2007. « C'est toi qui te veux mort, Auden. Personne ne t'a jamais empêché de venir à noël. » La voilà la raison pour laquelle je ne voulais jamais jouer à aucun jeu avec Saül étant gamins : il ment comme il respire. Il ment et il le fait bien, si bien que je le soupçonne de ne lui même plus être capable de démêler le vrai du faux dans tous les mots qu’il peut prononcer à chaque jour. Personne ne m’a jamais empêché de venir à Noël mais personne ne m’en a donné la moindre envie non plus, bien loin de là. Je ravale ma rage comme je le fais depuis plusieurs douloureuses minutes déjà, Ginny que je souhaite garder loin de ce conflit qui ne la regarde en rien.

Il s’en va, il dit des mots que je n’écoute même plus. Mes yeux le suivent autant de temps qu’il reste encore dans mon champ de vision, le manque de confiance à son égard étant total. « Les clés sont dans mon casier. Je voulais juste te faire rager en pensant que tu les avais perdues. » Mes ongles pourtant inexistants trouvent le moyen de s’enfoncer dans la chair de ma paume, je ne lui dédie aucun regard lequel je sais aurait été bien trop dure sans que je ne le désire aucunement. Elle veut bien faire et elle utilise toutes les informations qu’elle en a sa possession, lesquelles je sais sont bien trop peu nombreuses pour qu’elle puisse être aussi efficace qu’elle le voudrait. Un jour je lui expliquerai tout, un jour c’est promis. Pour le moment j’ai simplement besoin d’air et de sortir à mon tour, par le chemin opposé que lui a pu prendre par le passé.

La chair de ma paume s’effrite contre le crépi extérieur du bâtiment, je rage en silence alors que mes poings ne font aucun bruit et ce peu importe combien de fois je les laisse heurter le mur. Rien ne tremble, l’édifice est solide. Je ne crie pas, cela lui ferait sûrement trop plaisir que de m’entendre. Cela me conforte seulement que de regarder les traces de sang qui se déposent par dessus la peinture chimique, pour peu j’aurais pu m’appliquer et le faire sur une toile pour l’exposer ensuite. Amore fraterno aurait été parfait comme nom. Je n’arrête de battre la mesure de ma rage que lorsque la douleur arrive enfin à mon cerveau, mes mains tremblantes et mon visage plus fermé que jamais. « On peut aller chercher les clés maintenant. On a un devoir à rendre. » Je ne dupe personne et surtout pas elle, elle qui est la mieux placée en ce monde pour savoir que d’usuelle j’aurais tôt fait de me moquer de la stupidité de l’intitulé du devoir et de ne surtout pas le rendre. Maintenant pourtant, j’ai besoin de m’occuper tant l’esprit que les mains tout comme j’ai besoin de me retrouver seule avec elle dans la salle d’art.

Mes paumes brûlent mais je ne m’en plaindrai pas cette fois-ci, moi qui suis pourtant toujours le premier à me plaindre du moindre problème physique, surtout les plus minimes.

J’ai pas détourné les yeux une seule fois.
Même pas lorsque l’impact de ses jointures craquait jusqu’à mes propres os, même pas quand les traces de sang sur la brique étaient beaucoup trop marquées pour ne pas le marquer, lui.
J’ai pas détourné les yeux non plus quand son visage était entièrement contracté, quand son regard voilé me brisait le cœur, quand ses silences me donnaient l’impression d’être tout sauf utile, tout sauf bienvenue. Intruse qui part pas, intruse bloquée, les pieds scotchés aux dalles de terra cotta qui longent l’arrière de l’Académie.

À l’intérieur tout le monde vit encore très bien, l’exposition bat son plein et je ne pourrais pas plus avoir oublié les dizaines de photographies accrochées savamment aux murs par mes soins tant mon attention entière et complète est rivée sur lui.

« On peut aller chercher les clés maintenant. On a un devoir à rendre. »

Son ton me glace le sang, mes doigts comme mes bras le sont tout autant, glacés, quand j’hoche doucement de la tête bien plus pour lui montrer que j’ai entendu que pour acquiescer à quoi que ce soit d’autre. Dans une décennie je saurai exactement quoi dire, dans une décennie j’aurai tous les mots qu’il a besoin d’entendre le plus naturellement du monde au bout des lèvres. Dans une décennie je l’aimerai de tout mon cœur et il le saura, il s’y raccrochera, et on avancera tous les deux face à tout ce qui pourrait le faire douter de mériter tout ça.

Mais on est aujourd’hui, et tout ça, on ne le sait pas.

