C'est probablement un bonne idée, ce voyage. Qui en aurait eu l'idée il y a quelques mois ? Saül s'étonne même de l'existence de cette échappée, s'étonne aussi que Cosimo accepte de cohabiter avec Elise et lui, encore. Peut-être qu'au final, tout se passera bien.

Qu'il est splendide, l'endroit dans lequel ils ont élu domicile pour ce voyage. Splendide, reposant. Paisible. Autour, la nature s'endort. Et ils devraient faire de même, les époux Williams, quand Cosimo a déjà rallié sa chambre. Pourtant, Saül tourne toujours en rond comme un fauve en cage. « On n'a même pas programmé la journée de demain. » Ce doit être le décalage horaire, qui le rend nerveux. La perspective de ne pas tout avoir sous contrôle, aussi, parce qu'un autre morceau de la famille Williams doit déjà dormir, dans l'habitation d'à côté. « Qu'est-ce que qu'il va faire, Cosimo, il n'y a même pas de gamin de son âge. », qu'il marmonne encore, en se débattant avec les boutons de sa chemise. Au moins personne ne s'est encore battu.

Pas encore.

Il est tard, quand Saül pose son téléphone pour rallier la chambre. Elise ne dort toujours pas, pourtant. « Qu'est-ce que vous faites d'habitude avec Cosimo, quand il vient avec toi en voyage ? » Parce que c'est elle qui, d'habitude, l'emmène partout. Lui a toujours eu mieux à faire. Première fois qu'il s'intéresse - ou énième fois qu'il oublie avoir déjà posé la question. D'un geste leste, l'italien se défait de sa montre, quand ses pensées voguent vers Brisbane. Elles s'arrêtent à Paris, aussi. Son téléphone vibre, et le quarantenaire ne peut s'empêcher d'y jeter un œil sans s'en saisir. La déception se lit sur son visage, quand la notification n'est qu'un mail. De la déception, et aussi un peu d'envie.

« On n'a même pas programmé la journée de demain » Tu soupires déjà allongé dans le lit. Ça doit être pour ça qu'il ne vient jamais en voyage avec toi, avec toi et Cosimo. Il t'énerve déjà. Demain, demain. On verra demain. C'est peut-être le long vol d'avion et le décalage horaire qui te fait manquer de patience. Ça ou autre chose... Il faut quand même avouer que tu n'étais pas particulièrement enjoué à l'idée de ce voyage. Réunir Saül, Auden et Cosimo te semblait la pire idée du monde. Mais quand t'as vu la tête surexcité de ton petit garçon a l'idée de ce voyage. Tu n'as pas pu faire autrement que d'accepter que ce voyage ait lieux. « Qu'est-ce que qu'il va faire, Cosimo, il n'y a même pas de gamin de son âge. » Tu te retournes vers lui. Tu redresses ta tête contre la paume de ta main. Tu l'observe, silencieuse, alors qu'il s'apprête à venir te rejoindre dans le lit. « Qu'est-ce que vous faites d'habitude avec Cosimo, quand il vient avec toi en voyage ? » Et puis, soudainement, il y a son téléphone qui vibre. Tu voudrais voir quelle nom s'y affiche, mais tu es trop loin, il est pas sous un bon angle. Tout ce que tu réussis à voir c'est la déception sur son visage et l'angoisse qui te meurtrie le ventre. Tu te demandes s'il fait la même tête quand c'est ton prénom à toi qui s'affiche. Ton regard croise le sien, mais tu ne dis rien et lui non plus. Ce n'est que lorsqu'il vient finalement s'asseoir de son côté du lit que tu te redresses. Arrivé derrière lui, tes bras viennent se croiser autour de son cou, alors que ta tête vient s'appuyer contre son épaule. « Tu sais que des vacances, c'est fait pour relaxer ? Tu devrais essayer... » Tu lui souris doucement avant de venir plaquer un baiser contre sa joue. « Et c'est pas vrai qu'il n'y a personne de l'âge de Cosimo... Y'a Auden » Allez souris. Oublie ton téléphone. Oublie là, elle. Ton corps tout entier se détache du sien pour retrouver sa position initiale bien au chaud sous les couvertures. Ton regard se perd quelques secondes sur le téléphone de Saül, comme si tu attendais qu'il vibre à nouveau. « Tu peux répondre tu sais, si c'est important... » que tu lui dis en reposant de nouveau ton regard sur Saül. Mais non, ce n'était pas important ou plutôt ce n'était pas intéressant. Ce n'était pas elle. Pas encore.

