions le jour et la nuit, le yin et le yang, le blanc et le noir. Complémentaires et pourtant si différents. Mais qui a pu laisser croire que la différence éloignait ? Au contraire, elle nous avait rapproché pendant des années. Je lui apportais un regard neutre, franc et parfois dur. Sur ses choix, sur ses sorties involontaires dans la presse people que j’avais commencé à lire quand notre relation s’était ancrée dans le temps. Elle ne tarissait pas de remarques quant à ma façon d’assumer la lâcheté de mes sentiments. Et souvent la foudre apparaissait avant que l’orage ne gronde. Il y en avait eu des moments de pénombres, délestés de quelques éclaircies. Quand nous nous retrouvions à discuter de tout et de rien, à se confier sur nos doutes les plus profonds car même si nous ne réussissions pas à les ôter, les porter à deux était bien plus facile. Ce n’était pas la vitesse qui comptait dans notre rapport à la vie, mais la distance que nous parcourions.
C’est ce que je compris en entendant ces mots qui me paraissaient si cruels mais tellement mérités. Je lui en avais voulu à une vitesse incroyable, oubliant tout le chemin parcouru. Et heureusement que sa patience qui n’était plus une légende avec moi jouait en ma faveur. J’étais idiot de vouloir une fois de plus me battre contre quelqu’un plutôt que de me battre pour elle. N’avais-je pas dit un jour que ses peines étaient les miennes tant qu’elles persistaient ? Alors pourquoi me décharger de certains de ces fardeaux sur ses épaules qui me paraissaient s’affaisser au fur et à mesure ? Je me devais d’être celui qui chasserait cette tempête. Il était temps de retrouver un minimum de réflexion et un maximum de maladresse. J’étais installé dans mon canapé, l’observant avec une tendresse difficilement dissimulée. J’étais heureux de la voir même si j’avais prétendu le contraire. Par pudeur, je ne voulais lui dire, je ne voulais lui montrer. Alors je me contentais de pencher la tête légèrement de côté pour observer ses gestes minutieux. « Le thé de la Reine en personne ? Excusez-moi My Lady … Je pensais être avec ma meilleure amie, mais j’ai l’impression d’être en compagnie de la haute société… Vous ne m’en voudrez pas si nous ne côtoyons pas les mêmes strates ? » riais-je en plissant le nez avant de reprendre. « Mais c’est qu’en plus cela à l’air d’être tout un art… Tu as besoin de silence pour te concentrer ? Au risque que mon thé soit raté… Je ne voudrais pas risquer la mo… » je m’arrêtais net en me rendant compte que je risquais de relancer le sujet en poursuivant sur cette pente. Il était probablement temps que je m’excuse.
Et dieu que j’étais mauvais pour bafouiller quelques mots qui pourraient recoller les morceaux tel un mosaïste concentré sur l’œuvre à créer. Je comptais sur sa bienveillance et sa compréhension, elle qui me connaissait pour savoir que cet exercice n’était pas aisé. Pourtant, malgré cette difficulté, je niais d’un signe de tête sa remarque. « Et même si la chance tu me l’avais laissé… Je n’aurais probablement pas su le faire… » lui avouais-je à demi-mot confirmant que pour l’une des rares fois, je n’étais probablement en possession des armes pour l’aider à combattre ce fantôme qui la collait au corps. Car se battre contre des sentiments était comme se battre contre un ennemi vicieux et insipide, qui prenait part de notre corps, de notre cœur et de notre esprit. J’avais perdu les trois. Je ne savais plus reconnaître un sentiment de joie d’un sentiment de peine dans certaines circonstances. Mise à part quand j’apercevais la main de ma meilleure amie s’abattre sur mon épaule, m’arrachant une légère grimace, l’air faussement blessé en ayant conscience que j’étais un piètre comédien. Puis une fois le cirque terminé, j’haussais un sourcil, l’interrogeant du regard. N’avions-nous pas promis que certaines choses qui se passaient entre ces murs ne devaient jamais revenir sur le tapis ? « Et manque de chance, généralement ces moments arrivaient après t’avoir accompagné à ces mondanités auxquelles je devais être allergique à mon avis. Combien de fois je me suis retrouvé à ton bras à me faire mitrailler, à manger des verrines où tout et n’importe quoi sont mélangés, à serrer des mains à tout va et à devoir boire des martinis dry alors que je déteste le martini ? » Je croisais mes bras contre mon torse, boudant du mieux que je pouvais, tout en laissant un léger rictus en coin s’échapper. J’attrapais ma tasse, la levant en direction d’Hayden, lui offrant un clin d’œil, fier de ce que je m’apprêtais à sortir en chantant. « And here’s to you, Mrs robinson » avant de boire une gorgée de ce thé, les yeux clos comme pour le savourer, reposant la tasse juste après, une mine hésitante. « C’est…. Du thé… il ne manquerait plus que Ruby devienne un corgi et je commencerais à m’interroger sur ton véritable métier. » continuais-je comme pour reculer l’échéance.
Reculer pour mieux sauter ? Non ce n’était pas mon cas, agissant souvent sur le coup de l’impulsivité. Mais il valait peut-être mieux évoquer le sujet qui constituait notre pomme de la discorde le plus rapidement possible. Comme un pansement que l’on enlevait. Je sentais mon cœur s’apaiser en l’entendant me dire qu’elle ne s’était pas encore infligée cela. Un peu moins quand elle trouva judicieux de préciser que la rencontre devait avoir lieu lundi. Je soupirais longuement, penchant la tête en arrière comme si cela avait le pouvoir de la faire changer d’avis et je décidais de poser mon regard sur elle. J’aurais voulu lui faire comprendre ma désapprobation totale mais je m’adoucis en sentant la supplication dans le sien. Oui, elle avait raison, l’accalmie n’avait pas assez duré et je ne redonnerais pas le premier coup. Alors je me contentais de poser une main sur son avant-bras, un léger sourire aux lèvres. « Si tu le sais alors… Je n’envenimerais pas la chose… tu es assez grande pour savoir ce qui est bon ou mauvais pour toi… Même si je dois te le rappeler de temps en temps… » rajoutais-je en riant une fraction de seconde. « Et même si tu dois plonger, je t’attendrais en bas… » lui dis-je simplement comme une promesse que je concluais en resserrant ma main contre la sienne avant de quitter cette étreinte. Il fallait absolument que je change de sujet, ayant mis le doigt où cela faisait mal de son côté, avant qu’elle ne vienne le mettre du mien. J’aurais pu déblatérer des heures durant sur ce que je pensais de Keynes, quitte à me répéter ou à me pavaner d’un je te l’avais bien dit qui était totalement inutile dans ces circonstances.