« Attends. » il passe à mes côtés et s’esquive au mieux, ma voix est rauque d’être restée trop longtemps logée dans ma gorge sans avoir la moindre importance, contenance, avant maintenant. Le geste est délicat, il est moindre et je fais attention, tellement attention lorsque mes doigts se faufilent entre les siens, meurtris, tentant de calmer de la plus obsolète des façons toutes les tensions qui y restent. « Deux secondes, s’il-te-plaît. » mes pas l’entraînent à l’intérieur du bâtiment et passent droit notre casier, filent plutôt vers la salle de bain d’abord. C’est le risque qu’il se braque, c’est le risque que les preuves sur ses phalanges ne lui brisent pas le cœur autant que moi, mais c’est également un risque que je suis prête à prendre aussi naïve puisse-t-elle être, la gamine qui a à cœur de soigner ce qu’elle peut bien plus que ce qu’elle veut. « Tu vas en mettre partout sur le devoir sinon, et on va encore perdre des points. » mon ultime et dernier argument lorsque nos silhouettes s’ancrent devant la porte de la salle de bain des filles, celle inutilisée au fond du couloir nord, celle où on devrait être tranquille pour une poignée de minutes le temps que je nettoie ses plaies, qu’on souffle un peu avant l’après.

« Attends. » J’inspire trop profondément mais au moins j’inspire, je rattrape toutes les fois que j’ai manqué à simplement être en apnée et reproduire le même geste contre le mur de béton, comme si ça allait pouvoir changer quoi que ce soit à ce qu’il s’est passé. Saül a parlé et Saül a gagné, parce que je n’ai rien dit et que les milliers d’insultes et de menaces de mort qui sont passées dans mon esprit ne comptaient pas dans le comptage des points. Il est simple, finalement, le compte final. Saül 1 - Auden 0. Mains d’Auden : -7. Le nombre de phalanges que je suis certain d’avoir entendu craquer, ça compte aussi pour certains de mes doigts qui ne remuent même plus lorsque je le leur ordonne. Mais j’attends. Elle a demandé et j’attends, je m’immobilise une seconde et une autre, le temps pour elle de parler.

Et je suis désolé, tellement désolé de ne pas pouvoir me contenter de ses doigts qui s’accrochent aux miens. Je sais qu’elle ne veut que mon bien, je sais qu’elle pense bien faire alors qu’elle ne fait que brûler encore un peu plus la chair abîmée et me donne l’envie de me rétracter et me renfermer sur moi même. On est pas juste tous les deux, là. On est à l’académie sans être dans notre salle. On est entourés d’inconnus et je sens leur regard brûler ma nuque, je sens leur présence m’étouffer alors que je les préférerais tous morts, et loin. Deux secondes, s’il-te-plaît. » Elle demande deux secondes et je les lui donne, elle demande un peu de calme et je fais au mieux. Mes yeux se posent sur le sol pour que j’évite d’assassiner du regard tous ceux qu’on pourrait croiser, je focalise toute mon attention sur le fait de marcher exactement au même endroit qu’elle - comme le ferait un putain de gamin. Mes pas qui ralentissent d’ailleurs quand on arrive au niveau de nos casiers, le mien invariablement placé à côté du siens. Les siens de pas ne font que s'accélérer et je suis sans rien dire ni me plaindre. Pour une fois.

Je comprends où elle veut en venir la seconde qui suit et salut muettement l’effort comme l’audace de la chose. « Tu vas en mettre partout sur le devoir sinon, et on va encore perdre des points. » Aucun sourire ne se pose sur mon visage pourtant je cligne des paupières pour appuyer son argument. Il est bancal mais il a au moins le mérite d’exister ; je sais qu’elle cherchait à poser des mots pour noyer le poisson dans l’eau. Il faut soigner ma main parce que ce n’est pas beau à voir et que je vais sûrement la martyriser de nouveau dans les jours à venir sans lui laisser le temps de guérir d’elle même. C’est ça, la vérité qu’elle connaît autant que moi.

Mes doigts finissent par se décoller des siens aussi docilement que douloureusement et mes yeux se délogent du brun des siens seulement pour se concentrer sur le robinet du lavabo. J’entraîne la main de la brune dessus et bien qu’elle ne soit pas blessée, elle était tachée de mon propre sang ; erreur que je répare rapidement en frottant les marques de ma main saine. De ce qu’il en est de la suite, je la laisse jouer aux infirmières de fortune à sa convenance et je ne me plains pas, pas même en jurant contre le monde entier comme quand elle m’ôte des échardes de la peau. « T’es pas obligée de faire semblant, tu sais. » De faire semblant que tout va bien, de faire semblant qu’elle en a réellement quelque chose à faire, de faire semblant d’avoir oublié tout ce qu’on a pu balancer dans une langue ou une autre comme si elle n’était pas là. Je continue sur le même ton, froid et détaché alors que mes yeux sont posés sur ma main sans réellement la voir. « Ils ont fait du land art sur du sable en Croatie, on pourrait se servir de ça. Avec un peu de chance ils vont penser que ce sont les lignes de Nazka et on aura un point bonus. » Un point bonus pour rattraper le sang sur la copie, ça se tient.