@saül williams

Qu'elle est décevante, cette notification. L'exaspération se lit sur son visage au moment même où la peau d'Elise frôle son épiderme à lui. Quand il éteint l'écran de son téléphone sur un énième mail important qui ne vaut rien, rien du tout. « Tu sais que des vacances, c'est fait pour relaxer ? Tu devrais essayer... » Le baiser le dérange, surtout parce qu'il n'y a rien à cacher ici. Pas besoin de prétendre, pas besoin de feindre l'amour, personne à distraire ou à duper. Le regard qu'il renvoie à Elise est interrogateur, un peu froid aussi. « Et c'est pas vrai qu'il n'y a personne de l'âge de Cosimo... Y'a Auden » La pique tire un petit sourire à l'italien, léger, quand ses pensées sont déjà loin de l'Afrique. Elise se détache de Saül, avant que ce dernier ne se soustraie au contact de lui-même. « Tu peux répondre tu sais, si c'est important... » « Ça ne l'est pas. » Le téléphone a déjà retrouvé la table de nuit, quand il se glisse à son tour sous les draps, de son côté, bien rangé - le droit.

Le regard au plafond, Saül laisse s'égrainer les minutes. C'est là qu'il se rend compte qu'il y a des années qu'il n'est pas parti en voyage avec sa femme et son fils. Cette définition là des vacances ne le fait pas rêver. Si t'es comme ça à tous les soirs c'est là où tu vas finir tes vacances. Sur les quais de la Seine, d'accord. Au fond de l'eau à Paris, d'accord aussi. « Comment est-ce que tu- » La question restera en suspens, juste sur la vibration de son téléphone. Pour une meilleure raison, cette fois. Roulé sur le flanc, Saül les maîtrise sourires et les regards qui ne trompent pas. Croit maîtriser, plutôt. Ce n'est que lorsque ses yeux se reposent sur Elise qu'il ne lâche le téléphone, qui glisse sur le coussin, écran éteint. « Je ne suis plus très sûr que ça soit un très bonne idée, tout ça, ce voyage. Auden va être détestable tout du long. » Son téléphone vibre à nouveau. Ses yeux s'y déportent, alors qu'il l'attrape doucement pour répondre au message de plus, avant de l'écarter sur la table de nuit. Soudain, il a perdu le fil de sa propre discussion. Un inspiration plus tard, ses yeux retrouvent ceux de son épouse. « Mais tu t'entends bien avec Ginny. Tout ira bien. Pas de scandale surtout, d'accord ? » Mais il n'écoute déjà plus, Saül. Il est retourné à son téléphone. A son fil rouge.

« Comment est-ce que tu- » Tu tournes la tête vers lui. Comment est-ce que tu peux quoi ? Tu sauras jamais. Il est fixé sur son téléphone. Il répond à son foutu téléphone. Qu'est-ce qu'il disait déjà ? C'est pas important. Tu vois plus ou moins ce qui se passe. Il est dos à toi, pourtant, t'as l'impression de tout voir, de tout comprendre. Tu voudrais lui arracher ce téléphone des mains, mais il se retourne sur le dos, cache l'objet cible sous le coussin. Tu as ce regard qui voudrait le tuer alors que tu le vois ce minuscule rictus au coin de ses lèvres, si discret que tu te demandes si ce n'est pas ton imagination qui te joue des tours, si ce n'est pas juste toi quo devient parano. « Je ne suis plus très sûr que ça soit un très bonne idée, tout ça, ce voyage. Auden va être détestable tout du long. » « Auden ? C'est Auden qui est détestable ? Je croyais que c'était pas important ? » À croire qu'il ne t'écoute pas, puisqu'il a déjà les yeux rivés sur son écran. Il t'écoute pas. Il voit rien. Cette fois-ci, c'est lui qui voit rien. Toi, tous tes sens sont en alerte depuis ce fameux soir, depuis que les doutes ont été semé en toi, depuis qu'ils poussent comme de la mauvaise herbe. Des doutes que tu aurais voulu inventé. Il les concrétise là, à l'instant. T'as décidé de draguer tous les vieux que je dois impressionner ? T'avais pas l'air de te plaindre au buffet. Il était là. Tu t'es retourné et elle était là elle aussi. Au buffet. Ils étaient là et tu n'as rien vu. « Mais tu t'entends bien avec Ginny. Tout ira bien. Pas de scandale surtout, d'accord ? » « SAÜL » Tu montes le cran d'un ton alors que tu te redresses subitement dans le lit. Bah voilà! Tu as enfin réussit à capter son attention. « Qui s'est ? » Ton regard scrute le sien. Il est foutu. Il peut pas mentir. Il peut pas te mentir à toi, parce que tu sais le lire ce petit regard de putain de menteur qu'il a. En presque vingt-deux ans, tu le connais par coeur du bout des doigts, à son grand désarroi... « Ariane ? » que tu ajoutes avant même qu'il te réponde une connerie à propos du boulot. Ce que tu es généreuse! Tu lui offres même la réponse. La bonne réponse.