Alors comme dans une idée de génie, je tendais le bras par-dessus elle en direction de ma Gibson, la suppliant à mon tour du regard. « Tu peux me la passer ? Vu que Madame me fait l’honneur de sa présence… » lâchais-je en finissant par m’affaler sur elle dans un rire presque enfantin. Il était loin l’homme belliqueux d’il y a quelques minutes, ayant cédé à ce besoin de légèreté qui était bien plus amplifié qu’elle ne le pensait réellement. Je me redressais par la suite, la main toujours tendue par insistance. « Sauf si mon talent de guitariste n’est pas suffisant pour m’autoriser à t’entendre… Et interdiction de me dire que je n’avais qu’à venir te voir jouer ! » la prévenais-je en pointant mon index dans sa direction, lui offrant un clin d’œil. « Je dois avoir un petit morceau de Simon & Garfunkel dans mon répertoire si tu me laisses quelques secondes pour me le remémorer… » lui demandais-je. Hayden faisait partie des deux seules personnes encore vivantes qui m’avaient entendu jouer. Et même si la première fois mes mains avaient tremblé, impressionné de devoir jouer face à elle, je ne comptais plus les fois où cela s’était produit, une bière à la main, durant une soirée posée où la musique avait pris place de l’endroit, allégeant nos cœurs et nous donnant l’occasion de rire, nos prestations devenant bien plus piètres interprétations face au talent indéniable d’Hayden.
Pourtant c’était là, la facilité de notre relation.
La simplicité de ce moment qui rendait sa présence dans ma vie agréable et indispensable.
Hayden avait intégré chacune des piques de Keith en roulant des yeux, ne quittant cependant jamais son sourire. C’était comme remonter le temps, se retrouver de nouveau tels deux adolescents pour qui rien n’était jamais très grave. Face aux supplications silencieuses d’Hayden, le professeur avait accepté de faire de cette journée une bulle loin de tout ce qui pouvait la toucher en dehors, quitte à remettre à plus tard les dernières frustrations qui, elle le savait, finiraient par obliger des explications. Mais pour l’instant, la comédienne profitait d’une pause bien méritée, reprenant des forces avant une bataille qui laisserait des traces, c’était évident. Car au fond, elle avait été bien naïve de penser qu’on pouvait tout quitter pendant trois ans et revenir comme si de rien n’était. Et si ce départ n’avait pas été bien accepté par quelqu’un comme Keith qui la connaissait mieux que quiconque, Hayden ne pouvait pas s’attendre à ce que qui que ce soit fasse l’effort de la comprendre sans ne montrer aucun désaccord. « Cesse donc ton petit numéro de victime, tu sais que ça ne fonctionne pas, avec moi. Tu me suppliais littéralement pour m’accompagner, tu as la mémoire courte. » Il n’y avait rien de plus faux, bien sûr. Mais à l’époque, Hayden n’avait trouvé aucune autre solution pour obliger Keith à sortir de chez lui et à arrêter de se morfondre seul devant la télévision. Quitte à bouder dans un coin, autant qu’il le fasse directement en sa présence. Il s’agissait de leur façon maladroite de se prouver leur affection mutuelle, une démonstration pudique des sentiments qui les liaient étroitement. Être présents l’un pour l’autre sans vraiment le dire, savoir tirer son meilleur ami par la manche lorsqu’il avait besoin d’être poussé vers la surface, mais surtout se taire quand on comprenait que ce n’était pas le moment d’aborder un sujet en particulier. Hayden s’était faite à cette dernière règle il y a des années maintenant, quand les regards de détresse de Keith lui avaient fait comprendre qu’il n’était pas prêt à parler de la mort de ses parents, et pour cause. Ce matin-là, il lui rendait la pareille, cessant d’entrée de jeu d’avancer sur le terrain glissant de la raison de son retour à Brisbane, comprenant que la jeune femme était désireuse de repousser l’échéance. Reconnaissante, la comédienne se contenta d’hocher doucement la tête, rassurée d’entendre que peu importe ses décisions, l’ancien lieutenant serait là. Un jour, pourtant, il leur faudrait bien adresser l’éléphant dans le magasin de porcelaine.