L’eau est froide d’abord, bien sûr qu’elle l’est.

Je retiens le soubresaut de ma main qui d’ordinaire se serait esquivée, drôle d’ironie sachant à quel point mes doigts sont toujours tellement glacés. « T’es pas obligée de faire semblant, tu sais. » les gouttes sont plus vigoureuses, le fond de l’éviter se teinte de rouge et de rose, de brun et de gris, au fil des résidus et des restes de dommages collatéraux qui partent de ma peau pour finir sur l’émail. « Je sais. Je fais pas semblant. »

Je sais, et je fais pas semblant.
Je fais jamais semblant quand il a mal.
Je fais semblant quand on nous regarde, je fais semblant quand on nous parle, je fais semblant depuis une vie entière j’ai l’impression, alors qu’elle est courte, ma vie.
Mais je fais certainement pas semblant pour ça.

Chaque jointure que j’inonde avec toute la douceur dont je suis capable, le savon qui vient par petite dose, mes prunelles se redressant instinctivement sur son visage à chaque fois où les bulles crépitent contre ses plaies. J’y passe une multitude de secondes que je ne compte pas, que je n’ai même pas envie de compter, quand mon attention dévie entre ses blessures et sa respiration qui lentement mais sûrement est de moins en moins saccadée. À une reprise, j’ose jeter un coup d’œil dans la glace, un coup d’œil de biais qui décrit sa silhouette, me permet de voir s’il se braque, s’il vise à s’esquiver ; j’en doute. J’espère, je supplie en silence qu’il ne veuille pas partir autant que je ne veux que rester.

« Ils ont fait du land art sur du sable en Croatie, on pourrait se servir de ça. Avec un peu de chance ils vont penser que ce sont les lignes de Nazka et on aura un point bonus. » j’hoche de la tête, approuve l’idée d’un geste aussi distrait que possible alors qu’il sait que j’ai tout enregistré, mémorisé. Ses mains que je garde dans l’une des miennes, mon bras libre s’étire vers le distributeur à papiers pour en extirper quelques feuilles, revenir à sa hauteur pour sécher son épiderme avec la même concentration que je l’ai nettoyée. À un moment, mes paumes le pressent un peu plus contre le comptoir, le rebord de mélamine où je l’invite à s’installer, se poser un peu. Ses jambes ne sont pas tremblantes et son corps entier n’est pas secoué par la rage, non, ça, c’était tout à l’heure. C’était face à son frère, c’était dehors, c’était tout sauf maintenant ; mais j’en suis encore marquée au fer blanc. « Et j’ai vu une murale cool, en ville. Elle est trop colorée pour toi mais elle a des angles particuliers, ils ont travaillé les champs de profondeur c’était cool. » sa proposition à laquelle j’ajoute la mienne, on a pris l’habitude de travailler sur les devoirs ensemble même ceux qui ne sont pas à faire en équipe. On les fait à deux, on ne fait que bosser doublement même si nos deux noms sont cités en en-tête sur des papiers différents. « On peut y aller. » si tu veux, et que s’il le veut. Si l’Académie le presse, si l’endroit l’oppresse, on partira. On prendra sa voiture ou on prendra le bus, on ira à pied même, en silence, et promis, j’éviterai les craques dans les trottoirs pour ne pas m’y emmêler les pieds, j’éviterai de piler sur ses talons quand il marchera trop lentement devant moi. « Ou on peut rester ici. » on peut aller à la salle, on peut aller dehors, on peut aller au café en annexe, on peut verrouiller la porte de la salle de bain aussi, on l’a déjà fait des tas de fois déjà, pour des raisons bien moins dramatiques que celle-là. Mais ça n’en sera qu’une nouvelle, au compteur, sans qu’il ait besoin d’expliquer quoi que ce soit.

J’espère, je supplie en silence qu’il ne veuille pas partir autant que je ne veux que rester.
« Je peux partir, aussi. » je veux pas, je veux tellement pas. Mais si c’est ce dont il a besoin, je suis qui, moi, pour insister.

Elle n’a aucune idée de ce dont j’ai réellement besoin en ce moment et c’est ma faute, c’est totalement ma faute j’en conçois. Je sais qu’elle essaye de bien faire et à son niveau elle fait du mieux qu’elle peut, c’est certain. Le sang s’échappe dans le lavabo, quelques lambeaux de peau accompagnent le course effrénée du savon dans le siphon. Je regarde le spectacle, j’observe le tourbillon, je m’inspire des couleurs qui ne se mélangent pas et de la scène bien trop calme pour qu’elle soit réaliste. On n’entend que mon souffle, trop rèche, trop fort alors que de l’autre côté des murs la vie de l’Académie bat son plein. On se trouve des bulles partout où l’on passe, on marque à l’encre invisible des pièces pour qu’elles soient nôtres et on en fait notre chez nous qui n’a rien de paisible, rien d’attirant, et où pourtant on arrive à se sentir bien malgré tout.