@saül williams  

« Auden ? C'est Auden qui est détestable ? Je croyais que c'était pas important ? » C'est un truc du travail, qu'il s'apprête à rétorquer. La carte "ce connard de Mark Malone ne sait pas se débrouiller seul" est sur le point d'être jetée sur le tapis. Ses silences concentrés en disent probablement un peu trop long, parce qu'Elise perd patience. Saül a l'habitude qu'elle se plaigne parce qu'encore une fois, il ne laisse pas ses affaires en paix. Parce qu'encore une fois, il ramène son travail jusque dans leur maison, jusqu'au moment du coucher. Parce qu'il ne s'arrête jamais. Ce soir, les choses sont différentes.

Elle lève le ton, Elise. Lui se contente de lever les yeux vers elle, un brin agacé. « Deux minutes Elise, bon sang. On est coincés là pendant quelques jours, on aura tout le temps de s'extasier sur combien je suis occupé et combien je t'emmerde à l'être. », qu'il souffle.

Quand elle demande enfin, quand elle s'interroge vraiment, quand elle lui fait comprendre qu'elle est loin, très loin d'être idiote, quand son ton change encore, c'est là qu'il le lâche vraiment son téléphone.

« Ariane ? »
Oui.

Les époux se regardent en chiens de faïence. Soudain, le temps semble s'être suspendu. Nous y voilà. Au tour de Saül de se redresser, sans lâcher Elise des yeux. Elle sait. Lui mentir serait inutile, essayer serait s'humilier devant ses yeux à elle. Saül n'a pas prononcé un mot depuis quelques minutes et son palais s'est asséché plus encore que le désert du Sahara. « Qu'est-ce que ça peut te faire ? » Il y a des années qu'ils ne sont plus l'un envers l'autre que des étrangers, rodés à des scènes apprises par cœur, intégrées, complètement machinales. Les embrassades, les mains unies, les regards complices - tout ça n'a jamais été qu'une pièce de théâtre. Une immense pièce de théâtre parfaitement rangées, millimétrée, d'où rien ne dépasse jamais. Deux décennies qu'ils se sont mariés par convenance, par dépit. Deux longues décennies d'un mariage qui ne tient que grâce à l'amour qu'ils ont, l'un comme l'autre, pour Cosimo. Pour ce fils dont Saül ne s'est jamais pleinement senti le père, malgré tout ce qu'il a toujours pu répéter à Elise. Soudain, la vie est morne.

Ses yeux ne quittent ceux d'Elise que pour aller chercher ces alliances qui les unissent l'un à l'autre, qui brillent d'un éclat froid. « De quoi est-ce que vous avez parlé, à la soirée de Sebastian ? » Est-ce là, qu'elle a compris ?