Au fil du temps, Hayden s’était surtout attachée à l’aspect comédie de son métier. Elle aimait cette liberté d’interprétation, ces terrains de jeux innovants et infinis qui lui permettaient d’interpréter des rôles différents à chaque musical auquel elle avait la chance d’appartenir, sans parler de la possibilité de pouvoir s’illustrer sur un panel d’émotions sans cesse renouvelé. Jouer un rôle revenait à prendre part à un carnaval géant qui donnait l’impression de ne jamais finir, et c’était un honneur de se laisser bercer par la myriade de personnages qui s’offraient à l’interprétation d’Hayden. Le plaisir du chant s’était greffé plus tardivement, lorsque la nécessité des parties chantées avait cédé sa place à la curiosité d’une découverte d’un moyen d’expression inédit pour elle. Pour autant, la comédienne n’avait pas pour habitude de chanter en dehors de la scène ou des répétitions. Elle avait suivi des cours pendant ses études bien sûr, et continuait aujourd’hui encore de participer à des remises à niveau lorsque l’occasion se présentait. Mais Hayden ne se considérait pas comme une chanteuse professionnelle pour autant, ce qui expliquait qu’il était rare de l’entendre s’illustrer lors de soirées entre amis autour d’un karaoké. Avec Keith, cette habitude s’était toujours révélée légèrement différente. A l’époque où leur amitié ne tenait pas seulement sur des fondations de papier, la comédienne avait pris l’habitude de faire de son meilleur ami son musicien privilégié, et elle ne comptait plus les soirées passées à répéter l’ensemble des castings qu’Hayden s’apprêtait à passer sous ses conseils avisés. Sans doute y avait-elle pris plus de plaisir que lui, à l’époque ; pour autant, elle continuait encore et toujours à suivre ses recommandations les yeux fermés, et elle appréciait de faire partie des rares individus de son entourage à avoir la chance de l’écouter jouer de la guitare. Plus d’une fois elle avait dépensé son énergie à le pousser vers la voie musicale, sachant reconnaître un talent brut là où il était, mais Hayden avait fini par prendre conscience que tout cela était peine perdue. Keith ne se considérait définitivement pas comme un homme de scène, et la jeune femme savait que ses éloges ne pourraient malheureusement rien changer. « Je ne t’ai pas entendu jouer depuis des années, hors de question que je rate cette chance. » Hayden s’exécuta à sa demande, se saisissant de l’instrument avant de le tendre vers son meilleur ami. Elle s’installa plus confortablement sur le canapé, repliant ses genoux en dessous d’elle, fixant Keith avec un grand sourire tandis qu’il grattait les cordes à la recherche des accords. The Sound of Silence. La comédienne pencha la tête sur le côté, adressant un regard en coin à son meilleur ami comme pour lui dire, « Vraiment ? De tout leur répertoire, tu choisis la plus triste ? », mais elle se laissa finalement emporter par la musique, interprétant les paroles comme si elle était de retour sur les scènes londoniennes quelques mois plus tôt. C’était comme se retrouver sous le feu des projecteurs à nouveau, mais cette fois-ci la chaleur se dégageait du moment présent, des harmonies de Keith et de la douceur du regard qu’il posait sur elle. Avec le temps, Hayden avait fini par oublier à quel point il était plaisant de s’offrir ce genre de moment de répit. La comédienne commençait à réaliser que son amitié avec l’ancien lieutenant lui avait manqué plus qu’elle n’avait voulu se l’avouer, et ce n’était visiblement pas une coïncidence si le poids sur sa poitrine s’était presque entièrement dissipé.
La guitare s’était tue depuis quelques secondes déjà avant qu’Hayden n’en prenne pleinement conscience. Elle adressa une interrogation silencieuse à Keith, finissant par supposer que sa mémoire lui faisait défaut pour ce morceau. « Pas mal, Weddington. Tu es sûr que tu ne veux pas que je te recommande aux chefs d’orchestre que je connais, à Londres ? Après quelques excuses publiques pour avoir osé sous-entendre que tous les thés se ressemblent, évidemment. » La comédienne lui adressa un clin d’œil, s’empressant à son tour de goûter au breuvage. Décidément, cet homme manquait cruellement de goût. Et de reconnaissance pour les efforts dans sa recherche du temps d’infusion parfait, bien sûr. « Je voulais te remercier, Keith. » L’atmosphère était devenue soudainement très sérieuse. Hayden releva les yeux vers le jeune homme, étira ses lèvres en un sourire sincère. Décidément, cette journée était propice aux confidences. « Je déteste devoir me l’avouer mais j’étais un peu nerveuse, à l’idée de revenir à Brisbane. J’avais peur de ne plus y trouver ma place, d’avoir trop changé pour m’y retrouver. Mais grâce à Liz, grâce à toi quand tu n’es pas occupé à me hurler dessus… je me rends compte que j’avais tort. Et que j’avais besoin de tout ça, comme avant. » La jeune femme avait désigné l’ensemble de la pièce d’un geste de la main, comme pour appuyer ses propos. Elle ne parlait évidemment pas de la maison en elle-même, mais plutôt de ce type de moment qui, figé dans le temps, contribuait à lui rappeler d’ancrer ses racines, et de ne jamais perdre de vue le chemin parcouru, ni le point de départ.
Il y avait de ces chemins, parsemés d’embûches comme tous travers de vie, qu’il était plus facile à traverser que d’autres. Mon père m’avait fait comprendre bien tardivement que le deuil n’était pas une fin en soi, lui qui était devenu veuf au même moment qu’il était devenu père. J’avais grandi dans une famille qui pensait que tel Lavoisier le disait, rien ne se perdait, rien ne se créait, tout se transformait. Que le début et la fin étaient liés, que le départ d’un être cher entraînait forcément l’arrivée d’une nouvelle connaissance. Quid de deux pertes ? Malgré ces préceptes qui me semblaient être ressassés à la guise des précepteurs, je m’étais accroché à ce que je pensais être utile à ma survie. J’avais voulu avancer vers la suite de ce chemin, sans semer des galets tel le petit poucet. J’étais même prêt à me chausser d’œillères pour éviter d’apercevoir le vide sur le rebord de la falaise que je traversais. Et quel dommage cela aurait été… De rater l’évidente main tendue sur le bord du chemin. Evidente de part la récurrence de sa présence que je n’avais jamais remarquée. Main pour celle qu’elle avait saisi et qu’elle n’avait pas lâché malgré toute la rancœur que je pouvais ressentir vis-à-vis d’Hayden. Mais sa venue aussi surprenante soit-elle n’était-elle pas une preuve de l’affection dissimulée qu’elle me portait ? Alors pourquoi lui renvoyais-je une telle animosité quand je ne me pensais même pas capable d’avoir le courage de faire ce geste si je m’étais retrouvé à sa place ? Parce que j’avais été blessé dans mon égo d’homme, mon égo d’ami, mon égo d’âme égarée sur ce chemin qui pensait être une fois de plus abandonné au pire moment de son trajet.
Et pourtant à la voir, assise sur mon canapé, comme si les années n’avaient pas laissé de traces sur nos corps ou nos cœurs, elle était là. En chair et en os. En sourire et en sarcasme. En délicatesse et en froideur. Elle était là, elle et pas tous ces qu’en dira-t-on qui aurait pu lui donner une image qu’elle n’était pas. J’avais toujours su voir derrière ce paraître qu’elle maîtrisait à la perfection. Mais étant moi-même d’une transparence absolue avec elle, j’avais eu le même retour de sa part. Nous étions si similaires dans nos différences. Et pourtant mon monde n’était pas le sien, même si elle en occupait une place prépondérante. Et évoquer ces soirées où je m’étais retrouvé tiré de force, à sourire aux photographes qui n’attendaient qu’à prendre la grande Hayden Siede au bras d’un illustre inconnu me rappelait que l’attachement que je lui vouais avait eu raison de ma faculté de discernement. Que voulais-je lui prouver en acceptant de passer ce temps avec elle, à subir ce genre d’obligation, au lieu de me morfondre ? Ma loyauté, qu’elle me rendait bien. Alors l’entendre dire que j’avais la mémoire courte m’arracha un sourire en coin. « Je te suppliais littéralement pour t’emmener ailleurs, te proposant une soirée à la belle étoile avec un feu de camp et des chamallows… Un moment de simplicité… Dois-je te rappeler que je me suis retrouvé à devoir apprendre la valse, deux heures avant une soirée ? Tu aurais pu me demander de marcher sur les mains… Que je l’aurais fait… » avouais-je dans un soupir. « Et fort heureusement pour toi, les buffets n’étaient pas mauvais… Cela rattrape ta note de convivialité tiens. » Je concluais mes propos en m’enfonçant dans le canapé, les bras croisés tel l’enfant boudeur que j’eus été.