Son idée est bonne et elle attise ma curiosité et je jure que si les circonstances avaient été différentes alors j’aurais été le premier à me plaindre qu’elle ne m’en ait tout simplement pas parlé avant. « On peut y aller. » Je l’observe déposer le tissu pour imbiber l’eau sans appuyer ni même frotter, la gamine qui fait toujours preuve d’une délicatesse infinie dans ces moments là alors qu’elle est la plus pataude du monde tout le reste de sa vie. On peut y aller, oui. On pourrait vraiment, je pourrais rager contre les autres voitures et les passants pour un oui ou pour un non et je me calmerais une fois sur place en observant en silence les champs de profondeur dont elle parle. Et il est bon, son plan. Il est vraiment bon. Ce n’est pas de sa faute si elle ne sait pas à quoi point les disputes avec Saül ne sont semblables à aucune autres et qu’elles laissent toujours bien plus de stigmates que je ne le laisserai jamais penser. « Ou on peut rester ici. » C’est pas l’Académie que je veux fuir, c’est seulement lui. Et lui est en ville pour le moment, et ici est le lieu parfois pour se cacher de tout et de tous ; elle le sait tout autant que moi. Mes yeux remontent peu à peu vers les siens alors que je ne dis toujours rien, silence démontrant le caractère unique de la situation. On reste ici.

« Je peux partir, aussi. » « Non. » Cette fois-ci je ne lui laisse pas le temps de douter alors que tout est clair dans ma tête. On aurait peut être pu aller ailleurs, certes, on va pourtant rester, oui. Mais on le fait ensemble. Dans un scénario comme dans l’autre, elle reste. Je laisse mes mains retomber le long de mon corps maintenant qu’elle se contente de les garder en sécurité dans le creux des siennes, mes doigts endoloris secs depuis longtemps déjà. Mes yeux et ma tête s’allient pour lui demander de me suivre, on a depuis le temps développé bien des techniques pour se comprendre sans avoir à parler.

Le seul et l’unique endroit dans lequel j’ai envie d’être sent les toiles neuves, il sent la peinture séchée, il sent l’huile et il sent la pastel, le sol est recouvert de tâches que personne n’arrive à faire partir et je soupçonne Ginny d’être responsables de la plupart d’entre elles. C’est notre endroit à nous même si légalement il est tout sauf à nous, la lumière qu’on garde désormais éteinte et le timbre de notre voix qu’on apaise dès lors qu’on y rentre pour ne plus avoir à nous faire repérer d’aucune manière. On a gardé les clés, elles sont dans son casier et je viens m’y arrêter à côté. Je lui ai fait part du plan initial il y a longtemps de ça et même si on a depuis rencontré quelques obstacles, cela ne change en rien le but de l’opération. On ira dans la salle et on ira peindre, on ira se battre pour notre devoir commun-tout-sauf-commun, elle finira avec de la peinture dans les cheveux et moi sur mon hoodie (celui que je porte ou celui qu’elle porte, on ne sait pas, peu importe).

Ma tête se repose contre le métal froid, mon corps tout entier s’appuie contre les casiers qui n’ont pourtant rien de stable et que j’ai mille fois rêvé de faire tomber sur une personne ou une autre. Mes iris la détaillent sans un mot, je souris faiblement maintenant que la tempête est passée j’ose le croire. Elle n’était préparée à rien du tout mais elle s’en est sortie comme personne, Ginny. « Tu crois que tu saurais rendre les profondeurs sur dessin ? C’était un de nos sujets, je crois, y’a longtemps. J’avais pas envie de le rendre parce que l’intitulé était à chier. » On ne va peut être pas aller voir cette murale aujourd’hui mais cela ne nous empêche pas d’en parler et d’en juger la technique, celle de l’artiste comme celle de la brune dont je râlerai du coup de crayon trop tremblant et de la mine qu’elle n’ose pas appuyer sur le papier. Pour ça aussi, elle apprend. « On pourra y aller ce week end. Tu prendras ton appareil photo. » J’ajoute des détails pour excuser mon manque de courage d’aujourd’hui, tente de me convaincre qu’attendre un peu est réellement mieux, tant pour elle que pour moi. Les inconnus passent encore derrière nous mais je jure que dès lors qu’on entrera dans la pièce je lui donnerai des bribes d’informations, le minimum dont elle a besoin pour comprendre sans être à son tour prise dans la mécanique infernale.