« Deux minutes Elise, bon sang. On est coincés là pendant quelques jours, on aura tout le temps de s'extasier sur combien je suis occupé et combien je t'emmerde à l'être. » Il comprend rien Saül. Il comprend vraiment rien. Tu perds patience. Tu es a deux doigts d'aller faire éclater ce téléphone contre le mur. Plus jamais tu ne veux voir cette étincelle dans ses yeux lorsqu'il reçoit un message. Plus jamais. Ça lui prend quand même le prénom d'Ariane pour qu'il daigne finalement le relâcher. Ton regard qui soutient le sien, alors qu'un énorme silence s'installe entre lui et toi. Un silence lourd, écrasant. Il va mentir. Quel con. Tu vas lire le mensonge dans ses yeux. C'est ce à quoi tu t'attends. Quel mari est assez stupide pour avouer son infidélité ? Saül apparament. « Qu'est-ce que ça peut te faire ? » La réponse te surprend, te déstabilise quelques secondes. Elle blesse. Vous en étiez vraiment rendu là tous les deux ? Quand est-ce que tu avais perdu le fil de l'état catastrophique de ce mariage ? Bien sûr, t'es pas idiote. Tu savais que ce ne serait jamais vraiment la joie entre vous deux. Le bonheur ça vient et ça repart encore plus vite. Ça part surtout. « Wow! T'en a vraiment rien a foutre de moi » que tu constates, que tu réalises même. Ton regard soutien le sien, cruel, encore quelques secondes avant de détourner la tête à l'opposé de lui. « C'est très humiliant » que tu ajoutes plus pour toi que pour lui. Qu'est-ce qu'il reste de vous deux s'il n'y a même plus de confiance, même plus de respect ? Il reste Cosimo. Mais Cosimo est grand maintenant. Ce n'est plus suffisant. « De quoi est-ce que vous avez parlé, à la soirée de Sebastian ? » Quoi, il veut savoir si c'est elle qui l'a trahit ? Non, tu l'a fait toi-même. « T'as qu'à lui demander. » que tu lui réponds bêtement. Visiblement, c'était plus intéressant ce qu'elle avait à lui dire que toi. « Tout le monde sait. Tu t'en ai rendu compte au moins ou t'était trop absorbé par ses jolies yeux ? » Ses jolies yeux. S'il n'y avait que ça... « Moi je m'en suis rendu compte quand j'ai compris que j'étais la seule idiote à pas savoir. » Ton regard vient de nouveau croisé le sien. Tout le monde sait. Bientôt toute cette mascarade que vous avez mis vingt longues années à construire va s'écrouler. Tu oses espéré qu'il se souvienne que tout ça, c'est sa faute à lui. Toi, tu as tenu jusqu'à la fin. « J'espère que le canapé est confortable » Non. Tu n'espères pas qu'il soit confortable. Tu espères qu'il passe une horrible nuit. Tu espères qu'un ressort lui meurtrie le dos toute la nuit. Tu espères qu'il demande gentiment pardon pour retrouver le confort de votre lit.

@saül williams  

« Wow! T'en a vraiment rien a foutre de moi » « Tu sais que c'est faux. Tu ne voulais pas que je joue les idiots, ni que je te fasse perdre ton temps en essayant de détourner ta question. » Saül ne sait juste pas lui mentir, et c'est la vérité qu'elle veut, Elise. Pas de temps à perdre avec des apparences qui n'ont, entre eux, aucun sens. « C'est très humiliant » C'est terminé, maintenant. Le sparadrap est tiré d'un coup d'un seul. Saül récupère son téléphone, se passe une main sur le visage en soupirant un grand coup. C'est mieux comme cela. C'est mieux s'il sait qu'elle sait et inversement. « T'as qu'à lui demander. » Un rire s'échappe de sa gorge, en même temps qu'il secoue la tête. « Pourquoi faut-il toujours que tu te comportes comme une enfant. » Les choses sont claires, maintenant, limpides. Lui a déjà entamé son chemin hors du lit, les pieds sur le sol et le regard planté ailleurs dans la pièce, dos à Elise.

« Tout le monde sait. Tu t'en ai rendu compte au moins ou t'était trop absorbé par ses jolies yeux ? » « Personne ne sait. », qu'il marmonne, soudain moins assuré de la chose. « Moi je m'en suis rendu compte quand j'ai compris que j'étais la seule idiote à pas savoir. » Le lit bouge quand il se lève, le poing droit serré, la main gauche accrochée autour du téléphone. Les yeux de l'italien croisent ceux de son épouse.

Vingt ans qu'ils se traînent, vingt ans qu'ils bâtissent ensemble ce qui tremble ce soir et menace de s'effondrer. La maison prend l'eau de toute part. Avant de se noyer dedans, Saül s'éloigne jusqu'à l'embrasure de la porte. L'atmosphère est différente, de l'autre côté. Il peut déjà le sentir. « J'espère que le canapé est confortable » Va te faire voir, va te faire voir, va te faire- « Bonne nuit, Elise. » Plus que jamais, l'anneau doré accroché à l'annulaire de sa main gauche lui brûle la peau. Plus encore que la culpabilité - quelle culpabilité ? - ou l'angoisse de la remise en question, qu'il repousse plus que tout autre chose.

Elle sait. Les jours qui viennent seront désespéramment longs.