J’avais grandi au fur et à mesure des épreuves que la vie a décidé de mettre sur mon chemin. De l’enfant solitaire, à l’adolescent réservé mais apprécié pour finir cet homme à la droiture inébranlable malgré sa morosité. Je m’étais forgé dans le marbre, décidant de ne laisser la clé à aucune personne environnante, y enfermant les choses les plus importantes : ma famille, le dojo et la famille Riley, Danika et mon jardin secret. Ça c’était la théorie. Car même sans clé, la serrure avait été forcée. Hayden de façon silencieuse avait poussé le portillon et s’était avancée timidement dans ce que je considérais être mon paradis, fraichement souillé de mon deuil. Dans ces moments-là, ma seule échappatoire restait la musique. Juste moi, ma peine et ma guitare. Ma voix qui laissait mes émotions s’envolaient comme si chanter les mots pourrait permettre un meilleur allègement. Puis la place vide à mes côtés dans ces moments de confidentialité s’était retrouvée occupée par Hayden. Elle et sa pudeur. Celle qui m’avait poussé à maintes reprises à ne pas cacher ce talent aux yeux d’autrui. Elle était d’une humilité qui me rendait toujours admiratif face à son talent. Je me sentais si petit quand elle me considérait comme grand. Alors j’avais accepté la première fois de jouer, laissant parcourir mes doigts sur ces accords arpégés tout en me laissant subjuguer par la voix de ma meilleure amie. Puis ce jam que j’avais considéré comme une exception était devenu une récurrence faisant de ce jardin secret, notre intimité. Un jour, j’avais osé placer ma voix aux côtés de la sienne comme si l’harmonie de nos cœurs raisonnaient dans celle de nos voix comme une évidence. Alors malgré la distance instaurée par les océans qui nous séparaient, chaque morceau que j’avais pu jouer depuis toutes ces années où ma guitare n’avait pas sonné pour elle, son image revenait avec une telle nostalgie que je ne pouvais résister de goûter à l’ivresse de ce moment.
« Ne soit pas si enjouée, j’ai probablement perdu la main par mon manque de pratique… Mais bon ce n’est pas le plus gros souci, je m’inquiète surtout pour ta capacité à te remémorer les paroles… ». Je la remerciais d’un signe de tête en attrapant le manche de l’instrument qu’elle me tendait le tout ponctué d’un sourire fier, puis fermant les yeux quelques minutes, je laissais mes doigts se déplacer sur l’instrument de façon instinctive jusqu’à ce que la mélodie qui me semblait emmêler ne devienne une évidence. J’ouvrais alors mes yeux dans sa direction, ne pouvant cacher la fierté et l’honneur qu’elle me faisait, comme bien souvent. Et même si dans son regard je compris que dans l’amplitude de morceaux disponibles, mon choix ne faisait pas entièrement satisfaction, je me mis à battre le rythme du bout du pied et repris le début du morceau pour la laisser poser sa voix. Je m’adaptais à son rythme, savourant le son de sa voix et le bien-être que cela me procurait. Il était incroyable de se sentir si invulnérable dans ce genre de moment suspendu au temps qui passe. Et comme toujours, des frissons me prirent que je réussissais à dissimuler. Pour une des rares fois, je venais bien plus tardivement joindre ma voix à la sienne le temps d’un refrain. Puis pris par l’envie de profiter au maximum, mes doigts cessèrent de jouer et je m’immobilisais face au petit bout de femme qui était en train de rendre mon salon magique comme des années auparavant. Non pas qu’avoir Hayden Siede dans son salon était le plus magique non. C’était cette sensation que rien ne s’était produit auparavant.
La star du music-hall semblait imperturbable, et ce ne fût que de longues secondes plus tard où sa voix avait poursuivi à capella qu’elle s’arrêta de chanter, m’arrachant un soupir de déception comme si j’aurais voulu l’entendre bien plus longtemps. Mais le plus étonnant c’est qu’elle semblait croire que je m’étais stoppé par manque de connaissances. Je repris les quatre mesures qui auraient dû suivre au moment où elle s’était arrêtée pour lui faire comprendre que ce choix avait été fait par pure volonté de ma part. « Hors de questions… Londres ? Et puis quoi encore… » ironisais-je feignant mon mécontentement. « Des excuses publiques ? C’est-à-dire… Des interventions strictement calculées où chacun des mots que j’emploierais aura été auparavant choisi, disséqué et étudié pour dire à quel point le thé de la reine est d’une bien meilleure qualité quand ce dernier est infusé avec minutie et un minutage précis ? Non merci, ça c’est ta came. Moi je ne gère pas mon image… Je n’ai d’ailleurs pas d’images à gérer, c’est peut-être pour cela… Mais bon, je connais une grande professionnelle qui n'a jamais rien laissé au hasard et dont le talent de comédienne n'est plus à démontrer... Elle se chargera de cette banalité n'est ce pas ?» m’arrêtais-je après ce qui me semblait être un monologue de ma part. Malheureusement pour Hayden, je n’en avais pas fini. « Puis dois-je te rappeler que tu veux m’envoyer à Londres quand tu viens m’apprendre que tu es de retour à Brisbane pour une durée indéterminée… Que dois-je en déduire ? » lui demandais-je en fronçant les sourcils. Bien entendu que cela n’était qu’ironie et humour, mais je préférais réfuter une fois de plus sa proposition. Ce monde n’était pas le mien. J’en étais certain.