S’il me laisse parler, c’est jamais bon signe. S’il me laisse parler c’est soit pour se moquer à la seconde où je cesse, soit parce qu’il est occupé à imaginer le pire des pires mauvais coups à mettre en place pendant que je me distrais moi-même et que je ne pourrai ainsi rien dire ou faire pour l’en empêcher. À ce stade-ci, il ne parle pas pour mille et uns scénarios pour autant d’autres que je ne connais pas, que je ne maîtrise pas, que je déteste déjà. Ça a trait à sa famille et ça a trait à tout un pan de sa vie que je ne connais pas, j’y ajoute des référents à la mienne parce que les familles compliquées je connais. Mais encore une fois, je me hais de l’associer à mes drames pour tenter de lâchement, de stupidement comprendre les siens. Ça n’a rien à voir quand on se dispute Jill, avec les yeux qu’Auden cache. Ça n’a rien à voir quand Matt me donne l’impression de me suffoquer en entier, avec les tremblements d’Auden que je camoufle d’un papier et d’un autre égaré sur ses plaies.

Je m’énerve moi-même, inutile, lui offrant toutes une panoplie d’options mais surtout celle qui me brise autant le cœur qu’elle me semble nécessaire : si je pars, il pourra souffler, si je pars il n’aura pas une gamine à gérer dans les pattes, comme à 95% du temps depuis que je suis à l’Académie. Si je pars, il pourra être lui-même et j’arrêterai de m’accrocher à ses mains bien plus qu’il ne s’accroche aux miennes.

« Non. »  et je jure, je jure que là, ma respiration s’est adaptée à la sienne. Je jure qu’on a même expiré en même temps. J’ignore par quel hasard, mais ça m’est amplement suffisant. Il n’a besoin de rien dire Auden, pour que je le laisse me guider à travers les couloirs. J’ai besoin de rien dire non plus, pour qu’on mette le monde entier en pause juste pour laisser une chance au nôtre de continuer à tourner. « Tu crois que tu saurais rendre les profondeurs sur dessin ? C’était un de nos sujets, je crois, y’a longtemps. J’avais pas envie de le rendre parce que l’intitulé était à chier. » « Auden à un moment ils vont finir par t’expulser tu sais. » à distraction isolée elle en devient commune, quand il fait la conversation, quand les pentures de mon casier grincent sous ses gestes. Il a toujours connu mon code de cadenas bien mieux que moi, je l’oublie quotidiennement. On parle d’ailleurs mais on reste ici, on parle de ce qui se passe à l’extérieur des murs de l’Académie sans jamais avoir envie ni l’un ni l’autre de vraiment les franchir et ce serait mentir de dire que c’est la première fait que j’ai cette impression. Je peux pas parler pour lui mais je sais qu’ici et avec lui, je suis en sécurité. Je sais qu’ici, j’ai jamais envie de m’en aller. « On pourra y aller ce week end. Tu prendras ton appareil photo. » ma tête hoche doucement de la positive à un plan qui pourrait facilement se noyer parmi tous les autres, tous ceux qu’on imagine et ceux qui arrivent, ceux qui changent quinze fois en cours de route. Le trousseau que je ramène au creux de ma main libre et le regard que j’ose à nouveau remonter vers le sien, sa tête baissée qui rend la manœuvre bien plus facile lorsque je me hisse sur la pointe des pieds. La porte du casier cache le baiser secret, volé, à peine la pression de mes lèvres qui s’égare sur son front, là où il pense trop, là où il pense à mal. C’est rien, c’est éphémère, c’est à peine un contact et c’est déjà terminé, quand mon inspiration suit mon sillage, que mes talons retrouvent le sol, que la porte de métal grince sur elle-même de nouveau et qu’elle se verrouille sous l’impact.

« Pas par ici, ils sortent de l’exposition là. » il a l’impulsion d’aller vers la gauche parce que c’est par là que la salle de se trouve, mais c’est aussi de là que tous les étudiants sortiront lorsque le vernissage du jour sera terminé, dans une poignée de secondes à peine. On a envie de voir personne, et c’est acté sans même l’avoir statué. La pression de mes doigts sur les siens, là où je tente de toutes mes forces de ne brusquer aucune blessure. Et je l’entraîne dans une allée et une autre, longeant le couloir des enseignants, le bureau porte close lumière éteinte de Sanders auquel je tire la langue de la plus immature des façons au passage, rien que parce que. Le trajet prend le double du temps et on a l’air d’avoir encore des centaines de bribes de nous à cacher, mais on est en paix, enfin, quand la clé glisse dans la serrure de la salle. Je pousse de l’épaule comme tant d’autres fois avant l’immense porte de bois taché d’une infinité de couleurs – ma faute, je l’assume un peu et c’est déjà ça. « Je vais faire du café. » on a volé – et par on, je veux dire lui – une des machines dans la cafétéria du personnel, un soir où on est restés jusqu’à l’aube à travailler une toile en commun qu’il voulait trop foncée, que je voulais trop pâle. Elle trône sur un petit établi de chêne vieux d’une décennie la machine, elle menace toujours de s’écrouler au sol à chaque nouvelle infusion. Aujourd’hui, on ne fera pas le moindre pari à savoir qui de nous deux ramassera les dégâts, si sa tasse de café ou la mienne tombe par terre et éclate au passage, pendant une énième manoeuvre chambranlante.