Je me levais, l’instrument à la main pour contourner le canapé et venir le reposer sur son socle, avant de m’arrêter net, derrière le corps assis de la jeune femme. J’étais surpris de ce moment de confession presque solennel qui ne lui correspondait guère. Nous étions de ceux qui espéraient que les non-dits n’étaient pas silencieux aux yeux de l’autre. Et pourtant le regard qu’elle venait de relever vers moi, son sourire, tout me laissait croire qu’elle était vraiment en train de s’adonner à cet exercice en toute sincérité. Sans perdre plus de temps, je venais reprendre ma place à ses côtés, lui rendant son sourire avec plus de mesure. J’aurais pu lui demander les raisons précises de ce remerciement, mais pour cela il fallait mettre des mots. Et avant même que je n’eus le temps de le faire, elle vint éclaircir mes interrogations. Hayden, nerveuse ? Quel fait surprenant quand on ne la connaissait pas. Et pourtant elle ne venait que confirmer ce que je savais intimement. Assis à ses côtés, je souriais presque au fait qu’elle avoue que la nécessité qui m’habitait jusqu’à lors était la même qu’elle possédait. Pourtant, en toute pudeur, je n’osais entamer un geste vers elle, prenant ma tasse fermement entre mes mains, puis je vins de nouveau poser mon regard sur elle. « Serais-tu en train de me remercier pour ce qui s’avère être une normalité… Quand on se débarrasse des fioritures de la vie… La rancœur et l’amertume n’auraient pas lieu d’être Hayden… » dis-je de façon calme, prenant le temps de respirer entre chacune de mes phrases comme si ce qui allait suivre était aussi dur à prononcer qu’à entendre. « Les choses ont changé, c’est une évidence. La vie continue, les chemins se font et se défont. » Mon regard se détournait quelques instants, restant à observer cette pièce qui avait vécu un nombre incalculable de moment entre elle et moi, comme un antre, ce cocon de nos souvenirs. Puis je reportais de nouveau mon attention sur elle. « Mais ce que tu m’as permis de comprendre en venant devant chez moi ce matin… C’est que même si les océans se déchainent, que les tempêtes emportent tout sur leur passage, il reste toujours une ancre pour nous ramener à l’essentiel… » lui dis-je en montrant à mon tour la pièce où nous nous trouvions. « Puis entendre de la propre bouche de Madame Siede qu’elle a eu tort… » conclus-je sur une pointe d’ironie comme pour faire passer de façon plus délicate la fin de cette confidence, le tout dans un clin d’œil maladroit.
J’étais aussi à l’aise qu’elle dans ce genre de moment et je préférais fuir les conversations sérieuses. Alors tenir quelques instants de la sorte relevait déjà de l’exploit. Tout comme le fait que je venais de finir ma tasse de thé d’une traite, sans en renverser une seule goutte. Reposant la tasse sur son dessous, je souriais légèrement, appréciant également le silence apaisant qui s’était installé le temps d’un instant que je venais briser une fois de plus. « Que comptes-tu faire de tes journées ici ? Je te proposerais bien d’aller chiner, j’ai quelques meubles à changer… Et un bureau à m’aménager dans la pièce du fond…» lui demandais-je, prenant simplement conscience maintenant que d’avoir quitté Londres avait entraîné aussi un arrêt dans la carrière de ma meilleure amie pour ma plus grande surprise. « Et il faut aussi que je te dise… Oublie les robes vertes… Je ne sais pas qui t’a conseillé cette tenue, lors de ce gala… Mais tu aurais dû appeler ton meilleur ami, il ne t’aurait pas transformé en sorte de sirène venue du Pacifique… » me moquais-je en rappel à une photo qui avait pu circuler dans de nombreux journaux internationaux, clichés issus d’une cérémonie à laquelle Hayden avait participé il y a quelques temps. C’était ma façon à moi de lui dire que malgré mon silence radio et ma froideur légendaire, j’avais toujours gardé un œil sur elle. Comme une ancre l’attendant à son port.
Les piques amicales de Keith frappaient plus juste qu’Hayden ne voulait vraiment se l’avouer. Ces dernières années l’avaient quelque peu éloignée des bonheurs simples auxquels elle était habituée, et la jeune femme ne pouvait en vouloir à son ami d’avoir eu des difficultés à s’adapter à son nouveau rythme de vie. Avec le recul du temps écoulé, la comédienne avait doucement débuté à prendre conscience qu’elle avait peut-être imposé sa vision des choses à son meilleur ami sans vraiment le concerter outre mesure, bien qu’elle se soit toujours obligée à adopter les meilleures intentions qu’il puisse exister. Hayden était généreuse, et si elle pouvait faire profiter de son influence aux gens qui importaient le plus pour elle, il ne fallait pas espérer qu’elle n’en rate ne serait-ce qu’une seule occasion. Mais elle comprenait, un peu tard peut-être, que Keith se fichait bien des soirées mondaines, du strass et des paillettes. Ce n’était définitivement pas son monde, mais le sien. La jeune femme n’avait pas vraiment eu le temps de s’attarder sur ce sujet pour autant, les discussions laissant place à la beauté du moment. L’échange qui suivit ne fut qu’une confirmation supplémentaire, s’il en fallait une, que Keith n’obéirait jamais à la cadence qu’Hayden s’imposait dans chacune de ses expériences de vie, et la comédienne se demanda ce que cette constatation pouvait provoquer en elle, en matière de ressentis. Evidemment, elle n’avait jamais vraiment eu l’intention de proposer au jeune homme de tenter sa chance dans la capitale anglaise, mais c’était toujours déstabilisant de prendre conscience qu’un jour ou l’autre, il leur faudrait emprunter des chemins différents, et pour toujours. Keith finirait par se marier, ou du moins Hayden l’espérait secrètement, et elle s’accrochait à ce début de carrière qu’elle poursuivrait sans doute jusqu’à son dernier souffle. Mais ce genre de débat était réservé à un autre jour, elle le savait, et les paroles rassurantes prononcées par le professeur pour faire suite à ses propres excuses calmèrent pour un temps le tourbillon d’interrogations qui s’était déclenché chez la comédienne. « Une telle déclaration valait bien toutes ces années à te supporter, je crois. Garde toujours en tête que je ne suis jamais loin, c’est tout ce que je te demande. » Le sarcasme ne signifiait pas le manque de sincérité, loin de là. Ils étaient simplement trop maladroits pour fonctionner autrement.
Si elle devait être tout à fait honnête, Hayden n’avait pas prévu grand-chose pour son retour à Brisbane. Les retrouvailles avec Keith et Jamie constituaient déjà des étapes importantes en soi, si bien que la jeune femme n’avait rien anticipé au-delà de ces rendez-vous suffisamment draineurs émotionnels en tant que tels. En un sens, elle avait vécu cette planification des événements comme des marqueurs relais, significatifs de la tournure et de la durée de son séjour en Australie. Car logiquement, Hayden n’avait pour vocation de demeurer dans un endroit où sa présence n’était pas nécessaire très longtemps. Il y avait sa famille bien sûr, ainsi qu’Elizabeth, ce qui était synonyme. Mais ces entités séparées réussissaient parfaitement à s’accommoder de sa présence à distance, ce qui était tout à fait différent de la situation qui liait la comédienne aux deux principaux hommes de sa vie. Maintenant que son amitié avec Keith semblait s’être quelque peu apaisée, Hayden se sentait plus à l’aise avec la perspective de poser ses valises dans les environs pour une durée indéterminée. Elle avait toujours la piste des cours à donner à la Northlight qui lui prendrait le plus clair de son temps, et les soirées avec sa colocataire improvisée quand cette dernière ne croulerait pas sous le travail, sans oublier sa vie amoureuse pleine d’action qui méritait bien qu’elle lui consacre du temps. Il y avait Samuel, étonnement disponible au cœur de la capitale du Queensland plutôt qu’en négociation pour un nouveau brevet à déposer, et dont les appels finiraient par l’avoir à l’usure. Et puis bien sûr, ses parents lui manquaient, et Hayden pouvait pressentir qu’elle allait forcément leur réserver bon nombre de ses journées paresseuses. Mais au-delà de tous ces projets conclus distraitement, la jeune femme n’était pas passée à côté de la proposition à peine dissimulée de son meilleur ami qui, elle le savait, lui tendait la main en laissant germer l’idée de passer du temps avec lui. La comédienne, aussi, était désireuse de rattraper le temps perdu. Le moment qu’ils venaient de vivre avait seulement réussi à lui rappeler à quel point ce genre d’activités à deux étaient devenus bien trop rares à son goût, et Hayden était prête à faire en sorte qu’ils redeviennent aussi inséparables qu’ils l’avaient été par le passé. Le chemin serait long, c’était un fait. Mais elle n’était pas pour autant prête à tirer un trait sur la proximité qui les avait longtemps caractérisés, tout comme elle espérait qu’un jour sonne de nouveau l’évidence que chacun de leurs temps libres soient systématiquement comblés par la présence de l’autre. Aussi indépendante fut-elle, Hayden se savait d’autant plus vulnérable aux variations de dynamique lorsqu’elles signifiaient tirer un trait sur une amitié dont la loyauté n’avait plus été à prouver par le passé. « Tu es sûr de ne pas vouloir aménager une chambre d’ami, plutôt ? Je n’osais pas t’en parler jusqu’à maintenant, mais… j’ai l’impression que c’est une véritable trahison à notre code de l’amitié, de ne pas prévoir un endroit qui m’est réservé dans une aussi grande maison. » La comédienne avait feint l’outrage, retrouvant naturellement le chemin de la taquinerie qui avait toujours constitué la base de l’amitié qui la liait à Keith. Il s’agissait surtout d’une manière douce et toute en sous-entendu de lui faire comprendre qu’elle s’inquiétait énormément pour lui ; Hayden n’avait pas oublié son aveu des rendez-vous volontairement manqués au début de leur conversation, tout comme son état physique très affaibli qu’elle avait eu la désagréable surprise de constater de ses propres yeux. La jeune femme ne souhaitait pas relancer le sujet, sachant très bien que l’ancien lieutenant accueillerait très mal ses reproches et son maternalisme. Lui faire la morale n’avait jamais fonctionné, et Hayden s’était résignée depuis longtemps maintenant à recourir à une approche beaucoup plus discrète lorsqu’il s’agissait de la santé de son meilleur ami. Passer le plus de temps possible avec Keith revenait à prendre soin autant de sa santé morale que physique, contribuant à le sortir du cocon de protection qui l’enfermait depuis trop longtemps maintenant, tout en s’assurant qu’il continuait à se soigner convenablement et durablement, pour commencer. Au mieux, les choses finiraient par rentrer dans l’ordre progressivement. Au pire, rien ne détonnerait comparé à la raison première de sa venue ici ; renouer avec son passé, aussi compliqué soit-il. « Tu pourrais m’accompagner rendre visite à mes parents, à l’occasion. Ma mère est folle de toi, tu sais. Elle passe son temps à me demander comment tu vas et je n’ai jamais eu le cœur de lui avouer que nous n’étions pas vraiment en bons termes, ces derniers temps. » Hayden demeurait souriante, souhaitant qu’il comprenne que ses propos ne constituaient définitivement pas un reproche. Keith connaissait les sentiments hésitants que la comédienne nourrissait à l’égard des Siede, sans cesse tiraillée entre l’amour familial qu’elle leur portait et les reproches amers qu’elle gardait pour elle depuis son adolescence. La jeune femme espérait que cette fois-ci encore, son meilleur ami soit en mesure de l’épauler dans une visite de routine qui n’était jamais simple pour elle. « Tu en profiteras pour lui confirmer que non, aucun mariage n’est prévu dans les prochains mois. Figure-toi qu’elle ne me croit pas, quand j’essaye de lui expliquer. Ma propre mère ne me fait pas confiance, Keith. Tu te rends compte ? » Fichu Samuel. Il était le seul responsable de cette rumeur grandissante qui les poursuivait depuis des années maintenant au sein de son cercle familial, Hayden le savait pertinemment. Mais elle n’avait plus le cœur à contredire qui que ce soit, surtout lorsqu’elle savait que ça ne partait pas d’une mauvaise intention. Et à bien des égards, cette version était sans doute beaucoup plus flatteuse que la vérité, bien plus simple que de justifier trois années avortées d’un deuil amoureux qui ne s’était jamais tout à fait produit. « Et puisque tu fais le malin en ce qui concerne mes tenues, sache que tu n’échapperas pas au prochain gala. J’ai hâte de te voir choisir ma robe ! » La vengeance était un plat qui se mange froid, et Hayden s’assurerait de ne plus laisser passer cette insolence effrontée dont Keith faisait preuve. Tant de maturité, vraiment.