« Auden à un moment ils vont finir par t’expulser tu sais. » Je rigole aussi naïvement que franchement, trouvant l’idée totalement farfelue alors que personne n’oserait me virer d’où que ce soit maintenant que je commence enfin à me faire un nom dans cette ville. Ce serait stupide que de me virer et bien que je ne les pense pas vifs comme l’éclaire, j’ai au moins bon espoir qu’ils ne soient pas les derniers des imbéciles. Ce sont juste des jeux, juste des conneries, cela ne me fera jamais virer. Je crois même que j’allais ajouter quelque chose, que j’allais continuer la pente du changement de sujet sans même m’énerver un seul instant sur le cadenas qui résiste quand bien même je sais avoir donné le bon code. Pourtant la brune me prend de court et arrive à ma hauteur, mon visage que je décrispe aussitôt pour ne pas entraver le cours de ses lèvres. Je ne pense à rien, ne réfléchis aucunement. On est dans l’académie sans être dans aucune salle fermée et j’aurais été le premier en règle général à lui dire qu’elle est stupide et qu’on ne devrait pas. Une main la ramène vers moi pendant une seconde et se dérobe déjà la suivante, pourtant. Se confrontent mes rêves qui brûlent et la réalité qui glace le tout. Le casier se referme, circulez la fête est finie.

On ne passera pas la gauche mais pas la droite, ça me va, c’est d’accord, je suis le chemin qu’elle trace, mes doigts se lient aux siens sans que cela ne fasse plus aucun mal. J’ai l’impression de redécouvrir l’académie alors qu’elle sait où ses pas la mènent, elle ne doute de rien du tout et je me fais son ombre pour une fois dans ma vie je ne cherche pas à rien contrôler. Je ne le lui dirai pas mais je lui fais confiance. « Je vais faire du café. » Et enfin je respire. Enfin je me sens à l’aise, en sécurité. Ici rien ni personne ne viendra nous ramener dans le monde réel. Ici, nous pouvons être qui nous voulons. Ici rien de mal ne se passera jamais, sauf peut être qu’un jour Ginny fasse tomber la machine à café. Mes doigts se détachent des siens, on n’argumentera jamais le fait qu’ils aient été liés à un moment ou à un autre. « Si j’avais su que t’allais le rencontrer je t’aurais briefé à son sujet. » Je suis désolé. « C’était pas un secret. Je parle de lui à personne, c’est tout. T’as vu sa tête de con ? Ça lui ferait trop plaisir d’être le centre de l’attention. » Il aurait pu dire la même chose à mon sujet mot pour mot. On se ressemble tellement qu’on n’arrive plus à s’entendre.

« Si j’avais su que t’allais le rencontrer je t’aurais briefé à son sujet. » pourquoi? Il a pas besoin. Il a pas besoin de me dire quoi que ce soit, ni sur son frère ni sur sa famille ni sur rien, rien ni personne. Il n’a pas besoin parce que je ne prends que ce qu’il me donne, que l’inverse est toute aussi vraie, et que c’est ainsi qu’on fonctionne. Ma tête se secoue doucement, le dédouane de toutes les forces et du silence que j’ai, qu’il me reste.

Les deux sucres traditionnels tombent par automatisme dans sa tasse de café noir, bouillant. La mienne est dépouillée d’une longue gorgée qui m’en brûle les lèvres. Je lui tends son bien, finissant par dériver vers l’un des canapés amenés ici par nos soins, m’y installer le temps d’un arabica et un seul. Chaque confession sera notée en lampées caféinées, chaque secret sera caché derrière notre envie – besoin – de passer un moment à débriefer après l’exposition – le passage chaotique de son frère – et ce dont on en retient. J’ai une liste complète d’excuses bien ficelées pour justifier pourquoi il nous apparaissait vital de s’isoler, je les dégainerai à la seconde où on voudra faire comme si c’était rien, absolument rien, alors qu’évidemment c’est tout.  

« C’était pas un secret. Je parle de lui à personne, c’est tout. T’as vu sa tête de con ? Ca lui ferait trop plaisir d’être le centre de l’attention. » c’était pas un secret mais ça, tout ça, ça le restera. « Il est en Italie, d’habitude? » la question que je tente, doucement, la voix un brin enrouée d’être restée muette un temps. Est-ce qu’on va le recroiser encore ici? Est-ce qu’il est un nouveau joueur à prendre en compte? Est-ce qu’on dresse un plan pour s’adapter à cette variable-là aussi?