Il y avait de ces blessures que rien ne pouvait réparer. Ces sentiments de trahison, de peine profonde, le tout pimenté par de l’amertume et bouillonnant de regret. Le cocktail molotov pour ne pas pouvoir recoller les morceaux, tels de savants potiers. Je n’avais pas la minutie ni la patience. Et pourtant j’aurais été prêt à passer des heures à le faire pour revoir le sourire d’Hayden. Entendre ses piques sarcastiques qui n’étaient autres que des déclarations d’affection emplies de maladresse. Je ne pouvais la blâmer, c’était notre façon à nous de communiquer. Cet amour vache comme le définirait le commun des mortels. Et comme si les années ne s’étaient pas écoulées, comme si un océan ne les avait pas séparés, les choses revinrent naturellement. Une guitare, une chanson, deux voix, une seule harmonie. Celle du cœur, celle de l’âme. Un nous qui renaissait. Un regard qui l’admirait. Comme si tout cela était trop beau pour être vrai. Puis le doux retour à la réalité, à l’ironie qu’elle maîtrisait aussi bien que l’art de scène. Et aux souvenirs de ces soirées mondaines que j’avais subi. Dire que j’avais détesté ces moments aurait été un mensonge. Je n’appréciais pas tant d’artifices, de sourires factices, de pinces serrées, de photos prises. Voilà le pire. Les longues traversées qui me semblaient interminables où les photographes mitraillaient pour un rien. Fort heureusement, cela ne durait jamais bien longtemps, car à priori ma présence aux côtés de la jeune femme ne satisfaisait personne, moi le parfait inconnu. Je me demandais d’ailleurs si ce n’était pas pour cela que cela était devenu une habitude pour Hayden de m’inviter alors qu’elle savait pertinemment que je ne me sentais pas à ma place mais que par loyauté pour elle, je ne pouvais refuser. Du moins c’est ce que je préférais penser. Bien plus simple que de penser que cela révélait d’inquiétude notoire sur mon état mental et qu’elle préférait m’avoir à porter de mains ou de regard en quelque sorte. Puis j’étais d’un naturel discret, préférant rester dans mon coin autant que faire se peut. C’était cette même discrétion qui me poussait à dévoiler mes sentiments sous forme de sarcasme ou d’ironie. Celle la même qu’elle utilisait pour me faire remarquer que cette déclaration n’était pas une habitude. Je fronçais des sourcils, repoussant sa remarque d’un signe de main, l’air faussement boudeur. « Me supporter ? Vraiment ? Je saurais te le rappeler un jour crois moi…. Et ne me dis pas qu’on va se baser sur le proverbe « loin des yeux près du cœur… » » lui demandais-je en haussant un sourcil. « Parce que ça ne nous ressemble vraiment pas de croire aux proverbes… Les opposés s’attirent, la loyauté est à l’amitié ce que la fidélité est à l’amour, et j’en passe. » lui dis-je dans un clin d’œil.
Nous défions toute loi potentiellement émise sur un cycle de vie quelconque. D’ailleurs j’avais entendu parfois des remarques sur des incompréhensions de notre relation. Pourquoi deux opposés comme nous pouvaient accepter de passer autant de temps l’un avec l’autre, quand tout nous repoussait ? Pour la simple et unique raison qu’elle était mon équilibre. Ma conscience. Celle à qui je ne disais pas que je l’aimais et qui le savait pour autant. Celle qui n’hésiterait pas à me dire quand mes actes étaient déplorables, que mes choix n’étaient pas judicieux ou que je laissais mon bien-être un peu trop de côté en ce moment. Celle que j’aurais voulu avoir mes nuits d’angoisse, mes soirs de tristesse et mes jours de faiblesse. Je n’avais pas son talent pour la comédie. Alors même si à son départ j’avais maintenu le contact, feignant que tout allait bien, je n’avais pas pu poursuivre. Car lui mentir revenait à me mentir et je le faisais déjà assez bien tout seul, ici à Brisbane. Alors j’avais omis de répondre à ses messages, à ses appels, choisissant le mensonge par omission. Il était bien moins lourd à porter mais laissait autant de traces. Une sorte de trahison en quelque sorte. Mais de toutes celles possibles que j’avais commise, Hayden se rabattit sur l’absence de chambre pouvant l’accueillir. Chose qui me fit sourire légèrement, puis je m’arrêtais en observant son air totalement joué. Parce qu’aussi douée était-elle, je reconnaissais maintenant par expérience chacune de ses mimiques. Je me contentais d’applaudir, très lentement, un sourire en coin. « Tu mériterais un oscar… Oser faire ça à ton meilleur ami ? Tu n’as pas honte ? » lui demandais-je en essayant de me retenir, un index pointé dans sa direction comme pour désigner la mise en scène qu’elle venait de jouer. « Il est où ce code de l’amitié ? Parce que je ne suis pas sûr qu’il y ait marqué que le canapé convertible ne peut pas recevoir le corps de Madame Siede… Désolé ce n’est pas un palace ici… Mais si tu le souhaites, mon matelas serait plus confortable ! » ironisais-je en recroisant de nouveau les bras sur mon torse. « Et puis… Où est-ce que je vais préparer mes cours ? Allongé sur ton lit peut-être ? Pendant que Madame répètera je ne sais combien de fois la scène du balcon m’obligeant à jouer Roméo ? » lui rappelais-je en soupirant avant de lever les yeux au ciel. « Quoi que si cela m’épargne de t'aider à ce genre d’entraînements… Je te construits une chambre, un duplex, une salle de bain et même un jacuzzi s’il le faut ! » dis-je en riant aux éclats.
J’adorais être dans l’excès avec elle et c’était également ma façon à moi de tenter de détourner son inquiétude. Tant que je riais, j’allais bien. Elle le savait, c’était ma marque de fabrique. Quand l’humour disparaissait, laissant place à l’amertume et la morosité, les nuages étaient présents laissant place à la dépréciation qui me faisait parfois toucher fond. Sauf quand sa main bienfaitrice me rattrapait dans ma chute avant même de ne percuter le sol. Je savais que si Hayden avait un endroit à elle dans cette maison, la plupart de ses journées risquaient de se terminer ici. Non pas que cela me déplaise, mais cela impliquait également le fait de me reprendre en main. Un gros dilemme après plus de deux ans de laisser-aller qui était visible quand on y regardait de plus près. Adieu la barbe taillée de près, le look tiré à quatre épingles dans n’importe quelle circonstance. Adieu les exercices pour éliminer les excès de la veille. Et même si je m’étais mis à la cuisine, je collectionnais toujours les caveaux de bière dans le débarras. Et pourtant, je n’eus pas longtemps à réfléchir à sa proposition masquée. « Madame n’aura qu’à venir avec moi choisir le lit… Puis… Tu n’auras qu’à me dire si en plus il faut repeindre… Tu t’en chargeras avec plaisir, j’en suis persuadé ! Ça va, tu sais tenir un pinceau aussi bien qu’un micro ? » lui lançais-je avec affection, comme à mon habitude. Je manquais de m’étouffer en entendant la proposition d’Hayden et le souvenir de sa mère qui, certes, m’appréciait plus que de raisons. « J’ai l’impression que bien loin de tes réussites personnelles, me ramener chez toi à chaque fois est ta plus grande réussite… » avouais-je presque désolé pour la jeune femme, parlant en connaissance de cause de son passé. « A-t-elle au moins demandé comment tu allais ? » lui demandais-je avant de lui sourire légèrement « Tu me seras redevable si jamais je dois t’embrasser en face d’elle… » lui dis-je ironiquement.
Il était vrai que le frère d’Hayden n’avait pas vraiment compris que sa sœur et moi n’étions pas ensemble. Car dans le « manuel des relations humaines pour les nuls », une amitié homme-femme n’était pas possible, l’un des deux partis cachait des sentiments amoureux. Confer chapitre dix, alinéa quarante-huit, page trois-cent-quinze. J’en avais joué mais je ne pensais pas que malgré les années écoulées, cette idée que Samuel avait en tête se serait amenuisée. Je n’avais même plus eu la force de nier en bloc ces allégations. Et à en croire les propos, de la jeune femme, il était même question de mariage. Je riais à l’idée même de nous imaginer dans cette situation. « Je suis sûr qu’elle se fera un malin plaisir de commander des centaines de gâteaux pour nous obliger à les choisir… Comment ton frère a pu lui inculquer cette idée ? » lui demandais-je à moitié ébahi par le fait qu’elle s’évertuait encore à vouloir rétablir la vérité. « Est-ce que ta mère t’a au moins écouté une fois Hayden ? » lui demandais-je de façon purement rhétorique, presque désolé de la réponse à venir. « Mais promis, je lui dirais que nous sommes divorcés avant d’être mariés. Mais que je ne suis pas contre manger des supers gâteaux… Si jamais elle veut me faire plaisir et que ça peut la soulager… » ironisais-je d’un clin d’œil. Je savais que ces moments n’étaient jamais évidents à passer pour elle. Je faisais tout mon possible pour la soulager, lui rendre l’esprit plus léger, ponctuer ces discussions de pointes d’humour et tenter de désamorcer des conflits naissants. Le médiateur de ces dames. Médiateur qui devenait un grand enfant en l’entendant évoquer un gala. De ceux qui ne voulaient pas se déplacer et qui étaient prêts à se rouler par terre. Je croisais d’ailleurs les bras, niant fortement d’un signe de tête avec persistance à ses propos. « Hors de questions que tu me traînes la-bas… Je choisirais la robe s’il le faut, ça ne me dérange vraiment pas de devoir assister à des séances entières d’essayage… Ce n’est pas moi qui les mets les robes, c’est toi qui t’infliges cela… Mais je ne vais pas m’habiller comme un pingouin et faire le canard pendant des soirées pleines d’hypocrisie alors qu’on pourrait passer la soirée à la plage, devant un coucher de soleil au son de l’océan ! » lui fis-je remarquer d’un souffle, me stoppant quelques instants pour reprendre ce dernier avant d’enchaîner. « C’est pour quelle occasion encore ? Avec le risque de voir Keynes en plus ? Non mais plutôt m’enchaîner à un portail et me flageller… » lui dis-je en roulant des yeux. Parce que je savais pertinemment que si elle me le demandait sur un ton on ne peut plus sérieux, je serais dans l’obligation d’accepter, comme toujours. Parce que je ne savais pas lui dire non.
Je décidais de me relever du canapé, passant devant elle, tandis que j’observais une fraction de secondes Ruby qui s’était endormie dans le jardin, à l’ombre d’une plante, m’arrachant un petit sourire. Puis je me tournais vers Hayden, lui jetant le coussin que j’avais gardé en main tel un adolescent. « Allez, suis moi Siede… Viens jouer à la décoratrice d’intérieur… Et si jamais tu me dis que c’est mal rangé… Je te garanties que tu ne sors pas d’ici avant que tout soit nickel… » Ma voix était ferme et je n’en démordrais pas. Parce qu’après tout, cette pièce me servait de dépotoir, ayant entassé mes uniformes, mes récompenses, mes kimonos et tout ce qui ne pourrait plus me servir, n’ayant pas encore le courage de les jeter. J’avais simplement fermé la pièce à clé. Comme si ces clés fermaient aussi ma peine dans mon cœur. En vain. Je posais les clés dans la serrure, me reculant sans oser ouvrir la porte. « A toi l’honneur, c’est toi qui veux en faire une chambre… Fais attention, ne sait-on jamais qu’est-ce qui pourrais nous tomber dessus en ouvrant… Mais comme tu es plus courageuse que moi… » ironisais-je d’un clin d’œil. « Puis à service donné, service rendu… Promis je me chargerais de faire comprendre à ta famille que je ne suis pas celui que tu aimes… Pas assez bien pour toi, ils ont une piètre image de leur fille ma parole… » soupirais-je faussement, avant d’attendre qu’elle vienne ouvrir littéralement la porte de mes peines. Elle avait déjà ouvert mon cœur en revenant, autant poursuivre dans l’ironie et le sarcasme.
Car il n’y avait qu’avec elle que je réussirais à passer ce pas là. Le pas de la rédemption. Et celui du pardon.