Mes prunelles se redressent, mon visage avec, je vois la silhouette d’Auden qui erre où bon lui semble, la mienne stoïque, immobile, posée entre les coussins pêle-mêle. « C’était toi, le centre de l’attention. » il est venu pour toi, Auden, il parlait que de toi. Mais ce sont leurs affaires à eux ça, pas les miennes, jamais les miennes.  

Je reste ambiant et volatile, incapable de me poser, sorte de pile électrique qui n’est pas prête de tomber à plat avant bien longtemps. Je me suis calmé depuis l’entrevue avec Saül, c’est certain, mais cela ne signifie pas pour autant que je suis totalement calmé et bien loin de là. Certaines choses ne peuvent pas s’effacer en quelques minutes, peu importe toute l’attention et tout l’amour qu’elle met à l’oeuvre. Je me concentre un temps sur le café avant de m’en lasser, je me concentre un temps sur le trou que j’ai fait dans le mur avant de m’en lasser. Je me concentre finalement sur la brune qui s’installer sur le canapé comme si elle était chez elle, comme si on était dans une sorte de chez nous fait de bric et de broc, mais chez nous quand même.

Mon souffle se calque difficilement sur le sien mais j’y travaille et au lieu de divaguer de partout, je finis par me poser, balançant finalement seulement d’un pied vers l’autre. La position statique n’existe pas réellement, elle n’existera sans doute même jamais chez moi. « Il est en Italie, d’habitude? » Il qui n’a pas de nom et c’est bien mieux comme ça. Un pronom impersonnel, une figure qu’on aura tôt fait d’oublier, une ombre du passé et un fantôme du présent : c’est tout lui. “Il habite au Canada, normalement.” Avec sa petite famille parfaite et son travail parfait et sa vie parfaite. C’est Bella qui me l’a dit, je n’ai jamais demandé. Je ne demande jamais de ses nouvelles, à vrai dire. Il n’a qu’à se débrouiller, après tout c’est lui l’aîné.

« C’était toi, le centre de l’attention. » Je finis par avoir un sourire faux que je ne commande pas et m’arme de nouveau d’une fausse confiance. “Toujours.” Sauf que là j’étais le centre de l’attention parce que je parlais trop haut, parce que je parlais notre langue maternelle dans un pays qui n’est pas le nôtre, parce que mes veines étaient saillantes et mon corps tout entier brûlant et que oui, bien sûr que tout le monde l’a vu. J’étais le centre de l’attention tout autant que lui parce qu’on était des putains de bêtes de foire. Je bois du café alors que je ne devrais sûrement pas, déjà bien assez secoué et excité pour des heures encore. “Si t’as des questions j’y réponds. Sinon on passe au travail.” Je m’accroche au devoir à rendre comme si ma vie en dépendait, j’en fais ma raison, j’en fais mon tout alors que je finis par m’asseoir en tailleur à même le sol, mon crayon dans la bouche et le café posé sur la table. Je regroupe les cahiers à notre disposition, je regroupe les feuilles aussi. L’ordinateur de Ginny est tout autant le mien, son mot de passe que je connais bien plus qu’elle. Je lui montre les exemples de land art dont je veux parler, je lui montre la Croatie, je lui montre l’océan, je lui montre les Etats Unis et j’ai envie d’ailleurs soudainement. “On m’a proposé d’assister à des conférences à Cooktown.” Ça sonnait ennuyant, ça sonnait ‘non’. Mais maintenant j’ai envie d’ailleurs et je lui ai déjà dit que je ne voulais pas qu’elle parte. “L’histoire de quatre ou cinq jours. Tu veux venir ?” Mise à part la Grande Barrière de Corail je ne sais pas ce qu’il y a là-bas, n’en reste pas moins que n’importe quel ailleurs est bon à prendre désormais.

Auden bouge tout le temps, Auden parle tout le temps. Auden prend toujours toute la place, Auden est partout bien plus que d’être nulle part. Mais Auden n’a rien de ses habitudes, n’a rien d’habituel non plus. Il respire un peu mieux mais son souffle est encore fuyant, ses yeux se sont calmés mais ses prunelles sont encore brillantes d’une rage que je l’ai rarement vue exhiber. Et ses jointures que j’ignore volontairement, mes iris qui se chargent de détailler les motifs sur sa tasse bien plus que les stries encore à vif sur sa peau. “Si t’as des questions j’y réponds. Sinon on passe au travail.” il vit au Canada, il a une tête de con. Il veut être le centre de l’attention, il n’est pas un secret. Les éléments s’alignent et s’arriment, il m’offre carte blanche mais jamais j’oserais m’en servir pour imposer quoi que ce soit. « Qu’est-ce que t’as envie de me dire sur lui? » c’est ça, ma seule et unique question. Le reste je veux rien savoir, le reste lui appartient, toujours.

“On m’a proposé d’assister à des conférences à Cooktown.” il se pose par terre Auden, j’attends une raisonnable poignée de minutes pour le suivre au sol dans l’élan. Mes mèches que je ramène en un chignon aussi distrait que mes doigts le sont sur les feuilles et les cahiers qu’il étale vers nous dans un sens et que j’organise dans l’autre quand c’est l’ordinateur – le mien comme le sien – qu’il investit désormais. « C’est toujours à toi qu’ils proposent d’aller assister à des conférences, c’est lassant à la fin. » je râle le sourire aux lèvres, l’ironie de récompenser celui qui ne se cache pas pour critiquer chaque cours qui se faufile à son horaire. Celui qu’on envoie à l’autre bout du pays pour apprendre encore plus. C’est moi la studieuse de nous deux- “L’histoire de quatre ou cinq jours.” -c’est moi qui devrait y aller et- “Tu veux venir ?” tu veux que je vienne?

« Quand? » ma réponse qui pointe fort, vite, mes prunelles vissées à l’écran et aux photos qu’il fait défiler, mes sourcils qui se froncent d’emblée. « Je peux rien promettre, depuis Pago Pago mes parents ont resserré la surveillance, et Jill négocie plus durement encore pour me couvrir. » ça ressemble à des excuses et ça devrait en être, ça ressemble à des justifications quand au contraire, ça a tout d’être une naïve supplication. « Si tu me trouves un bon alibi je viens. » et par tu, je veux dire on. Ce sera ça, le devoir d’aujourd’hui. Dresser le nouveau plan pour en éviter, en oublier celui actuel. « Sinon je vais exiger que tu filmes tout et tu vas en avoir pour des jours à faire le montage. »

« Qu’est-ce que t’as envie de me dire sur lui? » La tête baissée sur les croquis, j’esquisse un sourire froid et sans vie. “Plus loin il est et mieux c’est pour tout le monde.” Je parle pour moi mais je parle aussi pour elle, là. Elle n’a aucune idée de tout ce qui nous lie parce que je ne lui en ai encore jamais parlé et je ne le ferai pas aujourd’hui. Ginny ne force rien et une partie de moi l’en remercie alors que l’autre est encore occupée à en vouloir à Saül pour tous les maux de l’univers et bien plus encore. Je me moque qu’elle se forge un avis seule, je me moque de ne dépeindre que le mauvais de lui alors que parfois il y avait aussi du bon. Tout ceci ne compte plus, désormais, et lorsqu’il s’agit d’elle je ne peux pas la laisser risquer de commettre une erreur. Pas à ce propos là. Tout le reste du temps je peux la regarder tomber pour mieux l’aider à se relever, mais pas lorsqu’il s’agit de Saül. J’ai bien trop peur que personne ne se relève, un jour.

Cooktown arrive entre nous et elle parle, elle parle beaucoup. Elle pose des questions et elle y répond, je redresse mes pupilles vers elle et observe ses mèches dérangées dans le silence le plus parfait qui soit. Un simple sourire finit par s’ancrer dans mes lèvres, un peu plus présent à chaque seconde. « Quand? » “Demain.” Je n’avais pas prévu d’y aller, je leur ai dit oui mais ça aurait été un non, je ne voulais pas m’envoler pour le nord du pays alors que cela ne m’intéressait pas. L’offre traîne depuis des mois, je n’ai jamais pris le temps de lui en parler par manque total d’enthousiasme. Jusqu’à aujourd’hui. Et on part demain. « Si tu me trouves un bon alibi je viens. » “J’ai le papier d’invitation officielle. On met ton nom à la place du mien. Tout est expliqué dessus.” Ginny va te faire foutre Sanders Ce ne sera pas réellement un mensonge. On m’offre l’opportunité d’inviter la personne de mon choix. Elle est mon choix. Ses parents n’auront qu’à se contenter du strict minimum, voilà tout. “Mais c’est toi qui feras le montage, moi je me contenterai de passer par dessus pour râler.” Mon sourire est plus grand encore, je retrouve un peu de volonté et un espoir nouveau tout en oubliant doucement mais sûrement le passé. Les vieilles habitudes ont la peau dure.

Cela ne lui fera pas oublier la journée d’aujourd’hui mais, pour un temps au moins, elle pourra penser à autre chose. “Si tu baves une seule fois sur mon épaule dans l’avion, je te noie là bas c’est compris ?” On part à Cooktown et c’est moi qui baverai sur la sienne, d’épaule.